LES JARDINS DE TYCHO
Dan Abnett
Une Enquête de Magos Drusher
La nature des activités de Maître Dellac n’avait jamais été abordée au cours de leurs discussions et Valentin ne pouvait se permettre de poser des questions indiscrètes. Maître Dellac était un homme ayant manifestement réussi, personne ne pouvait le nier, et il était devenu l’un des citoyens les plus riches de cette région désertique de la Côte des Ossements. Drusher avait bien imaginé deux ou trois possibilités mais avait décidé que, pour son bien, il ne fallait pas chercher à en savoir plus. Il faisait juste ce qu’on lui disait de faire. Deux visites par semaine, après les cours, à la résidence de Maître Dellac nichée dans les collines, pour fournir ses services spécialisés, en privé, en échange d’un salaire convenu. Et sans aucune question posée, ni d’un côté, ni de l’autre.
Maître Dellac arrondissait parfois son salaire par un cadeau : un jambon fumé, un paquet de biscuits délicats et onéreux, voire même à l’occasion une bouteille de vin importé. Drusher était conscient qu’il pouvait en obtenir un bon prix mais il les avait toujours gardés pour lui. Il n’était pas du genre gourmand ou épicurien (même si, seul le Trône le sait, cela faisait bien longtemps que Valentin n’avait connu quelque forme de luxe dans sa vie). C’était tout simplement parce qu’il existait une limite que Valentin n’était pas prêt à dépasser. Il y avait tellement d’aspects de sa vie, de sa respectabilité mais aussi de son caractère qui s’étaient désagrégés au cours de son existence qu’il s’accrochait à ceux encore intacts.
De plus, c’était un homme docile, effrayé à l’idée de se faire prendre.
Tard, un soir de Lauday, Drusher s’en revenait de la demeure de Dellac vers Kaloster. Drusher effectuait les allers-retours à pied, ce qui représentait une bonne heure de marche dans un sens comme dans l’autre. Dellac ne lui avait jamais proposé de le ramener, alors qu’il disposait d’un chauffeur. Drusher essayait de considérer ces trajets bi-hebdomadaires comme une forme d’exercice obligatoire pour un homme de son âge mais il était toujours à bout de force lorsqu’il arrivait à son hab sur Amon Street.
Le soleil s’était couché, marbrant le ciel au-dessus de la petite ville côtière de sillages roses. Une brise nocturne se levait, soulevant par là même la poussière blanche des dunes de l’autre côté de la rue principale ; la ville de Kaloster elle-même semblait sombre et close.
Il n’y avait aucune vie nocturne, rien qui ne vienne troubler cette morne tranquillité de province. Mais ce soir, en plus de son salaire dans la poche de son manteau, Drushel portait dans son cartable un beau morceau de poitrine de bœuf. Il allait au moins pouvoir manger correctement pour les quelques jours à venir.
Amon Street se composait de logements bâtis en enfilade sur une côte qui descendait d’Aquila Square jusqu’aux pontons rouillés et aux pêcheries abandonnées. Les bâtiments étaient d’un brun devenu terne au fil des ans par manque de soins et les toits avaient besoin d’être réparés. L’odeur de la chaux brûlée venant de l’autre côté de la rue empuantissait l’air. Drusher louait un appartement au quatrième étage du numéro soixante-dix.
Un énorme transport noir aux imposants phares chromés était garé plus bas dans la rue. Drusher l’avait remarqué alors qu’il cherchait ses clés mais ne lui avait pas prêté plus attention que cela. Il monta l’escalier étroit en bois qui menait jusqu’à chez lui.
Ce n’est que lorsqu’il entra dans son appartement qu’il s’aperçut que quelqu’un l’avait précédé.
L’homme était robuste et plutôt laid, son visage informe et asymétrique surmonté de sourcils trop fournis et d’une tignasse noire et drue. Il portait un épais costume de serge noire boutonné jusqu’en haut ainsi qu’un lourd manteau pluvial en cuir – noir également. Il attendait derrière la porte, assis nonchalamment sur la chaise en bois.
— Que faites-vous –, commença Drusher d’une voix faible et aiguë.
— Drusher c’est vous ? questionna l’homme.
— Oui, pourquoi ? Que faites-vous ici ? C’est ma –
— Valentin Drusher ? poursuivit l’homme en jetant un coup d’œil à la plaque de données qu’il tenait dans sa main gauche. Magos Biologis ? On dit ici que vous avez quarante-sept ans. Est-ce correct ? Vous avez l’air plus vieux.
— Je suis Valentin Drusher, répondit Drusher, trop effrayé pour être indigné. À quoi rime tout cela ? Qui êtes-vous ?
— Asseyez-vous magos. Là-bas, s’il vous plaît. Posez votre cartable sur la table.
Drusher obtempéra. Son pouls s’était affolé, sa peau était devenue moite. Il avait un horrible pressentiment concernant sa venue.
— Je suis Falken, dit l’homme en lui montrant rapidement sa plaque d’identité. Drusher déglutit lorsqu’il entrevit le sceau argenté du Magistratum orné d’un petit ruban orange indiquant la Division de l’Ordre Martial. Vous êtes sur Gershom depuis combien de temps ?
— Eh bien, quatorze ans. Cela fera quatorze ans cet hiver.
— Et ici à Kaloster ?
— Dix-huit mois tout juste .
L’homme consulta à nouveau sa plaque de données.
— D’après les Archives Centrales, vous êtes employé par l’Administratum pour enseigner l’histoire naturelle au scholam de la région.
— Ces informations sont correctes. Mes papiers sont en règles.
— Mais vous êtes magos biologis, pas enseignant.
— Les perspectives d’emploi sur cette planète sont rares pour quelqu’un de mon métier. J’accepte n’importe quel travail qui se présente. Le traitement que me verse l’Administratum me permet d’avoir un toit au-dessus de ma tête.
L’homme fit la moue.
— Si les perspectives d’emplois sont si rares sur ce monde, magos, alors deux questions se posent: pourquoi êtes-vous donc venu sur cette planète et pourquoi avez-vous choisi d’y rester pendant quatorze ans ?
Malgré sa peur, Drusher fut piqué au vif. Encore et toujours cette vieille injustice qui revenait le hanter.
— Lorsque je suis arrivé sur ce monde, officier, j’avais un emploi rémunéré. Le Seigneur Gouverneur lui-même était mon protecteur. Il m’avait ordonné d’établir la taxinomie complète de la faune de cette planète. Cela prit sept ans mais au bout de ces sept ans, il y eut des complications –
— Des complications ?
— Une question de nature juridique. J’ai dû rester sur la planète pendant deux années de plus en tant que témoin. L’argent que j’avais gagné pour mon travail s’épuisa. Au moment où le jugement fut passé, je ne pouvais plus me payer le voyage vers une autre planète. Je vis ici depuis ce temps-là et j’essaye de gagner ma vie du mieux que je peux.
L’homme, Falken, ne semblait pas très intéressé par son histoire. D’après l’expérience de Drusher, personne ne l’avait été. Sur une planète comme Gershom, chacun avait son propre mélodrame à raconter.
— Vous n’arrêtez pas de regarder votre cartable, magos, se rendit compte tout-à-coup Falken , pourquoi ?
Drusher déglutit à nouveau péniblement. Il n’avait jamais su mentir.
— Officier, dit-il faiblement, pourriez-vous me dire… Je veux dire, cela améliorerait-il les choses si j’avouais tout dès maintenant ?
Falken cligna des yeux, comme pris par surprise, puis sourit.
— C’est une bonne idée, dit-il en s’asseyant à la table en face de Drusher, le cartable posé entre eux. Allez-y, ne vous gênez pas.
— Je n’en suis pas très fier, dit Drusher, enfin, c’était une idée stupide. Je savais que le Magistratum allait tôt ou tard le découvrir. C’est juste que… que la vie n’est pas facile en ce moment.
— Continuez.
— l’Administratum me paie un traitement en échange de mes services, et aussi des avantages de rationnement dans le cadre de l’Ordre Martial. Il est évident que je ne dois pas… je ne dois pas chercher à avoir d’autres moyens de subsistance.
— Évidemment, Falken hocha la tête. Si vous dérogez à l’Ordre, vous encourez une amende. Elle peut être très lourde.
Drusher soupira et montra à Falken le contenu du cartable.
— Quelqu’un, un homme d’affaires de la région m’emploie deux heures par semaine. C’est un arrangement privé. Il me paie en liquide, sans poser de question.
— Combien ?
— Deux couronnes par soir. Il a une fille. C’est à elle que je dispense mes services…
Falken regarda ce que Drusher était en train de lui montrer.
