SUZIE SUCE
Jeff Gelb
Mike Crawford pissa quatre bouteilles de bière environ dans les urinoirs du Red Cedar Grille. Il regarda autour de lui dans les chiottes mal éclairées et remarqua sur le miroir un gribouillis au rouge à lèvres : « Suzie suce. » Et, dessous, un numéro de téléphone.
D’abord, Mike sourit. Suzie savait-elle qu’elle était en train de devenir célèbre dans l’un des plus chics gogues de la ville ? Puis il sursauta et faillit pisser sur ses chaussures. Ce numéro de téléphone était en fait le sien.
Mike referma sa braguette, s’approcha vite du miroir et relut, incrédule, le message. Comment diable son propre numéro de téléphone et, pire encore, le prénom de sa maîtresse, se trouvaient-ils affichés sur ce miroir ? Furieux, il nettoya le message du mieux possible avec du papier toilette.
Puis, tremblant encore de colère, il regagna le bar. Il tomba sur Joey Clark, son collègue de boulot et copain de bistrot.
Mike flanqua une violente tape dans le dos de Joey, qui en recracha ce qu’il buvait.
— Il est où ce rouge à lèvres, suceur de mes deux ! hurla Mike.
— Mais qu’est-ce qu’il te prend ? demanda Joey tout en essuyant sur le col de sa chemise les traces de son cocktail margarita.
— Ne fais pas le con, espèce de chiure ! J’ai lu le message dans les chiottes.
— J’ai l’impression que tu as assez bu, mon pote, dit Joey. Il est temps que tu rentres chez toi retrouver ta copine.
Joey avait prononcé le mot « copine » comme si c’était quelque chose de sale.
— Susan ne te plaît pas ? Aboya Mike.
— Comment veux-tu qu’elle me plaise ? Je ne la connais même pas. Et toi, au fait, qu’est-ce que tu lui trouves ? Ça fait à peine une semaine que tu l’as rencontrée et elle a déjà rapporté ses valises chez toi. Si tu veux mon avis, elle cherche du blé, cette nana. Le tien.
Mike saisit Joey par le col de sa chemise.
— Je me fous de tes opinions, rugit-il, et de ton rouge à lèvres.
Il poussa avec violence son copain contre le bar et sortit.
Lorsque Mike entra chez lui, l’appartement était plongé dans l’obscurité et le téléphone sonnait. Il courut pour répondre, mais le répondeur s’enclencha. Il entendit une voix masculine étrange : « Suzie, ici Dick Downs, à l’appareil, 555-4330. J’ai lu ton message et j’ai pensé qu’on pourrait sortir ensemble. Rappelle-moi. »
Mike était planté au milieu du living obscur de son grand appartement de banlieue, les poings serrés.
— Enculé de Clark ! siffla-t-il.
Il buta contre le répondeur alors qu’il essayait de le rembobiner. Celui-ci fit marche arrière et se mit à débiter tous les messages antérieurs.
« Salut, Suzie, mon chou ! J’ai trente centimètres qui t’attendent. Qu’est-ce que tu penses de cinquante dollars ? Rappelle-moi. Bill. 555-4545. »
« Hello, hello ? C’est Suzie ? Celle des lavabos du Grille ? Ici, Henri. J’aimerais bien te parler un de ces quatre. Mon numéro est le 555-2187. »
Mike arracha la bande magnétique du répondeur en poussant un grognement de rage et la flanqua dans la corbeille à papiers qui se trouvait à côté.
— Je tuerai ce fils de pute, marmonna-t-il.
— Mike, tu ne manges rien ? s’étonna Susan. Est-ce que j’ai laissé trop cuire le poisson ?
Mike contempla le joli minois de Susan. Quelle innocence dans ses airs de provinciale !
Comment dire à cette fille qui venait d’arriver sur la Côte, droit de là ferme de ses parents, dans l’Indiana, que son meilleur pote lui avait joués un vraiment sale tour ?
Mike fit non de la tête.
— C’est que ce soir, je n’ai pas faim, bougonna-t-il.
