Requiem Prométhéen

Nick Kyme

Le hangar s’ouvrait dans le flanc du vaisseau comme une plaie béante, gangrenée par la rouille et la corrosion warp. Le Glorion, un bâtiment qui avait servi au cours des vieilles guerres frontalières de Kapp, n’était plus aujourd’hui qu’une épave parmi un agrégat d’une centaine de vaisseaux, cathédrales de métal pressées les unes contre les autres dans une étreinte violente, un enchevêtrement de flèches brisées, de dômes fracassés et de ponts éventrés. S’il était étonnant de voir tant de vaisseaux différents réunis en un même lieu, il était encore plus déroutant de contempler leur fusion contre-nature en une seule masse à la dérive. On appelait ces monstrueux assemblages d’épaves des « space hulks ».

L’Implacable ressemblait à un insecte comparé à ce mastodonte. Il se posa dans un hangar capable d’accueillir une flotte entière d’appareils de combat, et dix silhouettes en armure descendirent sa rampe de débarquement. Elles se déplaçaient avec lenteur, mais ce n’était pas dû à leurs lourdes armures Terminator, ni à l’inertie de l’apesanteur ou à leurs semelles magnétiques les arrimant au pont métallique. Elles étaient sur leur garde. Les hulks étaient généralement colonisés par des créatures étranges qui, terrées dans leurs recoins les plus sombres, somnolaient dans la torpeur induite par leur longue errance dans les profondeurs de l’espace. Mais il y avait plus que cela. Cet amalgame d’épaves, constellé de traces de griffures, envahi par d’étranges colonies de bactéries et érodé par les vents solaires, sortait tout droit de l’Œil comme quelque ignoble rejeton engendré par le Warp, expulsé dans le monde physique après un siècle d’absence.

— Ce lieu empeste le Warp. La voix de Praetor résonna dans le casque de Tsu’gan via son récepteur. Il ne pouvait pas voir son visage, mais au son de sa voix Tsu’gan savait que son sergent grimaçait.

En plus de l’odeur, les parois du hangar portaient des signes évidents de corruption. Dans les faisceaux de lumière des projecteurs halogènes de son armure, Tsu’gan observa les étranges protubérances et les veinures gelées par le froid spatial qui couraient sur les parois. Ces excroissances malsaines étaient percées par ce qui ressemblait à des bouches figées dans une expression de faim vorace. La contamination touchait toutes les surfaces verticales et des monticules de biomasse fossilisée s’étaient accumulés à chaque extrémité du pont.

— Lance-flammes. La voix de Praetor était hachée, teintée d’un dégoût difficilement réprimé.

Frère Kohlogh rompit la formation et inonda le mur d’un feu purificateur. Aussi facilement qu’une allumette embrase un tas de bois aspergé d’huile, la flamme dévora la corruption qui se consuma avec un chuintement sinistre, presque un gémissement, à peine discernable par-dessus le rugissement du lance-flammes.

Tsu’gan vit Emek tracer le signe du marteau de Vulkan sur sa poitrine. Aucun Dragon Ardent ne l’imita ; l’apothicaire n’était pas vraiment un des leurs, et il était apparemment plus superstitieux qu’eux. Emek croisa le regard de Tsu’gan et le soutint un instant avant de se détourner pour suivre Praetor qui avait repris sa progression. Il était évident qu’il avait hâte de quitter ce vaisseau. Tsu’gan ne pouvait pas lui donner tort.

L’Empyrean était un monde fantomatique, un univers qui se surimposait à la réalité comme un film de plastek sale. Des créatures infâmes engendrées par des émotions comme la peur, l’envie et la soif de pouvoir y rôdaient, parasites se nourrissant des faiblesses des hommes. Un mot ancien servait à les désigner : on les appelait les démons. Aucun vaisseau ni aucun space hulk qui avait voyagé dans le Warp ne pouvait ressortir totalement indemne d’une telle expérience. L’influence des démons avait une façon bien particulière de persister…

— Ça te flanque la chair de poule, hein, petit dragon ? lui demanda Hrydor sur un canal privé.

La mâchoire de Tsu’gan se crispa et il ravala sa colère.

— Appelle-moi Tsu’gan ou frère, siffla-t-il.

Hrydor éclata d’un rire sonore que tous purent entendre. Hrydor était un géant, même en comparaison des autres Terminator, et c’était lui qui portait l’arme lourde de l’escouade, un canon d’assaut sur lequel était gravé un impressionnant tableau de chasse.

Un éclair d’énergie crépita sur le marteau tonnerre de Praetor, lui permettant de mieux examiner les ténèbres alentour. La lumière se refléta sur le vert de son armure, épaississant par contraste les ombres que creusaient les plis de sa cape en peau de salamandre.

— Un ton plus bas, frère, dit-il.

Hrydor hocha la tête, mais il n’en avait pas encore fini.

— Garde ton énergie, petit dragon, nous aurons bientôt l’occasion de nous battre.

En cet instant, la colère de Tsu’gan était plus brûlante que les lacs de magma sous la montagne Feu de Mort, sur Nocturne.

Hormis les protubérances malsaines, le hangar était vide.

— À quelle distance se trouve le Protean ? demanda Praetor.

— Il n’est pas loin. Je le sens.

La rune clignotant sur l’écran rétinien de Tsu’gan lui indiqua l’identité de celui qui venait de parler.

Le frère sergent Nu’mean. Son impatience, si inhabituelle pour un Salamander, était visible malgré le hiératisme que lui conférait sa lourde armure Terminator.

Praetor se retourna pesamment.

— Serais-tu devenu Archiviste, frère ?

— Je suis un Dragon Ardent ; répondit froidement Nu’mean. Sa voix n’était pas aussi profonde que celle de Praetor, mais son ton tranchant aurait pu couper de la céramite. Et je connais mon vaisseau. Il est proche. Il avança d’un pas lourd, tandis que la température déjà glaciale chutait encore.

— Emek, interrogea Praetor, sans se préoccuper davantage de l’autre sergent, quelle distance ?

Optimiste et curieux, Emek était tout le contraire de son prédécesseur, dont le visage hâve reflétait l’éternel cynisme.

Encore quelques récoltes de glandes progénoïdes sur tes frères mourants, et ton humeur changera, mon frère, pensa Tsu’gan avec amertume.

Emek consulta l’auspex intégré au gantelet de son armure énergétique d’un modèle plus léger que les armures Terminator.

— À en croire les plans du vaisseau, approximativement cinq heures à travers les ponts tertiaires du Glorion avant d’atteindre le point de fusion avec la poupe du Protean. Il releva les yeux de ses estimations. À condition d’une progression directe à travers le vaisseau, pas de mauvaises rencontres ni d’obstacles, et qu’on puisse rétablir la gravité.

— Dès que nous aurons trouvé une console en état de marche tu pourras te mettre au travail pour nous résoudre ce problème, frère, dit Praetor. Pour ce qui est du reste, nous ferons en fonction des circonstances.

Chaque Terminator était équipé d’un poing tronçonneur à la main gauche, un outil inestimable pour l’exploration des hulks où les cloisons et les débris pouvaient rendre la progression difficile. Voilà qui résoudrait le problème des obstacles.

— Les scans thermiques de l’Implacable laissent penser que la résistance devrait être légère. Les xenos sont encore en sommeil pour l’essentiel.

Des fulgurants, un canon d’assaut et le lance-flammes lourd de l’escouade de Nu’mean devraient suffire pour régler le problème des mauvaises rencontres.

— Il ne nous reste plus qu’à espérer que les choses restent ainsi. L’attention de Praetor revint sur Nu’mean, qui avait pris une position d’avant-garde avec son escouade. Pour le moment, Praetor avait le commandement, mais dès qu’ils atteindraient le Protean, il devrait passer les rênes à l’autre sergent. C’est ainsi que les choses avaient été convenues entre eux. Nu’mean était là pour expier, il devait donc assumer seul la responsabilité en cette affaire. C’était la façon de faire des prométhéens.

— Tu es bien sûr qu’il est là ?

— Je le sens dans mes veines, grogna Nu’mean. Il est encore là, à l’intérieur du vaisseau.

— Après un siècle à errer dans les courants du Warp, il n’a peut-être pas survécu. La voix habituellement retentissante de Praetor s’adoucit. Nous sommes peut-être à la recherche d’un cadavre, frère… ou de quelque chose de pire encore.

Les mots restèrent suspendus entre eux, et le regard de Nu’mean dériva sur Emek, qui se trouvait derrière Praetor.

— Il est en encore vie, maintenu en cryo-stase comme je l’ai laissé à l’époque. Il marqua une pause, comme s’il était sur le point d’ajouter quelque chose. Il se détourna finalement mais son vernis d’inflexibilité avait été sur le point de craquer.

Praetor tourna une dernière fois son regard vers Emek qui était flanqué de deux mastodontes en céramite verte, Mercurion et Gun’dar, des membres de l’escouade de Nu’mean. Une armure énergétique offrait une formidable protection au combat, mais un space hulk à la dérive n’était pas un champ de bataille ordinaire.

— Veillez sur lui. La subtilité n’était pas le fort d’Herculon Praetor, qui ne prit pas la peine de passer par un canal privé. L’apothicaire connaissait les risques et, pour le moment, c’était lui le chef de la mission. Il prit la tête du groupe et ordonna d’une voix impérieuse : Dragons Ardents, suivez-moi.

Les gueules des trois fulgurants tirant à l’unisson flamboyèrent, illuminant le visage grimaçant de Praetor alors qu’il repoussait le xenos de son bouclier tempête. Il écrasa la créature contre le mur et ses fluides vitaux acides éclaboussèrent son armure en grésillant.

Le couloir était étroit. Des tuyaux et des câbles épais pendaient du plafond éventré par où les genestealers étaient arrivés. Le plancher grillagé, rongé par le sang xenos, résonnait sous leurs bottes. Au moins n’y avait-il plus de signes de corruption warp. Enfin… rien qui soit visible. Une gravité pesante engendrée par les systèmes défaillants du Glorion maintenait les Dragons Ardents au sol. Les recycleurs d’air remis en fonction oxygénaient à nouveau le pont, ce qui avait permis à Praetor d’ôter son casque de bataille. Les données défilant sur ses écrans rétiniens lui indiquaient qu’il était en limite de charge maximale. Il était pénible de se mouvoir. Ses lèvres avaient un goût de sel, son visage était couvert de sueur, et son cœur auxiliaire pompait frénétiquement pour compenser l’effort physique supplémentaire.

Les xenos n‘éprouvaient apparemment pas les mêmes difficultés.

Deux genestealers bondirent dans le couloir étroit en se bousculant dans leur hâte. Trois Terminator leur faisaient face, Tsu’gan, son sergent et Vo’kar, et deux autres se tenaient derrière eux, dont le canon d’assaut. L’arme lourde de Hrydor restait silencieuse, mais le fulgurant d’Invictese donnait de la voix entre les épaules de ses frères en première ligne. L’escouade de Nu’mean était groupée derrière eux et couvrait leurs arrières.

Tsu’gan tira une rafale qui explosa la cage thoracique d’une des créatures et lui arracha un bras. La deuxième s’approcha suffisamment pour bondir sur lui, ses longues jambes musculeuses la propulsant dans les airs avec aisance. Le poing tronçonneur qui l’accueillit en plein torse transforma son cri perçant en un miaulement étranglé, et ses griffes sans force éraflèrent convulsivement l’armure de Tsu’gan.

— Bien joué, petit dragon ! dit Hrydor. Le flamboiement des fulgurants illumina le couloir comme une langue de feu. Tsu’gan sentit leur chaleur. Trois autres xenos explosèrent sous le déluge de bolts. Mais regarde, il en vient d’autres !

Hrydor leva son poing tronçonneur pour lui montrer. Une douzaine de cadavres xenos gisaient au pied des Terminator qui n’avaient subi ni perte, ni blessure. Ce n’était qu’une avant-garde, rien de plus. Et les créatures étaient encore groggy, pas tout à fait sorties de leur hibernation. Au-dessus d’eux, les piaulements aigus laissaient présager l’arrivée d’une nouvelle vague.

Les genestealers qui se précipitaient dans le couloir étaient des cibles faciles. Ils s’agitaient comme des pantins désarticulés, fauchés par les salves des fulgurants. Les Dragons Ardents comprirent trop tard que ces xenos-là étaient sacrifiés pour faire diversion. D’autres genestealers arrivèrent en force en rampant sur les murs et le plafond, le corps plaqué à la paroi pour faire des cibles moins faciles.

Tsu’gan reçut un coup sur le côté de son casque et vacilla. L’écran d’affichage interne se brouilla de neige avant de revenir à la normale. Les créatures étaient rapides, plus rapides que les premières. Il balança son poing tronçonneur sur le côté, espérant toucher la bête, mais le genestealer s’était esquivé en lui grimpant sur le dos.

