CHAPITRE XX

 

Haggerty ouvrit vivement la porte et gronda :

— Vous êtes en retard ! Qu’est-ce qui se passe encore ?

Le jeu des muscles, dans son pâle et maigre visage semé de taches de son, trahissait sa nervosité. Tout en parlant, il tira Danny à l’intérieur de la pièce sans aucune tendresse.

— C’est pas le moment de discuter, George, fit Danny essoufflé. J’ai été groupé par Cannon et Kurz, mais j’ai pu m’en dépêtrer. Ils sont en train de danser en ce moment. Tout est paré. On y va. Je vais vous conduire jusqu’à un petit chemin…

— Qu’est-ce qu’ils foutent ici, Cannon et Kurz ? cria George Haggerty.

Il fut pris d’une quinte de toux et se pencha sur sa petite tasse.

— Ils sont avec Flossie, expliqua Danny.

Haggerty et les trois pistoleros jurèrent à l’unisson.

— Du moins, ils l’étaient tout à l’heure, reprit Danny. Maintenant, elle est au garage, chez les voisins.

— Dans le garage, chez les voisins, répéta George Haggerty d’une voix basse, ronronnante et suave.

— Oh ! elle pourra pas vous voir, affirma Danny avec une apparente candeur. Vous avez remarqué la haie qui sépare…

— La haie, fit George en écho. Bien sûr, elle pourra pas nous voir.

— Voilà, acquiesça Danny. La haie vous protégera des regards indiscrets. Les flics ont laissé Flossie au garage dans la bagnole, je me demande bien pourquoi, d’ailleurs… et ils se sont amenés ici seuls. J’ai pu m’en dépatouiller, mais pour un quart d’heure seulement.

— Allez, les gars, on y va, ordonna George Haggerty. N’oubliez pas vos feux, surtout, et planquez bien les mécaniques.

Shorty protestait :

— Comment qu’on va faire pour les embarquer toutes – et en douce encore ! – avec les copains qui nous ont laissés en carafe ?

— Faites pour le mieux, décréta George Haggerty. Ça peut servir.

— Je vais en prendre une, proposa Danny.

— Faites-y bien attention et touchez pas la détente, conseilla Haggerty. C’est chargé, et quand une de ces mandolines se met à jouer un air, pour l’arrêter c’est midi sonné, à moins de connaître la musique. On peut ni la lâcher, ni la paumer, et on sait pas où ça fout le camp.

Ils sortirent vivement dans le couloir et, sous la conduite de Danny, descendirent l’escalier.

— Si on rencontre des domestiques ou des invités, expliqua Danny dans le vestibule du rez-de-chaussée, faut pas vous en faire. C’est des poulets qu’on doit se méfier.

— Où il est, ce garage ? demanda George, qui ajouta aussitôt, précipitamment : pour éviter de passer devant…

— C’est juste derrière la haie, fit Danny en désignant l’endroit du seuil. D’ici, vous ne pouvez pas le voir, mais vous allez le repérer, une fois tourné le coin de là maison. Maintenant, écoutez-moi bien, que je vous explique le chemin à suivre.

— Mon œil, déclara George Haggerty. Vous venez avec nous, oui !

— On risque de tomber sur les poulets, si je viens avec vous.

— On risque de tomber dessus, si vous venez pas.

— Justement, s’empressa Danny. J’ai gardé à tout hasard deux charges de dynamite, et je vais les faire partir là-bas, tout au bout de la grande prairie, du côté nord. Tout le monde se précipitera vers le bruit, c’est forcé, pas vrai ? Alors, quand vous entendrez les détonations, vous vous mettrez en route, mais dans le sens opposé.

— Les feux d’artifice, ça vous connaît, remarqua George Haggerty. Mais c’est pas mal trouvé, faut dire. Vous avez de l’idée. Comme ça on aura le champ libre, nous autres.

— Écoutez, reprit Danny. Quand vous aurez dépassé le garage de dix mètres à peu près, n’oubliez pas de passer de l’autre côté de la haie.

— Pourquoi ? demanda George.

— Parce que mon père a posté un cordon d’agents par là, pour empêcher les gens de passer, mentit Danny. Mais ces agents-là ne s’occupent pas de ce qui se passe chez les voisins, nous non plus d’ailleurs.