Susan le regarda et il vit l’inquiétude se peindre sur ses traits délicats.
Rien d’étonnant qu’il ait eu le béguin pour elle, le week-end dernier, lors du goûter offert par la salle paroissiale. Elle avait eu l’air d’un chiot perdu dont les grands yeux bleus étaient en quête d’un visage amical.
Il avait ce jour-là entamé un brin de causette avec Susan, et elle lui avait semblé d’une timidité charmante. Quand la glace avait été rompue, elle lui avait expliqué qu’elle venait de terminer ses études à la fac et qu’elle avait débarqué sur la côte ouest, parce qu’elle avait été embauchée par un fabricant d’ordinateurs. C’était la première fois qu’elle quittait sa famille. Elle se sentait toute seule ainsi, loin des siens et de ses amis. Une copine de travail lui avait parlé de ces goûters paroissiaux qui étaient, en réalité, un lieu de drague pour les divorcés. Cette copine, une brave fille aux grosses cuisses et aux cheveux comme des baguettes, y avait entraîné Susan pour ne pas y aller seule, puis aussitôt s’était ruée sur tous les mecs qui lui avaient fait de l’œil. Susan voulait repartir en bus lorsqu’il l’avait sauvée de ce traquenard.
Tout en dégustant du café, Susan lui avait expliqué qu’on la mettait à la porte de son appartement parce qu’il avait été vendu. À cause du regard bleu de Susan et de ce titillement qu’il ressentait dans l’entrejambe, il lui avait proposé de venir chez lui jusqu’à ce qu’elle ait assez d’argent pour louer un nouvel appartement.
Elle avait pâli et baissé les yeux. Vite, Mike avait ajouté qu’il avait deux chambres et que chacune fermait à clef.
Il l’avait convaincue de venir le soir même chez lui. Après avoir vérifié la serrure de la pièce qu’il lui destinait, elle l’avait remercié avec profusion et était allée se coucher. Il lui avait fallu faire appel à toutes les forces de sa volonté pour ne pas utiliser son passe, entrer dans la chambre et la sauter. Il y avait quelque chose en elle qui l’excitait sauvagement. Dieu sait qu’elle n’était pas la plus belle nana qu’il connaissait, mais le charme de ce visage angélique l’avait tué.
Tenant parole, il l’avait laissée seule. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, ne cessant de penser à elle. Il s’était caressé la queue avec nonchalance en songeant à ses merveilleux yeux bleus, à son mignon nez en trompette, à ses lèvres charnues et sensuelles qui sur ce visage innocent avaient l’air incongrues.
Dix jours s’étaient écoulés et il ne l’avait toujours pas touchée.
Bien sûr, elle était une tentation permanente, mais toujours aussi innocemment : un jour, par exemple, elle s’était mise à arroser ses plantes et les rayons du soleil se déversant par la fenêtre avaient souligné la pointe de ses petits seins à travers son frais chemisier blanc. Un autre jour, elle avait fouillé dans ses placards en quête d’une poêle et il avait vu ses tétons par l’encolure de son T-shirt.
Innocente elle l’était, mais elle le rendait sexuellement fou.
Pourquoi attendre encore ? Pourquoi ne pas aller au but, maintenant ? Elle avait eu le temps de s’apprivoiser. En vérité, ce qui préoccupait Mike, c’était qu’elle avait l’air trop à l’aise avec lui, le traitait comme un grand frère et non pas comme un éventuel amant.
Et puis voilà que le jour où Mike avait eu la certitude qu’il n’y avait plus aucun espoir avec cette nana, elle s’était soudain penchée vers lui par-dessus la table, lors d’un dîner amical dans son appartement, et lui avait donné un doux baiser de ses lèvres sensuelles. Il l’avait aussitôt attirée vers lui en la prenant par la nuque, avait écrasé sa bouche contre la sienne et y avait glissé sa langue. Une étrange saveur en vérité, difficile à définir. Susan avait commencé par hoqueter et reculer, puis s’était abandonnée à ses baisers. Il l’avait renversée sur la nappe, envoyant dinguer les verres et les assiettes sur le sol carrelé. Quel délicieux dessert il avait là, étendu sur la table !