Les détecteurs de douleur de son armure passèrent au rouge et Tsu’gan laissa échapper un cri. La gueule hérissée de crocs du genestealer mordait les jointures de l’armure, à la recherche d’une faille. Tsu’gan ne pouvait pas l’attraper, aussi se projeta-t-il en arrière. Un bruit réconfortant d’os brisés se fit entendre lorsqu’il percuta le mur. Il reprenait son équilibre, tandis que des produits analgésiques s’injectaient dans les veines de son corps amélioré, lorsqu’un autre genestealer bondit sur lui depuis le plafond. Malgré son implant occulobe, il ne l’aperçut qu’au dernier moment dans l’obscurité.

Le marteau tonnerre de Praetor cueillit la créature en plein vol et la décharge électrique crépita dans les airs, illuminant le cri d’agonie du xenomorphe comme une pict-capture figée.

— Dragons Ardents, en avant ! hurla Praetor en écrasant un autre xenos d’un coup de bouclier tempête.

Le staccato des tirs de fulgurants informa Tsu’gan que ses frères mitraillaient avec lui le couloir. Sous leurs efforts combinés, les Dragons Ardents avaient quasiment annihilé la deuxième vague et réussi à utiliser leur bref répit pour gagner du terrain. Ils pénétrèrent dans une sorte d’atelier de maintenance où de vieilles machines jonchaient le sol comme des cadavres de métal. La taille des lieux permit à l’escouade de Nu’mean de prendre position à côté de celle de Praetor.

Praetor leva son poing alors que chaque escouade se déployait : trois de front avec le sergent au centre et deux derrière, dont l’arme lourde de l’escouade.

— Halte.

Les derniers échos de la fusillade disparurent pour ne laisser qu’un silence tendu, entrecoupé par les bruits rassurants des systèmes du Glorion remis en activité.

— Nous devrions continuer, dit Nu’mean, exprimant son impatience.

Praetor retourna du pied un des cadavres de xenos. Des tentacules sensitifs pendaient de sa cavité buccale comme des langues côtelées. Alors que le sergent allait activer son micro, il vit une lueur fugace s’éteindre dans les yeux de la créature. Il s’agissait sans doute d’une illusion d’optique due aux conditions extrêmes du vaisseau. Praetor ouvrit son micro.

— Apothicaire ?

— À vos ordres, seigneur.

— Les xenos sont éliminés, insista Nu’mean. Pourquoi ce délai ?

— Il attend depuis près d’un siècle, frère, quelques heures de plus ne feront pas une grande différence, contra Praetor. Par ailleurs, ils sont encore là. On attend.

Tsu’gan se rappelait du Nu’mean d’avant. Quand il avait été téléporté pour la première fois sur Prometheus, la station lunaire qui était le domaine des Dragons Ardents, le frère sergent avait été le premier à l’accueillir. Il avait un visage buriné et une longue cicatrice qui descendait sur la joue droite et relevait sa lèvre en un rictus permanent. Son œil droit était légèrement voilé, la pupille rouge flamboyante obscurcie par une petite tache noire. Une bande cheveux rouges, rasée en forme d’arc de cercle, s’étendait sur l’hémisphère droit de son crâne et avait évoqué à Tsu’gan une traînée de flammes. Malgré la chaleur de la forge d’approbation et de la porte de feu, l’accueil avait été glacial. À en juger par l’attitude de Nu’mean aujourd’hui, les années ne l’avaient pas vraiment adouci.

Praetor régla ses projecteurs à pleine puissance et les orienta sur la section de couloir devant eux. Des tuyaux sectionnés pendaient du plafond comme des vipères. Une valve à vapeur s’actionna dans le lointain. Selon Emek, ils se trouvaient à environ une heure du point de fusion avec le Protean.

Tsu’gan imita son sergent, bientôt suivi par les autres. Au début il ne vit rien de particulier, à part le métal ravagé, les conduites brisées et les câbles pendouillant comme des intestins dans la lumière blanc magnésium de leurs projecteurs. Puis quelque chose remua en bordure du cône de lumière, quelque chose qui rampait lentement dans la pénombre.

— Par Vulkan ! rugit Tsu’gan, et son cri de bataille fit écho à ceux de ses frères.

Les genestealers couvraient les murs tels des arapèdes envahissant la coque d’un vieux navire. Ils bondirent des parois et foncèrent vers les Terminator dans une charge féline. Au même moment, les grilles du plafond cédèrent et un flot continu de créatures se déversa dans le couloir.

Alors que Tsu’gan pointait son fulgurant, il eut l’image des fourmis de lave de Nocturne sortant de leur terrier pour repousser un intrus. Sauf qu’ici les fourmis de lave étaient plus grandes qu’un homme et que leur terrier était un hulk rouillé qui dérivait dans le vide sidéral.

Chaque bolt frappa un corps de xenos. Le sang et les membres déchiquetés explosèrent en gerbes écoeurantes, mais les genestealers continuaient à avancer.

— Quelque chose les pousse ! grogna Tsu’gan. Il s’apprêta à reculer d’un pas, mais il sentit une épaulière contre la sienne qui résistait à son mouvement de recul.

Praetor était à ses côtés, un roc de céramite face à la marée xenos qui avançait.

— Pas de recul, frère. Résiste. Notre volonté est la plus forte.

Il se tourna vers un autre Dragon Ardent.

— Hrydor, donne-nous un peu d’espace pour respirer.

Sur la droite de Praetor, Hrydor s’avança d’un pas et actionna son canon d’assaut.

L’air se remplit instantanément du son strident des canons rotatifs crachant leurs obus à haute vélocité à un rythme phénoménal. Hrydor mitrailla le couloir de droite à gauche en hurlant joyeusement des litanies du credo prométhéen, fauchant la masse des genestealers qui obstruaient le couloir.

— On dirait bien qu’on a réveillé le nid, frère sergent, dit-il.

Tsu’gan entendit Praetor murmurer :

— Et je ne connais qu’une manière de faire le ménage… Nu’mean.

L’autre sergent hocha la tête et fit un signe au frère Kohlogh.

— Fais-moi brûler tout ça ! cria Nu’mean, et le Dragon Ardent épaula son lance-flammes.

Le prométhéum liquide s’embrasa au contact du brûleur de l’arme et enveloppa la portion de couloir devant eux.

Malgré la chaleur, certains xenos étaient encore déterminés à attaquer.

— Ve’kyt, Mercurion !

Deux autres Dragons Ardents s’avancèrent sur l’ordre de Nu’mean et abattirent les xenos qui émergeaient du brasier en titubant. Quelques instants plus tard, tout était terminé.

L’écho des hurlements persista longtemps après que les genestealers soient morts, réduits en cendres par l’irrésistible brasier de prométhéum. La fumée obscurcissait l’air comme un linceul.

— Quel est ce bruit ? demanda Emek. Il s’était rapproché et n’avait plus besoin d’utiliser sa radio pour se faire entendre.

— N’as-tu jamais fait griller un crustacé ou un insecte ? demanda Hrydor, qui laissait tourner les canons rotatifs de son arme afin qu’ils refroidissent.

L’apothicaire secoua la tête.

— C’est l’air, frère, intervint Tsu’gan, un peu agacé par la naïveté d’Emek. Il s’échappe des jointures des carapaces.

— Hé bien, petit dragon, tu n’es pas que fureur et colère, apparemment.

Tsu’gan aurait voulu défoncer le casque de Hrydor et le visage qui se trouvait en dessous, mais il se retint, et s’éloigna lentement pour rejoindre Praetor qui avait appuyé une main sur la cloison tandis que deux Terminator de l’escouade de Nu’mean vérifiaient que la voie devant eux était dégagée.

— Frère sergent ?

— Sais-tu ce que je sens lorsque je touche la paroi de ce vaisseau ?

Les yeux de Praetor étaient aussi durs que du granit. Depuis qu’il avait rejoint les Dragons Ardents, Tsu’gan avait découvert une autre facette du sergent. Sur Scoria, lorsqu’ils avaient combattu les Orks, il avait été enthousiaste, presque exubérant. À présent, il était austère et renfermé. La mort de N’keln alors que la victoire était acquise l’avait changé, tout comme le meurtre de Kadai avait changé Tsu’gan. La mort des capitaines avait le don de provoquer cela chez leurs frères d’armes, même chez ceux qui appartenaient à une autre compagnie.

— Je sens du chagrin. Praetor fronça les sourcils. Quelque chose vit à l’intérieur de ce vaisseau, dans sa coque même. Quelque chose qui n’est pas un Salamander ni un genestealer, ni rien de physique que je puisse toucher ou détruire. Le sergent parlait à voix basse. Cela me trouble beaucoup. Pose ta main sur la paroi, frère, et sens-le toi aussi, ajouta-t-il en s’écartant.

Tsu’gan répondit dans un murmure.

— Je n’y tiens pas, seigneur.

Lors de leur précédente mission sur le monde-chapelle de Sépulchre IV, les Dragons Ardents avaient affronté un adversaire quasiment invulnérable. Plusieurs frères l’avaient payé de leur vie. Le poids de ces pertes, qui s’étaient révélées vaines, pesait sur les épaules de Praetor de manière aussi tangible que son armure.

— Comme tu voudras, dit-il. Son regard s’attarda sur Tsu’gan encore un instant avant qu’il s’éloigne pour aller retrouver Nu’mean.

— La douleur est partout frère, ajouta-t-il alors qu’il lui tournait déjà le dos. Accueille-la dans les flammes de la guerre ou fuis-la et laisse-la devenir ton maître. C’est un choix que je ne peux pas faire pour toi. Il s’éloigna sur ces mots, laissant Tsu’gan réfléchir à ses paroles.

Le point de fusion se trouvait au niveau d’un ancien enginarium qui était encastré dans ce que les détecteurs et les plans du vaisseau indiquaient comme étant le pont médical du Protean. C’était une chance. Cela signifiait que la chambre de cryo-stase ne serait plus très loin une fois à bord du Protean. Mais pour l’instant, plusieurs tonnes de débris interdisaient le passage de coque à coque entre les vaisseaux encastrés.

Pareil obstacle aurait été une impasse pour des explorateurs ordinaires ou même pour d’autres Astartes. Les Terminator n’en avaient cure.

— Les armes lourdes couvrent l’arrière, dit Praetor. Les autres, déblayez-moi l’accès.

Le bruit des poings tronçonneurs entrant en action emplit l’air et les deux escouades se mirent à couper et scier les décombres.

— Apothicaire, écarte-toi, ajouta-t-il. Ne va pas risquer ta précieuse cargaison, frère.

Emek hocha la tête et regarda l’ampoule encastrée dans son gantelet. La solution chimique clapota doucement à l’intérieur.

— Si nous arrivons à localiser une porte anti-explosion ou une cloison étanche, je devrais être capable de la déverrouiller d’ici. Cela nous permettrait de progresser plus rapidement.

Praetor hocha la tête en direction de l’apothicaire avant de se mettre au travail à grands coups de marteau tonnerre.

Emek regarda à nouveau l’ampoule. Une fine aiguille d’injection à son extrémité permettait d’instiller la solution, qui était rouge et légèrement lumineuse. Emek ne savait pas grand-chose sur celle-ci, à part qu’il s’agissait d’un produit puissant. Le petit tube transparent d’armaplast de la taille de son pouce en contenait à peine quinze millilitres.

Tant de choses reposant sur une si petite ampoule…

Ils trouvèrent une porte. Il s’agissait d’une écoutille de service à la poupe du Protean, qui donnait sur un conduit de maintenance débouchant dans le pont médical du vaisseau. Le conduit était assez large pour permettre le passage d’un seul Terminator à la fois ; il fallut donc un certain temps pour que les deux escouades passent sur le Protean. Tsu’gan et les premiers Terminator à être passés mirent à profit ce délai pour reconnaître les lieux.

À la différence du Glorion, le circuit d’alimentation de l’antique croiseur des Salamanders fonctionnait encore à minima. Les lampes lumen rompaient l’obscurité de leurs lumières vacillantes, éclairant un intérieur lugubre. Le gris métallisé des murs était noirci par endroits, vestiges d’un incendie éteint depuis longtemps. La suie recouvrait le plancher et s’agitait en vagues paresseuses à chaque fois qu’un Terminator se déplaçait. Une épaisse couche de cendres s’accumulait sur les chevrons et les traverses, telle de la moisissure grise.

Ils avaient abouti dans une grande salle hexagonale. Cinq de ses côtés s’ouvraient sur des pupitres de commande ; cette salle devait être une sorte de centre de contrôle. Des glyphes et des symboles ornaient les murs : la flamme, le serpent et la tête du dragon – les insignes des Salamanders – luisaient tristement dans la lumière halogène des Terminator. La lucarne au plafond était elle aussi hexagonale, à l’image de la pièce.

Tsu’gan s’approcha d’Emek, penché sur une console dont l’écran renvoyait une lueur verte.

— Ne t’éloigne pas trop.

— Tu t’inquiètes pour rien, frère. Je suis parfaitement capable de veiller sur moi.

Tsu’gan renifla avec dérision.