— Vous êtes pas con, Danny, grommela Haggerty. Sans vous, on se foutait en plein dans ce cordon d’agents.

— Et comment ! fit Danny. Je n’ai pas fini de vous être utile rapport à ce signal… Ensuite vous n’aurez qu’à descendre dans votre bagnole jusqu’à la porte qui s’ouvre dans la haie, tout de suite passé le garage.

Vous vous retrouvez chez les voisins et vous prenez l’allée.

— O. K., opina George Haggerty. Mais ça mettra combien…

— Vous entendrez les détonations dans deux minutes, répondit Danny. En attendant, vous ne bougez pas. Mais à peine le signal donné, vous foutez le camp plein gaz.

Danny partit au galop, ce que voyant, Haggerty émit un sifflement, puis appela « Ho ! » sans toutefois élever trop la voix. Enfin il grogna :

— L’a oublié de rendre la mécanique. L’est en train de se tailler avec l’une de nos sulfateuses !

— C’est peut-être avec ça qu’il va tirer la salve, remarqua la terreur n° 1, avec un léger frisson.

 

*

 

Danny était en train de donner des instructions à Louie Luto, sur le seuil de la chambre, dans l’aile droite :

— Surtout quand vous longerez la haie, gardez-vous bien de passer de l’autre côté – le voisin, il a mis des gardes sur son terrain – parce qu’il nous en veut à mort. Mais si vous suivez mes instructions, vous ne risquez pas d’être aperçus, ni par Harry, ni par personne.

 

*

 

— On aurait dû emmener le môme avec nous, murmura Shorty à l’oreille de George Haggerty, à la porte de l’aile gauche.

— J’y ai pensé, mais y a cette dynamite qu’il fait sauter, pour éloigner la flicaille, répondit Haggerty. De toute façon, il est trop corniaud pour nous doubler. J’ai jugé le bonhomme, le jour où je lui ai raconté un excellent scénario de film et qu’il a pas été foutu de l’apprécier.

À genoux dans l’herbe, Danny se penchait sur deux cartouches de dynamite placées sur le bord d’un puits désaffecté, à la lisière de la prairie réservée d’ordinaire au pâturage des chevaux, tout au bout de la propriété. Il approcha une allumette des amorces, se leva d’un bond et détala à toutes jambes.

La nuit fut déchirée par le fracas de la détonation. La musique s’arrêta net. Et les joyeux danseurs, parmi lesquels se trouvaient Jimmy Cannon et Marty Kurz, se précipitèrent en désordre vers la source du bruit.

Au même instant, à l’instar des coureurs sur piste au coup de pistolet, les deux petites escouades de gangsters, séparées l’une de l’autre par toute la longueur de la bâtisse, s’élancèrent vers la haie.

Haggerty-la-Vadrouille et ses trois indésirables atteignirent les premiers l’abri de la clôture et se faufilèrent dans la propriété Sellers, précédant d’une bonne minute Louie Luto et ses non moins indésirables compagnons qui devaient couvrir une plus longue distance.

Le groupe Haggerty se mit donc à longer la verte et épaisse clôture côté Sellers, dans un silence à peu près total, avec soixante secondes d’avance sur le groupe Luto. Celui-ci, une fois la première étape franchie, suivit sans bruit la même haie, côté Barrett.

Aucun des groupes n’avait l’intention de rejoindre Chestnut Lane. Tous deux avaient mis cap sur le garage des Sellers, animés par un juste courroux à l’égard des mouchards et dans un silence justifié par un élémentaire souci de prudence.

*

Tout au fond du garage Sellers, Joe Appelgate se redressa, produisit au jour un étui de cuir. Il en retira son pince-nez et entreprit de le nettoyer.

— Ça me fait penser au temps où j’étais tourneur de commissariats et où je passais le plus clair de mon temps à la morgue, remarqua-t-il.

— Enfin, voilà six salopards qui n’emmerderont plus personne, grommela Lewis Barrett en s’essuyant les mains et en considérant les six gangsters étendus sur le sol en ciment, le long du mur, derrière une dense barrière de voitures en tous genres.

— La façon dont tu les as embarqués ! gloussait Joe Appelgate. On aurait dit des bottes de paille. Mais pour faire croire aux gens qu’ils ont été abattus sur les lieux, c’est une autre paire de manches ! Comment va-t-il se démerder, notre Danny, ça, je me le demande.

