Le Cœur

Aaron Dembski-Bowden

« Regardez l’Imperium de mon père.

Ne déroulez pas de carte parchemin, n’analysez pas de carte stellaire hololithique.

Contentez-vous de lever la tête vers les cieux étoilés et ouvrez les yeux.

Contemplez les ténèbres entre les mondes – le sombre océan, la mer de silence.

Contemplez ces milliers d’yeux, ces brasiers – autant de soleils à dominer pour la gloire de l‘Empereur.

L’âge de l’extraterrestre, l’ère de l’inhumain, sont révolus.

L’humanité prend son essor et à l’aide de dizaines de milliers de griffes, nous nous emparerons des étoiles elles-mêmes. »

– Primarque Konrad Curze Discours à la VIIIe Légion pendant la Grande Croisade

I

Il était l’Aîné. C’était bien plus qu’un nom : un indicateur de sa place dans la création. Il était le plus ancien, le plus fort, le plus féroce, il avait fait couler plus de sang. Avant d’être l’Aîné, il avait été l’un des membres de la race inférieure. Ces frêles créatures étaient ses enfants, même s’il évitait leur présence désormais. Il désirait apaiser une faim qui ne le quitterait jamais.

L’Aîné s’agita dans son repos, pas tout à fait assoupi, pas vraiment en hibernation mais dans un état d’immobilité à mi-chemin entre les deux. Ses pensées étaient laborieuses, un lent cheminement instinctif, une vague sensation derrières ses paupières closes. La conscience de ses enfants susurrait à la périphérie de ses pensées.

Ils parlaient de faiblesse, de l’absence de proies, autant de préoccupations futiles pour lui.

L’Aîné ne pouvait pas rêver. Au lieu de dormir, de rêver comme les humains, il restait immobile dans les ténèbres absolues, ignorant les influx de pensées de ses frêles enfants. Il laissait son esprit somnolent se concentrer sur cette faim dévorante qui le tenaillait jusqu’au tréfonds de son être.

Proie, émit son esprit engourdi, saisi d’un appétit vorace.

Sang. Chair. Faim.

II

Les demi-dieux évoluaient dans les ténèbres et Septimus les suivaient.

Il n’était toujours pas sûr de savoir pourquoi le maître avait exigé qu’il les accompagnât mais son devoir était d’obéir, pas de poser des questions. Il avait revêtu sa vieille combinaison spatiale (qui faisait pâle figure face aux armures intégrales Astartes des demi-dieux) et les avait suivis par la rampe d’accès du vaisseau de guerre avant de s’aventurer dans le vide spatial.

— Tu les accompagnes ? grésilla une voix féminine dans le vox de sa combinaison.

Avant de répondre, Septimus avait dû changer de canal manuellement à l’aide d’un modulateur de fréquence incorporé dans la petite console de contrôle située sur la manche gauche de sa combinaison. Le temps qu’il trouve le canal adéquat, la voix féminine avait répété la question sur un ton à la fois plus inquiet et plus agacé.

— Je répète, pourquoi les accompagnes-tu ?

— Je ne sais pas, répondit le serviteur. Il perdait déjà du terrain par rapport aux Astartes et dut presque trotter pour suivre leur allure. Le luminator monté sur le côté de son casque projetait un faible trait lumineux qui éclairait les endroits où regardait Septimus. Le faisceau ténu de lumière ambrée perçait les ténèbres avec tant de difficulté que l’appareil était presque inutile.

Il éclairait les parois voûtées et le sol de métal brut et, après quelques minutes seulement, le premier cadavre.

Le maître et ses frères étaient déjà loin mais le serviteur ralentit l’allure et s’agenouilla près de la dépouille.

— Avance, esclave, l’avertit l’un deux par le vox tandis qu’ils s’enfonçaient dans de sombres tunnels. Ignore les cadavres.

Septimus lança un dernier regard à la dépouille : mâle, humain, figé dans ces ténèbres glacées. Il aurait pu être mort depuis une semaine ou un siècle. Tout processus de décomposition avait cessé quand le vaisseau s’était éteint et que le vide de l’espace l’avait investi.

Une fine pellicule de givre recouvrait tout : les murs, le sol, le visage à l’agonie du cadavre, comme une seconde peau.

— Avance, esclave, l’avertit une nouvelle fois la voix, grave et menaçante.

Septimus leva la tête et le faible trait de lumière s’étira dans les ténèbres. Il ne voyait ni le maître, ni ses frères. Ils étaient trop loin devant. Ce qu’il vit, en revanche, était beaucoup plus écœurant mais guère surprenant.

Trois cadavres de plus, figés dans la mort et couverts de givre comme le précédent. La glace les maintenait prisonniers du sol de métal de ce couloir, devenu leur tombeau. Septimus toucha du bout de ses doigts gantés la blessure la plus proche, mais il grimaça en constatant que la chair à vif et les os rompus étaient aussi durs que la pierre.

Il sentit le sol trembler sous un martèlement sourd. Le vaisseau était ouvert au vide spatial, ce qui rendait inaudibles les pas des demi-dieux, mais leurs répercussions restaient perceptibles. Septimus leva la tête à nouveau et son faisceau de lumière éclaira une armure d’un bleu trouble, comme un saphir imparfait.

— Septimus, lança par le vox l’armure gigantesque. Elle tenait dans ses mains sombres un bolter lourd de conception antique qu’un humain n’aurait pu porter., et duquel pendaient des crânes blanchis au bout de chaînes de bronze polis. L’extrémité du canon avait la forme d’un crâne à la mâchoire grande ouverte, son fût semblait ainsi sortir de la bouche hurlante d’un squelette.

Septimus connaissait bien l’arme car il était chargé de l’entretenir, de la réparer et d’honorer l’esprit de la machine qu’elle renfermait. Il se leva.

— Excusez-moi, Seigneur Mercutian.

Les lentilles oculaires effilées du guerrier le fixaient implacablement.

— Quelque chose ne va pas ?

La voix de Mercutian, même à travers le vox, était différente de la plupart de ses frères. La profondeur et la puissance de celle-ci laissaient poindre des voyelles altérées propres à son accent. Le vernis sophistiqué du langage de Mercutian trahissait une éducation poussée qui influençait son nostramien.

— Non, Seigneur. Tout va bien. Simple curiosité, voilà tout.

Le guerrier tourna la tête vers le couloir.

— Viens, Septimus. Reste près de moi. Est-ce ta charge qui te ralentit ?

— Non, Seigneur.

C’était un mensonge qui ne prêtait guère à conséquence. Il portait une lourde caisse de munitions en bandoulière en plus des bouteilles d’oxygène dans son dos. La caisse était remplie de bandes de munitions pour l’énorme canon bolter de Mercutian. Le guerrier portait lui aussi deux boîtiers identiques à la ceinture.

Une autre voix grésilla dans le vox. Elle s’exprimait aussi en nostramien mais chaque syllabe tombait comme un couperet. Septimus connaissait bien cet accent propre aux gangs des ruches. Il lui était venu naturellement quand son maître lui avait enseigné la langue. La majorité des demi-dieux s’exprimaient ainsi.

— Plus vite, vous deux, aboya la voix.

— On arrive, Xarl, répliqua Mercutian.

Le guerrier ouvrit la marche, son énorme bolter baissé, ses bottes martelant sans bruit le sol. Il passa par-dessus les cadavres sans même leur jeter un regard.

Septimus les contournait, et nota la manière brutale avec laquelle chacun avait été éventré. Il avait déjà vu de telles blessures auparavant, mais uniquement sur des projections hololithiques issus d’études biologiques.

Tout en suivant Mercutian, l’esclave ajusta le modulateur à son poignet.

— Genestealers, murmura-t-il sur la fréquence privée.

Son interlocutrice s’appelait Octavia car elle était la huitième esclave, tout comme Septimus était le septième.

— Prends garde, dit-elle d’un ton sérieux.

Septimus ne répondit pas tout de suite. Le ton d’Octavia montrait qu’elle savait à quel point son avertissement paraissait dérisoire étant donné la vie qu’ils menaient aux côtés des Night Lords.

— T’ont-ils dit ce que nous faisions là ? Je ne crois pas à cette histoire de pillage.

— Moi non plus, dit-elle. Ils ne m’ont pas adressé la parole depuis que nous avons quitté la mer des Âmes.

— On pillait souvent des Space Hulks du temps du Covenant of Blood. Du moins, quand on ne se faisait pas tailler en pièces par l’artillerie impériale. Mais là, c’est différent.

— Comment ça ?

— C’est pire. Déjà, ce vaisseau est plus grand. Septimus consulta de nouveau son chronomètre de poignet. Cela faisait maintenant trois heures qu’il était à bord du Space Hulk.

III

Trois heures auparavant, un vaisseau au profil aiguisé pénétrait dans le système, s’extrayant de l’emprise du Warp dans un nuage de plasma et de particules expulsées des réacteurs.

Le vaisseau était aussi lugubre qu’une nuit d’hiver. Ses parois étaient ornées de plaques de bronze cabossées du type de celles qu’arboraient les antiques héros de Terra, de nombreuses générations avant que l’humanité essaime dans les étoiles.

Un bijou d’esthétique militaire : des arêtes renforcées et une architecture gothique tout en spirales, imprégné d’un esprit élégamment perverti. C’était une lance barbelée bleu terni et dorée qui traversait le vide.

Aucun vaisseau en activité, fût-il impérial, xéno ou autre, ne se trouvait à proximité. Si cela avait été le cas, et s’ils avaient été en mesure de passer outre le brouillage auspex émis par le sinistre navire, ils n’auraient identifié ce bâtiment que grâce au nom qu’il portait lors de l’Hérésie d’Horus il y a dix mille ans.

En cette époque honnie entre toutes, cet astronef avait arpenté les cieux de Terra tandis que l’atmosphère de la planète s’embrasait. Un million de navires se livraient une guerre sans merci qui colorait le vide d’une teinte orangée pendant que Terra, le berceau de l’humanité, était la proie des flammes.