— C’est avec l’Ignean que tu as appris l’insolence ?

L’apothicaire avait jadis servi sous les ordres de Dak’ir, celui que Tsu’gan appelait l’Ignean. Une grimace apparut spontanément sur le visage du Dragon Ardent à la simple évocation de l’ancien sergent.

Emek ne daigna pas répondre. Malgré leurs nouvelles affectations, il subsistait toujours une certaine animosité entre les frères issus d’escouades tactiques différentes.

— Qu’est-ce que tu fais ? grogna Tsu’gan, quand il comprit que l’apothicaire ne répondrait pas à sa provocation.

— Je vérifie si les systèmes d’urgence sont activés.

— Et ?

Emek se tourna vers Tsu’gan.

— Même après un siècle, tout semble encore fonctionner. La chambre de cryo-stase est intacte. Les vaisseaux comme le Protean sont conçus pour durer. Il fit une pause, les yeux rivés à ceux de Tsu’gan. Est-ce que cela te contrarie que j’aie connaissance de certaines données de cette mission et pas toi ?

Tsu’gan serra le poing et les servomoteurs de son gantelet bourdonnèrent.

— Un de ces jours, ta curiosité causera ta mort, mon frère. Ou pire encore… elle pourrait ébrécher ton optimisme et te laisser brisé.

Tsu’gan s’était déjà retourné et s’éloignait quand Emek l’interpella.

— Et cela risque d’arriver avant ou après que tu te sois réduit en cendres dans le solitorium ?

Tsu’gan s’immobilisa.

— Qu’est-ce que tu en sais, d’abord ?

— Lorsque j’ai repris les fonctions de Fugis, j’ai aussi récupéré ses notes ainsi que les données de l’Apothecarion. Ton nom y est mentionné.

Tsu’gan se raidit, mais la voix d’Emek s’adoucit.

— Il n’y a aucune honte à éprouver de la peine, mais elle est dangereuse si elle reste en nous comme un poison.

Tsu’gan ne se retourna pas, même s’il en avait envie. Découvrir qu’Emek était au courant de son addiction à la douleur devrait attendre ; une autre chose venait d’attirer son attention. Il se contenta de murmurer : « Que sais-tu de la peine ? », et disparut par le passage voûté qui conduisait depuis la salle hexagonale vers une longue galerie.

Une rangée de portes était disposée de chaque côté de la galerie. Cela ressemblait à une aile d’isolement pour les patients nécessitant des soins intensifs. Le sol était carrelé, mais le blanc des carreaux — dont beaucoup avaient sauté ou étaient cassés — était désormais gris de saleté. Les portes de plastacier, blanches elles aussi, étaient équipées d’un hublot. Certaines arboraient des marques défraîchies qui, dans le demi-jour, semblaient de couleur brune ou noire.

Une odeur, qui rappelait l’ozone et la chair brûlée, fit frissonner les narines de Tsu’gan. Le bruit sourd de ses pas battait à l’unisson de son cœur. Un léger tintement vint s’ajouter à ces battements sourds, comme un doigt tapotant sur une vitre. Ses autosens ne détectèrent aucune menace. La pesanteur et le taux d’oxygène étaient à des niveaux acceptables et restaient constants. Tout semblait aller bien sur le Protean. Et pourtant…

Le son provenait d’une des portes. Une image fugitive surgit de la mémoire de Tsu’gan, mais elle lui échappa comme s’il essayait de saisir une volute de fumée. Son cœur s’accéléra. Il s’approcha de la porte, un pas après l’autre. Il réalisa qu’il hésitait, et se réprimanda de sa lâcheté. Et pourtant…

Son écran d’affichage rétinien n’indiquait toujours aucune menace. Aucune signature thermique, aucun mouvement, aucun gaz ni aucune activité électrique. La longue galerie était déserte. Et pourtant…

Il atteignit la porte et avança sa main vers le hublot. Il n’était plus qu’à quelques centimètres de la vitre quand les lumières se mirent à clignoter, attirant son regard vers les lampes lumen. Lorsque ses yeux revinrent sur le hublot, un visage l’observait de l’autre côté de la vitre. Les chairs et les muscles partiellement fondus laissaient apparaître le crâne de ce visage méconnaissable. Et pourtant, Tsu’gan savait exactement de qui il s’agissait.

Ko’tan… Son défunt capitaine le regardait à travers le hublot. Tsu’gan frémit d’horreur lorsqu’il vit des doigts osseux venir se poser en face des siens sur la vitre, lui donnant l’impression de contempler dans un miroir le reflet grotesque de lui-même.

Une nouvelle odeur vint masquer la puanteur de chair brûlée et de bombe à fusion. Une puissante odeur de feu, de soufre et de fumée, qu’accompagnait le bruit crépitant du magma. Une silhouette floue apparut derrière lui dans la vitre.

Une armure de couleur rouge sang, décorée de cornes et d’écailles…

Un Dragon Warrior

Tsu’gan tourna sur lui-même aussi vite que lui permettait son encombrante armure et appuya sur la gâchette de son fulgurant en laissant échapper un rugissement angoissé.

Praetor dévia son bras, dirigeant la salve explosive vers le sol.

— Frère ! l’appela-t-il.

Tsu’gan ne voyait que des ennemis. La chaleur ondoyait sur l’armure du Dragon Warrior, brouillant les contours de sa silhouette. C’était ces renégats qui avaient tué Ko’tan Kadai. Comment étaient-ils arrivés sur ce vaisseau, cela n’avait pas d’importance. Tout ce qui intéressait Tsu’gan était de les tuer, et de la manière la plus sanglante possible. Il lâcha son fulgurant et activa son poing tronçonneur. D’autres arrivaient. Il entendait le bruit sourd de leurs pas qui résonnait sur le pont. Il devait en finir rapidement.

Praetor bloqua le poing tronçonneur avec le bord supérieur de son bouclier et le repoussa vers le haut. Une pluie d’étincelles dégringola sur son visage.

— Frère ! appela-t-il entre ses dents serrées, dans un mélange d’incompréhension et de colère.

Tsu’gan pressa la lame tronçonneuse contre le bouclier, puisant dans sa rage la force de surpasser son ennemi. Ce bâtard était en train de sourire ; il pouvait voir luire ses crocs derrière la grille de son heaume.

Je vais les tailler en pièces…

C’est alors que la brume rouge qui voilait ses yeux se dissipa et que Praetor apparut devant lui. Cet instant de distraction suffit au sergent qui frappa Tsu’gan en pleine poitrine avec le manche de son marteau tonnerre. Un crépitement d’énergie parcourut le Dragon Ardent, qui tomba un genou à terre.

Le bourdonnement du poing tronçonneur s’éteignit et Praetor abaissa son marteau. Il se rapprocha et plaça le bord tailladé de son bouclier sous le menton de Tsu’gan, le forçant à se relever.

— Es-tu avec nous ? demanda Praetor.

La langue de Tsu’gan était comme paralysée. Le monde qui l’entourait recommençait à peine à avoir un sens. Les autres le dévisageaient, sur leurs gardes.

Praetor poussa son bouclier sous le menton de Tsu’gan, le forçant à relever la tête.

— Es-tu avec nous ?

— Oui… répondit-il dans un souffle, mais le sergent l’entendit, et sembla convaincu.

Nu’mean restait réticent. Il leva son fulgurant.

— C’est fini, lui dit Praetor en s’avançant dans la ligne de tir de l’autre sergent.

— Le Warp –

— Infecte ce vaisseau, et le hulk tout entier, Nu’mean. C’est fini. Praetor amena Tsu’gan à Emek afin que celui-ci l’examine. D’un regard, il ordonna à Hrydor de rester avec Tsu’gan pour le surveiller.

Nu’mean baissa son arme.

— Comment peux-tu en être sûr ? demanda-t-il.

Praetor se rapprocha de lui

— Parce que moi aussi j’ai vu des choses, murmura-t-il. Cette épave flottante est vivante, habitée par le Warp. Quelque chose canalise cette énergie malsaine et l’instille dans nos esprits. Tsu’gan s’est laissé surprendre, voilà tout.

Nu’mean se renfrogna.

— Il est faible. On ne peut pas lui faire confiance.

— Il a franchi la porte de feu et enduré la forge d’approbation, il est l’un des nôtres ! lui rappela Praetor. Peux-tu affirmer que cette mission, ce vaisseau, n’ont pas influencé ton comportement d’une façon ou d’une autre ? Je sais pertinemment que c’est le cas, mais seras-tu prêt à le reconnaître, Nu’mean ?

Nu’mean ne répondit pas. Il observa Tsu’gan tandis que l’apothicaire le soumettait à un bio-scan. Les autres Dragons Ardents s’occupaient de sécuriser les lieux en vérifiant chaque chambre.

— Tu commets une erreur avec lui, frère.

— Je ne commets aucune erreur. La culpabilité va désormais l’aider à se contrôler. Sa destinée est d’être avec les Dragons Ardents. Je ne l’abandonnerai pas–

Nu’mean l’interrompit avec colère.

— Comme j’ai abandonné les autres, c’est là que tu veux en venir, frère ?

Praetor se rapprocha de lui.

— Maîtrise-toi, ou je devrais assumer le commandement de cette mission jusqu’à son terme. Est-ce que je me suis bien fait comprendre, sergent ?

Bien qu’il bouillonnait de rage, Nu’mean céda. Il hocha sèchement la tête et tourna les talons.

Praetor le laissa s’éloigner et prit quelques secondes pour maîtriser ses propres émotions. Il regarda les hublots des portes de l’infirmerie et sa colère s’évanouit pour laisser place au regret.

— Je ne l’abandonnerai pas, se répéta-t-il solennellement à lui-même.

Des visages l’observaient derrière les hublots, des visages qu’il était le seul à voir. Gathimu et Ankar, tombés sur Sépulchre IV ; Namor et Clyten, tués sur Scoria, et une dizaine d’autres qui avaient servi sous ses ordres et dont les noms se mélangeaient dans sa mémoire.

— Nous en avons déjà perdu tellement.

— Ce n’est rien, petit dragon… Hrydor se tenait à côté de Tsu’gan pendant qu’Emek l’examinait en quête d’une éventuelle blessure. Après avoir débloqué les loquets pressurisés, l’apothicaire ôta avec précaution le casque de Tsu’gan. L’atmosphère non filtrée s’engouffra immédiatement. Malgré le temps passé, l’air conservait une odeur d’ammoniaque et d’antiseptique. Ce parfum aseptisé lui démangea la peau et Tsu’gan se mit à ressentir le besoin ardent de la morsure du feu. Mais il n’y avait ni fer rouge, ni prêtre scarificateur pour satisfaire sa pulsion masochiste.

— Que veux-tu dire par « rien » ? Tu parles comme un Dark Angel, frère, exprime-toi clairement, répliqua Tsu’gan avec humeur.

— Reste tranquille, dit Emek. Il attrapa le menton de Tsu’gan et examina ses yeux avec sa lampe. Ses pupilles flamboyèrent dans la lumière. Il passa en revue les résultats de son bioscanner et les enregistra pour une analyse ultérieure.

— Je suis moi-même. Tsu’gan dévisagea l’apothicaire, le défiant de prétendre le contraire. Le souvenir du visage de Kadai flottait encore dans son esprit comme un vieux rêve, et il se demanda ce qui avait bien pu déclencher cette hallucination.

— Sur le plan physique, je n’ai constaté aucun problème. Sur le plan mental, je ne peux rien–

— Alors laisse-moi reprendre ma place. Tsu’gan libéra son menton d’un brusque mouvement de tête et reprit son casque.

Emek s’éloigna sur une dernière remarque :

— Pour ce qui est de tes manières, en tout cas, elles sont aussi aimables qu’à l’accoutumée.

— Tu es bien sûr d’être un guerrier, Emek ? siffla Tsu’gan avant de remettre son casque d’un geste rageur. Les loquets pressurisés se refermèrent automatiquement tandis que Tsu’gan se tournait vers Hrydor.

— Quant à toi, dis ce que tu as à dire.

L’autre Dragon Ardent ne semblait pas intimidé. Il semblait plutôt pensif.

— L’armure que tu portes est un bien lourd fardeau, petit dragon. Elle appartenait autrefois à Imaan. Cette armure porte sa marque.

— Je sais tout cela. J’ai assisté au rituel. Je me suis tenu devant la forge d’approbation et j’ai traversé la porte de feu. L’image d’Imaan est inscrite sur ma chair à côté de nombreuses autres cicatrices d’honneur qui m’ont été décernées pour mes actions au combat. C’est la raison pour laquelle je suis là aujourd’hui. Je suis Zek Tsu’gan, ancien frère-sergent de la 3e Compagnie et aujourd’hui Dragon Ardent. Je ne suis pas ton petit dragon !

Hrydor fixa son frère de bataille d’un air déconcerté, avant d’éclater de rire.