— Vous faites ça avec sa fille ?
— Parfois il est présent.
Falken se leva.
— Je vois, c’est un bien beau tableau, n’est-ce pas ? Pour une raison inconnue, Falken semblait réprimer un sourire, comme si quelque chose l’amusait beaucoup.
— Je vais avoir de gros problèmes ? demanda Drusher.
— Vous allez devoir me suivre, dit Falken, à Tycho.
— À Tycho ?
— Le Marshal veut vous parler.
— Oh, Par le Saint Trône, Drusher eut le souffle coupé, je pensais que peut-être une amende…
— Ramassez vos affaires, magos. Tout. Vous avez cinq minutes.
Drusher ne possédait pas grand-chose. Tout rentrait dans deux petits sacs. Falken ne se proposa pas pour les porter.
Il faisait sombre maintenant, la nuit était complètement tombée. Lorsque le moteur du transport s’alluma, la lumière vive des phares illumina les moindres recoins d’Amon Street.
Drusher s’assit à l’avant, à côté de l’agent du Magistratum. Ils traversèrent la ville, prirent l’autoroute côtière et se dirigèrent vers le sud.
Les cités de la péninsule australe, Tycho y compris, avaient été le théâtre d’une guerre civile impitoyable pendant plus de dix ans. Le mouvement séparatiste, très populaire, avait été finalement vaincu par les forces gouvernementales deux ans auparavant, mais à ce moment-là, la guerre avait presque anéanti l’économie déjà moribonde de Gershom. Un ordre martial Impérial strict avait été instauré dans toute la péninsule jusqu’à la côte des Ossements dans les provinces orientales.
La guerre civile avait pollué l’air par ses fumées, empoisonné les eaux près des côtes, détruisant l’industrie de la pêche. Les cités de la péninsule n’étaient plus que des ruines urbaines où la Division de l’Ordre Martial travaillait à rétablir la loi de l’Imperium et à aider la population civile démunie.
Falken conduisit deux heures en silence. Le communicateur placé sous le tableau de bord, réglé au volume minimal, crachotait les communications du Magistratum comme s’il parlait dans son sommeil. Drusher contemplait les ténèbres au-dehors de l’habitacle et les ruines sombres qui émergeaient ici et là. C’était donc ça, réalisa-t-il. Gershom était sa Némésis. Elle l’avait attiré, lui, un jeune homme brillant avec un avenir tout aussi brillant et elle l’avait pris au piège comme une mouche prise dans une goutte d’ambre. Elle avait absorbé son énergie, asphyxié son esprit et projeté tout son être dans le dénuement le plus total.
Et maintenant, après tous ses efforts juste pour gagner sa croûte – même pas pour acheter son aller simple hors de cette planète – elle allait le détruire. La disgrâce. La honte. Peut-être la prison.
— Je ne mérite pas ça, murmura-t-il.
— Pardon ? demanda Falken tout en conduisant.
— Rien.
Ils commencèrent à franchir des barrages blindés où les soldats du Magistratum arborant le ruban orange de la Division de l’Ordre Martial firent signe à Falken d’avancer. Ils entraient dans la péninsule à proprement parler maintenant, la vraie zone de combat. Les cités fantômes, tristes et délabrées, apparaissaient par intermittence dans la lumière des projecteurs anti-aériens et des balises militaires. Le paysage sombre à l’extérieur du transport était devenu une désolation phosphorescente hérissée de murs fragiles et d’habs vides.
Tycho était la ville principale de la péninsule et lorsqu’ils entrèrent dans ses rues vides, quatre heures après avoir quitté Kaloster, Drusher eut la vision calamiteuse de carcasses métalliques enchevêtrées, de piles de décombres et de bâtiments incendiés. Son visage, faiblement éclairé par les cadrans du tableau de bord, se reflétait dans la vitre et se superposait sur les ruines. Pâle, émacié, portant des lunettes, les cheveux gris et clairsemés. Drusher ne savait plus très bien s’il ressemblait aux terres désolées de Tycho ou si c’étaient elles qui lui ressemblaient.
Ils s’arrêtèrent devant un monolithe en pierre du centre-ville.
— Laissez vos sacs, dit Falken en descendant, je les ferai amener.
Drusher le suivit par l’entrée monumentale. Les agents du Magistratum allaient et venaient sans cesse, leurs pas rapides résonnant dans l’atrium et des drapeaux de l’Imperium pendaient mollement du plafond. Il y avait une odeur d’antiseptique.
— Par ici, dit Falken.
Il mena Drusher à une pièce au cinquième étage. Les ascenseurs étaient hors d’usage et ils devaient emprunter les escaliers. Falken le fit attendre devant une lourde porte à double battant.
La galerie était glacée et l’air nocturne s’infiltrait par les vitres cassées à l’extrémité du couloir. Drusher fit les cent pas le long du couloir. Il entendait les cliquetis et les crépitements des cogitators dans les pièces adjacentes et de temps en temps, un cri parvenait de plus bas dans le bâtiment.
Falken apparut. Il était encore en train de glousser. — Vous pouvez rentrer, dit-il.
Drusher entra et les portes se fermèrent derrière lui. La pièce était vaste et austère, l’unique bureau métallique posé sur un tapis élimé jusqu’à la corde. Une demi-douzaine de chariots à panier débordant de dossiers cornés et de fichiers. Un cogitator, bourdonnant dans son coin. Les murs portant les traces de tableaux qui avaient été décrochés.
— Par le Trône, Je ne t’aurais pas reconnu, magos, fit une voix.
La silhouette se détachait devant les profondes fenêtres donnant sur la ville plongée dans la nuit. Il reconnut immédiatement la voix.
— Macks ?
Germaine Macks avança à sa rencontre, un sourire aux lèvres. Elle portait toujours les cheveux courts, son visage était resté fin avec sa vieille cicatrice zigzaguant toujours au-dessus du coin supérieur gauche de sa bouche. Une autre cicatrice sur son front, plus récente, était à moitié cachée par la frange de ses cheveux.
— Bonsoir Valentin, dit-elle, cela fait combien de temps ? Cinq ans ?
Il hocha la tête,
— Adjoint Macks…
Elle secoua la tête.
— C’est Marshal du Magistratum Macks désormais. Chef de l’Ordre Martial, cité de Tycho.
Il se raidit.
— Madame, je peux tout expliquer. J’espère que le fait de me connaître depuis longtemps puisse jouer en…
— Falken jouait avec toi, magos.
— Pardon, je ne comprends pas.
Macks s’assit au bureau.
— j’ai envoyé Falken vers le nord sur la côte pour aller te chercher. Seul le Trône sait pourquoi tu as commencé à te confesser. Un poids sur la conscience, Valentin ?
— Je…, bredouilla Drusher.
— Falken n’en pouvait plus. Il m’a dit qu’il ne pensait pas pouvoir garder son sérieux pendant tout le trajet du retour. Tu pensais avoir des problèmes ?
— Je… Eh bien…Il…
— Enseigner l’aquarelle à la fille d’un racketteur de bas étage ? Pour améliorer l’ordinaire ? Enfin, Valentin ! Je ne vais quand même pas me passer d’un enquêteur en chef pour qu’il fasse tout ce chemin pour aller te chercher. Tu es vraiment un génie du mal, il n’y a plus aucun doute.
Drusher se sentait quelque peu fébrile.
— Puis-je m’asseoir ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête en riant et alla pêcher une bouteille d’amasec ainsi que deux petits verres dans un tiroir du bureau.
— Bois ça, espèce de sale récidiviste dit-elle avec un sourire et lui tendit un des verres.
— Je ne comprends pas ce qui se passe, dit-il.
— Moi non plus, répondit-elle. C’est pour ça que je vais avoir besoin d’aide. L’aide d’un expert. J’ai dit que tu n’aurais pas de problèmes mais je mentais. Tu ne vas pas être inquiété personnellement mais la situation ici est problématique. Et je vais t’y plonger tout droit.
— Ah, dit-il.
— Finis ton verre, reprit Macks, tu vas en avoir besoin là où nous allons.
— Toi qui es l’expert, dit-elle, qu’est-ce qui a pu faire ça ?
Drusher regarda avec soin, prenant tout son temps et sortit de la pièce pendant un moment.
En remontant, l’amasec était beaucoup plus fort et plus acide que lorsqu’il l’avait bu.
— Ça va ? demanda-t-elle.
Il s’essuya la bouche et hocha péniblement la tête. Macks sortit un petit pot de la poche de son uniforme et étala ce qui semblait être de la graisse sous son nez. Elle tendit le bras et répéta l’opération sous le nez de Drusher. La forte odeur camphrée de l’osscil lui remplit les sinus.