Le vaisseau était alors présent et avait détruit des bâtiments fidèles au Trône d’Or qui, après avoir quitté leur orbite, avaient percé la couche nuageuse de Terra pour s’écraser sur les cités de l’Empereur.

Il s’appelait Ashallius S’Veyval, un nom issu d’une langue morte, d’une planète anéantie. En gothique impérial, on pouvait traduire cela par Echo of Damnation.

L’Echo of Damnation voguait tel un spectre, à bas régime, traversant l’espace en silence. Sur la passerelle, des humains travaillaient de concert avec des êtres qui n’étaient plus humains depuis des générations.

Au centre de la salle ornementée, une silhouette était assise sur un trône de fer noir et de bronze poli. L’Astartes portait une armure antique dont les pièces avaient été prélevées sur les cadavres de plus d’une dizaine de combattants au fil des années et repeintes avec un infini respect. Des crânes sans mâchoire étaient suspendus à ses épaulières par des chaînes. Ils s’entrechoquaient au moindre mouvement du guerrier, à chaque secousse du vaisseau qu’il commandait. Le visage qu’il présentait au monde était constitué d’un heaume en forme de crâne. Une rune appartenant à une langue morte était gravée sur son front.

Autour de la forme assise, on s’affairait en tous sens. Des officiers vêtus d’uniformes surannés de la Flotte Impériale, dépourvus d’insignes, travaillaient sur leurs consoles, leurs postes de travail ou les écrans de leurs cogitateurs. Un humain âgé posté à l’imposant pupitre de contrôle abaissa un lourd levier d’acier jusqu’à sa position d’arrêt et consulta les écrans sous ses yeux. Il lisait les pages entières de textes runiques qui défilaient inexorablement. Un tel débit d’information aurait été incompréhensible aux yeux d’un profane.

— Transfert terminé, monseigneur, dit-il par-dessus son épaule. Tous les systèmes de tous les ponts sont stables.

La silhouette masquée sur le trône inclina lentement la tête en signe d’assentiment. Elle attendait toujours quelque chose.

Une voix féminine, juvénile mais altérée par la fatigue, résonna à travers la passerelle par le biais de hauts parleurs logés dans des gargouilles à têtes de démon sculptées dans les parois métalliques.

— Nous avons réussi, annonça la voix dans un souffle. Nous y sommes. Je n’aurais pu m’approcher plus.

La silhouette sur le trône finit par se lever et parla après plusieurs heures de mutisme.

— Parfait. Sa voix était profonde, surnaturellement grave mais avec malgré tout un côté étonnamment doux. Octavia ?

— Oui ? demanda la voix féminine dans un murmure qui se répandit à travers la passerelle. Je… J’ai besoin de repos, maître.

— Alors repose-toi, navigatrice. Tu as bien travaillé.

Plusieurs membres d’équipage humains échangèrent des regards perplexes. Ce nouveau commandant était différent du précédent. Il leur fallait du temps pour s’y habituer car la plupart d’entre eux avaient servi l’Exalté (ou d’autres maîtres encore pires) pendant de longues années. Aucun n’était habitué à entendre des compliments et cela avait tendance à susciter chez eux de la méfiance.

Dans une alcôve située dans la partie ouest de la passerelle, le Maître du Vide fit son rapport. Bien qu’humain, sa voix était mécanique. La moitié de son visage, de sa gorge et de son torse étaient remplacées par des équipements bioniques frustes et bon marché. Il avait gagné ces augmentiques, qui s’étaient substitués à sa chair, en récompense de ses actions lors de la chute de Vilamus, cinq mois plus tôt.

— L’auspex est de nouveau activé, maître, déclara-t-il.

— Je vous écoute, lâcha le commandant en armure.

Il fixait l’occulus, mais l’écran géant situé à l’avant de la passerelle était à moitié opérationnel, parasité par de violentes interférences. Il ne s’en inquiétait pas. Il avait l’habitude de ces interférences après un voyage dans le Warp. Il fallait toujours quelques minutes pour que l’occulus se stabilise et fonctionne normalement.

Parfois, il voyait des visages dans cet orage grisâtre de signaux confus qui zébraient l’écran. Des morts, des égarés, des oubliés et des damnés.

Ces visages le faisaient toujours sourire, même lorsque leurs hurlements parvenaient jusqu’à lui sous la forme de ce bruit blanc tourmenté.

Le Maître du vide parlait tout en lisant les relevés de l’auspex qui s’étalaient sur quatre écrans tremblotants, chacun détaillant un ensemble de données chiffrées sur l’environnement du vaisseau.

— En maintenant notre vitesse aux trois quarts de notre capacité, nous serons en mesure d’envoyer les capsules d’abordage sur la cible spécifiée dans quinze minutes et trente-huit secondes.

Le commandant sourit sous son casque. Par le sang du père, Octavia. Louées soient tes compétences, pensa-t-il. Emerger de la mer des Âmes à si courte distance d’une cible en mouvement. Pour une navigatrice si jeune, elle était incroyablement douée – ou chanceuse. Elle voguait à travers les chemins obscurs de l’Empyreum avec assurance et brio.

— Des contacts avec des vaisseaux à proximité ?

— Aucun, maître.

Tout se passait bien. Le commandant fit un signe de tête vers la partie gauche de la passerelle, là ou les postes de défense étaient tenus par des officiers aux uniformes élimés et des serviteurs qui ne pouvaient se consacrer à rien d’autre que la tâche qui leur avait été assignée.

— Maintenez le Hurleur, ordonna-t-il.

— À vos ordres, maître, répondit l’un des officiers. Acolyte du Mechanicum Noir, il possédait une paire de bras supplémentaire dotés de multiples articulations qui sortaient d’une batterie située dans son dos. Ces bras travaillaient sur une autre console que celle sur laquelle s’activaient ses doigts de chair et de sang.

— La fuite de plasma est conséquente, annonça l’acolyte. Nous pouvons maintenir le Hurleur pendant encore deux heures et quinze minutes avant que les inhibiteurs de détecteurs d’aura doivent être désactivés.

Cela devrait suffire. Le commandant ferait taire le Hurleur dès que la zone aurait été déclarée absolument sûre. D’ici là, il laisserait volontiers l’Echo of Damnation saturer l’espace proche de milliers de fréquences de bruits cacophoniques et de hurlements mécaniques inarticulés. Tout autre vaisseau en mesure de repérer son navire sur ses senseurs verrait ses auspex inefficaces dans ce champ d’interférence et ses canaux vox saturés d’interminables hurlements parasites.

Le Hurleur était la dernière invention en date du technoprêtre Deltrian. Il était utile d’être invisible aux senseurs de l’Imperium mais cette technologie était extrêmement gourmande en énergie, énergie dont les autres parties du vaisseau avaient besoin pour fonctionner. Quand le Hurleur était activé, les boucliers Warp étaient fragiles et les lances de proue complètement inopérantes.

— Transférez toute la puissance vers les moteurs. Le commandant regardait toujours l’image vacillante de l’occulus. Rapprochez-nous de la cible.

— Seigneur, dit le Maître du vide. La cible est… Elle est immense.

— C’est un navire du Mechanicus. Il n’est pas surprenant qu’il soit gigantesque, ni pour moi ni pour vous.

— Non, maître. Les résultats indiquent qu’il est beaucoup plus gros que n’importe quel vaisseau aux caractéristiques et aux fonctionnalités similaires.

— Définissez « immense », dit le commandant.

— L’auspex indique une masse comparable à Jathis Secondus, maître.

Il y eut une pause au cours de laquelle la passerelle connut un silence presque absolu. Le bruit le plus audible était l’âpre respiration du commandant relayée par l’émetteur vox de son casque. Les membres de l’équipage ne connaissaient pas encore très bien leur nouveau maître, mais ils savaient reconnaître le souffle rauque d’un Astartes sur le point de perdre son sang-froid.

— Nous avons quitté le Warp, siffla le commandant, la mâchoire crispée, pour chercher un vaisseau incrusté dans un Space Hulk. Et tu m’annonces que les senseurs indiquent que ce Space Hulk fait la taille d’une petite lune ?

— Oui, mon seigneur, dit le Maître du vide en se recroquevillant.

— Ne flanche pas quand je te parle. Je ne vais pas te tuer sous prétexte que tu m’as fourni des informations contrariantes.

— Entendu, maître. Merci, maître.

Le commandant allait répondre quand il fut interrompu par l’occulus dont l’écran devenait clair. Les interférences disparurent, l’image cessa d’osciller.

L’écran montrait avec une netteté implacable une masse distante de vaisseaux en ruine, unis les uns aux autres comme s’ils avaient subi le courroux d’un dieu fou et capricieux.

Et, comme l’avait annoncé le commandant avec force juron, le tout faisait la taille d’une petite lune.

L’un des Astartes à côté du trône fit un pas en avant, son casque sombre incliné vers l’occulus.

— Par le sang d’Horus… Il doit y avoir deux cents vaisseaux là-dedans.

Le commandant acquiesça, incapable de détourner le regard. Il s’agissait du plus gros Space Hulk à la dérive qu’il avait jamais vu. Certainement le plus gros qu’aucun humain ou Astartes avait jamais vu.

— Recherchez les restes du vaisseau d’exploration du Mechanicus dans cet amalgame invraisemblable, gronda-t-il. J’espère que c’est un des vaisseaux de la couche extérieure. Acolyte, éteignez le Hurleur. Timonier, manœuvre d’approche.

Un « à vos ordres » étouffé lui parvint de la console du premier timonier.

— Que la Première Griffe se tienne parée à l’abordage, dit le commandant aux autres Astartes. Il prit de nouveau place sur le trône et reporta son regard vers la superstructure qui grossissait de plus en plus sur l’occulus. On commençait à discerner des détails, des formes tourmentées, des tours mutilées.