— C’est son affaire, à Danny, répliqua Lewis Barrett avec son bref et féroce sourire ; j’espère qu’il se montrera génial, puisque sa mère prétend qu’il l’est. J’avoue que je serai plus soulagé quand il se sera manifesté…

À cet instant, et comme Williamson, préposé au guet à l’entrée du garage, passait dans l’entrebâillement de la porte une physionomie pâle et bouleversée, le fracas d’une lointaine explosion – pas si lointaine que ça d’ailleurs – ébranla la nuit et stoppa simultanément la tirade de Lewis Barrett et les accents de l’orchestre.

— Qu’est-ce que c’est ? Souffla Williamson.

— Je jurerais que c’est Danny, déclara Lewis Barrett.

— Mais oui, le signal ! affirma Joe Appelgate. Nous ferions bien de nous retirer, qu’en pensez-vous ?

— Oh ! Ciel ! bégayait Williamson. Si jamais je me sors de cette épreuve, je ne…

— De quoi vous vous tracassez ? Grogna Lewis Barrett. Qu’est-ce que vous risquez ? Merde alors ! Si vous aviez descendu ces mecs de votre propre main on serait déjà en train de vous coller des médailles sur le buffet. Presque tout le monde dans le coin – à part moi – serait fier et content d’avoir ces macchabées-là dans son…

— Chcht ! fit Williamson. J’entends des pas. Ils arrivent !

Les trois se retirèrent vivement dans l’ombre.

 

*

 

Sur le petit perron de la maison Sellers se tenait le maître des lieux. Sous la veste de smoking, son majestueux abdomen gonflait une chemise immaculée et finement plissée, et ses bajoues paraissaient plus écarlates que de coutume, car il s’était laissé aller à absorber quatre délicieux Martini-cocktails – deux de plus que les autres soirs – pour contrebalancer les émotions et les ennuis de la journée. Il demanda :

— Mais, Sally, voyons ? Quelle idée tu as eue de me faire sortir ? Où est cette surprise ?

Le maire, discrètement, étouffa du bout des doigts une subite montée d’anhydride carbonique qui – n’était l’importance du personnage – aurait été désignée tout bonnement par le mot rot, et ajouta :

— Pardon.

Sally consulta sa montre-bracelet, platine, diamants et cordonnet de soie noire :

— C’est une surprise formidable, p’pa, tu ne peux pas…

Au même instant, une explosion lointaine fit vibrer leurs tympans et Sellers, qui se balançait légèrement sur ses talons, le menton pompeusement rentré au creux de ses fanons et la bouche déjà entrouverte pour formuler sa pompeuse désapprobation de ces fantaisies puériles qu’on nomme « surprises », battit des paupières et manqua perdre l’équilibre :

— Qu’est-ce que c’était encore ? demanda-t-il d’une voix enrouée. Encore une invention stupide de Danny, je parie ! Si c’est ça, ta surprise…

— C’est pas ça, p’pa… absolument pas, cria Sally. Je me demande ce que ça peut bien être ! Si ta présence ici n’était pas si indispensable…

— Je rentre, annonça M. Sellers, non sans dignité.

Par une porte-fenêtre ouverte, Mme Sellers déclarait :

— Je vois que, chez nos estimés voisins, la fête bat encore son plein. Moi, si j’étais homme et si j’étais maire, je saurais y mettre le holà !

— Je vais agir, affirma M. Sellers en se raclant la gorge. Mes avocats sont déjà sur…

Il fit mine de rentrer dans la maison, mais Sally, s’accrochant à son bras, le retint, tandis que Mme Sellers, dont la voix, toujours plus distante, illustrait simultanément son éloignement physique de la personne de son mari et son désaccord moral avec ses méthodes, déclarait :

— Des avocats ? Pour quoi faire ? Moi, je serais intervenue…

Au même instant, Danny, hors d’haleine, bondit sur le perron, et empoigna sans plus de façons M. Sellers par la manche.

— Vite, monsieur Sellers ! fit-il, d’une voix essoufflée. C’est urgent. Sincèrement… Sinon, je ne serais pas là…

— Lâchez-moi, bredouillait M. Sellers, pris de court. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ils sont dans votre garage ! cria Danny en tirant de plus belle.