— J’aurais dû faire ça avant de te faire rentrer ici, s’excusa Macks, un vieux truc de mortus medica. Cela masque l’odeur de décomposition.
Elle le ramena dans la morgue. La pièce était glacée, tapissée de carreaux émaillés mauves. Il y avait des bondes en cuivre placées dans le sol à intervalles réguliers et il entendait un peu plus loin le goutte à goutte d’une douchette mal fermée. Des bandes lumineuses à haut gain remplissaient la pièce d’une lumière hivernale, vive et blanche.
le cadavre était étendu sur une civière en acier à côté d’un poste d’autopsie. D’autres formes, étiquetées et enveloppées dans des draps écarlates, attendaient dans des civières autour d’eux.
— Prêt à y retourner ? demanda Macks.
Drusher hocha la tête.
Elle replia le drap funéraire.
L’homme était nu, son corps gonflé et pâle comme un fruit de mer cuit. Ses mains, ses pieds et ses parties génitales semblaient avoir rétréci à cause du froid, ses ongles étaient rigides et noirs. Les poils sur son torse et son pubis étaient tout aussi noirs et ressemblaient à des pattes d’insectes.
Il avait dû faire un mètre quatre-vingt de son vivant, supposa Drusher, tout en réprimant une nouvelle nausée. Forte carrure. Des traces livides marquaient la région lombaire et il y avait des traces de coups plus sombres, bleuâtres, dans la région costale.
Son visage et la plus grande partie de sa gorge avaient été arrachés d’une grande morsure. Une partie de la structure crânienne et les tissus mous avaient disparus. Tranchés de manière nette, comme une découpe industrielle…
Drusher hoqueta et détourna le regard.
— C’est un animal n’est-ce pas ? demanda Macks.
Drusher marmonna quelque chose.
— Je prends ça pour un oui ?
— Ça a tout l’air d’une morsure, dit Drusher d’une voix faible. Profonde et portée avec force. Et… et apparemment il s’est nourri. D’après l’état du visage et du cou.
— C’est un animal n’est-ce pas ? répéta-t-elle.
— Je pense. Aucun humain n’aurait pu… mordre comme ça.
— J’ai mesuré le rayon de la morsure. Comme tu me l’as appris. Tu te rappelles, en Udar Extérieur ? Je l’ai mesurée.
— C’est bien.
— Vingt centimètres. Et j’ai vérifié autre chose. Pas de fragments de dent. Une morsure propre. enfin, il lui a arraché le visage d’un coup net.
Drusher se tourna lentement.
— Macks ? Qu’est-ce que je fais ici ?
— Tu m’aides dans mon enquête, dit-elle. Je pensais que tu avais compris. C’est moi qui dirige cette région avec beaucoup de problèmes à gérer, crois-moi… et cette saloperie se produit. Je cherche un expert et bam ! qui je trouve, le Magos Biologis Valentin Drusher, mon vieil ami, enseignant à Kaloster. Donc je me dis, Macks, c’est parfait. On a déjà travaillé ensemble et la situation exige un expert biologis.
— Magnifique…
— Valentin, réjouis-toi ! Il y a de l’argent à la clé. Je facturerais tes heures au Magistratum et tu seras payé le triple de ce que te donne l’Administratum. Témoin expert et tout le tralala.
— Tu diriges le dispositif de l’Ordre Martial ici à Tycho et tu te démènes pour m’avoir sur une affaire ?
— Non, répondit Macks, ça aussi, j’aurais dû te le dire, je pense. Ce n’est pas la seule victime.
— Il y en a combien d’autres ? demanda-t-il.
Macks fit un geste vague de la main vers les autres civières de la pièce.
— Vingt-cinq, trente, peut-être plus.
— Tu plaisantes ?
— J’aimerais bien. Quelque chose est train de dévorer la population morceau par morceau.
Drusher s’arma de courage et se retourna vers le corps en remplaçant ses lunettes habituelles par ses lunettes de lecture.
— Une lampe fluorescente s’il te plaît et une loupe.
Elle lui donna la loupe du chariot d’autopsie et tint la lampe au-dessus du corps, diffusant une lumière bleutée sur le crâne défoncé du cadavre.
Drusher saisit une sonde en acier et excisa délicatement le bord d’un des os sectionnés. Il lutta pour ne pas vomir.
— Pas de fragments de dent.
— Je te l’ai dit.
— Enfin je veux dire, rien, même pas de résidus bacillaires qu’on trouve normalement dans une blessure faite par un prédateur. Ce n’est pas un animal. Ce n’est pas une morsure.
— Quoi ?
— C’est trop net. Je dirais que tu devrais chercher un homme avec une épée-tronçonneuse.
Macks secoua la tête.
— Non.
— Pourquoi non ?
— Parce que, si un détraqué armé d’une épée-tronçonneuse était en train de courir dans tout Tycho, je serais au courant. C’est un animal qui a fait ça, Valentin.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ? demanda-t-il.
— Viens, répondit Macks, je vais te montrer.
Les phares de son transport illuminèrent le panneau au-dessus de l’entrée en fer forgé.
Les Jardins de Tycho.
— C’était bien approvisionné avant la guerre civile, dit-elle en manœuvrant, la plus grande exposition xénozoologique sur cette planète. Le gouverneur du coin avait une passion pour les animaux exotiques.
— Et ?
— Et, Valentin, elle a été bombardée pendant la guerre. Certains animaux ont été tués mais beaucoup se sont échappés. Je pense que quelque chose qui était ici rôde dans les ruines de Tycho ; affamée, isolée, en train de décimer la population.
— Et c’est pourquoi… commença-t-il.
— Et c’est pourquoi j’ai besoin d’un Magos Biologis, conclut-elle.
Ils s’arrêtèrent et descendirent du véhicule. Les jardins étaient plongés dans le noir et le calme. Il restait deux heures avant l’aube. Un relent épouvantable de moisissure flottait dans l’air, provenant des cages vides et des enclos de rocbéton humide.
Macks avait donné une lampe torche à Drusher et, elle aussi, en portait une. Ils marchaient ensemble et, faisant crisser les débris sous leurs pieds, balayaient les alentours de leurs faisceaux lumineux.
Les jardins de Tycho n’étaient pas une collection très sophistiquée. Drusher se rappela les magnifiques salles de xéno-faune de Thracia Primaris qu’il avait visitées quand il était jeune. Dans ces salles, les enclos avaient été encodés pour recréer un habitat parfait pour chaque spécimen inestimable. Chaque enceinte était munie de sa propre atmosphère et lorsque cela était nécessaire, de sa propre gravité.
Un tel niveau de technologie – et les moyens pour y parvenir – n’avait pas été disponible sur Tycho. Les cages étaient très simples et à certains endroits étaient disposés des réservoirs blindés où des créatures exotiques capturées dans les coins les plus reculés de l’Imperium avait fini leur vie sur Gershom, captives et misérables .
Drusher savait exactement ce qu’elles avaient pu ressentir.
— S’il a été maintenu en captivité dans ces conditions, Macks, il a pu devenir psychotique, dit-il.
— L’animal ?
— L’animal. C’est très fréquent dans de telles conditions. Les animaux détenus dans des cages rudimentaires développent souvent des problèmes comportementaux. Ils deviennent imprévisibles, violents.
— Mais si c’est un prédateur à la base… commença-t-elle.
— Même un prédateur suit des habitudes. Le besoin de chasser, de se reproduire, de défendre un territoire. Si tu limites ces choses, tu casses les habitudes.
— Pourquoi est-ce aussi important ? demanda-t-elle.
— Si c’est un carnivore, et je pense que c’est le cas, il ne se repaît pas de ses proies. Enfin, juste le strict minimum. Il tue simplement pour tuer.
— Comme la bête des collines ? murmura-t-elle en se rappelant cet hiver éprouvant en Udar Extérieur.
— Non, dit-il, cette bête était différente. Tuer faisait partie de son comportement. Ici, nous avons affaire à une aberration.
Alors qu’ils s’enfonçaient dans les jardins, Drusher commençait à prendre la mesure des terribles dégâts subis tout au long du conflit. Les enclos détruits par les bombes, les amoncellements de décombres, les cages de plastacier arrachées de leurs dalles de fixations.
Et les ossements.
Les enceintes qui avaient été épargnées contenaient également des cadavres : enveloppes sans vie de chairs momifiées, vertèbres éparses, avec toujours cette puanteur persistante des excréments et de la décomposition. Une rangée de volières en forme de dômes, qui avait abrité des oiseaux rares, était désormais tapissée de plumes bigarrées. Du duvet poisseux maculait le grillage par paquets, signe de la lutte désespérée d’oiseaux affamés cherchant à s’échapper. Cela rappela à Drusher les cages à volaille du Baron Karne.