— Et informez Lucoryphus des Yeux de Sang que je souhaite lui parler séance tenante.

Lorsque ses griffes étaient au repos, elles se refermaient en serres malhabiles, et repliées sur elles-mêmes, trahissaient une créature qui n’avait plus l’habitude d’évoluer sur ses pattes. Ses mouvements étaient hésitants quand il entra sur la passerelle, les membres secoués de soubresauts et de tics causés par sa musculature améliorée. Ses spasmes n’avaient rien à voir avec une quelconque couardise, mais plutôt avec le fait que la bête était enfermée dans un carcan : forcée de se comporter comme un membre de son ancienne race, forcée de marcher et de parler.

Un tel comportement avait été totalement étranger à la créature depuis bien longtemps. Elle marchait à quatre pattes, voûtée dans une démarche prudente, les griffes de ses pattes antérieures et postérieures cliquetant sur le sol. Les moteurs à turbine cylindriques sur son dos se balançaient au rythme de sa démarche chaloupée.

Le visage de la créature, recouvert par un casque, ne donnait que peu d’indices quant à sa race d‘origine tellement il avait été abominablement transformé par la guerre et le Warp. Les inscriptions runiques et le crâne peint sur la céramite bénie avaient disparu, et à la place des traditionnels insignes de légion, un casque brillant offrait au monde un visage de démon hurlant. La grille au niveau de sa bouche se tordait en un cri qui durait depuis le trépas de son père, de son dieu.

Le visage tourmenté se tourna vers chaque Astartes à tour de rôle, de vifs mouvements de tête de gauche et de droite comme un faucon choisissant sa proie. Les mécanismes et les câbles qui constituaient la jointure de son cou ne ronronnaient plus doucement, mais aboyaient à chaque mouvement de tête accusateur.

— Pourquoi faire venir ? demanda la créature d’une voix qu’on aurait pu croire surgie tout droit du bec noueux d’un vautour du désert. Pourquoi faire venir ? Pourquoi ?

Talos se leva du trône de commandement. La Première Griffe réagit comme un seul homme, les cinq Astartes s’approchant de la créature voûtée, leurs armes prêtes à l’usage.

— Lucoryphus, dit Talos en inclinant la tête en signe de respect avant de saluer, le poing sur ses deux cœurs. Son gantelet et son avant-bras cachaient l’aigle impérial, mutilé de manière rituelle, qui ornait son torse.

— Chasseur d’âmes, grogna Lucoryphus en un borborygme craché par des poumons qui semblaient bien trop desséchés. Parle, prophète. J’écoute.

Peu de temps après, l’Echo of Damnation s’approchait de sa destination, minuscule en comparaison du Space Hulk et totalement éclipsé par l’ombre que projetait la lumière d’un soleil lointain.

Deux capsules furent expulsées du ventre du vaisseau et vrillèrent le vide sidéral avant de s’enfoncer dans le métal plus tendre de la coque de l’agrégat d’épaves.

Sur la passerelle de l’Echo, deux messages parvinrent à la console de communication. Le premier consistait en une voix grave et douce accompagnée du grésillement du vox. Le second, en une série de sifflements courts, saccadés.

— Talos de la Première Griffe. Nous sommes à l’intérieur.

— Lucoryphus. Neuvième Griffe. Dedans.

IV

Cela faisait dix heures qu’il était à l’intérieur, sept depuis qu’il avait parlé à Octavia. Le vaisseau dans lequel ils progressaient disposait de systèmes gravitiques et d’un recyclage d’air opérationnels, un confort somme toute bienvenu.

Septimus savait qu’il serait malavisé de parler de la faim qui le tenaillait aux Astartes. Ils étaient au-dessus de telles considérations et ne se souciaient nullement des besoins des mortels. Il avait dans son paquetage des rations déshydratées en tablettes, mais elles n’étaient pas suffisantes pour le rassasier. Les membres de la Première Griffe avançaient dans les sombres coursives avec une détermination d’autant plus effrayante qu’ils ne pipaient mot. Une heure auparavant, Septimus avait pris le risque de s’arrêter pour pisser contre une cloison et avait été obligé de sprinter pour les rattraper.

Un simple grognement émis par l’un des membres de l’escouade avait accueilli son retour. Engoncé dans son antique armure, une empreinte de paume de main ensanglantée en travers de la visière, Uzas avait gratifié l’humain d’un grondement hargneux.

Venant de lui, c’était presque une salutation cordiale.

Ils avaient traversé quatorze vaisseaux, même s’il était difficile de déterminer où commençait un vaisseau et où il se terminait, ou bien s’ils se trouvaient dans les vestiges tourmentés d’un vaisseau qu’ils avaient visité dans une autre section.

Ils passaient la plupart de leur temps à attendre que les serviteurs aient découpé les cloisons hermétiques, les parois de fuselage transformées par le Warp et les couches de métal entremêlées pour pouvoir poursuivre leur progression.

Les deux serviteurs s’adonnaient à leur tâche avec une diligence mécanique. Leurs actions étaient guidées par la console de contrôle que Deltrian tenait dans ses mains décharnées. Les perforeuses, les scies, les découpeurs laser et les chalumeaux plasma faisaient chauffer l’air autour des deux esclaves bioniques tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers une autre couche de parois enchevêtrées.

Le technoprêtre observait la scène de ses yeux d’émeraude. Les gemmes avaient été sculptées en forme de lentilles à plusieurs couches et incrustées dans son visage restructuré.

Deltrian avait remodelé son propre corps pour répondre à des exigences draconiennes. Les schémas qu’il avait conçus étaient, selon les normes humaines, plus proches de l’art que de l’ingénierie. Il fallait bien ça pour survivre pendant des siècles aux côtés des Astartes lorsqu’on ne jouissait pas de l’immortalité dont leur physiologie génétiquement modifiée les dotait.

Il savait que l’humain était mal à l’aise en sa présence. Il avait l’habitude des réactions que son apparence engendrait chez les êtres non modifiés. Les équations nées de son esprit, qui imitaient le processus de pensée biologique, n’avaient pu lui fournir de réponse pour contrer cet effet répulsif. Il n’était d’ailleurs pas convaincu qu’il s’agissait, techniquement parlant, d’une erreur à corriger. La peur pouvait se révéler utile lorsqu’on savait la cultiver chez les autres. C’était une leçon qu’il avait apprise au contact des Night Lords.

Le technoprêtre adressa un signe de tête à l’humain. Le serf était l’un des élus et il méritait un minimum de respect du fait de son statut d’artificier, responsable de l’arsenal et des armures de la Première Griffe.

— Septimus, dit-il. Ce dernier sursauta, pendant que les serviteurs continuaient à travailler.

— Honoré adepte, répondit l’esclave en inclinant la tête. La coursive dans laquelle ils se trouvaient était basse de plafond, confinée. La Première Griffe était occupée ailleurs ; ils inspectaient les pièces attenantes.

— Sais-tu pourquoi tu es ici, Septimus ?

Septimus n’avait pas de réponse à fournir.

Deltrian était une masse hideuse de métal sombre, de câbles remplis de fluides et de chrome poli : une charpente de métal disposant d’un système respiratoire dissimulé par une vielle robe de tissu épais dont la couleur évoquait du sang sous un clair de lune.

Il fallait une bonne dose d’humour noir pour reforger son propre corps, pendant plusieurs décennies, en quelque chose qui ressemblait à une réplique bionique d’un dieu de la mort de la Terra pré-impériale. Si c’était bien de l’humour, Septimus y était hermétique.

Pour le moment, les lentilles optiques de Deltrian étaient d’un vert profond, sûrement des émeraudes sculptées. Mais il n’en était pas toujours ainsi. Elles étaient souvent rouges, bleues ou transparentes, laissant apparaître le réseau de câbles qui les reliaient à un cerveau qui était toujours en partie humain.

— Je ne sais pas, honoré adepte. Les maîtres ne me l’ont pas dit.

— Je pense être en mesure d’avancer une analyse.

Le rire de Deltrian crépita comme un vox qui changerait de fréquence.

Ce rire masquait une menace. L’agacement de Septimus le poussait à la témérité, mais il se força à ne pas porter la main à la paire de pistolets laser qu’il portait à la hanche. Deltrian jouissait de certaines faveurs en tant qu’allié du Mechanicus, mais tout comme Septimus, il était contraint de servir la VIIIe Légion.

— Eclairez-moi de vos lumières, honoré adepte.

— Tu es humain. La créature dépourvue de peau tourna le masque de mort grimaçant qui lui tenait lieu de visage vers les serviteurs. Humain, sans protection de céramite. Ton sang, ton pouls, ta transpiration, ta respiration… Autant de manifestations biologiques qui n’échapperont pas aux prédateurs xenos qui peuplent ce Space Hulk.

— Avec tout le respect que je vous dois, Deltrian, répliqua Septimus en regardant en arrière vers le couloir par lequel ils étaient arrivés, vous faites erreur.

— Je te vois et je t’entends parfaitement bien et mes systèmes de stimuli bioniques sont comparables aux sens de la race des Genestealers. Mes capteurs auditifs perçoivent ta respiration comme les vents balayant une planète, ton pouls comme les tambours primitifs d’une civilisation tribale. Si je peux percevoir ça, Septimus, et je t’assure que c’est le cas, alors sache que les nombreuses créatures vivant à bord de cette épave en sont elles aussi capables.

Septimus ricana. L’idée que les Night Lords l’utilisent lui, un de leurs esclaves les plus précieux, comme appât, était…

— Contact, lâcha Talos sur le vox.

Au loin, les bolters entrèrent en action.

V

L’Aîné s’éveilla des ténèbres glaciales de cet oubli qui ressemblait à ce que les autres races appelaient sommeil.