— Je suis capable de porter cette armure et capable d’accomplir cette mission protesta Tsu’gan en élevant la voix, ce qui lui valut d’attirer le regard de Praetor. Il ne leur faudrait plus que quelques minutes pour fouiller et sécuriser la galerie, avant de se remettre en route. Tsu’gan disposait de ce court délai pour remettre de l’ordre dans ses idées. Il baissa d’un ton en réponse au regard réprobateur de son sergent.

— J’ai vu… quelque chose. Un vestige du passé, rien de plus. Un vieux vaisseau, des vieux fantômes, c’est tout.

— Tu as peut-être raison. Sa voix prit un ton grave. Sur Lykaar, avant que je devienne un Dragon, j’ai combattu avec les Space Wolves de Grimhildr Skanefeld. C’était une campagne difficile, menée en plein hiver, et la glace est épaisse sur Lykaar. Nous les Salamanders, nous amenions le feu pour contrer la glace, tandis que les Wolves amenaient leur fureur. C’était une bonne association. Les peaux-vertes avaient envahi la planète, réduit en esclavage la population et pillaient ses puits de prométhéum comme de vulgaires pirates.

Tsu’gan l’interrompit.

— Pourquoi me racontes-tu cela ? siffla-t-il. Si tu dois me surveiller, fais-le en silence et épargne-nous à tous les deux ton petit discours. Laisse-moi consacrer mes armes et mon armure en paix, sans avoir à supporter ton bavardage.

— Écoute ce que j’ai à te dire et tu comprendras, frère.

Oui, pensa Tsu’gan, les Fenrissiens ont beaucoup à raconter. Eux aussi adorent les sagas qui n’en finissent pas.

— Nous étions peu nombreux, continua Hrydor, mais jusque-là les orks et leurs cousins rabougris n’avaient eu à combattre que des serfs armés de piques et de barres à mine. Ils n’étaient pas préparés à affronter des Astartes. Mais il y avait quelque chose que nous ignorions. Un monstre, un kraken, sommeillait sous la glace. Les combats le réveillèrent et l’attirèrent à la surface. La voix de Hrydor devint sombre. Il nous prit par surprise. J’étais aux premières loges. Avant que mon bolter ait pu entrer en action, la bête m’avait attrapé dans ses tentacules. Un homme ordinaire aurait été broyé, mais mon armure et la robustesse dont l’Empereur m’a fait la grâce m’ont sauvé. Si Grimhildr n’était pas intervenu pour desserrer l’étreinte de la créature à grands coups de hache runique, je ne crois pas que j’en serais sorti. Ce jour-là, d’autres n’ont pas eu ma chance.

— Une histoire passionnante, à n’en point douter, l’interrompit Tsu’gan d’un ton sarcastique, mais on va se remettre en route.

— Comme toujours, tu échoues à voir ce qui se trouve sous ton nez, répondit Hrydor. Je vois encore le kraken. J’aspire à le retrouver dans mon solitorium, à l’affronter et à le vaincre.

Tsu’gan ne comprenait toujours pas, mais il resta immobile.

Hrydor posa une main sur son épaule.

— Tu n’es pas le seul à être hanté par des fantômes. Tous les guerriers le sont, mais c’est la manière dont nous affrontons cela qui fait de nous des fils de Vulkan.

— Si tu le dis, frère. Tsu’gan dégagea son épaule et s’éloigna pour rejoindre Praetor. Il avait hâte de repartir.

Après s’être dispersés dans toute l’infirmerie, les Dragons se reformèrent par escouades en vue de faire mouvement. Hrydor était sur le point de rejoindre les autres quand il aperçut un mouvement de reptation à la périphérie de son champ de vision. Ses autosens ne l’alertèrent pas et lorsqu’il tourna la tête pour voir ce dont il s’agissait, la chose avait disparu. Il flottait cependant une odeur d’océan et de glace, et la puanteur de quelque chose d’ancien et d’oublié.

— Ce n’est rien, se dit Hrydor. Le vaisseau avait commencé à les affecter tous. Rien qu’un vieux fantôme.

Selon les plans du vaisseau, il leur fallait emprunter le conduit d’accès sud-est du pont médical, ce qui les conduirait d’abord dans un hangar de maintenance, et de là jusqu’à la chambre de cryo-stase. Ils avaient examiné les autres options, mais c’était la meilleure solution d’approche et Nu’mean l’avait choisie logiquement. Praetor avait partagé son point de vue, mais cela importait peu à Nu’mean dont l’impatience n’avait cessé de croître depuis qu’ils étaient passés sur le Protean. Praetor prit la tête de son escouade et se plaça en arrière-garde, tandis que l’autre sergent prenait la tête de la mission.

— Regarde bien où tu mets les pieds, frère, le vaisseau est sérieusement endommagé et les planchers pourraient bien ne pas supporter une charge comme la nôtre, le prévint Praetor sur un canal privé.

— Tant que ce n’est pas ta conscience qui risque de céder sous la charge, tout va bien, n’est-ce pas Praetor ? lui répondit Nu’mean.

— Ça ne nous avancera pas si – Un éclat dans le conduit d’accès, qui était long, étroit et mal éclairé, fit s’arrêter Praetor.

— Toutes escouades, halte.

Les Dragons Ardents s’immobilisèrent dans un concert de bruits de bottes résonnant sur le sol métallique, laissant place au silence habité par la rumeur du vaisseau.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Des genestealers ? Nu’mean semblait contrarié.

Les détecteurs de Praetor restaient silencieux. Si les xenos étaient là, ils étaient invisibles à toutes les méthodes de détection ordinaires.

— Que se passe-t-il ici… ? murmura-t-il pour lui-même. Il remarqua que Hrydor scrutait lui aussi les ombres avec attention.

— Peut-on reprendre la progression, oui ou non ? Je n’ai rien sur mes scanners, dit Nu’mean.

Praetor se tourna vers le Dragon à sa gauche.

— Tsu’gan ?

Tsu’gan avait le regard fixé sur le conduit devant eux. Il parla à voix basse.

— Je sens une odeur de chair brûlée et d’ozone.

Ni rien de physique que je puisse toucher ou détruire. Ses propres mots lui revinrent en mémoire.

— Quelle est la situation de la chambre de cryo-stase ?

Il y eut une pause, le temps qu’Emek vérifie les données.

— Fonctionnement normal, seigneur.

— On poursuit oui ou non ? Nu’mean ne fit même pas l’effort de masquer son impatience.

Praetor hésitait. Les portes étanches du hangar de maintenance n’étaient plus qu’à une centaine de mètres, et il n’y avait apparemment que l’obscurité devant eux.

Quelque chose ne tournait pas rond, mais quel choix avaient-ils ?

— Nous te suivons, Nu’mean.

L’immense hangar était divisé en plusieurs sections avec différentes aires d’accueil, stations de ravitaillement et installations de maintenance. La plus grande partie du hangar était cependant réservée à la zone d’atterrissage elle-même, située directement au-dessous d’un toit amovible à renforts d’adamantium. Différents signes indiquaient la présence d’un champ de force, ultime dispositif de sécurité contre le vide spatial quand le toit était ouvert pour permettre le passage des vaisseaux. Six appareils étaient en réparation, six Thunderhawks de différents modèles dont les systèmes d’armes avaient été démontés pour pouvoir embarquer davantage de troupes. Ils étaient alignés, un par dock d’accueil, en deux rangs de trois se faisant face, les nez des appareils tournés vers l’intérieur.

Emek avait été incapable d’ouvrir la porte du hangar via la console murale comme il avait pu le faire avec les autres portes du Protean. Ils avaient dû l’éventrer, et l’air à l’intérieur du hangar s’était échappé avec un bruit qui rappelait le râle d’un mourant. Les capteurs de leurs armures leur avaient indiqué qu’il était chargé en dioxyde de carbone et en azote.

Les vaisseaux modifiés n’étaient pas seuls. Des cadavres leur tenaient compagnie.

— Ce n’est pas un hangar pour vaisseaux de guerre, c’est un tombeau, dit Hrydor en éclairant les recoins sombres.

Des squelettes dans des lambeaux d’uniforme — des treillis pour certains, des robes pour d’autres — étaient amassés autour des pieds d’atterrissage des vaisseaux couverts de poussière. Quelques-uns parsemaient l’aire d’atterrissage, leurs membres tordus de façon grotesque par la rigidité cadavérique. Certains étaient armés de fusils laser et autres armes légères. Il y avait aussi des armes qui n’étaient pas d’origine impériale.

Le respect des défunts ne retint pas Nu’mean qui avança d’un pas décidé dans le hangar, avide de traverser ses quatre cents mètres de longueur pour arriver à la chambre de cryo-stase le plus vite possible.

Cela fait un siècle que j’attends ce moment.

— Avancez. Nous ne pouvons rien faire pour –

— Il s’arrêta net quand ses bottes butèrent sur un cadavre qu’il ne s’était pas attendu à trouver ici.

— Un xenos ? Tsu’gan le vit lui aussi, et remarqua rapidement plusieurs corps de xenos parmi les cadavres. Il reconnut les formes élancées et l’armure segmentée des eldars. Ces derniers étaient moins décomposés que les humains et ressemblaient davantage à des momies desséchées qu’à des squelettes privés de chair. Les visages des eldars étaient gris et fripés, leurs yeux se réduisaient à deux trous sombres et leurs cheveux étaient aussi fins que des filandres. Certains portaient des heaumes de forme conique avec des fentes inclinées pour les yeux, comme l’exigeait leur physionomie.

Emek se pencha sur un des eldars. Il essuya de la main la couche de poussière et découvrit un étrange sceau qui lui était inconnu.

— Une sorte de caste de guerriers d’élite, peut-être ? Que faisaient-ils ici ?

Praetor examina les lieux.

— Ils s’en sont d’abord pris aux nôtres, puis ils ont combattu pour défendre leurs vies. Il y a des marques de griffes sur ce mur, des marques trop grandes et trop larges pour avoir été faites par un de ces cadavres.

Il échangea un regard gêné avec Nu’mean.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, murmura l’autre sergent d’une voix faible.

Les rais de lumière diffuse qui traversaient l’air chargé de poussière depuis le plafond clignotèrent une fois avant de s’éteindre. L’alimentation se coupa dans l’ensemble du hangar, plongeant brutalement les lieux dans les ténèbres.

Malgré sa lourde armure, Tsu’gan commença à s’élever dans les airs. La gravité avait été désactivée en même temps que la lumière.

Les rayons de lumière blanche des projecteurs halogènes perforaient l’obscurité en tous sens alors que les Terminator commençaient à flotter dans les airs. Ils s’élevaient rapidement malgré leur poids, et les vaisseaux de combat ne tardèrent pas à les rejoindre. Les Thunderhawks quittèrent leurs boxes d’accueil comme s’ils effectuaient un décollage au ralenti, tels d’énormes dirigeables soulevés par le vent. Ils quittèrent silencieusement le sol en des trajectoires laborieuses qu’influençait le moindre souffle d’air.

Tsu’gan bataillait pour activer les électroaimants de ses bottes, mais un message de panne système ne cessait de s’afficher sur son écran rétinien.

— Les bottes magnétiques sont hors service, annonça-t-il à ses frères avec un grognement. Les lampes de son armure clignotaient par intermittence.

— Les projecteurs sont en train de lâcher eux aussi. Un dernier clignotement avant leur extinction complète illumina le flanc d’un Thunderhawk flottant vers lui tel un iceberg de métal.

— Par l’enclume de Vulk- gnnrr ! Tsu’gan percuta le flanc du vaisseau et rebondit. L’impact fut plus violent qu’il ne s’y attendait et son corps protesta douloureusement.

— Restez à distance des Thunderhawks. Servez-vous de vos détecteurs de proximité. L’avertissement de Nu’mean arrivait trop tard pour Tsu’gan.

— Éjectez des gaz par les systèmes pneumatiques pour vous déplacer, le temps que l’on s’arrime avec des filins, ajouta le sergent.

Tsu’gan tournoyait sur lui-même et attendit d’être à peu près à la verticale pour évacuer une partie des gaz qui alimentaient certains systèmes de son armure : alimentation en oxygène, propulsion, mouvement. Ces gaz étaient tous vitaux à un degré plus ou moins important, mais les réserves dont disposait l’armure permettaient d’en éjecter une petite quantité sans se mettre en danger.

En l’espace de quelques secondes, des jets fantomatiques de gaz apparurent un peu partout dans le hangar tandis que les Dragons Ardents s’efforçaient de s’organiser. Un des Thunderhawks à la dérive en percuta un autre dans un choc assourdissant. Malgré le tumulte, Tsu’gan entendit tout de même Hrydor crier.

— La bête ! Je la vois ! Je l’engage ! Une rafale de canon d’assaut déchira l’air, illuminant les ténèbres. Le recul poussa Hrydor en arrière, qui percuta un des murs du hangar.

— Par le nom de Vulkan, bredouilla-t-il, encore étourdi par l’impact, et il activa à nouveau son canon d’assaut.