— On pensait que tous avaient péri, dit Macks. Imagine l’odeur quand nous sommes arrivés ici la première fois : rien n’avait été nourri ni nettoyé depuis des mois. Tout ce qui vivait dans une cage fermée était mort, à part une sorte de dromadaire efflanqué qui avait vécu sur ses réserves de graisse avant de mourir lui aussi quelques jours après son sauvetage. Et on pensait que tout ce qui avait vécu dans les cages bombardées avait été anéanti, même si quelques singes-pinsons sont encore en liberté dans Lower Bowery – foutu petits monstres – et Falken a juré avoir vu un écorcheur sur Lemand Street, une nuit, même si je pense qu’il était saoul.
— Donc, si quelque chose court en liberté, il sort d’une des cages bombardées ? dit Drusher.
Elle haussa les épaules.
— À moins qu’un citoyen bien intentionné soit venu pendant la guerre pour libérer un animal et ensuite refermer la cage. Plusieurs semblent avoir été vides même si le manifeste n’indique pas qu’il y ait eu des enceintes inoccupées. Cela fait des années qu’il n’est pas tenu à jour.
— Tu as un manifeste ?
Macks hocha la tête et sortit une plaque de données de son manteau.
— J’ai isolé tout ce qui était dans les cages qui ont été bombardées et tout ce qui avait vécu dans une cage qui est maintenant vide. Par le Trône, une fois sur deux, je n’ai pas la moindre idée de ce que c’est, Valentin. Je suis content d’avoir un expert sous la main.
Il commença à inspecter la liste.
— Donc cela peut être un animal que tu as sélectionné ou n’importe quoi d’autre vu que les stocks ont pu être modifiés ou transférés après l’établissement de cette liste ?
Macks était sur le point de répondre lorsque son communicateur sonna. Le petit son perçant fit sursauter Drusher. Elle répondit à l’appel.
— Il faut qu’on y aille, dit-elle en repartant vers la sortie. Je dois effectuer une intervention. Bagarre de crétins totalement saouls dans une taverne après le couvre-feu.
— Je dois venir ? dit-il.
Elle se retourna et lui envoya la lumière de sa torche dans le visage.
— Non. Pourquoi, tu veux rester ici ?
Drusher jeta un coup d’œil autour de lui.
— pas vraiment, répondit-il.
Ils roulèrent à travers les rues, désertes à l’exception des carcasses de véhicules brulées et de transports du Magistratum qui les croisaient de temps à autre pour répondre à une demande d’intervention. Il était assis dans le siège passager et étudiait la plaque de données, secoué par les soubresauts de la route mal carrossée. Il commençait à être soulagé, soulagé à l’idée qu’il allait échapper finalement à la disgrâce et à une peine de prison. Une partie de lui en voulait à Falken d’avoir joué ce petit jeu mais une autre, plus grande, s’en voulait d’avoir été aussi stupide. Gershom n’était pas sa Némésis. Le pire ennemi de Valentin Drusher n’était que lui-même et sa vie sordide était bien la preuve qu’il avait fait soigneusement tous les mauvais choix possibles qui s’étaient présentés à lui.
— Tes cheveux sont devenus gris, dit Macks en gardant les yeux sur la route.
Il leva la tête.
— J’ai arrêté de les teindre
— Tu teignais tes cheveux ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas.
— Tu as donc mûri et laissé la vanité derrière toi ? dit-elle sur un ton narquois.
— Non, je ne pouvais plus me payer le traitement.
Elle éclata de rire mais il était sûr d’avoir senti de la sympathie dans sa question.
— J’aime bien, dit-elle après quelques minutes, cela fait distingué.
— Tu n’as pas changé du tout, dit-il.
Elle arrêta le véhicule devant une maison délabrée où les agents du Magistratum essayaient de maîtriser une dizaine hommes qui se bagarraient. Il y avait du sang sur le trottoir et les gyrophares des véhicules de patrouille blindés clignotaient dans la nuit.
Macks sortit du véhicule.
— Reste là, dit-elle. Elle le regarda de là où elle était.
— C’est donc une bonne chose ?
— Quoi ? demanda-t-il.
— Que je n’ai pas changé ?
— Je n’ai jamais pensé que tu avais besoin de t’améliorer, répliqua-t-il et fut aussitôt épouvanté d’avoir fait à voix haute une remarque aussi audacieuse.
Macks rit et claqua la portière.
Dans l’espace calme et clos du transport, Drusher l’observa pendant un petit moment se frayer un passage avec sa matraque anti-émeute et ramener l’ordre sur les lieux. Puis il se concentra à nouveau sur la plaque de données.
Le temps passa.
La portière conducteur s’ouvrit et le transport tangua sur ses suspensions lorsqu’elle monta à bord.
— Je pense qu’on est à la recherche d’un carnodon, déclara-t-il.
— Sûr ? dit-elle en démarrant en trombe.
— Oui. Enfin, en déduisant à partir de ces informations-ci. Je peux me tromper si les spécimens ont été changés de cage après l’établissement de la liste mais sinon, il suffit de procéder par élimination.
— C’est aussi simple ? demanda-t-elle, en tournant si rapidement au coin d’une rue que les pneus crissèrent.
— Il y a seulement quatre prédateurs répertoriés dans les cages qui ont été bombardées. On élimine le grimpeur arboricole de Mirepoix. Il injecte, il ne mord pas.
— Il quoi ?
— Il injecte un suc à l’intérieur de sa proie avec une longue trompe pour dissoudre les organes internes et ensuite pouvoir les aspirer.
— Ca suffit.
— Enfin, je veux dire qu’il n’a pas de bouche.
— D’accord, d’accord, j’ai compris.
— Donc pas de marques de morsure.
— D’accord.
— D’accord, ensuite on élimine aussi le saurapt de Brontotaph.
Macks rétrograda et lança le transport dans un autre boulevard désert.
— Parce que… ?
— Parce ce qu’il a la taille d’un bloc d’hab. Falken aurait pu le voir même à jeun.
Elle sourit.
— Et là, ce bondisseur de Lamsarotte, on peut aussi l’éliminer. C’est un félidé mais beaucoup trop petit pour infliger les blessures que tu m’as montrées. En plus, je doute qu’il ait pu survivre longtemps dans ce climat en dehors de son enclos chauffé.
— Donc il ne nous reste que, comment s’appelle-t-il déjà ? demanda-t-elle.
— Le carnodon. De Gudrun. Par le Trône, il n’aurait pas dû y en avoir un en captivité ici. Ils ont quasiment disparu et sont sur l’ordre de prohibition de l’Administratum. C’est un félidé mais plus gros et vivant dans un habitat tempéré.
— Gros comment ?
— Cinq ou six mètres, peut-être huit cents kilos. Tout à fait capable d’arracher le visage d’un homme avec ses dents.
— Donc Magos Biologis, comment attrape-t-on un carnodon ? demanda-t-elle en tournant brusquement le volant.
— Drusher leva la tête.
— On… on roule un peu vite là, non, Macks ? frémit-il. Un autre appel ?
— Oui.
— Encore une infraction au couvre-feu ? s’enquit-il.
Macks secoua la tête.
— Tu n’as pas répondu à ma question, Valentin. Comment attrape-t-on un carnodon ?
Les habs étaient amassés dans la partie nord de la ville, rassemblés en petits groupes, serrés les uns contre les autres comme des conspirateurs. Chaque îlot était entouré d’ares de terres où s’étaient échouées les victimes de la guerre et de la pauvreté. La majeure partie des affrontements violents durant la guerre civile s’étaient déroulés dans cette banlieue criblée de trous d’obus.
Macks ralentit et manœuvra le transport entre les piles de gravats. Ils approchaient d’une des tours les plus délabrées. Devant eux, les phares éclairèrent deux véhicules du Magistratum garés près du quai de chargement de la tour. Un transport lourd de la morgue était stationné à côté d’eux, le hayon béant.
— Suis-moi, signifia Macks.
Drusher sortit dans l’air froid typique d’avant l’aube. Les habs rectangulaires se dressaient, menaçants, dans un ciel qui prenait lentement une teinte légèrement dorée. Il sentit l’odeur douceâtre des détritus et l’odeur désagréable du rocbéton humide.
— Prends ta torche, dit-elle en traversant le terrain accidenté pour rejoindre le groupe d’agents du Magistratum qui attendaient près de l’entrée. Elle parla à deux d’entre eux et fit ensuite signe à Drusher de la rejoindre.
Ils empruntèrent la large entrée et commencèrent à gravir l’escalier mal dégrossi.