Avant d’avoir compris ce qui lui arrivait, le maire avait dévalé les marches et touché le sol de l’allée, car il ne pouvait faire mieux, au risque de perdre l’équilibre, que de poser le pied sur terrain ferme à chaque secousse.

— Qui est dans le garage ? interrogea-t-il.

— Vous verrez ! chuchota Danny en remorquant l’important personnage le long du sentier. Vous avez une chance de les prendre en flagrant délit. Vous pouvez…

Sally, qui aidait Danny à propulser l’auteur de ses jours dans la direction voulue, eut un ricanement nerveux.

— Va pas plus loin, Squidge, lui murmura Danny. Chcht !

— Arrêtez immédiatement ! jeta M. Sellers d’une voix basse, mais impérative.

— Mais vous allez vous couvrir de gloire, vous serez réélu à la mairie… et vous empêcherez la construction du parc d’attractions, haletait Danny. Je suis votre allié ! Je suis avec vous, monsieur Sellers !

Le maire arracha son bras à l’étreinte de Danny et s’arrêta à une vingtaine de pas de la vaste bâtisse qui servait de garage. Danny gesticulait pour engager Sally à battre en retraite. M. Sellers, cependant, était en train de récupérer sa dignité et ses esprits, dont le flux impétueux dilatait ses joues et gonflait son abdomen. Il s’éclaircit la gorge et protesta, avec, pourtant, des inflexions voilées et comme craintives :

— Je ne veux pas de vous ! Qui est dans mon garage ?

— Les truands.

— Des truands ! s’affola M. Sellers en un murmure dramatique. Dans mon garage ? Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Allons, procédons par ordre…

Tandis que le maire toussotait, cherchant une contenance, Danny plongea dans le massif qui bordait le chemin, et en ressortit, brandissant un étrange engin.

— Nous allons nous retirer et alerter la police, chuchotait le maire.

Au même instant un tintamarre épouvantable, une pétarade infernale éclata dans le garage.

— Ils nous tirent dessus ! hurla Danny. Couchez-vous ! À plat ventre !

Le maire, tremblant comme une crème renversée, s’aplatit sur la chaussée, comme aspiré par elle, ses yeux protubérants braqués sur le garage. Danny poussa la mitraillette dans des mains grasses et inertes, referma sur elle des doigts gourds et pressa sur la détente. Sally, cependant, s’était accroupie derrière son père.

— Tenez fort ! hurla Danny.

La mitraillette sautait comme une bête vivante en crachant vers le ciel le feu et le plomb.

— Tenez ferme ! braillait Danny dans l’oreille du maire. Plus bas, visez le garage.

Le maire se cramponnait désespérément à la trépidante mitraillette qui bondissait, rugissait, éjectant des flammes et des balles. Le canon de l’arme finit par se pointer vers le garage, dont le mur de ciment fut aussitôt piqué d’un joli chapelet de trous. Il faut remarquer qu’étant donné son angle de tir, M. Sellers n’avait d’autres objectifs possibles que le ciel et le mur en question.

Le vacarme ne dura que trois ou quatre secondes, mais pendant ce laps de temps, il fut en tous points réussi. Puis soudain, à l’intérieur du garage, la cacophonie assourdissante de la fusillade prit fin.

Dans l’allée, le maire laissa échapper de ses doigts la mitraillette vide de munitions.

Le sang généreux qui avait reflué de son visage, faisant virer sa chaude coloration au jaune chlorotique, maintenant revenait par vagues pressées, restituant à la face son vermillon naturel, illuminé de mille perles de sueur.

Le brusque silence semblait plus assourdissant encore que le tintamarre infernal qui l’avait précédé. Des fragments de plâtre, arrachés par les balles, retombaient sur le sol dans un doux clapotis.

— J’aurais pu… tuer… quelqu’…, bégayait le maire.

— J’espère bien, brailla Danny qui, de surexcitation, sautillait sur place. Vous vous êtes couvert de gloire, monsieur Sellers !

— C’est insensé… fit Sally, le souffle court.

Ses cheveux sombres s’étaient défaits et la pointe de son nez légèrement retroussé, mais incontestablement racé, s’ornait d’une pastille de ciment et de quelques taches plus sombres, suite d’un contact prolongé avec la terre.

— Maintenant, j’ai compris, tu es maboul !

— Mes autos ! gronda M. Sellers. Mon garage ! Mes aïeux !