Il avait cherché sa braguette de ses doigts tremblants, et Dieu merci, son sexe tout gonflé avait jailli tout seul. Mais tandis qu’il approchait d’elle, elle l’avait repoussé.
Honteux d’avoir dépassé les bornes, Mike avait reculé tout en remontant son pantalon.
— Susan, je m’excuse, avait-il bégayé. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Au grand ébahissement de Mike, elle lui avait souri et avait tripoté son slip.
— Je ne fais pas ça, avait-elle expliqué, mais il y a d’autres possibilités…
Mike l’avait regardée ôter sa robe et enlever sa petite culotte qui tombèrent par terre. Elle avait changé de position sur là table en verre et murmuré :
— Je veux que tu viennes en moi.
Le téléphone avait sonné au même instant. Mike avait grogné de frustration, car le répondeur s’était enclenché.
« Suzie, j’ai vu ton petit message dans les toilettes des hommes au Racquet Club. Tu veux un peu de jeux buccaux ? T’as qu’à m’appeler. »
Mike s’était rué sur le téléphone et avait décroché. Mais il n’avait entendu que la tonalité. Il avait reposé brutalement le combiné, puis comme si le répondeur était en cause, il l’avait balancé contre le mur.
Il s’était retourné vers la table, mais Susan s’était enfuie dans la salle de bains en fermant la porte derrière elle. Mike avait entendu le bruit assourdi de ses sanglots. Les poings serrés, il avait pensé que cette fois, la plaisanterie allait vraiment trop loin.
Mike claqua la porte de l’agence immobilière. Joey Clark était en train d’aider un couple d’un certain âge à remplir des formulaires.
Écartant les clients, Mike écrasa son poing massif sur le visage surpris de Joey. La peau de ce dernier vira au rose, puis du sang jaillit de son nez.
— Bon Dieu, je crois qu’il est cassé ! brailla Joey. Sors d’ici avant que j’appelle les flics.
Le couple s’empressait de sortir de l’agence quand Mike balança son copain contre le mur en criant à pleins poumons :
— Où donc as-tu encore gribouillé ton sale petit message, espèce de vicelard ? Dis-le-moi !
— Tu as perdu la boule, répliqua Joey en tentant de se protéger le visage. Tu vas te retrouver en tôle pour ça, mon pote, je te le jure !
Mike relâcha les épaules de Joey et le laissa choir sur le sol comme un chiffon, puis il sortit en tempête de l’agence sous le regard interloqué des employés.
Mike appela chez lui, mais n’obtint pas de réponse. Et pour cause ! Le répondeur était fichu. Une fois sa fureur descendue d’un cran, Mike décida de rentrer et de préparer le dîner dans l’espoir d’apaiser Susan.
Il arriva devant sa porte, les bras chargés de victuailles et frappa du pied. Comme personne ne répondait, il entra. Les vêtements de Susan avaient disparu. Mike chercha en vain un message.
Il était en train de vider sa cinquième bière lorsque le téléphone sonna. Titubant, il alla décrocher et avant qu’il puisse prononcer un mot, une voix masculine demanda :
« Suzie ? Je voulais juste te prévenir que je serai un peu en retard. Je serai au Café Noir vers 21 h 30. Je suis celui qui a le plus grand joint dans ce boui-boui. »
Alors que Mike garait sa Subaru devant la station-service fermée qui se trouvait en face du Café Noir, il aperçut Susan qui y entrait.
Mike demeura dans sa voiture le temps de se dessaouler et de reprendre ses esprits.
Apparemment, tout indiquait que Joey Clark avait eu raison. Susan n’était guère innocente. En fait, c’était peut-être elle qui avait inscrit ces messages obscènes dans les toilettes ; elle ou un complice.
La fumée dans le bar était aussi épaisse que du brouillard. Mike repéra Susan au fond de la salle. Elle parlait à un type en costard trois-pièces.