— Ils se sont tenus à l’écart pour que tu puisses examiner la scène en premier, l’avertit-elle.
Drusher prit une profonde respiration. Ils montèrent au cinquième étage.
— Dépêche-toi, lui cria-t-elle.
— Attends, dit Drusher. Il se pencha pour examiner le mur brut. Il toucha une auréole sombre dans le lichen avec ses doigts et les renifla.
— Tu vas attraper quelque chose, dit Macks en descendant pour le rejoindre.
— Je pensais que c’était pour ça que tu m’avais engagé, insinua-t-il.
— Sens ça. De l’ammoniaque, en grande quantité. D’autres produits chimiques naturels, des phéromones. C’est une marque de territoire. L’animal a marqué ici.
— Quoi ?
— Il a marqué le mur avec son urine.
— Et tu voulais que je la renifle ?
Drusher la regarda.
— C’est un comportement classique de félin. L’auréole indique une grande quantité donc on cherche quelque chose de gros.
— Un carnodon ?
— Ça concorde.
— Vois si cela aussi concorde, dit-elle.
La tour d’habs à l’abandon était devenue le refuge des vagabonds et il était rare pour ses âmes sans toit d’avoir un contact quel qu’il soit avec le Magistratum. Un des leurs avait néanmoins eu suffisamment peur pour donner l’alerte après avoir entendu du vacarme au cinquième.
L’appartement comportait quatre pièces, une cuisine-salle à manger, un lit-alcôve, un salon et un compartiment salle de bain. L’endroit sentait la moisissure.
Et une autre odeur que Drusher n’avait pas senti depuis l’Udar Extérieur.
Du sang.
L’équipe du Magistratum avait installé des projecteurs sur pied pour délimiter la scène, qui avait été relevée et enregistrée.
— Fais attention où tu marches, prévint Macks.
Lorsqu’ils entrèrent, l’odeur devint plus forte. Le corps était dans le salon. Même Macks, aussi endurcie qu’elle fut aux pires aspects de la vie, dut se détourner de la scène pendant un instant.
Le corps était celui d’une femme âgée. Les jambes, emmaillotées dans des sous-vêtements crasseux, étaient intactes. Le torse avait été mis à nu jusqu’à l’os et ouvert en deux d’une façon permettant de se nourrir des organes internes. Il n’y avait ni tête, ni bras.
— Ils m’ont dit que la tête était par là, dit Macks en indiquant la partie cuisine.
Drusher jeta un coup d’œil par l’embrasure de la porte et aperçut quelque chose qui ressemblait à un pot en terre cuite marron fendu en deux. Sauf qu’il y avait encore des cheveux gris dessus.
— Qu’est-ce que c’est ? Appela Macks. Dans la chambre, le faisceau de sa lampe avait accroché une sorte de bâton brun en morceaux.
— Un os du bras, dit Drusher. Cassé en deux pour pouvoir atteindre la moelle. Il était étonnamment calme. C’était peut-être la vision la plus horrible qu’il n’ait jamais vu mais un détachement tout professionnel dissimulait son écœurement. Le magos biologis au fond de lui était fasciné par ce meurtre.
— Je pense qu’elle était déjà morte, informa-t-il. C’est l’œuvre d’un charognard. Une autopsie en bonne et due forme le confirmera. Le mangeur était grand mais il a pris son temps. Il s’est nourri sans se presser, morceau par morceau en attaquant par les parties les plus nutritives. Il n’y a pas eu de lutte, pas de tuerie mais le carnodon a dû faire beaucoup de bruit lorsqu’il a démembré la carcasse.
— Carnodon ? frémit-elle, tu en es sûr ?
— J’y parierais mes compétences professionnelles, assura-t-il, pour ce qu’elles valent.
— OK, Macks respirait avec peine. Ils peuvent nettoyer maintenant ?
— Oui.
— Et tu peux nous faire une esquisse ? Je ne sais pas, une image d’archive ou peut-être une jolie petite aquarelle pour qu’on puisse savoir ce que l’on cherche ?
— Avec plaisir, répliqua-t-il.
— Bien, dit Macks, tu sembles avoir besoin d’un peu de sommeil.
Il haussa les épaules
— Où le Magistratum va-t-il m’héberger ? demanda-t-il.
— On trouvera bien un endroit, répondit Macks.
L’endroit en question était un canapé déchiré se trouvant dans une pièce adjacente au bureau de Macks. D’après l’odeur rance des draps, une autre personne avait dormi là de manière répétée. Drusher était trop fatigué pour se plaindre. Qui plus est, cela était tout à fait dans l’ordre des choses quand il considérait sa situation sur Gershom.
Il s’endormit à peine quelques minutes après s’être allongé.
Il se réveilla subitement et s’aperçut qu’il n’avait dormi que quelques heures. L’aube pointait à peine. Comme c’était souvent le cas, le repos avait éclairci son esprit et une idée tournait en rond, tellement fort dans sa tête, qu’elle l’avait réveillé. Il se sentait étonnamment revigoré. Après des années d’emplois ennuyeux et sans avenir, il était revenu à son domaine principal d’expertise et utilisait des compétences qu’il pensait avoir perdues. Il se sentait presque dans la peau d’un magos biologis.
Drusher se leva, rentra sa chemise dans son pantalon et mit ses chaussures. Il n’y avait aucun bruit dans le bâtiment, tout semblait inerte, sans vie. Il sortit dans le couloir et frappa à la porte du bureau de Macks. Comme il n’y avait pas de réponse, il entra et commença à farfouiller dans les piles de dossiers posées dans les chariots. Macks, les cheveux en bataille, se tenait de l’autre côté du bureau. Elle baissa lentement l’arme de poing qu’elle avait pointé sur lui.
— C’est toi, grogna-t-elle, les yeux bouffis de sommeil.
— Par le Trône, dit-il, où étais-tu ?
Elle se frotta le visage en indiquant le sol derrière son bureau, où Drusher pouvait apercevoir quelques coussins et une couverture chiffonnée.
— Tu dors sous ton bureau ? s’étonna-t-il.
Elle s’éclaircit la voix et rengaina son arme dans l’étui à sa ceinture. Elle avait l’air de mauvaise humeur et lasse.
— C’est bien toi qui dors dans mon lit non ? lâcha-t-elle d’un ton brusque.
— Oh, s’offusqua-t-il.
Macks saisit ses bottes et marcha lentement vers la porte de la pièce. Elle se pencha au-dehors et aboya
— Officier de garde ! Deux caféines avant que je descende quelqu’un ! Elle s’assit ensuite sur le tapis et commença à enfiler ses bottes.
— Quelle heure est-il ? grogna-t-elle à l’adresse de Drusher.
— Il est encore tôt, désolé.
— Que faisais-tu ?
— Je voulais vérifier les dossiers d’autopsie. Ceux des victimes. Il y a quelque chose dont je voulais m’assurer.
— Ce tas là-bas, hésita Macks, non, l’autre côté.
Drusher commença à chercher dans les dossiers, grimaçant en tombant sur les picts les plus macabres.
Macks quitta la pièce, apparemment pour tuer la personne qui mettait du temps à apporter la caféine.
Lorsqu’elle revint, il avait étalé une douzaine de dossiers sur le tapis et prenait des notes avec un stylus sur une plaque qu’il avait pris sur le bureau.
— Macks, commença-t-il, il y a quelque chose là qui –
— Prends ta veste, le coupa-t-elle.
À la lumière du jour (même si un tel terme était plus ou moins applicable), Tycho n’avait pas meilleur aspect. De la fenêtre du transport lancé à vive allure, Drusher voyait clairement maintenant ce qui n’avait été que ruines fantomatiques la nuit précédente. Dans le noir, il y avait une certaine mélancolie qui planait sur ce paysage. En pleine clarté, tout n’était que crasse et brutalité : les cicatrices causées par le feu, les impacts des armes d’assaut, les cratères remplis d’eau, les fractures en zigzag dans les plaque de rocbéton. Les mauvaises herbes recouvraient les ruines de la ville, drues et déplaisantes, gagnant du terrain dans les espaces désolés entre les habitations et les immeubles. Les jardins de Tycho étaient désormais partout, pensa Drusher. La nature reprenait ses droits.
Ils formaient un convoi avec deux autres véhicules du Magistratum et descendaient les rues en brinquebalant.
— Une victime toute fraîche, c’est tout ce que Macks avait raconté à la Commission des Travaux.
Falken était déjà sur place, avec quatre soldats armés. Drusher n’avait aucun moyen d’identifier l’édifice devant lui comme étant la Commission des Travaux. Des obus pénétrants avaient enfoncé la façade et découpé d’étranges formes dans le toit. L’arrière du bâtiment formait un réseau de pièces intactes plongé dans les ténèbres.