Il sentit l’écho d’une douleur, ténue mais lancinante, à la base de son crâne ovoïde. Cette faible douleur finit par se répandre avec une subtile insistance à travers ses vaisseaux sanguins pour battre à l’unisson de son pouls. Essaimant de son esprit engourdi, la douleur descendit le long de sa colonne vertébrale et atteignit son visage.

Cette douleur ne venait pas d’une blessure, d’une défaite, d’une chasse infructueuse. Elle n’éclipsait pas la faim dévorante mais était encore plus désagréable. Son goût, sa résonance étaient très différents. L’Aîné n’avait rien ressenti de tel depuis… bien longtemps.

Ses enfants étaient en train de mourir. L’Aîné percevait toutes les perforations, les membres arrachés, les plaies béantes qui composaient cette douleur fantôme.

Dans les ténèbres, il déplia ses membres. Les articulations cliquetèrent et craquèrent en se contractant et en se détendant une fois de plus.

Ses griffes meurtrières tremblèrent, s’ouvrant et se refermant dans l’air glacial. Des fluides digestifs acides picotèrent sa langue lorsque ses glandes salivaires se remirent à fonctionner. L’Aîné prit une inspiration timide à travers des rangées de dents acérées comme celles d’un requin. L’air frigorifié agissait comme un catalyseur pour ses sens. Ses yeux inexpressifs s’ouvrirent. D’épais filaments de bave coulèrent le long de son menton, dégoulinèrent de sa mâchoire et touchèrent le sol dans un sifflement.

Après s’être extrait du confinement de sa cachette, l’Aîné entreprit de parcourir le vaisseau à la recherche des meurtriers de ses enfants.

Une odeur de sang flottait dans l’air. Il entendait le rythme cardiaque de sa proie, sentait la transpiration salée sur la peau. Plus encore, il ressentait le bourdonnement de la vie, l’activité électrique d’un cerveau organique, les émotions, les pensées.

Vie.

Humaine.

Proche.

La gueule tout en lames effilées de l’Aîné émit une série de cliquètements. Il s’élança dans une course effrénée, traversant les coursives obscures à toute vitesse, ses griffes raclant contre le métal.

Mes enfants, émit-il silencieusement. J’arrive.

VI

Lucoryphus et son équipe n’étaient pas ralentis par un humain ou un technoprêtre. Ils ne s’appuyaient pas sur des serviteurs lobotomisés pour franchir les obstacles. À la place, plusieurs des rapaces de Lucoryphus étaient équipés de fuseurs qui soufflaient des vagues de chaleur gazeuse si intense qu’elle liquéfiait le métal.

En tant que meute, les Yeux de Sang (ils avaient encore du mal à s’habituer à leur nouveau nom, la Neuvième Griffe) se déplaçaient beaucoup plus vite à travers l’amalgame de vaisseaux distordus. Contrairement à Talos et à la Première Griffe, Lucoryphus et ses frères n’avaient pas de cible spécifique. Ils exploraient et furetaient, en quête d’un quelconque élément digne d’intérêt.

Et jusque-là, ils étaient bredouilles.

Le sentiment d’ennui était d’autant plus amer que s’ils avaient pu s’enfoncer plus profondément pour chercher le vaisseau du Mechanicus situé au centre du Space Hulk, Lucoryphus était persuadé qu’ils y seraient déjà maintenant et qu’ils commenceraient à rebrousser chemin.

Plus la Neuvième Griffe prenait de l’avance sur ses frères, moins les transmissions vox étaient nettes. Lucoryphus commençait à s’impatienter de la lenteur de la progression de la Première Griffe. Les premiers tâtonnements étaient imputables à cet esclave qui les ralentissait. Puis leur techno-adepte les avait contraints à faire une pause pendant que cet humain – cette chose – prélevait des informations des diverses banques de données et tablettes mémoire présentes dans les vaisseaux au travers desquelles la Première Griffe se découpait un passage.

— Armes vaporisatrices, siffla la voix de Lucoryphus à travers le vox. Armes de type fuseurs. Pas de découpage. Pas de serviteurs pour découper. Plus rapide.

La réponse de Talos était ponctuée par le staccato sourd de bolters.

— Entendu. Attention, nous avons croisé un groupe de genestealers. Menace négligeable, nombre infime, du moins dans cette section. Quelle est votre position ?

Lucoryphus menait son groupe toujours plus avant, dans des coursives spacieuses. Les rapaces étaient voûtés et couraient à quatre pattes, comme des animaux. La conception de ces couloirs leur était extrêmement familière.

— Vaisseau Astartes, Schéma de Construction Standardisé. Pas à nous. Esclaves du trône.

— Compris. Présence de xenos ?

— Quelques-uns. Pas beaucoup. Tous morts. Le moteur cylindrique dans son dos ronronnait au ralenti, crachant de temps à autre de la fumée noire par des fentes d’échappement. Nous dirigeons vers machinarium. Encore de l’énergie dans ce vaisseau. Lumières vives. Portes ouvertes. Vaisseau pas aussi vieux que les autres. Proche de la surface du Space Hulk.

— Compris. D’autres tirs de bolter se firent entendre, accompagnés des jurons étouffés des Astartes. Ces créatures sont malformées et faibles, répondit Talos. Elles semblent presque dégénérées.

— Genestealers présents depuis de nombreuses années. Pas de proie, pas d’énergie. Bêtes vieillissent, s’affaiblissent. Encore dangereuses.

— Pas pour l’instant du moins. Le vacarme des bolters commença à diminuer. Faites-moi un rapport sur votre situation toutes les dix minutes.

— Oui, prophète. J’obéis.

À quatre pattes, celui qui avait été humain reprit sa progression, ses lentilles oculaires en forme d’amande scrutant les contours des parois.

Le couloir finit par donner sur une vaste salle, havre de quiétude où régnait un silence de mort. La salle était équipée de générateurs immenses et d’une chambre à combustion plasma accrochée au mur qui (contre toute attente) émettait une faible lueur orange due au mélange volatil de liquides et de gaz qui tourbillonnaient dans les profondeurs du réservoir.

Sans en attendre l’ordre, les rapaces se dispersèrent dans la salle de contrôle, se dirigeant vers diverses consoles et passerelles, prenant position pour couvrir de leurs armes les issues de la salle. Quelques membres de la meute allumèrent leurs propulseurs dans un vrombissement et s’envolèrent vers les plate-formes les plus élevées.

Lucoryphus réprima à grand peine l’envie de les rejoindre. Même dans l’espace confiné du vaisseau, il brûlait d’envie de s’affranchir de la nécessité de marcher laborieusement au sol.

Se permettant un écart, il fit vrombir ses turbines dans un effort aussi simple et naturel que le fait de respirer. La soudaine poussée le propulsa à travers le machinarium et il atterrit souplement devant la console principale. Huit serviteurs morts étaient éparpillés non loin, réduits à des bouillies d’os et d’équipements bioniques.

L’un des meilleurs éléments de Lucoryphus, Vorasha, était déjà penché sur la console. Ses doigts griffus recourbés cliquetaient sur les commandes.

— Le réservoir à plasma est vide, siffla-t-il à travers la grille émettrice de son casque grimaçant. Le réservoir s’est vidé de toute son énergie au fil des décennies, oui-oui.

— Répare-le. Le chef des rapaces ponctua cet ordre d’un son court et précis à mi-chemin entre un cri et un murmure. Maintenant.

Les griffes de Vorasha cliquetèrent sur les touches et actionnèrent des leviers.

— J’en suis incapable. Ce vaisseau est en grande partie mort. Je peux rediriger l’énergie d’une section à l’autre, oui-oui. Facile. Ouvrir des cloisons trop épaisses pour être vaporisées. Impossible de restaurer l’énergie dans toutes les sections.

— Beaucoup de sections inutiles. Coupe l’énergie. Ensuite on bouge, cracha Lucoryphus.

— Il sera fait selon vos désirs, acquiesça Vorasha. Le rapace entreprit de rediriger le peu d’énergie encore présent dans les veines du vaisseau vers les sections que les Yeux de Sang devaient traverser. Il estimait qu’en leur évitant d’avoir à vaporiser d’épaisses cloisons pour progresser plus avant dans le vaisseau, il leur ferait gagner une heure.

— Quel est ce vaisseau ? demanda Lucoryphus, le visage tourné vers le plafond en quête d’un indice quant au nom du vaisseau ou de sa faction.

La réponse vint d’un autre rapace, lorsque Zon La découvrit un cadavre environ dix secondes après. Revêtu d’une armure verte, le mort se trouvait sur une passerelle surplombant le machinarium. Il avait été réduit en charpie par de puissantes griffes extraterrestres, mais sa confrérie d’origine s‘identifiait clairement au dragon de bronze sculpté sur sa poitrine.

— XVIIIe Légion, susurra le rapace, révulsé. Zon La brûlait de l’envie de déverser sa bave acide sur la dépouille exsangue du défunt.

Vorasha, relié à la faible source d’énergie du vaisseau, se tourna vers Lucoryphus.

— Energie coupée dans les secteurs inutiles. Nom du vaisseau : Protean, oui-oui, XVIIIe Légion.

Lucoryphus ricana derrière son casque. Ses oculaires rouges fixaient droit devant lui. Des larmes écarlates et argent stylisées coulaient en sillons jumeaux sur ses joues. Tous ses frères des Yeux de Sang partageaient le même visage. Ils voyaient tout le monde à travers des casques aux yeux effilés qui pleuraient des larmes de mercure et de sang.

— Des Salamanders. Nous en avons tant tué pendant la Vieille Guerre. Incroyable que certains respirent encore.

— Attendez-attendez. Vorasha ne parlait jamais vraiment. Il s’exprimait par sifflements et caquètements mais les autres rapaces arrivaient facilement à déchiffrer cet étrange langage. J’en perçois d’autres. Je les entends, tout proches.

Lucoryphus, aussi nerveux que ses frères, pencha la tête.

Il l’avait entendu, lui aussi. Des tirs d’armes à feu.