— Halte au feu. Toutes armes, halte au feu ! Praetor flottait vers lui aussi vite que possible tout en restant hors de l’arc de tir meurtrier de Hrydor.

Tsu’gan se rapprocha lui aussi pour venir l’aider. Il entendit le sergent murmurer :

— Laissez-moi, frères. Laissez-moi. Vous êtes désormais auprès de Vulkan, dont le feu brûle dans mon cœur…

Tsu’gan n’avait aucune idée de ceux à qui Praetor pouvait bien s’adresser. Les autres Dragons Ardents étaient dispersés dans tout le hangar. Certains essayaient d’arrimer des filins à quelque surface stable, tandis que d’autres agissaient… étrangement. Une série de rapports se succédèrent rapidement dans ses écouteurs.

— …ne peux pas bouger… mon armure est… comme de la pierre…

— … défaillance des systèmes… oxygène contaminé…

— ...des xenos ! Des genestealers dans la soute ! Permission d’engager l’ennemi…

Tsu’gan reconnut la voix de Nu’mean dans la dernière communication.

— …sont tous morts… abandonnez le vaisseau… à tout le personnel… morts… mes frères…

Tsu’gan aperçut du coin de l’œil Emek se diriger vers le pont, moins gêné dans ses déplacements que les Terminator plus volumineux. Emek semblait aussi faire partie de ceux qui n’étaient pas affectés.

C’est alors qu’il le vit.

Son visage n’était qu’un enchevêtrement de tissus cicatriciels entourant des yeux aux paupières écarlates qui brûlaient de haine. Il portait armure rouge et noire à la cuirasse couverte d’écailles, avec des cornes sur les épaulières et de longues griffes vermillon fixées sur ses gantelets. Il n’y avait aucun doute, c’était bien lui.

C’était Nihilan.

Le chef des Dragon Warriors était ici et sa sorcellerie warp maudite était en train de les affecter tous. Mais Tsu’gan allait purger le Protean de la présence de ces renégats. Il allait tous les tuer.

Les lèvres de Nihilan s’ouvrirent. Une voix qui avait le son d’un parchemin qui se déchire résonna à l’intérieur du crâne de Tsu’gan.

— Je n’ai peur de rien ! De rien ! cracha-t-il en réponse à une accusation que lui seul pouvait entendre.

Le renégat sourit, découvrant deux rangées de petits crocs.

— Je vais te tuer à présent, sorcier… ricana Tsu’gan en pointant son fulgurant sur son ennemi juré.

Tsu’gan s’arrêta net dans son geste. Son arme, son gantelet, son avant-bras, son bras tout entier…

— Non…

Sa consternation était telle qu’il n’arrivait pas à l’exprimer.

Une armure rouge et noire couvrait son corps, profanant le vert habituel des Salamanders. Une fine poussière s’écoula des jointures craquelées de son armure alors qu’il sentait à l’intérieur sa peau tomber comme la mue d’un serpent. Son corps exhala une puissante odeur de cuivre qui envahit ses narines. Il connaissait cette odeur. Elle empuantissait ses rêves, des rêves hantés par la promesse d’un carnage et d’une trahison annoncée. Le casque de Tsu’gan n’était plus façonné à l’image d’une salamandre ; il était lisse et se terminait sur un groin taillé dans de l’os. Des crânes pendaient à des chaînes ensanglantées enroulées sur son corps.

— Arghh ! Son cri de désespoir jaillit finalement de sa gorge. Un Thunderhawk passa dans les airs devant lui, masquant la silhouette de Nihilan pendant quelques instants. Tsu’gan contempla son image reflétée inexplicablement par le flanc du vaisseau. Il regarda son reflet et vit qu’il était Gor’ghan, le renégat qui avait tué son capitaine. C’était lui, c’était arrivé. Il avait failli. Il était un meurtrier.

Le Thunderhawk sortit de son champ de vision. Nihilan se tenait sur le sol du hangar, et il était en train de rire.

Tsu’gan joua des pieds et des mains pour se rapprocher du sorcier, s’agrippant à tout ce qu’il trouvait pour se propulser, épuisant toute la pression pneumatique de son armure.

Il évita de peu la collision de deux Thunderhawks, mais le remarqua à peine tant il était focalisé sur son objectif. Autour de lui, ses frères luttaient contre leurs propres fantômes. Les hurlements belliqueux de Hrydor résonnaient en bruit de fond. Tsu’gan les ignora. Ils n’avaient pas d’importance. Quelque chose frappa son épaulière et la douleur se réverbéra dans son corps, mais il la supporta sans broncher. Seule la vengeance lui importait.

Une vie pour une vie. Cette formule suffisait à justifier le meurtre.

Tsu’gan était enfin arrivé au contact de Nihilan. Ses mains se refermèrent sur son cou et il serra de toutes ses forces.

— Essaie de rire maintenant, bâtard ! Essaie de rire !

Et Nihilan rit. Il rit alors que le sang jaillissait de sa bouche, que les veines de son front éclataient, que sa nuque était lentement broyée.

La voix d’Emek lui parvint à travers son hallucination.

— Je rétablis l’alimentation. Préparez-vous.

La gravité se rétablit ainsi que l’éclairage.

Les Terminator chutèrent. Les Thunderhawks également, tels des astéroïdes tombant du ciel.

Un morceau de fuselage d’un Thunderhawk manqua Tsu’gan d’un cheveu. L’impact des vaisseaux sur le sol projeta une pluie de débris métalliques qui vinrent ricocher sur son armure, mais Tsu’gan les ignora. Dans ses mains, il tenait un cadavre. Tsu’gan avait broyé son cou desséché et la tête se détacha du corps lorsqu’il relâcha son étreinte.

Son dégoût fit place au soulagement lorsqu’il vit le vert rassurant de son armure. L’hallucination était terminée. Il était à nouveau lui-même, mais le malaise lié à l’événement persistait en lui, comme s’il ne demandait qu’à être ravivé.

— Que s’est-il passé ?

Praetor relâcha Hrydor, qui avait lui aussi retrouvé ses esprits mais était encore sous le choc de ce qu’il avait vécu.

— Il y a quelque chose à bord de ce vaisseau, admit Praetor. Quelque chose qui est maintenu en sommeil par les systèmes du vaisseau. Mais le vaisseau réagit comme un organisme qui rejette les corps étrangers.

— Comment est-ce possible, sergent ? Ce n’est qu’un vaisseau.

Nu’mean se rapprocha d’eux. Les Dragons Ardents se regroupèrent, trouvant du réconfort dans la présence de leurs frères et avides d’apprendre ce qui hantait les coursives du Protean. Par chance, aucun Terminator n’avait fini écrasé par la chute des Thunderhawks.

— Mais un vaisseau qui a été dans le Warp. Nu’mean regarda Praetor. Sa souillure s’exhale à chaque cycle du circuit d’aération. Et il y a plus.

La tension était palpable, comme si une terrible révélation était sur le point de se produire. Finalement ce fut Praetor qui rompit le silence.

— Ce sera plus facile à comprendre si vous le voyez.

— Si nous voyons quoi ? demanda Hrydor, qui avait retrouvé son sang-froid. Les épreuves qui forgeaient les Space Marines étaient si terribles, si invasives sur le plan mental qu’elles auraient réduit des hommes ordinaires à l’état de débris décérébrés. Mais les Space Marines étaient d’une autre trempe, et ils en ressortaient armés de grandes capacités de récupération face au stress.

— C’est dans la chambre de cryo-stase, dit Nu’mean. Allons-y à présent. Il prit la tête du groupe et avança à travers le hangar encombré par les épaves des Thunderhawks et éclairé par de petits incendies. Emek prit la parole.

— Il y a quelque chose qui cloche dans les données de fluctuation d’énergie, dit-il en ne s’adressant à personne en particulier. L’apothicaire se tenait devant le pupitre de contrôle principal du hangar et avait accédé aux données concernant la récente coupure d’alimentation.

— La coupure n’a pas été provoquée par une surtension sporadique ? demanda Praetor.

Emek se tourna vers lui.

— Non, seigneur. L’énergie des systèmes a été dérivée vers une autre partie du vaisseau. Apparemment, elle a été utilisée pour commander l’ouverture d’une cloison étanche.

— Les genestealers ne font pas ce genre de choses. Ils se contentent de se tapir dans la zone qu’ils ont colonisée. Il n’est pas dans leur nature d’explorer le reste du vaisseau, dit Nu’mean.

Tsu’gan s’avança dans le cercle que formaient les deux sergents et l’apothicaire. Son ton révélait un certain agacement.

— Et qu’est-ce que ça signifie, exactement ?

Praetor répondit sans le regarder. Ses yeux étaient fixés sur la porte anti-explosion au fond du hangar, la porte qui conduisait à la chambre de cryo-stase.

— Ça signifie que nous ne sommes pas seuls. Quelqu’un d’autre est monté à bord du Protean.

Le reste du trajet jusqu’à la chambre de cryo-stase se passa dans le silence. Il n’y avait aucun moyen de savoir qui ou quoi était monté à bord du Protean, ni où il se trouvait par rapport aux Dragons Ardents. Ils avançaient donc avec une extrême vigilance. Chaque croisement, chaque renfoncement était vérifié, et revérifié encore.

Il leur fallut plusieurs minutes de marche à travers différents couloirs avant d’atteindre la partie du vaisseau hébergeant la chambre de cryo-stase. Un croisement en croix précédait la chambre. Le couloir derrière eux les ramenait au hangar. Deux autres couloirs s’ouvraient à gauche et à droite. Selon Emek, celui de droite conduisait à une rangée de modules de sauvetage. Celui de gauche s’enfonçait dans les profondeurs du Protean et conduisait à un pont de maintenance. En face, une portion de couloir d’à peine un mètre de long conduisait à la chambre de cryo-stase elle-même.

Celle-ci était fermée par une porte blindée étanche qui la protégeait des curieux. Autrefois, le Protean avait été le vaisseau de Nu’mean. Le frère sergent possédait les codes d’accès qui ouvriraient la chambre et révèleraient ce pourquoi ils avaient fait tout ce chemin, et en étant obligé de traîner un apothicaire avec eux.

Les panneaux de la porte coulissèrent pour disparaître dans les épaisses cloisons des murs, libérant l’accès.

Un courant d’air froid, chargé de vapeurs d’azote liquide, les accueillit. La pièce n’était pas spécialement grande ni particulièrement remarquable. Elle était de forme carrée et hébergeait vingt réceptacles cylindriques capables d’accueillir un Space Marine en armure. C’était là que les membres d’équipage s’installaient pour les longs voyages spatiaux. C’était là aussi que l’on plaçait les blessés graves jusqu’à ce que le vaisseau rejoigne une station spatiale ou un spatiodock disposant d’installations médicales plus perfectionnées.

Les Dragons Ardents se déployèrent dans la chambre de cryo-stase qui, pour l’heure, n’avait qu’un seul résident.

— Nous ne t’avons pas amené ici pour sauver quelqu’un, frère Emek, dit Praetor en s’avançant devant le seul caisson cryogénique occupé.

À l’intérieur, malgré les cristaux de glace qui recouvraient la vitre, on distinguait une silhouette xenos. L’eldar, dont le casque avait été ôté, était figé comme dans la mort. Ses yeux en forme d’amande étaient clos dans son visage androgyne aux traits anguleux et étrangement symétriques. Il portait des robes par-dessus une armure segmentée couverte de runes étranges. Avec ses mains croisées sur sa poitrine, il ressemblait à un étrange petit enfant endormi, perturbant et attendrissant à la fois.

— Je vois, je ne suis pas là pour jouer les sauveurs, dit Emek, contemplant d’un nouvel œil l’ampoule de sérum enchâssée dans son gantelet. Non, je suis là pour jouer les exécuteurs.

— À présent, vous savez, intervint Nu’mean, réticent à perdre davantage de temps. Des tuyaux étaient branchés sur le caisson cryogénique et acheminaient les gaz et les fluides nécessaires pour maintenir le sujet en état d’animation suspendue. Le caisson était, comme tous les autres, équipé d’un pupitre de contrôle. Un petit orifice cerclé de laiton permettait d’injecter des additifs au mélange d’azote liquide et de composés chimiques qui maintenaient en vie l’occupant du caisson.

Praetor posa la main sur l’épaule de Nu’mean.

— Prépare-le à ce qui doit être fait. Nous allons garder l’entrée. Si ces intrus sont proches… Sur ce sous-entendu, il ordonna aux autres Dragons Ardents de sortir, laissant Nu’mean et Emek seuls dans la pièce avec le xenos en hibernation.

Tsu’gan sortit de la pièce à contrecœur, avide de savoir pourquoi ce xenos était si important et pourquoi ils ne pouvaient pas s’en débarrasser en perçant le caisson avec leurs poings tronçonneurs pour le tuer sans plus de cérémonie.

— Mort au xenos, cracha-t-il dans un souffle avant de vider les lieux.