— Par là, montra Falken, en passant son fusil anti-émeute à l’épaule pour les guider à travers les ruines déchiquetées. On l’a trouvé lors d’une inspection de routine il y a une demi-heure environ.
Ils escaladèrent les poutres effondrées et des nuages de poussière blanche s’élevèrent. Le corps reposait dans un berceau de planches brisées.
— Volontaire civil, dit Falken, il participait aux rondes de nuit du secteur. Il avait une arme mais, apparemment, il n’a pas eu le temps de s’en servir.
L’homme était étendu sur le flanc, face à eux ; son visage avait disparu. Quelque chose lui avait sectionné le crâne latéralement, du menton jusqu’au sommet de la tête. On aurait dit une coupe anatomique tirée d’un manuel de chirurgie illustré.
Drusher s’agenouilla près du corps. La précision linéaire de la coupe était étonnante.
— Tu as inspecté les alentours ? demanda Macks à Falken.
— Brièvement, Rimbaud pense qu’il a entendu quelque chose.
Macks regarda le soldat. — Vraiment ?
— Là-haut derrière, Madame, dit Rimbaud, il y avait quelque chose qui bougeait j’en suis sûr. Je crois que ça y est encore.
— C’est vraisemblable ? s’enquit Macks.
Drusher haussa les épaules. S’il a été dérangé avant de pouvoir se nourrir… c’est possible.
— Allons-y, ordonna-t-elle. Falken et elle ouvrirent la marche, les armes baissées.
— Valentin, à toi de jouer, lui cria-t-elle. Reste avec Edvin. Les autres vous couvrez le front. Rimbaud, montre-nous l’endroit.
Ils pénétrèrent dans la masse sombre en ruines, soulevant un nuage de poussière à chaque pas. Falken, Rimbaud et Macks gravirent l’escalier qui ne s’accrochait plus au mur que par son flanc gauche. Drusher avançait lentement au côté d’un soldat nommé Edvin et ils entendaient les autres faire grincer le plancher à l’étage au-dessus d’eux, les arrosant à l’occasion de filets de poussière. Drusher entendit Edvin parler à voix basse.
— Sur ta gauche maintenant. C’était Falken.
— Ne va pas trop loin, répondit Macks.
— Il y a quelque chose ! Non, fausse alerte.
Edvin jeta nerveusement un coup d’œil à Drusher.
— Tout va bien, monsieur ? demanda-t-il. Le magos hocha la tête.
— Une sorte de fauve ? demanda le soldat.
— Plus ou moins. Drusher entendait battre son cœur de plus en plus distinctement.
Lorsque cela arriva, ce fut si rapide et brutal que le magos eut à peine le temps de réagir. Il y eut une formidable détonation – en y repensant, ce devait être le fusil anti-émeute de Falken – rapidement suivie par une série de tirs de pistolet automatique. Au même moment, le communicateur fut saturé de cris étranglés. Le plancher au-dessus de Drusher vibra violemment. Il y eu un impact puis une chute. Un cri. Deux tirs de fusils anti-émeute.
— Par le Trône, que… amorça Edvin en levant les yeux, son arme pointée vers le haut.
Le plafond s’effondra. Drusher et Edvin furent jetés à terre et presque totalement ensevelis sous une avalanche de briques, de morceaux de planches et de solives. La poussière de ciment baigna la pièce comme une brume étouffante et irrespirable. Un autre tir d’arme à feu.
Drusher se releva péniblement, écartant les planches qui lui bloquaient ses jambes. Il pouvait à peine respirer. Edvin était étendu face contre terre, sans connaissance. Quelque chose de lourd avait traversé le plafond et lui était tombé dessus, l’écrasant à moitié.
Drusher cligna des yeux, — Non ! cria-t-il.
La chose lourde était le corps d’un soldat du Magistratum, sans visage, dont le sang giclait d’artères sectionnées. Le fluide vital était projeté sur les murs, brillant comme des rubis dans de la poussière.
— Macks, cria-t-il, Macks !
Il essaya de l’atteindre tout en sachant pertinemment qu’il était trop tard. Puis quelque chose d’autre tomba à travers le trou dans le plafond. Quelque chose de rapide, sombre et sauvage. C’était l’animal, le tueur, qui essayait de s’échapper.
Il abattit un de ses membres, plaqua violemment Drusher au sol d’un coup de patte en lui faisant traverser la paroi en placoplâtre comme si ce n’était qu’un vieux glaçage de massepain.
Pendant un instant, juste quelques secondes avant qu’il s’évanouisse, il aperçut la chose. La forme.
La forme.
Lorsqu’il reprit connaissance, Falken se tenait au-dessus de lui.
— Il va bien. Falken cracha sur le sol et s’écarta en essuyant la poussière de son visage.
Drusher s’assit rapidement, une douleur sourde battant sur ses tempes.
— Macks ? Macks ?
— Quoi ? demanda-t-elle.
Drusher la vit, accroupie dans les décombres devant lui. Falken aidait Advin, encore hébété, à se lever.
— Macks ?
Elle était penchée au-dessus du corps. Drusher se leva et s’aperçut que le corps mutilé était celui de Rimbaud.
— Il s’est échappé, murmura Macks. Il a eu Rimbaud et ensuite il s’est échappé. Falken aboyait ses instructions pour que les autres soldats inspectent l’arrière du bâtiment.
— Que s’est-il passé ? demanda Drusher.
— Je ne l’ai pas vu, soupira Macks.
— Falken a vu quelque chose bouger et a tiré. Ensuite, l’enfer s’est déchaîné.
— Il est tombé par là. Après avoir… Drusher s’arrêta. Il a suivi le corps de Rimbaud dans sa chute.
— Tu l’as vu ?
— Je n’ai pas eu le temps de bien l’observer, dit Drusher.
Macks poussa un juron et s’éloigna. Drusher s’accroupit près du corps du soldat et le tourna légèrement sur le côté pour avoir une bonne vue de la blessure. La même coupure propre, effroyable, en travers du visage. Mais cette fois-ci, une seconde entaille, à peine amorcée, se trouvait sous le coup fatal comme si le prédateur avait été frénétique, peut-être sous le coup de la panique, et avait porté un premier coup à la hâte avant d’infliger le coup décisif. Même ce premier coup, profond, porté dans le cou et la tête de Rimbaud, l’aurait tué sur le coup.
Mais, même dans la hâte, si propre, si précis.
— C’est un fauve ? C’est un fauve qui a fait ça ?
Drusher pivota. Edvin, du sang s’écoulant d’une blessure au-dessus de l’œil, fixait le corps de son ami.
— C’est ce que disent les experts, répondit Drusher.
Ils retournèrent au QG du Magistratum en silence. Leur inspection n’avait rien donné. Le tueur s’était volatilisé dans les ruines derrière la Commission des Travaux sans laisser de traces.
— Tu pensais que c’était moi, n’est ce pas ? demanda enfin Macks.
— Quoi ?
— Le corps. Je t’ai entendu crier. Tu pensais qu’il m’avait eu.
Drusher hocha la tête. Il pensait qu’ils allaient être sur le point de partager un instant sans faux-semblant qui pouvait s’apparenter à de l’intimité. Il était prêt à admettre qu’il tenait à elle s’il lui arrivait quelque chose.
— Si tu ne peux pas faire la différence entre moi et un soldat au cul poilu, dit-elle, je me fais du souci pour des talents d’observation.
Il tourna la tête vers elle,
— Toi aussi va te faire foutre, Macks.
Elle le laissa seul dans son bureau à trier les dossiers. Un membre du personnel lui apporta une boisson trop infusée et trop sucrée en fin d’après-midi alors qu’il était en train de punaiser des choses au mur et qu’il prenait désormais ses notes sur du papier. Il utilisa le cogitator de Macks pour avoir accès aux plans de la ville.
Macks revint juste à la tombée de la nuit.
— Je suis content que tu sois là, affirma-t-il, je dois te montrer quelque chose.
Elle semblait de bonne humeur, tout excitée.
— Moi d’abord, dit-elle.
Macks l’emmena à la morgue. Une foule d’agents et de membres du personnel en uniforme s’était rassemblée et l’atmosphère était presque festive. Falken faisait passer les bouteilles ventrues d’amasec de contrebande pour que tout le monde puisse boire une gorgée.
— Le voilà ! S’écria Falken. Le Magos Biologis Dresher !
On applaudit. Il y eut des applaudissements.
— C’est Drusher, précisa-t-il.