— Des Salamanders, dit Zon La d’une voix rauque. Toujours en vie sur ce vaisseau.

Lucoryphus se dirigeait déjà de sa démarche chaloupée vers les doubles portes qui menaient vers les entrailles du vaisseau.

— Pas pour longtemps. Neuf restent avec Vorasha. Neuf autres, suivez-moi.

Xarl et Uzas, tous deux guerriers de la Première Griffe, noyaient le couloir sous un déluge de feu. Leurs bolters tressaillaient dans leurs poings crispés. Uzas tirait au hasard, portant son attention sur les créatures les plus imminentes. Xarl gardait un parfait contrôle de lui-même ; ses bolts transperçaient les crânes des extraterrestres les plus proches et immobilisaient ceux qui essayaient de se relever.

Tous deux entendirent les paroles grésillantes de Talos et en conçurent une grande colère. Les Yeux de Sang, en avance sur eux de plusieurs heures dans leur exploration du Space Hulk difforme, étaient tombés sur des Astartes loyalistes.

Des Salamanders.

Ils étaient trop loin, beaucoup trop loin, pour que la Première Griffe puisse les atteindre. Talos ordonna à ses frères de continuer à veiller sur Deltrian et à nettoyer les coursives de la menace extraterrestre.

Xarl transforma sa colère en frénésie meurtrière. Il tira son épée tronçonneuse et découpa de gauche et de droite, mutilant les genestealers qui arrivaient au contact. Uzas, qui n’avait jamais vraiment été un parangon de subtilité ou de maîtrise de soi, hurla son amertume dans des couloirs indifférents et déchiqueta les extraterrestres avec son bolter, son épée tronçonneuse et même à mains nues.

— Lucoryphus, ici Talos.

— Pas de paroles maintenant. Je chasse.

— Evalue les forces de l’ennemi d’abord. Ne les attaque pas sans être sûr de sortir vainqueur.

Lâche !

— L’Echo of Damnation est dans le vide spatial, tout près, imbécile. Nous pouvons neutraliser leur vaisseau et lancer des capsules d’abordage quand bon nous semble. Ne les attaque pas sans être sûr de l’emporter. Nous n’avons pas la puissance de feu nécessaire pour affronter des Terminators ici.

Aucune réponse ne lui parvint, excepté la galopade de griffes sur le sol de métal.

Talos lâcha un long soupir que son émetteur vox changea en râle démoniaque. Rien ne se passait comme prévu.

Il avait donné à la barge de guerre la consigne d’éteindre les moteurs et d’activer le Hurleur si un navire impérial arrivait dans le système. Il y avait peu de chance que le vaisseau des Salamanders ait détecté et détruit l’Echo, mais Talos n’était pas d’un naturel optimiste. Deltrian perdait trop de temps et Lucoryphus, comme toujours, était totalement incontrôlable.

— Première Griffe à Echo of Damnation.

— …cr… m… if…

Le vox était toujours inutile. Il leur faudrait retourner vers les couches supérieures du Space Hulk pour rétablir le contact.

— Deltrian, coupa Talos sur le vox. Au rapport.

VII

L’Aîné négocia un virage, s’accrochant aux parois à l’aide de griffes qui labouraient un acier sans âge. Il ne ralentissait à aucun moment, même pas l’espace d’un battement de cœur. Une salive acide lui brûlait les mâchoires en dégoulinant sur son menton.

Proie.

Deux. Devant.

L’Aîné bondit par-dessus les cadavres de ses enfants, poursuivant sa course effrénée au plafond sans marquer la moindre hésitation. Ses griffes s’enfonçaient dans la voûte des coursives à une vitesse prodigieuse. Il bousculait vigoureusement ses enfants, percutant de plein fouet ceux qui se trouvaient sur son chemin. À une époque, le lien qui les unissait à l’Aîné les aurait fait s’écarter en signe de respect à l’approche de leur seigneur.

— Je recharge. Mercutian mit un genou à terre et éjecta une bande de munition vide de son énorme bolter lourd.

À ses côtés, Cyrion ajusta son arme et le couloir résonna du fracas familier d’un bolter en mode automatique.

— Accélère la manœuvre.

— Continue de tirer, rétorqua sèchement Mercutian.

— Merde, il est au plafond…

Continue de tirer.

En dessous et autour de lui, les cadavres rigides des siens se faisaient déchiqueter par le barrage défensif de son gibier. Les deux proies à proximité déchaînaient un déluge de colère ardente qui réduisait en charpie les enfants de l’Aîné.

Les projectiles chauffés à blanc commencèrent à crépiter contre sa vénérable peau.

Il se rappela soudain ce qu’était la douleur.

Mercutian verrouilla la bande de munition dans son emplacement et leva son bolter lourd. Trois interminables secondes plus tard, ses mécanismes internes finirent de s’activer et il était prêt à faire feu.

Il constata d’un regard en coin que les rafales de bolter de Cyrion faisaient des ravages parmi les créatures de moindre gabarit, mais l’énorme bête poursuivait sa course en hurlant à travers un déluge de bolts. Elle cavalait toujours au plafond, avalant les quelques mètres qui la séparait d’eux.

Il ne se releva pas. Il se contenta de presser la détente et sentit les stabilisateurs de son armure s’activer pour compenser le recul du canon.

Le bolter lourd tressauta lorsqu’il lâcha une volée de bolts explosifs à grande vitesse qui arrachèrent des morceaux de chair chitineuse à l’exosquelette de la créature.

Le douzième bolt fit chuter la bête qui s’écrasa dans la masse grouillante des créatures inférieures. Mercutian baissa son bolter et laissa son canon charcuter dans le tas.

L’Aîné sentait l’odeur de son propre sang et il trouvait cela plus traumatisant que la douleur causée par ses plaies béantes. L’odeur éclipsait celle des blessures de ses enfants de par sa richesse et sa puissance.

Le seigneur des bêtes se replia sur lui-même, adoptant une position fœtale. Il avait sous-estimé sa proie. Sa proie était féroce. Sa proie ne pouvait être défaite en combat frontal. Il devait la traquer, comme de la nourriture qu’on pourchasse.

C’était la coutume. Sa faim lui avait fait oublier la coutume, mais la douleur que cette erreur avait entraînée lui avait cruellement servi de leçon.

La tête basse, vaincu, mais dénué de toute honte, l’Aîné se fraya un chemin à travers le couloir, massacrant les siens dans sa fuite.

Quelques minutes plus tard, ayant regagné les ténèbres silencieuses, il déplia ses membres blessés et attendit que le sang cessât de couler.

Il émit une simple pensée, hurlement silencieux qui se répandit sur tous les étages inférieurs et supérieurs. Un nombre croissant de ses enfants se dispersait dans la ruche, affaiblis eux aussi par la faim. Ils s’étirèrent et s’extirpèrent de leur propre état de torpeur.

L’Aîné s’éloigna, décidé à affronter sa proie seul et avec plus de patience la prochaine fois.

Mercutian baissa son bolter lourd et s’adossa contre la paroi. Cyrion accrocha son bolter à la cuisse puis tira un pistolet et une épée tronçonneuse.

Enfin, le couloir retrouvait un calme bienvenu. Parfois, un extraterrestre était agité d’un spasme.

— Talos, ici Cyrion.

— Parle, répondit la voix du prophète dans un grésillement de vox.

— La zone est sécurisée pour l’instant. Attention, l’un de ces genestealers est énorme. Mercutian lui a balancé assez de bolts pour détruire un démon et ça l’a juste fait fuir en couinant. Je le jure sur le nom de notre père, on aurait dit que ce salopard se foutait de notre gueule en se barrant. On retourne auprès de cet horripilant technoprêtre maintenant.

— Compris. Deltrian est convaincu qu’il s’agit bien du bon vaisseau. Il a pénétré les banques de données de la console de tribord. Enfin.

— Alors, c’est un transport de Titan ?

— C’était. Ça ressemble plus à une ruche xenos maintenant. Un nid de genestealers qui crèvent de faim.

— Ce serait pas mal si on apprenait qu’on n’est pas venu ici pour rien.

— Ça voudrait dire, dit Talos en ricanant, que pour une fois quelque chose se serait déroulé comme prévu.

Le vox resta silencieux.

Un genestealer mort frémit à environ sept mètres de Cyrion. Cyrion lui explosa la tête d’un unique tir de pistolet bolter.

Mercutian se releva dans un grognement.

— Je comprends pourquoi le Trône envoie des Terminator dans ce genre d’endroit.

L’Aîné trottait sans but précis dans de sombres tunnels, évoluant d’une course ramassée sur les parois et les plafonds. Il s’enfonçait toujours plus loin dans la ruche, évitant la proie qui empestait le métal et la poudre noire. Ceux-là étaient forts et lui n’avait jamais été aussi faible. Il lui fallait viser une proie plus facile pour recouvrer de la vigueur.

Il y avait d’autres proies. L’Aîné percevait encore leur odeur, malgré la puanteur de ses propres blessures.

Cette autre effluve, capiteuse, était celle du sang salé. Celle du prochain repas que prendrait l’Aîné, circonspect mais déterminé.

Les proies en armure le protégeaient toutefois. Ils l’encerclaient et bloquaient l’accès aux couloirs, aux aguets, prêts à infliger encore plus de douleur. L’Aîné devait les contourner en creusant un passage avec ses griffes, en rampant dans des espaces confinés, en pratiquant de nouveaux tunnels dans les parois d’acier de la ruche.

Tout en courant, en déchirant, en sautant et en labourant, il sentait ses enfants s’éveiller toujours plus nombreux de leur sommeil.

Il finit par atteindre un espace dégagé de ce territoire qui était le sien mais où peu de ses enfants vivaient. Les proies humaines étaient là, dissimulées dans l’immense salle.

L’Aîné déplia à nouveau ses membres blessés. Le sang avait cessé de couler. La régénération totale prendrait plus de temps. Pour l’instant, il se contentait de l’arrêt des hémorragies et de la disparition de la douleur.