Mike se dissimula dans un recoin obscur et les observa. Le type avait enlacé Susan et elle ne protestait pas. Il la vit se pencher vers ce type et lui murmurer Dieu sait quoi tout en frôlant d’une main le devant de son pantalon en polyester.
« Suziè suce. » Cette phrase ne cessait de se répéter comme un disque rayé dans l’esprit de Mike.
Mais elle ne suce pas, se rappela-t-il. En tout cas, pas gratuitement. Cette fille m’a pigeonné en beauté.
Suzie sortit de la boîte avec M. Costard à la remorque. Mike les suivit et les vit monter dans une Cadillac. Celle-ci démarra. Il courut jusqu’à sa voiture, et vite, se faufila au milieu de la circulation. Suzie et son jules se dirigeaient cap au nord, vers les collines de Hollywood. Mike devina qu’ils allaient s’arrêter non loin du réservoir afin que Suzie gagne son blé et… sa réputation.
Mike éteignit les phares tandis que la voiture se garait près du sommet de la colline. Il fit le reste du chemin à pied, sans bruit, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un bon poste d’observation d’où il pourrait voir les occupants de la Cadillac. La tête de Suzie était posée sur les genoux du type ; elle montait et descendait lentement. Mike entendait les soupirs d’extase du type. Ces bruits lui firent l’effet de débris de verre qui se casse.
Combien ça fait ? se demanda Mike, l’esprit absent. Combien ça coûte pour que ces lèvres goulues fassent couiner un homme de cette façon ?
Mais de nouveaux bruits émanèrent de la voiture. Des halètements et même un petit cri. Le sang de Mike se glaça dans ses veines. Il imagina le jules dans la peau d’un tueur de série B qui assassine les putes. Venait-il de trancher l’adorable cou de Suzie ? Ne t’occupe pas de ça, pensa-t-il, l’espace d’un instant.
Mike surgit de derrière les buissons et ouvrit la portière du côté passager. Le plafonnier s’alluma, révélant le visage interloqué de Susan.
— Ô mon Dieu ! gémit-elle.
Du sang coulait de sa bouche.
— Est-ce que cet empaffé t’a fait mal ? s’entendit demander Mike.
Jésus ! pensa-t-il. J’aime encore cette salope.
— Je vais te tuer, ordure ! siffla-t-il tout en sortant le type de la Cadillac.
— C’est trop tard, soupira Susan.
Mike lâcha le bonhomme dont la tête alla choir avec un bruit creux sur le tableau de bord. Le cadavre tomba sur le flanc entre Susan et Mike sur le trottoir.
— Seigneur ! murmura Mike. Mais tu l’as tué !
— Exactement, répondit-elle ?
— Mais c’est parce que tu te défendais ? Il t’attaquait, dis ?
Mike ne vit aucune arme. De toute évidence, ce type avait frappé Susan, car sa bouche saignait encore. Même qu’elle passait sa langue sur sa lèvre gourmande pour la lécher. Elle souriait.
Mike n’avait jamais remarqué auparavant les énormes incisives de Susan.
Elle a l’air d’un doberman ! pensa-t-il.
— Ce n’est pas ton sang, conclut-il d’une voix tremblante.
Elle continuait à lui sourire, épongeant les taches de sang avec un Kleenex, puis elle fit démarrer le moteur. À travers la vitre, elle prit la main de Mike et la tapota affectueusement.
— C’est pour cette raison que je ne pouvais pas… Tu vois. Je n’avais pas confiance en moi, car c’est pendant l’amour que ma soif de sang est la plus forte.
Tandis que la Cadillac s’éloignait du trottoir et commençait à redescendre la pente vers les lumières de Hollywood, Susan lui envoya un baiser.
— Mike, tu me manqueras, cria-t-elle.
Comme dans un songe, Mike buta sur le cadavre et atterrit sur le flanc, à côté des pieds de la victime. Comme il se relevait, il remarqua une mare de sang qui s’élargissait sous l’entrejambe.