— Si tu veux, dit Falken en le prenant par l’épaule. On n’aurait pas pu faire ça sans toi mon gars ! C’est vrai que tu l’as fait que pour l’argent ? Alors, qu’en penses-tu ? C’est bien un… un…
— Carnodon, dit Drusher en ayant douloureusement conscience de la taille de Falken qui l’écrasait dans son étreinte.
Le félin avait été étendu sur quatre civières mises côte à côte, lourd et inerte une fois mort. Son museau encadré de défenses semblait grimacer comme s’il voulait, à l’instar de Drusher, être ailleurs. De petits orifices sombres dans le ventre montraient l’endroit où Falken l’avait atteint.
— Je peux ? demanda Drusher. Falken le laissa s’approcher et examiner la bête. L’assemblée était repartie à boire et à rire.
Il avait été quelque chose de fabuleux, maître de son monde, n’ayant peur de rien. Un prédateur ultime. Drusher sourit tristement en pensant à cette dernière phrase. C’était aussi un gros spécimen, cinq mètres et demi environ, neuf cents kilos en bonne santé. Mais au terme de sa misérable vie, il avait dû peser moins de six cents kilos, amaigri, ses côtés tendant la peau comme les montants d’une tente. Il était trop vieux, au-delà de l’âge adulte. Sa fourrure était roussie par la gale sarcoptique et infestée de puces, de champignons et de parasites en tout genre. Drusher passa néanmoins la main sur le corps. Noueux, tendineux, affamé. Il retroussa les babines noires de l’animal et examina sa dentition.
— Vous l’avez trouvé ou ? demanda-t-il à Falken.
— Dans les caves sous le Lexicon, dit celui-ci en s’approchant. On a eu une info. On a fait circuler ton croquis tu vois. D’ailleurs, merci pour le truc. Je suis entré, je l’ai vu et bang bang.
Drusher hocha la tête.
— Pour tout te dire, dit Falken en baissant la voix, il n’a pas vraiment offert beaucoup de résistance. Mais je ne voulais pas prendre de risques.
— Je comprends.
Falken se retourna vers l’assemblée.
— Pour Onnie Rimbaud, pauvre gars ! Cria-t-il. Celui-là, c’est pour toi.
Falken tendit la bouteille la plus proche à Drusher. Celui-ci secoua la tête.
— Merci pour ton aide, Dresher, dit Falken.
— C’est Drusher.
Macks s’approcha.
— Je voulais te remercier au nom de la Division, Valentin, dit-elle. Tu as eu ce qu’on cherchait. Je vais facturer à l’Administratum une semaine entière, c’est correct non ? Va rassembler tes affaires. On va te ramener chez toi ce soir.
Drusher hocha la tête.
— J’ai un transport qui attend, dit Macks. Les sacs de Drusher étaient soigneusement empilés près de la porte du bureau. Il était en train de refermer le dernier dossier avant de le ranger dans un des chariots.
— Et voilà, émit-il.
— Eh bien, c’était chouette de t’avoir à bord. Merci. Comme au bon vieux temps n’est-ce pas ?
— Comme l’Udar Extérieur, Macks ? Apparemment, tu en as de meilleurs souvenirs que moi, je trouve.
— Les choses s’arrangeront, Valentin, dit-elle.
— Avant de partir, je voudrais que tu jettes un coup d’œil à quelque chose.
— Quoi ?
— Comment te dire ? En fait, je n’aimerais pas que tu doives revenir me chercher sur la côte.
Macks fronça les sourcils
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Le tueur n’était – n’est – pas ce fauve.
Macks se passa la main sur la bouche pour essayer de se maîtriser.
— Continue
— Dès le début, j’avais dit que ce n’était pas un animal.
— Tu m’avais aussi dit de rechercher un carnodon.
— Laisse-moi te montrer quelque chose, dit Drusher. Il souleva une tablette de données. L’écran compact affichait un plan de la ville couvert de runes.
— J’ai fait quelques recoupements. Tu vois là ? J’ai localisé tous les lieux où on a trouvé les victimes. Trente-deux corps.
— J’ai fait ça aussi au fur et a mesure. Je n’ai rien remarqué, pas de motif, pas de trajet identifiable.
— Je suis d’accord, dit Drusher. En fait, il y a une concentration ici, dans ce croissant mais la plupart des autres sont trop aléatoires, trop éparpillés.
— Donc ?
— Le premier corps que tu m’as montré dans la morgue. Une coupe si nette, si particulière. Peu, voire pas de traces de dévoration. Comme le corps aujourd’hui à la Commission des Travaux. Et celui de Rimbaud.
— Exactement, le visage arraché.
Drusher hocha la tête. Oui sauf que je ne pense pas qu’on l’ait arraché. Tu te rappelles de la propreté de la blessure ? C’était presque stérile. Aucune trace bactérienne typique d’une morsure d’animal. En particulier, aucune caractéristique d’un vieux prédateur malade souffrant d’un décollement de gencives dû à une carence vitaminique. Macks, je pouvais quasiment faire bouger les dents de ce félin juste avec mes doigts.
Son visage s’était durci.
— Continue, Valentin, requit-elle.
— Le corps qu’on est allé voir dans l’immeuble. Ça c’était le carnodon. Il avait massacré et dévoré le corps. J’ai vérifié les autopsies. Neuf cas sont identiques. On les a rongés. Toutes les victimes étaient déjà mortes ou sans défense. Vieilles, infirmes. Le carnodon s’est échappé des jardins zoologiques mais il était affaibli et plus tout jeune. Il a rôdé dans la ville non pas en tant que chasseur mais en tant que charognard. C’est tout ce qu’il pouvait faire.
— Qu’est ce que tu es en train d’insinuer ? Demanda Macks calmement.
— Regarde la carte encore une fois. Là. Drusher manipula un bouton. J’ai enlevé toutes les victimes qu’on peut attribuer au félin. On a moins de sites non ?
— Oui, admit-elle.
— Le vieux carnodon était affamé et opportuniste. Il n’avait aucune méthode. Il rôdait et se nourrissait là où il le pouvait. Si on écarte ses victimes, on a une zone beaucoup plus précise, presque un territoire. Les meurtres sont comme celui de notre malheureux Rimbaud : rapide, sauvage, net. Pas de dévoration.
— Mais c’est une étendue bizarre, en forme de croissant. Comment peut-on en déduire quoi que ce soit ?
— Regarde la carte, Macks. Un territoire est défini par le prédateur mais aussi par les proies. Le croissant couvre une zone à l’est de la Commission des Travaux. Il n’y en a pas à l’ouest parce c’est une zone interdite par la Division de l’Ordre Martial. Il ne tue pas dans cette zone parce qu’il n’y a personne à tuer.
— Par le Trône… murmura-t-elle.
— Et voici le meilleur, Drusher sourit. Regarde ce qui arrive lorsque je transpose la dispersion s’il avait des victimes potentielles partout. Le croissant devient…
— Un cercle.
— Exactement, un cercle. Voilà ton épicentre, voilà ton satané motif. C’est son territoire. Pile là.
Macks conduisait plus vite que jamais. À l’arrière étaient assis Edvin et un soldat du nom de Roderin. Les deux vérifiaient leurs munitions.
— Tu es sûr de ce que tu avances ? Siffla Macks.
— Je n’ai pas grand-chose à perdre, répondit Drusher, ma crédibilité professionnelle n’a plus aucune valeur depuis un petit bout de temps.
— Fais pas le malin, l’avertit-elle. Vous êtes prêts tous les deux ? Dit-elle par-dessus son épaule
Edvin et Roderin répondirent par l’affirmative. Edvin se pencha en avant.
— Monsieur, je croyais qu’on l’avait eu. Je veux dire, je pensais que Falken l’avait descendu.
— Il a attrapé le fauve, dit Drusher. Mais ce n’était pas lui.
Macks commença à ralentir et heureusement. Un deuxième transport du Magistratum surgit devant eux d’une rue transversale et leur ouvrit le chemin.
— Falken, souffla Macks.
— Ils s’arrêtèrent devant la Commission des Travaux. Falken avait deux soldats avec lui, Levy et Mantagne.
— C’est quoi tout ce bordel ? rugit Falken. Il était encore à moitié saoul après la petite fête à la morgue.
— On a une piste, dit Macks. Reprends-toi.
Falken regarda Drusher.
— Je l’ai descendu. Bang bang. C’est quoi cette saloperie ?
— Quelque chose d’autre dit Macks.
Ils se mirent en ligne et pénétrèrent dans la désolation infestée d’herbes derrière la Commission des Travaux.
— Macks ? appela Drusher. Elle le rejoignit.
— J’aimerais avoir une arme.