Bavant dans les ténèbres, il reprit sa progression. Quelque chose de primaire, d’instinctif grandissait en lui. Un cri inaudible résonna à travers tout le vaisseau.

Il devait appeler ses enfants à l’aide.

Septimus observait les serviteurs au travail dans la salle. Sa respiration couvrait parfois de buée l’intérieur de la visière de sa combinaison spatiale, mais lorsqu’elle s’évaporait le spectacle était toujours le même : les esclaves bioniques accumulaient des données dans d’encombrants cogitateurs qu’ils portaient ensuite sur le dos. Deltrian, le techno-adepte en robe, surveillait leur besogne à côté de la console principale dans une salle remplies d’écrans et de processeurs de données assoupis.

Des milliers d’années auparavant, cette salle avait été le cœur d’un vaisseau de guerre du Mechanicus, transportant Titans et soldats améliorés à travers les étoiles. Dans cette salle, des technoprêtres s’étaient adonnés à leurs étranges pratiques, accumulant des données portant sur d’innombrables croisades, des retransmissions d’images en provenance de centaines de champs de bataille, un nombre incalculable de transmissions vox de générations de commandants de Titans et d’officiers d’infanterie et, plus important que tout, les clés de code, les empreintes vocales et les clés d’encryptage de la Légion Titanique à laquelle ce vaisseau avait appartenu.

C’était la somme de tous ces éléments que le techno-adepte squelettique était venu chercher ici : l’opportunité de mettre la main sur un million de secrets détenus par le Culte Mechanicus. Un tel savoir valait tous les risques. Les utilisations potentielles étaient infinies dans la Vieille Guerre qui les opposait au faux Empereur et à la lie du prétendu Vrai Mechanicum qui survivait, hagard et dans l’ignorance, sur la surface de la Grande Mars.

Et pourtant il avait été difficile de convaincre les Night Lords de la nécessité de cette mission, des possibilités qu’elle offrait. Ils avaient été attirés par les opportunités de pillage. C’était un piètre compromis selon le technoprêtre. Deltrian était capable d’émuler les émotions humaines, il tenait donc les guerriers de la VIIIe Légion dans une certaine estime. Il déplorait cependant leur manque de vision quant au savoir qu’il recherchait ici.

Néanmoins, ils faisaient toujours preuve d’efficacité quand il s’agissait de pillage. Il avait joué de cet élément.

— Vous avez entendu ? demanda Septimus, dont le vox amplifiait la respiration. La Première Griffe a combattu une espèce d’énorme créature.

Deltrian détourna une infime portion de son attention pour répondre.

— Un Corporaptor primus.

— Quoi ?

La fréquence vocale de l’humain trahissait plus une incompréhension qu’une quelconque gêne auditive. Le vocalisateur de Deltrian crachota des interférences statiques, ce qui chez lui se rapprochait le plus d’un soupir.

— Un Corporaptor primus. Le patriarche d’une portée de Genestealers. L’alpha, le prédateur ultime.

— Comment est-ce qu’on vient à bout d’une bestiole pareille ?

— C’est impossible. Si elle nous trouve, nous sommes morts. Arrêtez de vocaliser maintenant. Ma tâche présente requiert toute ma concentration.

Deltrian put jouir de trois minutes de silence relatif avant d’entendre des bruits de pas étouffés au loin, trop rapides pour des humains, trop légers pour des Astartes. Ils faisaient vibrer la console sur laquelle il travaillait, ainsi que les parois. Les capteurs sensibles au bout des doigts de métal du techno-adepte enregistraient ces vibrations, imperceptibles pour un mortel.

Il rompit sa concentration un instant pour émettre un bref signal numérique qui s’afficha en caractères Gothiques sur les visières de la Première Griffe :

Menace Genestealer

dans le périmètre

Mon travail

a atteint un stade critique

Après avoir consacré à l’envoi de ce message un laps de temps équivalent à un battement de cœur humain, Deltrian reprit son travail. Il entra plusieurs clés de décryptage numériques pour passer outre les verrous informatiques du cogitateur de la console. Il y était presque désormais, tout près de pouvoir piller les banques de données, et enrageait à l’idée d’être bientôt interrompu.

VIII

Les Yeux de Sang étaient accroupis, gargouilles de céramite aux visages grimaçants hurlant en silence. Les tunnels ici étaient beaucoup plus larges, moins encombrés ; des passerelles secondaires et des réseaux de câbles étaient suspendus au plafond. C’était sur ces passerelles, parmi cette jungle de câbles qui faisaient office de veines pour le vaisseau assoupi, que les Yeux de Sang attendaient.

En dessous, leur proie avait mordu à l’hameçon. Le guerrier en imposante armure Terminator verte avançait d’une démarche pesante, progressant à travers les couloirs, faisant feu sur des fantômes avec le canon rotatif qu’il portait en bandoulière. Quelque chose n’allait pas. De leur point d’observation, les Night Lords entendaient l’Astartes loyaliste insulter des ennemis invisibles. Il était de toute évidence en train de livrer une bataille qui n’appartenait pas au présent. Des trous fumants garnissaient les parois là où le feu continu du canon avait criblé le métal dans un long accès de fureur.

Les Yeux de Sang partagèrent des ricanements muets via le vox en contemplant le guerrier en proie à des chimères. Il était de toute évidence affligé d’une pathologie des plus distrayantes.

Et pourtant… Il avait mordu à l’hameçon. Shar Gan continuait de mener le Terminator par le bout nez, se montrant au détour d’un couloir ou d’un embranchement, laissant entrevoir son armure noire ou lâchant un crissement dans les hauts parleurs vox de son casque. Quelque soit la chose que pourchassait le Salamander, il traquait Shar Gan inlassablement, sans prêter la moindre attention aux rapaces qui rampaient à quelques mètres au-dessus de lui à peine, progressant à quatre pattes à travers les passerelles et les câbles d’alimentation.

Lorsque Lucoryphus estima qu’ils avaient parcouru suffisamment de chemin, ils refermèrent le piège.

— Condamnez les portes, siffla leur chef. Les deux battants se refermèrent violemment, isolant le couloir du reste du vaisseau. Loin de là, près d’une console de contrôle située en un autre point du vaisseau, Vorasha et la deuxième équipe des Yeux de Sang jubilaient.

Dans le couloir en contrebas, le Terminator fit halte. Il était suffisamment lucide pour se rendre compte qu’il était tombé dans un piège. Il finit par lever la tête tandis que dix épées tronçonneuses se mirent à vrombir de concert.

Les Yeux de Sang étaient suspendus aux passerelles, aux câbles, voire aux parois et au plafond. Lucoryphus murmura dans son vox, une seconde avant que ses rapaces ne bondissent.

— Tuez-le.

Talos pénétra dans la salle de stockage des données. La gravité avait été réactivée dans ce secteur du vaisseau du Mechanicus, et son retour s’accompagnait de la réintroduction d’une atmosphère artificielle. Le vaisseau avait automatiquement scellé les sections dépressurisées au moyen de cloisons hermétiques.

Le retour de l’air introduisait également un nouvel élément dans cette étrange chasse. Le son était revenu. C’était déroutant : les mécanismes internes des appareils de stockage vrombissaient et cliquetaient comme le moteur d’un véhicule endommagé. Des pistons s’activaient dans les entrailles des cogitateurs. Talos n’avait nullement envie de savoir pourquoi ces appareils de stockage archaïques requéraient des pièces si bruyantes. Le vacarme était de plus en plus insupportable, depuis que les serviteurs de Deltrian avaient rétabli la circulation de l’air six minutes auparavant.

Variel avait atteint la salle quelques minutes avant le prophète. Quand Talos entra, la dernière recrue de la Première Griffe lui adressa un signe de tête sans dire un mot.

L’armure de Variel indiquait sa nouvelle allégeance mais n’était pas aussi ornementée que celle de ses frères. Sur ses épaulières, au lieu du crâne muni de crocs flanqué d’ailes de démon, l’insigne de Variel montrait un poing muni de griffes peint en noir, brisé par des coups de marteau rituels.

Sur le bras gauche de Variel, son brassard avait été converti en unité narthecium qui contenait des capsules d’azote liquide, des fraises, des scies à amputation et des lasers chirurgicaux. Le devant de son casque n’arborait plus le blanc propre aux apothicaires mais il portait toujours les outils de cet art. En lieu et place de crânes humains pendant au bout de chaînes, l’armure de Variel était décorée de casques brisés d’Astartes Red Corsairs. C’étaient ces différences, subtiles mais révélatrices, qui le distinguaient des autres membres de la Première Griffe.

Talos et Variel tenaient tous deux fermement leurs bolters, ne prêtant guère attention au travail de Deltrian et préférant se concentrer sur l’immense salle et les rangées d’écrans de cogitateurs muets.

Septimus n’avait pas enlevé son casque, même lorsque l’air était redevenu respirable. Il ne quittait pas Talos d’une semelle, jetant des regards en coin au technoprêtre tout à sa tâche.

— Maître, adressa-t-il à l’imposant Astartes.

Talos daigna accorder à Septimus un bref regard. Les cheveux longs de l’esclave, trempés de sueur, étaient attachés en un catogan ébouriffé. Les éléments bioniques de son visage, propres et bien maintenus, reflétaient les lumières du plafond.

— Septimus. Tiens-toi prêt. Les xenos sont proches.

L’esclave de la Légion ne demanda pas pourquoi il semblait être le seul à ignorer la nature de ce qui approchait. Il avait depuis longtemps appris que ses sens humains l’handicapaient quand il se trouvait en compagnie de guerriers qu’il considérait encore comme des demi-dieux.

— Maître, pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?

Talos semblait fixer une paroi éloignée plongée dans la pénombre. Il ne répondit pas.

— Maître ?

— Pourquoi poses-tu cette question ? dit le guerrier sans lui accorder beaucoup d’attention. Tu n’as jamais remis ton devoir en doute auparavant.