— Cette neurotoxine provoquera une mort cérébrale instantanée, expliqua Nu’mean. Elle est puissante et rapide, mais elle doit être administrée par l’injecteur de la console. Il désigna de la main le petit orifice cerclé de laiton.

— Je croyais que ma mission était de ranimer un de tes frères perdus, dit Emek, sans se soucier de son impertinence, les yeux fixés sur le corps étrange et immobile de l’eldar. Il en savait un peu sur cette race et reconnut un grand prophète, une sorte de sorcier eldar. Ses émanations psychiques nous ont affecté depuis que nous sommes montés à bord du Protean.

— C’est exact, répondit Nu’mean avec calme, gagné par l’apaisement à présent que la fin était proche. L’exposition au Warp a dû provoquer la fusion de son esprit avec le vaisseau. Praetor l’a senti, et moi aussi mais je n’ai rien dit. La cryogénie est la seule chose qui tient ce misérable sous contrôle. Sans cela, nous serions exposés à sa sorcellerie, et la plus légère suspension du processus de cryo-stase lui suffirait. J’ai perdu trois mille hommes sur ce vaisseau pour capturer cette créature. Un sort cruel nous a plongé dans une tempête warp alors même que ses congénères xenos nous avaient attaqués pour le libérer. Je n’ai rien pu faire pour les hommes et femmes d’équipage. J’ai également perdu des frères de bataille. Mon ordre de procéder à une évacuation d’urgence les a tous condamnés.

Même après un siècle, toutes ces vies… toutes ces vies que les Salamanders avaient juré de protéger pesaient lourd sur les épaules de Nu’mean. Le grand prophète n’était peut-être plus un prisonnier de guerre désormais, mais il était toujours un ennemi.

L’attitude d’Emek se durcit.

— Que devons-nous faire pour le tuer ?

Nu’mean entama la procédure pour ouvrir l’orifice de la console afin de pouvoir y insérer l’ampoule. Il ôta son casque pour mieux voir les commandes de la console.

— Cela ne prendra qu’un instant. Prépare l’ampoule.

Emek l’éjecta de son gantelet et engagea la seringue à son extrémité.

— Prêt, mon seigneur.

— On y est presque… était en train de dire Nu’mean quand l’alimentation de la chambre de cryo-stase se coupa brutalement.

À l’extérieur de la chambre, les lumières s’éteignirent.

Praetor venait de se retourner pour entrer à nouveau dans la chambre quand il vit un arc électrique jaillir du caisson cryogénique et frapper l’apothicaire qui fut projeté dans les airs. Son hurlement résonna dans la chambre et il retomba sur le sol, immobile.

Un autre éclair frappa comme un fouet et les émanations psychiques parcoururent la surface de la cuve en ondes furieuses. Nu’mean tituba comme s’il avait été frappé par un bolt, mais il resta debout, protégé par sa Crux Terminatus.

— Recule ! Peu désireux d’éprouver à nouveau les limites de sa protection, Nu’mean attrapa Emek par la cheville et se dirigea vers la porte en le traînant sur le sol.

— Fulgurants ! hurla Praetor.

Tsu’gan entra dans la chambre et tira une salve. Les balles explosives s’arrêtèrent à quelques centimètres du caisson couvert de givre et détonèrent dans les airs sans causer de dégâts, comme si elles avaient frappé une sorte de champ de force.

Mais cela épargna à Nu’mean d’avoir à subir un autre éclair ; le sergent eut le temps de projeter Emek par la porte ouverte et de sortir à son tour. Praetor referma la porte blindée juste derrière lui.

Au moins les portes fonctionnaient-elles toujours, sans doute alimentées par un circuit différent de celui qui contrôlait la chambre de cryo-stase.

La chambre était fermée, le courant était coupé, et Tsu’gan sentit les hallucinations revenir. Même si sa raison lui disait qu’elles n’étaient pas réelles, ses sens lui hurlaient le contraire. Ils lui disaient qu’il sentait l’odeur du cuivre, qu’il voyait les ténèbres se coaguler pour prendre la forme d’ennemis dans le long couloir qui s’étendait devant eux, qu’il sentait le goût amer du soufre dans sa bouche.

— Que votre esprit soit fort, mes frères, leur dit Praetor, alors que Nu’mean se penchait sur Emek.

— Il est gravement blessé, dit-il, alors que ses vieux sentiments de culpabilité et d’impuissance l’envahissaient à nouveau.

Une large fissure traversait le plastron de l’apothicaire et du sang s’en écoulait. Il y avait aussi des marques de brûlure, et une longue trace noire zébrait l’armure. Une partie du casque d’Emek avait été arrachée et son œil écarlate pleurait des larmes de sang.

— Je suis blessé… grimaça-t-il. Il essaya vainement d’examiner ses blessures. Les fluides vitaux lui envahissaient la gorge et il sentait le rythme lent de son cœur auxiliaire qui s’efforçait de faire face au traumatisme.

Tsu’gan se tourna vers lui et son agacement envers l’apothicaire fit place à l’inquiétude. Emek était son frère et maintenant qu’il était confronté à l’éventualité de sa mort, il réalisait qu’il s’était mal comporté envers lui. Ce n’était pas digne d’un Salamander de Vulkan. Emek avait peut-être été lié à l’Ignean, mais ce n’était pas lui que Tsu’gan haïssait.

— Il est en train de mourir, murmura-t-il.

Nu’mean l’ignora.

— Nous devons rétablir le courant dans la chambre cryogénique, dit-il à Praetor. Je ne partirai pas sans en avoir fini.

Praetor opina d’un signe de tête. Les Dragons Ardents étaient regroupés dans le couloir. Ils avaient d’eux-mêmes établi un périmètre défensif, un automatisme hérité de leur entraînement intensif. S’il était une chose que les Salamanders savaient faire, c’était bien de tenir une position.

— Reste ici, dit-il, et tiens-toi prêt à entrer à mon signal. J’ai le plan du vaisseau. Avec mon escouade, je vais trouver la salle de contrôle de l’alimentation. Son air se renfrogna. Puis je découvrirai qui a désactivé le système et c’est lui que je désactiverai. Dans le sang.

— Au nom de Vulkan, frère, dit Nu’mean alors qu’ils se séparaient.

— Nous aurons besoin de sa force en cette heure, répondit Praetor tandis qu’il s’éloignait dans le couloir. Au croisement, Praetor et son escouade bifurquèrent pour s’enfoncer dans les entrailles glacées du Protean, loin du pont médical.

Tsu’gan scanna les ténèbres avec précaution. Cette partie du Protean était globalement intacte et il en émanait une impression étrange, comme si la vie s’était simplement arrêtée dans ses coursives désertes. Pas de traces de luttes, pas de dégâts, juste une absence.

— Je ne détecte aucun signe de présence de genestealers rapporta le frère Vo’kar, l’équipier de Tsu’gan dans leur progression vers la salle de contrôle.

— Restez vigilant, conseilla le sergent Praetor. Derrière eux, Hrydor balayait les ombres du bout de son canon d’assaut. Le dernier membre de l’escouade, le frère Invictese, marchait un pas devant lui. Ce n’est pas à des xenos que nous avons affaire, conclut Praetor.

L’éloignement de la chambre de cryo-stase leur faisait du bien. Le chrono de mission leur indiquait qu’ils avaient quitté l’escouade de Nu’mean depuis exactement trente-cinq minutes. Ils en étaient éloignés de plusieurs centaines de mètres maintenant, mais malgré la distance Tsu’gan ressentait encore ces émotions du passé qui venaient saper sa résolution.

Une ombre passa devant eux mais avant qu’il ait eu le temps de lever son fulgurant elle avait disparu. Une odeur cuivrée empestait l’air recyclé. Illusion psychique ou odeur réelle, Tsu’gan n’avait aucun moyen de le savoir. Il vit que Praetor scrutait lui aussi les ténèbres avec l’air d’y apercevoir quelque chose, avant de détourner délibérément les yeux.

Son écran tactique lui apprit que le rythme cardiaque et respiratoire de Hrydor était élevé. Praetor l’avait remarqué lui aussi.

— Ressaisissez-vous, mes frères. Il ne désigna aucun d’eux nommément, mais Tsu’gan savait à qui il s’adressait. Nos esprits sont nos ennemis. Fiez-vous à votre instinct. Utilisez les exercices de conditionnement mental pour retrouver l’équilibre. Nous sommes nés dans la forge de Vulkan. Nous avons traversé la porte de feu et subi l’épreuve de la forge d’approbation. Nous sommes des Dragons Ardents, et notre force d’âme est inébranlable. N’oubliez pas cela.

Une série d’assentiments solennels répondirent au frère-sergent mais tous ressentaient le malaise ambiant, qui s’insinuait sous leur peau comme un serpent. Hrydor fut le dernier à répondre.

Jusqu’ici, ils n’avaient rencontré aucune résistance. Selon les plans, la salle du contrôle central d’alimentation n’était plus très loin.

Mais tandis que ses projecteurs balayaient l’obscurité, Tsu’gan ne parvint pas à chasser le sentiment d’inquiétude qui lui tordait le ventre.

Nu’mean faisait les cent pas devant la porte de la chambre de cryo-stase.

Emek, qui perdait toujours du sang, était affalé contre le mur. Il était conscient sans être tout à fait lucide. Il avait utilisé les onguents et baumes médicaux de son narthecium pour soigner ses blessures comme il avait pu. Ses frères avaient fait de leur mieux pour l’assister en suivant ses instructions hésitantes. Il était désormais entre les mains de Vulkan. Soit il supportait l’épreuve de l’enclume et en sortait reforgé, soit il s’y brisait. En attendant, Nu’mean avait récupéré l’ampoule et l’avait magnétisée sur son avant-bras. Cette seringue était petite, mais pas délicate au point de l’empêcher d’injecter le sérum lui-même. Ce serait difficile et il aurait été plus aisé que l’apothicaire s’en charge, mais cette option n’était plus d’actualité.

— Sergent Nu’mean. L’appel radio provenait d’un peu plus loin dans le long couloir, où les frères Mercurion et Gun’dar surveillaient le croisement par où Praetor et son escouade étaient partis.

— Au rapport, frère.

— Des contacts sur mon scanner. En approche rapide.

— Nu’mean vérifia son propre bio-scanner, un des systèmes intégrés à son armure Terminator.

Plusieurs traces thermiques, éloignées mais bien réelles, étaient en approche. De part leur position, il en déduit qu’elles provenaient d’une section du vaisseau qui était auparavant condamnée.

— Formez une ligne de défense, dit-il aux frères Kohlogh et Ve’kyt qui se trouvaient avec lui.

— Tenez vos positions. Vous ne vous repliez que sur mon ordre, répondit-il au poste avancé.

Quelque chose ne colle pas, pensa-t-il. Avec le grand prophète éveillé, il s’était préparé à subir des visions et des tortures mentales. Il s’était préparé aux hurlements des mourants, aux visages dévorés par les flammes des milliers d’hommes qu’il avait condamnés à la mort. Mais rien ne se passait, à part cette impression tenace que quelque chose n’allait pas.

— Tenez vos positions, répéta-t-il, et il sentit son malaise grandir.

Hrydor marmonna quelque chose, pas assez fort pour que Tsu’gan puisse l’entendre. Les Terminator avançaient en formation serrée dans les couloirs comme des légionnaires romains des temps anciens, héritage des enseignements militaires de Terra qui avaient influencé la culture de Nocturne. Seul Hrydor restait à la traîne.

Ils franchirent plusieurs croisements conduisant à d’autres parties du vaisseau, et à chaque fois il leur fallut examiner les couloirs obscurs avant de poursuivre leur progression.

Tsu’gan s’apprêtait à avertir discrètement Praetor de l’état de trouble de Hrydor lorsqu’il comprit soudain l’origine de son malaise. Cette sensation de gêne à l’arrière du crâne, les picotements dans la nuque et les épaules, cette tension invisible dans l’air, il savait ce que cela voulait dire. Il l’avait déjà ressenti. Des guetteurs. Des guetteurs dans les ombres.

Quelque chose déguerpit dans les ténèbres, un son à peine perceptible. Tsu’gan eut l’impression que cette chose ne faisaient qu’un avec les ténèbres, comme une ombre dans la nuit.

Les silhouettes qu’il avait cru apercevoir n’étaient pas des hallucinations, elles étaient bien réelles. De même, Praetor avait vu et ignoré des apparitions dans l’obscurité qui étaient tangibles et réellement dangereuses ; dangereuses au point d’avoir réussi à tromper les autosens des Salamanders.

L’avertissement de Tsu’gan arriva trop tard ; l’esprit de Hrydor céda sous le poids de l’influence psychique du grand prophète.

— Je le vois ! cria-t-il en rompant la cohésion de l’escouade pour revenir sur ses pas.

— Grimhildr… D’un geste par-dessus son épaule, il incita le Space Wolf imaginaire à le suivre.

— Le kraken… Amène ta hache et appelle tes frères. Je l’ai dans mon viseur !