— Autrefois tu…
— J’aimerais vraiment avoir une arme, répéta-t-il.
Macks hocha la tête. Elle baissa son fusil anti-émeute et de l’autre main dégaina son arme de poing qu’elle tendit à Drusher.
— La sécurité est à…
— Je sais comment ça fonctionne, la coupa-t-il.
Ils continuèrent à marcher.
— C’est donc une affaire de territoire ? dit-elle.
Drusher hocha la tête.
— Tu as vu la carte. On rentre sur son territoire maintenant. Sur son terrain de chasse.
— Comment tu peux en être aussi sûr ?
— Comme je te l’ai déjà dit, tu as vu la carte. La seule différence c’est qu’on ne parle pas d’instinct animal. Ce n’est pas un territoire vu par un prédateur. Il suit des ordres.
— Quoi ? Des ordres ?
— C’était quoi cet endroit, Macks ?
— La Commission des Travaux.
— Et derrière ?
— Juste des gravats, Valentin.
— Oui, je sais mais avant que ce ne soit des gravats ?
— C’était le bâtiment principal de l’Administratum à Tycho. Avant que les obus des tanks ne le rasent.
— Exactement. Le cœur de l’Administratum. Juste au centre du motif. Pendant la guerre civile, on lui a donné l’ordre de garder ce centre névralgique, de le sécuriser et de le défendre.
— Macks lui lança un regard furieux.
— un homme ?
Drusher haussa les épaules.
— Quelque chose. Et ce quelque chose continue à assurer sa mission. Macks, j’ai aperçu brièvement le tueur à la Commission des Travaux après qu’il ait tué Rimbaud. Il était humanoïde.
Couvrant une large zone, la ligne formée par les agents s’engagea dans les ruines de l’Administratum. Certaines parties faisaient deux ou trois étages de haut, contraintes, mutilés et tordues par les poutres de ferracier enfoncées dans le rocbéton.
— Les mauvaises herbes étaient omniprésentes et vivaces. Les guirlandes de barbillon, les millepertuis, les choux miroir mais aussi les feuilles molles de l’entrelacis rampant. L’air était empuanti par l’odeur de la pourriture des racines, de l’eau stagnante et de la moisissure.
Drusher pivota lentement ; Macks était près de lui, le fusil anti-émeute levé. Il jeta un coup d’œil sur la gauche et vit Falken se baisser pour franchir une entrée effondrée. Sur sa gauche, Edvin scrutait les murs couverts de plantes qui les dominaient, l’arme prête à tirer.
Levy leva son boîtier auspex.
— J’ai quelque chose, très faible. Ça vient de l’ouest.
Falken hocha la tête et disparut devant eux. Macks pressa le pas. Mantagne la couvrait en scrutant nerveusement la végétation luxuriante au-dessus d’eux. L’arme haute, Roderin se fraya un passage sous une arche délabrée.
— On est tout près, on brûle maintenant, dit Levy en levant son auspex qui craquetait comme une cigale.
— Par le Trône, il doit être sur nous !
Le fusil de Falken tira une fois. Deux fois. Un autre tir lui répondit. Macks se mit à courir, Drusher dans son sillage. Levy les suivait. Mantagne courut de l’autre côté du mur.
Il y eut un cri. Deux tirs de plus. Trois.
Mantagne était mort. Il avait été découpé en deux du haut du crâne jusqu’au sternum. Le sang giclait encore de son corps béant.
— Par le Trône ! cria Macks en se retournant. Elle entendit Falken tirer à nouveau, puis ce fut au tour d’Edvin. Où est-il ? Où est-il ?
Levy faillit lui rentrer dedans par derrière, totalement absorbé par l’auspex.
— Là ! Juste là !
Macks visa et tira une, deux fois, pompant à chaque fois. Elle creusa un trou énorme dans le mur d’en face.
D’autres tirs, lointains
— Falken et Edvin. Macks et Levy se dirigèrent au bruit. Drusher, le pistolet levé, partit dans la direction opposée.
Ce prédateur était intelligent. Très intelligent et très astucieux. Il savait utiliser le concept de désorientation. Il pouvait anticiper les réactions de n’importe quel humain et le découper en deux. Il comprenait le concept de tactiques militaires parce qu’on l’avait entrainé à ça. On l’avait programmé. On lui avait donné des ordres.
Le souffle court, Drusher contourna une nouvelle arche en ruines, son pistolet armé. Son pouls était rapide mais la sensation était étrange. Il n’était plus question d’utiliser ses compétences. Il n’était plus question d’un animal dont il avait été entraîné à comprendre les habitudes et les comportements. C’était tout le contraire.
Donc il fit exactement le contraire. S’il devait faire face à un prédateur affamé, la dernière chose qui viendrait à l’esprit d’un magos biologis serait de se trouver en terrain découvert. Néanmoins, Drusher fit exactement ceci et se retourna, tenant l’arme fermement avec ses deux mains.
Sur le sol couvert de gravats devant lui, il vit Roderin. Roderin était mort, comme les autres. Drusher continua à tourner sur lui-même.
Le tueur se jeta sur lui.
Drusher appuya sur la détente sans la relâcher. Huit, neuf, dix balles, le chargeur entier de l’arme que lui avait prêtée Macks se vida et les balles touchèrent le prédateur de plein fouet.
Il s’effondra, le corps béant, brisé, ses intestins rosâtres débordant de son torse criblé de balles. Un homme, mais pas un homme. Un produit de la guerre civile. Augmentiquement renforcé, connecté, ses yeux remplacés par un viseur, des câbles greffés à même la chair, ses mains paralysées recroquevillées pour découvrir des lames de tronçonneuses vrombissantes implantées dans ses poignets.
Les lames gémirent lorsqu’elles se rencontrèrent.
Malgré les balles qu’il avait reçues, il se releva. Et essaya d’atteindre le visage de Drusher.
Celui-ci appuya en vain sur la détente ; il n’avait plus de plus munitions.
— Valentin, à terre !
Derrière lui, Macks actionna son fusil anti-émeute et la tête du tueur explosa comme une tomate trop mûre. La force de l’impact le coucha. Lorsqu’il tomba, les lames de tronçonneuse vrombissaient encore.
— Ça va ? demanda-t-elle à Drusher.
Il hocha la tête.
— Tu avais raison, comme d’habitude.
— Content d’avoir été utile.
— Sérieusement, dit-elle en l’accompagnant hors du bâtiment alors que Falken et Edvin tiraient coup après coup dans le corps du tueur pour s’assurer qu’il était bien mort.
— Sérieusement, Drusher, j’ai une dette envers toi.
— Une semaine de salaire, tu as dit. Je fais ce que j’ai à faire.
— Il commença à s’éloigner en louvoyant entre les tas de gravats.
— Valentin, je pourrais facturer deux semaines, personne n’en saurait rien.
Il haussa les épaules et la regarda
— Et un aller simple pour quitter cette planète ? dit-il avec un petit sourire triste.
— Désolé, je ne peux pas, dit-elle. Tenir un budget, etc...
— Il fallait tenter le coup, dit Drusher. Il s’assit sur un morceau de mur.
— Écoute, dit Macks, tu vois qu’on manque de moyens par ici. La Division de l’Ordre Martial a même du mal à suivre. On n’est jamais contre un coup de main, surtout venant d’une personne instruite qui a le sens du détail. Qu’en penses-tu ?
— Selon quelles conditions ? Demanda Drusher.
Macks haussa les épaules.
— Je suis pas sûre. Je pourrais louer tes services de manière temporaire en utilisant mes pouvoirs d’extrême urgence. Je sais que ce n’est pas grand-chose mais…
Drusher fronça les sourcils.
— Mon poste de professeur ne représente pas forcément grand-chose mais au moins c’est un poste stable. Il lui rendit son pistolet.
— Tu es sûr ? Demanda-t-elle.
— À chaque fois que je fais équipe avec toi, Macks, ça finit toujours par être excitant, dit-il. Un peu trop excitant d’ailleurs pour quelqu’un ayant mon tempérament.
— Hé, protesta-elle, comme si elle avait été blessée par la remarque, tu es encore en vie.
Drusher sourit
— Pour l’instant.
Macks hocha la tête.
— D’accord, concéda-t-elle. Elle l’embrassa brièvement sur la joue et se tourna pour regagner les transports.
Chaque mauvaise décision qui s’était présentée à lui…
Et celle-ci, bonne ou mauvaise ? soupira Drusher.
— Macks ? Appela-t-il.
— Quoi ?
— J’aurai mon propre bureau ?
Elle se retourna, arborant un sourire narquois.
— Valentin, tu auras même ton propre canapé.
Drusher se leva et la suivit tranquillement le long du chemin.