— Je souhaite juste comprendre quelle est ma place, mon rôle.

Talos s’éloigna, le bolter levé. La grille vocale du Night Lord émit un grognement déformé par le vox. Septimus se crispa et ne le suivit pas.

— Je ressens ta peur. Tu n’es pas ici pour servir d’appât. Aie confiance. Nous te garderons en vie.

— Deltrian semble penser le contraire.

— Nous allons peut-être rester ici plusieurs jours, Septimus. Si nos armures ont besoin de réparations, je veux que tu te tiennes prêt à accomplir ton devoir.

Des jours… ? Des jours ?

— Aussi longtemps, maître ?

Il y eut une série de cliquetis quand Talos passa sur une fréquence privée entre lui et son esclave.

— Par respect pour notre honoré techno-adepte, je ne dirai pas que Deltrian travaille lentement. Je dirais plutôt qu’il travaille méticuleusement. Mais tu n’es pas stupide, Septimus. Tu sais comment il peut être.

Oui, n’empêche…

— Maître, ça pourrait vraiment prendre des jours ?

— J’espère sincèrement que non. Nous avons passé trop de temps ici. Si le…

— … Chasseur d’âmes.

Talos marmonna un juron, qui en nostramien sonnait comme un poème courtois. La voix qui provenait du vox était dure, presque stridente. Lucoryphus était en état de rage, cela transpirait dans sa voix de manière incroyablement claire.

— Parle, Lucoryphus.

— Trop nombreux.

— Confirme la présence de xenos dans…

— … pas les extraterrestres ! Les fils maudits de Vulkan ! Deux équipes au complet. Ils tuent, et tuent encore. Neuf Yeux de Sang morts. Neuf qui ne se relèveront jamais. Neuf sur vingt !

— Calme-toi, mon frère. Talos réprima l’envie d’ironiser sur son maudit orgueil. De telles bêtises avaient déjà coûté neuf vies dans une bataille qui était perdue d’avance sans un minimum de patience et de préparation.

Ils n’auraient jamais dû lui laisser les coudées franches.

— Je rejoins Vorasha maintenant, siffla Lucoryphus. On les massacrera tous cette fois.

— Ça suffit. Vas-tu te replier à présent ? Vas-tu attendre que nous soyons tous de retour sur le vaisseau pour les attaquer dans l’espace ?

— Mais les…

— … Ça suffit. Replie-toi vers ta deuxième équipe et abandonnez le Protean. Rejoignez la Première Griffe et nous partirons ensuite. Laissons les esclaves du Trône tourner en rond dans leur mission futile.

— Compris.

— Lucoryphus. Répète ce que tu vas faire.

— Repli. Trouver Vorasha. Rejoindre la Première Griffe.

— Parfait.

Talos mit fin à la transmission, ravalant une salive bilieuse, acide. Ce n’était pas la première fois, ni la dernière, qu’il se fit la réflexion de détester être aux commandes.

Lucoryphus jeta son fuseur qui tomba bruyamment au sol. Il n’en aurait plus besoin. Les circuits de refroidissement de ses propulseurs dorsaux laissaient encore échapper de minces filets de fumée. Ils venaient tout juste de fonctionner à plein régime pour lui permettre de rejoindre les hauteurs et d’esquiver le déluge assourdissant des fulgurants des guerriers d’élite Salamanders.

Grâce au fuseur (qu’il avait prélevé sur le cadavre convulsé de Shar Gan) il avait pratiqué un trou dans le plafond et avait pu rejoindre le pont supérieur.

Il avait lui-même été touché. Sa plaque pectorale était fissurée, et Lucoryphus sentait que son armure perdait de la puissance. Le circuit d’alimentation avait dû être endommagé par un tir de bolt explosif.

Marcher sur ses deux jambes constituait une épreuve laborieuse, même sans être blessé. Lucoryphus se mit donc à ramper, comme il en avait pris l’habitude, ses quatre griffes creusant des prises sur le sol métallique.

Il progressait à une vitesse prodigieuse, même si c’était douloureux.

— Vorasha… Ses lèvres étaient couvertes de sang. La douleur causée par ses blessures était tout au plus une gêne.

— Oui-oui. La déformation de la liaison vox était extrême à présent. L’armure de Lucoryphus était dans un état pire qu’il avait cru de prime abord. Son casque résonnait régulièrement d’interférences des plus dérangeantes.

— Les ordres sont de rejoindre la Première Griffe.

— J’ai entendu, répondit Vorasha. J’obéirai.

— Attends.

— Attendre ?

— Plus de Salamanders qu’on croyait. Beaucoup plus. Trouve les nids des xenos. Réveille-les. Conduis les extraterrestres vers les Salamanders. Ils s’affrontent, ils s’entretuent. Vengeance pour les Yeux de Sang.

— Ss-ss-ss, répondit Vorasha dans un ricanement ophidien.

Maintenant ! hurla Lucoryphus. Conduis les xenos aux Salamanders !

IX

Les membranes recouvrant les yeux sensibles de l’Aîné se rétractèrent dans un bruit de succion. Il balaya du regard la vaste salle, percevant des indices de mouvements furtifs. L’odeur humaine était plus forte à présent. Tellement plus forte.

Il se remit en marche, ses griffes raclant le sol de métal. Deux des proies les plus dangereuses, celles qui portaient ces armes qui crachaient un feu perforant, venaient de pénétrer dans la salle. Même si son esprit animal estimait qu’ils n’étaient pas en mesure de le tuer, il avait bien retenu la leçon. Il ne devait pas mener cette chasse seul.

Depuis le sombre recoin qui lui servait de cachette, l’Aîné avait émis un cri silencieux pendant plusieurs minutes. Ses enfants accouraient, par dizaines, à travers les tunnels et les salles attenantes.

Cela suffirait pour submerger n’importe quelle proie, même la plus dangereuse.

— Je le vois, informa Talos.

Il scrutait les ténèbres, son regard parcourant les six cents mètres de la salle obscure en direction du nord. Il s’est éloigné de la paroi il y a peu de temps.

— Je le vois aussi, dit Variel. Il se rapprocha de Talos et leva son bolter, sa vision thermique se jouant aisément de la pénombre. Par le sang de l’Empereur, Mercutian disait vrai.

— Un genestealer Alpha, murmura le prophète qui regardait l’horrible extraterrestre approcher : membres chitineux, appendices griffus et crâne proéminent. Il est immense. Ouvre le feu quand il sera à portée optimale. Evite d’endommager les cogitateurs muraux.

— À vos ordres, dit Variel. Talos crut percevoir un soupçon de réticence dans les mots de la nouvelle recrue. Il avait tout récemment été intronisé dans la VIIIe Légion et n’était pas encore habitué à recevoir des ordres.

Talos leva son bolter, ajusta son viseur et prit une inspiration avant de s’apprêter à rappeler les autres. Le vox choisit ce moment précis pour exploser en une série de coups de feu et de jurons en nostramien. Tous les membres de la Première Griffe étaient en train de combattre, submergés par des vagues de créatures affamées.

Les autres avaient de toute évidence leurs propres problèmes.

Sur le viseur rouge de Talos, une rune de proximité devint blanche. Instantanément, Talos et Variel ouvrirent le feu.

Les doigts de Deltrian couraient sur le clavier à toute vitesse, poussaient des leviers et ajustaient des cadrans. Les codes cryptés qui bloquaient l’accès à l’information qu’il convoitait étaient incroyablement complexes et l’obligeaient à ajuster ses instruments. En parallèle, les clés de décryptage qu’il avait lui-même conçues étaient à l’œuvre dans les programmes des cogitateurs. Tout cela n’avait rien de surprenant mais accaparait une partie de son attention, ce qui exaspérait le techno-adepte. À cela s’ajoutait la fusillade qui avait lieu à une cinquantaine de mètres sur sa gauche et qui constituait une gêne non négligeable, les bolters n’étant pas réputés pour être des armes silencieuses. Quant au corporaptor primus (un specimen de xenos que Deltrian n’avait jamais rencontré de visu), il hurlait sans discontinuer pendant que des salves explosives le réduisaient en charpie.

Les crépitements de la paire de pistolets laser de Septimus se joignaient à la pétarade gutturale des bolters, l’ensemble composant une étrange percussion.

Presque… Presque…

Le vocalisateur de Deltrian émit un bip tremblotant qui, aux oreilles du profane, aurait sonné comme un son métallique et plat. Pour Deltrian, c’était ce qui s’approchait le plus d’une exclamation de joie.

Seize tablettes mémoires s’éjectèrent du cogitateur principal. Chacun d’elles faisait environ la taille d’une paume de main. Chacune contenait un siècle de savoir enregistré, et remontait aussi loin que la construction du vaisseau.

Chacune était inestimable – un artefact au potentiel incomparable.

— J’en ai terminé, dit le techno-adepte qui entreprit de rassembler les tablettes de données, sans se rendre compte que personne ne lui prêtait la moindre attention.

Il se tourna vers la mêlée juste à temps pour voir la bête extraterrestre, dont le corps n’était qu’une masse de plaies béantes et les yeux ovoïdes, des cratères débordant de fluides, trancher la jambe de Variel au niveau du genou avec l’un de ses rares membres intacts. Une faux en os noirci dont le tranchant effilé, brisé et sanguinolent, s’abattit en une trajectoire mortelle.

L’armure en céramite explosa. L’Astartes s’effondra, la jambe tranchée, mais continua de faire feu sur l’abomination qui s’approchait pour l’achever.

C’est Talos qui porta le coup de grâce. Le prophète, dont l’armure n’était qu’un amalgame de métal broyé labouré de coups de griffes, laissa la bête lui asséner un autre coup sur le côté de la tête dans le but de pouvoir utiliser son épée énergétique au contact. Des éclairs dansèrent le long de la lame dorée lorsqu’elle s’activa, tandis que le patriarche genestealer frappait le casque du Night Lord avec l’un de ses membres à moitié amputés. Des morceaux de casque peint en blanc volèrent en éclat, mitraillant le sol de métal comme des grêlons.