Depuis combien de temps ce pauvre Hrydor était sous l’influence du grand prophète, nul n’aurait su le dire.

Praetor se retourna et le vit disparaître à un croisement vers une autre partie du vaisseau.

— Frère ! l’appela-t-il, mais Hrydor était totalement immergé dans sa propre version de la réalité.

Un tir de canon d’assaut résonna jusqu’à eux tandis que Hrydor engageait la bête des profondeurs qu’il croyait voir devant lui.

Praetor était déjà en mouvement.

— Rattrapons-le.

— Où va-t-il ? demanda Tsu’gan.

— Il va vers sa mort si on le laisse faire. Nous ne sommes pas seuls sur ce vaisseau.

Tsu’gan hocha la tête et suivit son sergent.

Le croisement pris par Hrydor conduisait à un long couloir. Il était encore en vue quand les autres arrivèrent, et il avançait d’un pas lourd tout en tirant des rafales de canon d’assaut.

— Je peux le freiner, peut-être faire sauter un piston de sa jambe. Tsu’gan commença à viser. Ça devrait le ralentir un peu.

Praetor secoua la tête.

Le bruit d’un mouvement vif dans les ténèbres se fit à nouveau entendre. Cette fois-ci, ils l’entendirent tous, ainsi que des piaillements aigus comme auraient pu en émettre une volée d’oiseaux mécaniques.

— Par le nom de Vulkan…, grogna le sergent qui s’efforçait de repérer la source de ce son éraillé quand une cloison pare-feu descendit devant eux, bloquant le couloir. Ils perdirent Hrydor de vue, mais Tsu’gan aurait juré avoir vu les ombres se refermer sur lui, comme si elles s’étaient détachées des murs alentour.

— Tenez le croisement, ordonna Praetor à Invictese et Vo’kar, qui prirent immédiatement position. Puis il se tourna vers Tsu’gan :

— Dégage-moi ça !

Tsu’gan abattit son poing tronçonneur sur la porte de métal et la cascade d’étincelles illumina le couloir.

Il lui fallut plusieurs minutes pour éventrer la cloison. Tsu’gan fut le premier à voir de l’autre côté.

— Il n’est plus là, ragea-t-il, mais c’est alors qu’il remarqua les traces de sang sur le plancher treillissé. Le couloir avait un plafond voûté envahi de tuyaux et de petites conduites verticales. Les chaînes qui pendaient depuis les ombres de la voûte cliquetaient doucement. Praetor et Tsu’gan saisirent les bords de la brèche percée dans la cloison et tirèrent pour l’élargir jusqu’à ce qu’ils puissent passer. Cela leur fit perdre encore quelques précieuses secondes.

En hâtant le pas, Praetor et Tsu’gan mirent deux minutes supplémentaires pour arriver au bout du couloir. Laissant les autres couvrir leurs arrières, ils franchirent un coude à angle droit et tombèrent sur le corps de Hrydor.

Les xenos arrivaient vite, par dizaines.

Le long couloir offrait à l’escouade de Nu’mean un bon champ de tir et le plafond était suffisamment solide pour qu’ils n’aient pas à craindre une attaque par le haut.

Si les genestealers arrivaient tous depuis la poupe du Protean, ils devraient être en mesure de les retenir.

À quelques mètres de la porte de la chambre de cryo-stase se trouvait le croisement qui s’ouvrait à gauche et à droite. Nu’mean s’était positionné ici, en compagnie d’Emek et des deux autres Dragons Ardents de son escouade.

Sur la gauche se trouvait la salle donnant accès aux modules de sauvetage. Une attaque par ce côté-ci était improbable. Mais si les xenos arrivaient par le couloir de droite en même temps que par le couloir venant de la poupe, le combat risquait d’être beaucoup plus rapide. Ils pouvaient déjà entendre le bruit de leur course dans les couloirs, ainsi que leurs piaulements aigus. Cela ne serait plus long.

Une quinzaine de mètres les séparaient des frères Mercurion et Gun’dar, positionnés au croisement suivant. Une autre centaine de mètres environ, et le long couloir disparaissait dans les ténèbres, hors de portée de leurs halogènes.

— Attendez de voir une cible puis opérez un tir de barrage pour les ralentir, ordonna Nu’mean. Voyons un peu s’il est possible de boucher ce couloir avec des cadavres de xenos, mes frères.

Un « affirmatif » martial lui répondit à l’unisson, et il sut que ses Dragons Ardents étaient avec lui, prêts à honorer leurs serments.

La porte dans son dos, derrière laquelle sa proie dormait d’un demi-sommeil, lui semblait irradier de la chaleur.

Tout cela pour la vengeance.

Nu’mean broya ses doutes en serrant le poing.

Aucun prix n’est trop élevé.

— Ils arrivent ! Le couloir s’éclaira soudain du flamboiement des fulgurants.

Nu’mean eut une vision fugitive de la masse frénétique des xenos qui explosaient sous les bolts. Ils étaient implacables. Même à cette distance, il perçut l’éclat exalté de leurs yeux, une agressivité et une acuité hors du commun. Nu’mean comprit alors pourquoi ils avaient à peine ressenti les émanations psychiques du grand prophète. Son esprit dominait le vaisseau et cela incluait ses habitants. L’eldar canalisait son pouvoir à travers les genestealers, il les aiguillonnaient et les guidaient comme un esprit de la ruche l’aurait fait.

Le feu des fulgurants de Gun’dar et Mercurion persista encore quelques secondes avant qu’ils commencent à se replier. Ils tirèrent quelques rafales en reculant, l’un après l’autre, afin que leurs salves se succèdent sans discontinuer.

Nu’mean distinguait à peine la forme des cadavres de xenos tant les fulgurants les déchiquetaient.

— Mon chargeur est presque vide, dit Mercurion.

— Bien reçu, frère, répondit Gun’dar.

Nu’mean fit un pas en avant, mais sa discipline prit le dessus et il s’arrêta pour utiliser sa radio.

— Repliez-vous jusqu’à nous, frères. Il y avait une urgence dans le ton de sa voix ; il savait ce qui allait suivre.

Les genestealers étaient partout ; ils grimpaient sur les cadavres, rampaient sur le sol, les murs, le plafond. Avec une telle frénésie…

— Le feu de Vulkan brûle ! entonna Mercurion en insérant un nouveau chargeur dans son fulgurant tandis que Gun’dar le couvrait, quand un genestealer se rapprocha suffisamment pour arracher d’un coup de griffe la moitié de son casque et de son visage. Frère Mercurion chancela, le doigt sur la détente de son fulgurant qui cracha encore quelques bolts avant qu’un autre xenos lui perfore la poitrine. Un troisième lui tomba sur le dos et le Dragon Ardent disparut, noyé sous la masse des genestealers.

— Repli ! Repli ! Mais les cris de Nu’mean ne servaient à rien.

Gun’dar tomba peu après. Complètement encerclé, il ne pouvait espérer tenir longtemps. Son fulgurant illumina le couloir pendant six autres secondes avant de se taire pour toujours.

Nu’mean refoula sa colère qui l’incitait à se jeter inutilement à la rencontre du flot de genestealers.

— Frère Kohlogh…

Le Dragon Ardent s’avança d’un pas, le lance-flammes lourd levé.

La voix de Nu’mean était caverneuse.

— Brûle tout.

Hrydor avait été taillé en pièces. Son exosquelette portait des traces d’armes tronçonneuses, particulièrement visibles au niveau des jointures les moins protégées. Son armure Terminator était déchiquetée et les marques de brûlures suggéraient des tirs de plasma à courte portée. Seul un fuseur avait pu fondre partiellement les plaques de céramite et ouvrir des plaies béantes dans le corps brisé de Hrydor. Ses assaillants l’avaient attaqué de tous les côtés à la fois et réduit en charpie. La scène macabre était éclaboussée de sang, un sang qui brillait d’un rouge profond, viscéral, dans la lumière crue des halogènes.

Une silhouette solitaire, provocatrice, se tenait dans le croisement au bout du couloir. Elle était vêtue d’une armure énergétique archaïque, sombre comme le crépuscule. Son casque de bataille, qui représentait le visage grimaçant d’un démon à la bouche figée dans un hurlement silencieux, avait la forme allongée d’une tête d’oiseau, et ses bottes comme ses gantelets étaient armés de serres. Penchant sa tête de côté, la chose hideuse caqueta. Son mouvement était étrange, légèrement syncopé, souligné par le grattement de son pied griffu sur le sol métallique.

Tsu’gan grimaça sous son heaume.

— Un rapace…

L’instant d’après, il fonçait dans le couloir en appuyant sur la gâchette de son fulgurant.

Le rapace bondit dans les airs en poussant un cri monocorde semblable à celui d’un oiseau mécanique. Ses réacteurs dorsaux le soulevèrent en libérant deux panaches de flammes et de fumée.

Tsu’gan jura. Il l’avait manqué.

Au-dessus d’eux, les chaînes et les tuyaux cliquetèrent bruyamment. Tsu’gan tira dans les ombres du plafond voûté, vers l’endroit où il avait cru percevoir du mouvement.

Un rire cruel, semblable au croassement d’un vautour, résonna dans les hauteurs du plafond pour saluer son échec. Les piaillements aigus jaillirent à nouveau, sons métalliques synthétisés par le casque du rapace.

— Des traîtres du Chaos ! jeta-t-il à Praetor en mitraillant les chaînes qui pendaient du plafond, déclenchant une pluie de maillons métalliques qui vinrent marteler son armure.

La réponse du sergent fut coupée par la fermeture d’une cloison pare-feu qui tomba entre eux. Tsu’gan avait été piégé. Il jura à nouveau tandis que d’autres silhouettes en armure, les frères du premier rapace, tombaient du plafond en une chute silencieuse qui donnait l’impression qu’ils naissaient de l’obscurité elle-même. Ils ne déclenchèrent leurs réacteurs dorsaux qu’au dernier moment, pour ralentir leur atterrissage.

Une puanteur mêlant l’odeur d’ozone du plasma en fusion et le parfum fade des épées tronçonneuses huilées et éclaboussées de sang emplit l’air. Les lames bourdonnaient doucement, comme le grondement sourd d’un prédateur devant sa proie.

— Vous n’aurez pas aussi facilement ma peau, engeance des démons, jura-t-il. Il s’efforça de repousser les autres sensations qui se pressaient à l’orée de sa conscience : la puanteur du cuivre, le goût du soufre…

Ces ennemis-là étaient bien réels. Il s’agissait de Night Lords, des lâches qui adoraient répandre la terreur, indignes du nom d’Astartes même du temps où ils étaient encore loyaux envers le Trône.

Les rapaces étaient des prédateurs qui chassaient en meute et il venait de tomber dans leur piège. Les lames s’abattirent sur lui à la vitesse de l’éclair. Tsu’gan eut à peine le temps de les voir, et encore moins de les parer.

Praetor dut abattre à trois reprises son marteau tonnerre pour enfin défoncer la cloison pare-feu et l’envoyer valdinguer à travers le couloir dans un terrible crissement métallique. Comme tous les fils de Vulkan, Praetor jouissait d’une force prodigieuse, et parmi eux il avait encore la réputation d’être incroyablement puissant. Lorsque la fureur et la détermination s’emparaient de lui, sa force devenait absolument terrible.

Le rapace le plus proche ne vit pas la cloison arriver sur lui. La plaque de métal d’un demi-mètre d’épaisseur et pesant six tonnes percuta le renégat au niveau du torse et manqua de le couper en deux. Il exhala un dernier râle sous son casque en forme de crâne et mourut sur le coup.

Tsu’gan aperçut le projectile improvisé juste à temps et se jeta de côté, mais la cloison volante érafla tout de même son plastron, creusant un sillon dans la céramite. Les balafres des épées tronçonneuses sur son armure étaient superficielles. Le Dragon Ardent profita de la surprise de ses assaillants, même si elle ne dura que quelques secondes, pour éventrer l’un d’eux d’une rafale de fulgurant à bout portant.

Broyant l’épaulière du rapace dans son poing tronçonneur, il pressa la gueule de son fulgurant contre son estomac et appuya sur la détente. Tsu’gan repoussait le cadavre du Night Lord quand un autre essaya de bondir dans les airs pour prendre ses distances. Il s’éleva tout en se pliant en deux pour pointer son lance-plasma sur Tsu’gan quand ce dernier allongea le bras et réussit à l’attraper par la cheville. Sans même avoir à faire appel à toute sa force, il envoya le renégat s’écraser sur le pont. Le rapace glissa en direction de Praetor, labourant le sol de ses griffes à la recherche d’une prise. Le sergent abattit son bouclier à la verticale et sectionna la tête de la créature.

— Ressentez la fureur de Vulkan ! hurla-t-il en repoussant un autre Marine corrompu qui avait bondi sur lui.