Talos était suffisamment proche désormais. La moitié de son visage était découverte et saignait après le dernier coup que la créature lui avait porté. Il enfonça l’épée sacrée dans la colonne vertébrale de la bête, la plongeant des deux mains à travers l’exosquelette renforcé et la couche musculaire sous-cutanée densifiée pour finalement mordre dans la chair tendre et l’os friable.

Il tourna, tordit, jura et tira. Son épée sciait la chair de gauche à droite. La blessure, qui ne cessait de s’agrandir, se remplit de sang nauséabond.

L’extraterrestre hurla à nouveau, crachant entre ses dents un ichor acide qui s’abattit sur l’armure de Variel en gouttelettes sifflantes. Talos imprima à sa lame dorée une ultime torsion brutale et la tête de la bête se détacha de ses épaules.

La créature s’effondra. Elle fut secouée d’un ou deux spasmes. Des blessures béantes qui parsemaient son corps s’échappaient des fluides répugnants ainsi qu’un sang noir. L’odeur, comme Septimus le raconterait aux autres esclaves à son retour à bord du vaisseau, évoquait à la fois un charnier et une boucherie qu’on aurait laissée grande ouverte pendant un mois. Le remugle se jouait de tous les filtres à air et s’accrochait directement aux sinus.

L’armure gris métal de Variel était constellée de boursouflures là ou les sécrétions corrosives de la bête avaient attaqué la peinture du plastron. Sa jambe tranchée ne saignait pas ; Les agents coagulants de son sang Astartes étaient déjà à l’œuvre pour refermer la plaie et la cicatriser. La douleur était atténuée par les injecteurs narcotiques de l’armure qui distillaient des stimulants et des anti-douleurs dans ses vaisseaux sanguins.

Et pourtant il grommela un juron en s’éloignant en rampant du cadavre de la bête, dans un langage que seul lui comprenait. Deltrian analysa les motifs linguistiques. Il s’agissait probablement d’un dialecte de Badab, une langue du monde natal de Variel. Les détails étaient sans importance.

Les couleurs de l’armure de Talos avaient presque entièrement disparu. Les acides et le sang corrosif avaient fait apparaître des cloques sur la céramite et fait s’écailler la peinture. Il contemplait la dépouille fumante de la créature, la moitié de son visage visible du fait des dégâts qu’avait subi son casque.

Le techno-adepte vit le prophète se renfrogner et tirer un autre bolt dans la tête tranchée de l’extraterrestre. Ce qui restait du crâne du genestealer disparut en une explosion de fragments visqueux qui éclaboussèrent les murs, le sol et l’armure de Talos.

Septimus n’en perdait pas une miette, le souffle court. Il savait qu’il allait passer beaucoup de temps à réparer et repeindre ces deux vénérables armures. Il devina qu’il valait mieux ne pas l’exprimer à voix haute et rengaina ses pistolets laser impériaux avant de s’adosser au mur.

— Bordel de merde, souffla-t-il.

Deltrian contempla la scène pendant exactement quatre secondes virgule deux.

— J’ai dit, « j’en ai terminé ». Il ne put empêcher une certaine impatience de poindre dans sa voix. Pouvons-nous partir maintenant ?

X

Lorsque l’Echo of Damnation s’écarta du Space Hulk, le Hurleur se tut tandis que des nuages de plasma condensé s’étiraient derrière le vaisseau. L’Echo, dont les moteurs dispersaient le brouillard dans l’espace, s’éloignait de cet immense conglomérat de navires oubliés.

Sur le trône de commande, Talos, dont l’armure n’était qu’une ruine grisâtre, observait l’occulus. Il montrait une portion du vide sidéral – ni plus, ni moins.

— Depuis combien de temps ont-ils quitté le système ? demanda-t-il. Il s’agissait des premiers mots qu’il prononçait depuis son retour à bord, lorsqu’il avait pris place sur le trône. La réponse lui parvint d’un vieil officier humain qui portait un uniforme de la Flotte Impériale dont on avait arraché les insignes.

— Un peu plus de deux heures, mon seigneur. Le vaisseau Salamander a quitté la zone dangereusement vite. Nous pensons que le Hurleur les a effrayés. Ils ont préféré quitter l’orbite et s’enfuir plutôt qu’en rechercher l’origine.

— Ils n’ont pas trouvé le vaisseau ?

— Ils l’ont à peine cherché, mon seigneur. Ils ont rappelé leurs escouades d’abordage et sont partis.

Talos secoua la tête.

— Les fils de Vulkan sont niais et stupides, mais ce sont des Astartes et ils ne connaissent pas la peur. Ce qui les a fait déguerpir du système doit revêtir une grande importance.

— Comme vous dites, monseigneur. Quels sont vos ordres ?

— Deux heures, ce n’est pas un retard rédhibitoire, grogna Talos. Suivez-les. Que toutes les Griffes se tiennent prêtes. Quand nous les aurons rattrapés, nous les arracherons au Warp et démantèlerons leur vaisseau.

— À vos ordres, maître.

Le prophète laissa ses paupières se fermer tandis que le vaisseau bruissait d’activité autour de lui.

La salle des reflets renfermait les rares reliques encore en possession de la phalange de Talos. En des temps plus glorieux, cette chambre aurait constitué un lieu de prière, de méditation purificatrice. Un témoignage de l’histoire de la Légion à travers les armes et les armures autrefois portées par ses héros.

À présent, elle n’était ni tout à fait un atelier, ni tout à fait un cimetière. Deltrian était le maître des lieux. C’était pour lui un havre où sa volonté et son verbe étaient souverains. Des serviteurs s’activaient à diverses consoles, réparant des pièces d’armure, remplaçant les chaînes dentelées d’épées tronçonneuses endommagées, forgeant de nouvelles cartouches et de nouveaux mécanismes explosifs de bolts.

Ici, dans des champs de stase rituellement conservés, les sarcophages décorés de guerriers décédés trônaient sur des piédestaux de marbre, attendant l’heure où ils seraient incorporés dans la structure de Dreadnoughts pour arpenter de nouveau les champs de bataille. Plusieurs réservoirs étaient remplis de fluides bouillonnants mais la plupart étaient vides, en attente d’être vidangés et nettoyés. Certains étaient occupés par des silhouettes nues que les liquides amniotiques laiteux et riches en oxygène rendaient indistincts.

Deltrian avait regagné son sanctuaire quelques minutes auparavant et avait déjà inséré les tablettes dans les fentes de ses propres cogitateurs afin que ses banques de données personnelles ingurgitassent tout ce savoir. Les portes de la salle des reflets étaient ouvertes. Deltrian laissait le transfert de données s’effectuer sans surveillance. Il attendait des invités.

Ils finirent par arriver. Douze guerriers, en une file indienne irrégulière. Chacun de ces douze Astartes portait sur lui les stigmates d’une âpre bataille toute récente. Chacun avait survécu six heures supplémentaires à bord du Space Hulk, repoussant les genestealers et les obligeant à se replier vers leurs nids.

Les Salamanders avaient été admirables dans leur purge mais avaient tout de même perdu six des leurs à bord du Protean grâce aux efforts de Vorasaha et des Yeux de Sang qui avaient dirigé vers cette section du vaisseau des vagues interminables de créatures xenos.

Six âmes perdues, six guerriers tombés. Ça n’était pas beaucoup, après tout. Les Night Lords en avaient perdu neuf, tous des Yeux de Sang. Lucoryphus ne semblait pas s’en émouvoir.

— Les faibles meurent, les forts prospèrent, avait-il déclaré à son retour sur l’Echo of Damnation. Deltrian avait observé que venant du guerrier dégénéré, c’était presque de la philosophie. Le chef des Yeux de Sang n’avait pas répondu.

Deltrian regardait les douze Astartes entrer dans la salle des reflets. Chaque paire portait un lourd fardeau : les corps brisés de guerriers Salamanders. L’un des combattants mutilés avait été déchiqueté avec une précision chirurgicale et une brutalité exubérante. Exécuté par les Yeux de Sang, il avait eu l’honneur d’être leur première victime. Les autres arboraient des blessures infligées par les genestealers : plastrons perforés, protections déchiquetées, casques enfoncés.

Mais, songea Deltrian, rien d’irréparable.

Les Night Lords disposèrent les cadavres sur le sol orné d’une mosaïque. Six Salamanders morts. Six Salamanders morts en armure Terminator, équipés de fulgurants, d’armes énergétiques et même d’un canon d’assaut rotatif (quasi introuvable dans les légions renégates, qui se voyaient contraintes de livrer bataille avec des équipements pillés ça et là et un arsenal antique).

Ce trésor, cette manne bénie par l’esprit du Dieu-Machine, valait infiniment plus que les vies de neuf Night Lords. Deltrian caressa le dragon de pierre noire en relief, l’emblème du Chapitre des Salamanders, qui ornait l’épaulière d’un des guerriers décédés. De tels insignes pouvaient être arrachés, l’armure pouvait être modifiée, reforgée… Ces mutilations rendaient les esprits de la machine plus cruels, ce qui servirait davantage les desseins de la VIIIe Légion.

Que les Night Lords crachent des imprécations et des insultes pour le moment. Il voyait bien dans leurs yeux sombres que chacun avait conscience de la valeur de cette prise. Chacun espérait faire partie des élus appelés à porter une de ces armures sacrées, une fois qu’elles auraient été profanées et préparées.

Neuf vies en échange des secrets d’une Légion Titanique et six exemplaires de la plus puissante armure jamais créée par l’homme.

Deltrian souriait en permanence car son visage squelettique avait été forgé ainsi. Cette fois-ci, toutefois, tandis qu’il contemplait ses nouveaux trésors, l’expression était sincère.