Libéré de la meute de ses assaillants, Tsu’gan tira des rafales courtes tout autour de lui. Des icônes d’alerte s’allumèrent sur son écran rétinien, indiquant de dangereux pics de température. Le rapace armé d’un fuseur se maintenait en l’air grâce à de brèves poussées de ses réacteurs dorsaux et s’apprêtait à tirer à nouveau sur Tsu’gan quand Praetor, qui arrivait dans son angle mort, l’écrasa contre le mur d’un coup de marteau tonnerre.

Vo’kar et Invictese, qui avaient été appelés à la rescousse, étaient arrivés et plaçaient des tirs prudents dans la mêlée depuis le bout du couloir.

Les Night Lords touchés sursautaient comme d’étranges pantins métalliques avant de s’écrouler au sol.

Ils n’avaient aucune chance de l’emporter face à une escouade de Terminator presque complète.

Ce qui avait débuté sous la forme d’une embuscade sournoise se transformait en une défaite amère à cause de la puissance des Dragons Ardents.

Il ne restait plus que quatre traîtres. Les Salamanders avaient pris l’ascendant. Deux d’entre eux tentèrent de gagner les ombres du plafond en activant leurs réacteurs dorsaux. À une distance si courte, le tir combiné des fulgurants déchiqueta leurs armures comme des boîtes de fer-blanc.

Le troisième Rapace se jeta sur Praetor, mais son épée tronçonneuse ne parvint pas à entamer l’épaisse armure du sergent. Les dents brisées de la lame tintinnabulèrent sur le plancher, bientôt suivies par le corps fracassé du renégat.

Tsu’gan fit face au dernier survivant, celui qui portait le casque en forme de visage de démon distordu, et qui était apparemment leur chef. Il pencha la tête, et le faisceau de câbles fibreux qui courait le long de son cou cracha des étincelles, tandis qu’un spasme agitait son corps. Puis l’immonde créature à l’apparence d’un oiseau de proie lança un cri perçant. Provoqué, Tsu’gan frappa de son poing tronçonneur : il voulait sentir sa chair et ses os se broyer sous sa main. Mais c’était faire le jeu du Night Lord : il esquiva son coup en se jetant au sol pour se saisir du fuseur qui gisait là.

Au lieu de tourner l’arme contre le Dragon Ardent, le Rapace activa ses réacteurs dorsaux et s’envola vers le plafond voûté qu’il perfora d’un tir de fuseur afin de se ménager une issue. La silhouette massive de Tsu’gan bloquait la ligne de mire des autres Salamanders qui ne purent ajuster leurs tirs, et les bolts déchiquetèrent les tuyaux du plafond sans parvenir à toucher le fuyard. Les Dragons Ardents se retrouvèrent seuls.

— Des Night Lords, cracha Ts’ugan. Des chiens couards qui aiment s’en prendre à plus faible qu’eux. Qu’est-ce qu’ils font à bord du Protean ?

Praetor était incapable de répondre à cette question. Une transmission lui parvenait.

— Nu’mean a des problèmes, dit-il. Les traîtres devront attendre–

Tsu’gan se raidit.

— Nous devons venger Hrydor !

— Ils devront attendre, répéta Praetor avec fermeté. Nos frères, ceux qui sont encore en vie, ont besoin que nous atteignions la salle de contrôle maintenant.

Ils allaient revenir sur leurs pas quand une explosion, assez puissante pour résonner dans l’armure de Tsu’gan, ébranla le couloir. De gros débris métalliques les frappèrent et un panache de fumée et de flammes tourbillonna dans le couloir devant eux.

Praetor examina les dégâts à travers le nuage de fumée, tandis que ses senseurs filtraient les interférences dues au souffle de l’explosion. Il murmura quelque chose. Le reste de l’escouade avait adopté des positions de combat, pour parer à une nouvelle embuscade. Le sergent consulta le scanner de son écran rétinien à plusieurs reprises, avant de lancer un vieux juron de Nocturne.

— Frère sergent ? l’interpella Vo’kar.

— Notre voie de retour est bloquée.

— Seigneur ?

Praetor se tourna vers lui, et les braises incandescentes de ses yeux flamboyaient de colère.

— Notre route est condamnée, frère ! Les traîtres ont détruit le couloir. Et à moins que nous ne trouvions un autre chemin pour rejoindre la salle de contrôle, Nu’mean et son escouade sont morts !

Le répit serait de courte durée. Le feu purificateur du lance-flammes lourd de frère Kohlogh avait fait son œuvre. Les corps carbonisés des genestealers jonchaient le couloir, mais il en viendrait d’autres, beaucoup d’autres.

Nu’mean écoutait le sinistre rapport de Praetor. Pour les autres, la conversation se réduisait aux réponses lapidaires de Nu’mean.

— Je comprends, frère.

— Un autre chemin ? Il n’y en a aucun qui vous y mènera assez vite.

— Vous le devez. Je peux faire sortir frère Emek du vaisseau. Sa vie est la seule que vous pouvez sauver désormais.

— Au nom de Vulkan, répondit-il dans un murmure, en écho aux derniers mots de Praetor.

Il consulta le bio-scanner sur son écran rétinien, regarda la seringue magnétisée sur son avant-bras. Son ennemi n’était qu’à quelques mètres. Il devait pouvoir arriver à le tuer. En n’importe quelle autre circonstance, un sergent des Dragons Ardents serait en mesure de le tuer.

Les bruits dans la pénombre du couloir se firent plus forts.

Ils seraient bientôt là.

Agis !

Nu’mean s’adressa au frère Ve’kyt.

— Emmène l’apothicaire aux modules de sauvetage. Assure-toi qu’il est bien parti et rejoins ton poste. Je vais avoir besoin de toi et de frère Kohlogh avant la fin.

C’était risqué. Mettre Emek dans un des modules, qui pouvaient très bien ne plus fonctionner, et sans que sa récupération dans l’espace soit garantie… Et avec ses blessures… Mais c’était le seul choix possible. Nu’mean savait ce qui les attendait.

Ve’kyt était parti, emportant avec lui l’apothicaire comateux.

Nu’mean posa son gantelet sur l’épaule de Kohlogh.

— Aucun d’eux ne doit passer, frère.

Kohlogh hocha la tête. Les genestealers étaient de plus en plus proches, et des silhouettes vagues commençaient à se dessiner dans les ténèbres.

Nu’mean se retourna et s’approcha de la porte blindée, les codes d’activation sur les lèvres.

— Ferme-la derrière moi, dit-il d’une voix calme. Ne la rouvre pas, quoi qu’il advienne.

— Au nom de Vulkan, psalmodia Kohlogh.

— Au nom de Vulkan… répondit Nu’mean tandis qu’il ouvrait la porte et pénétrait dans la chambre de cryo-stase. Derrière lui, les piaulements de la meute xenos atteignaient leur crescendo.

La porte venait à peine de se refermer derrière lui que l’arc électrique frappait. Il ressentit d’abord une douleur sourde, qui s’intensifia en quelque chose de beaucoup plus aigu et brûlant à chaque pas qu’il faisait.

Sa Crux Terminatus lui offrit une certaine protection, mais c’était surtout sa ténacité de Salamander qui lui permettait de continuer d’avancer sur le sol enveloppé de brume.

L’éclair psychique parcourut son armure comme des doigts incandescents, à la recherche d’une faiblesse pour s’insinuer jusqu’à sa chair. Lentement, les jointures de l’armure hermétique de Nu’mean cédèrent.

Malgré le crépitement de l’éclair, il percevait les bruits du combat à l’extérieur. Les tirs de fulgurant et les ronflements du lance-flammes lourd se mêlaient aux cris de guerre de ses frères et aux hurlements des xenos. C’était un requiem digne de leur dernier combat dans ce lieu cauchemardesque. Cette abomination n’était plus le Protean, le vaisseau qu’il avait connu. Il n’y avait plus que des fantômes à son bord, des fantômes qu’il fallait laisser dans l’oubli. Nu’mean avait compris cela trop tard, mais au moins irait-il au bout de sa mission.

Il ne se trouvait plus qu’à quelques pas du caisson cryogénique et distingua le grand prophète endormi, aussi serein qu’auparavant. À regarder son visage, personne n’aurait pu deviner le tumulte qui régnait dans son esprit alors qu’il luttait contre les intrus qui cherchaient à le tuer.

Et pourtant, tu mourras, se jura Nu’mean.

L’éclair psychique cessa, et les tortures mentales et les hallucinations revinrent. Des visages rongés par la décomposition le fixaient de leurs yeux accusateurs. Soudain, ils furent des centaines à se tenir entre lui et le caisson cryogénique, et leurs mains griffues de zombies vinrent racler l’armure du sergent. Des serfs et des hommes d’équipage, des prêtres scarificateurs et même des frères Space Marines repoussaient Nu’mean de toute leur haine et de toute sa culpabilité.

Nu’mean serra les dents. La douleur dans son corps était insoutenable, comme si ses terminaisons nerveuses étaient mises à nues et brûlées l’une après l’autre. Il ne voyait rien au milieu de cette foule, mais il sentit la console, qui était toujours programmée pour l’injection du sérum létal.

Le grand prophète redoubla d’efforts et les arcs électriques s’abattirent vague après vague sur le Salamander.

Nu’mean hurla à chaque impact, tandis que sa chair était arrachée de ses os. Ses gantelets étaient en feu mais il gardait les yeux fixés sur son objectif à travers le voile rouge qui embrumait sa vision.

— Je suis ta mort… dit-il d’une voix rauque, et il inséra l’ampoule dans l’orifice d’injection. La toxine se vida rapidement dans le mécanisme comme un parasite affamé. Le grand prophète convulsa sur l’instant. Les tremblements de son corps semblaient incongrus face à l’expression apaisée de son visage. Quelques secondes plus tard, il était immobile.

Les bruits de combat de l’autre côté de la porte avaient cessé depuis longtemps. Les genestealers ne pouvaient pas forcer la lourde porte et après avoir vainement usé leurs griffes sur son blindage, ils avaient fini par vider les lieux.

Nu’mean était en train de perdre conscience. Il entendit le son lointain d’une forge quelque part dans les profondeurs, le bruit du marteau frappant l’enclume.

Je serai bientôt là-bas, pensa-t-il. Je viens vous rejoindre, mes frères.

Installé dans la chambre Sanctuarine de l’Implacable, Tsu’gan se remettait de ses blessures.

L’humeur était morose dans le compartiment. Pas moins de six Dragons Ardents étaient morts pour assouvir une vengeance vieille d’un siècle. Le prix paraissait bien élevé.

Tsu’gan désirait plus que tout la brûlure du solitorium, que la chaleur le libère de la douleur et de la rage impuissante qui l’habitaient. La voix de leur pilote, Volkane, interrompit ses sombres ruminations.

Après avoir quitté l’épave du Protean et rejoint le hangar du Glorion par un autre chemin, ils avaient tenté de rétablir la communication avec Nu’mean, sans succès. L’apothicaire Emek avait quant à lui peut-être survécu, aussi avaient-ils ratissé la zone de l’espace dans laquelle son module de sauvetage avait été éjecté.

Et voilà qu’après deux heures de recherches, ils l’avaient enfin retrouvé.

— La rune d’identification d’urgence correspond à la signature du Protean. La voix du frère Volkane avait une sonorité rocailleuse dans le comm-link.

Praetor lui répondit par le récepteur mural.

— Effectue un bio-scan et rapproche-nous de lui.

Il y eut une pause d’une minute avant que Volkane reprenne la parole.

— Présence de signes vitaux confirmée.

Tsu’gan vit Praetor fermer brièvement les yeux. C’était comme si un poids venait soudainement de quitter ses épaules.

— Combien de temps, frère ? demanda-t-il au pilote du vaisseau.

— Approximativement trois minutes et dix-sept secondes, seigneur.

— Ramène-nous notre frère, Volkane. Ramène-le à la forge.

— Au nom de Vulkan.

— Au nom de Vulkan, répéta Praetor avant d’interrompre la communication. Ses yeux croisèrent ceux de Tsu’gan quand il se retourna. Un léger hochement de tête du sergent apprit au Dragon Ardent tout ce qu’il avait besoin de savoir.

Emek s’en était sorti, lui au moins. Après avoir été récupéré du module de sauvetage, Emek avait été allongé dans un médi-caisson arrimé au sol de la soute comme une caisse de marchandises. Le visage de l’apothicaire ainsi que tout son côté gauche étaient sérieusement endommagés. Tsu’gan regrettait d’avoir dit à Emek qu’il serait un jour brisé. Il n’avait pas souhaité que ses paroles soient à ce point prémonitoires.

Praetor lui lança un regard acéré. Les yeux du sergent, qui ne portait pas son casque, flamboyaient de la même fureur qui embrasait ceux de Tsu’gan.

Tant de morts au nom de quelque chose d’aussi vain et éphémère… La vengeance était un plat qui n’apaisait pas la faim ; elle vous laissait vide et glacé. Et pourtant le désir de vengeance brûlait encore en Tsu’gan comme une flamme irrésistible. En cette heure, ce désir brûlait en eux tous avec la même force, et il avait un nom : Night Lords.