CHAPITRE IX

 

Il était quatorze heures (heure d’été en vigueur sur la Côte Est), quand Danny quitta le restaurant Sam Tom’s pour retrouver Mamie Shea, et dix heures du matin (selon le régime en vigueur sur la Côte Pacifique) à Salinas Hot Springs, Californie, où Lewis Barrett, ayant écouté pendant quinze minutes d’affilée les arguments de sa femme, au-dessus de la table du petit déjeuner, concluait enfin d’un ton résigné :

— Bon, bon, j’ai compris. Tu veux déclarer la guerre aux Sellers… Mais comment s’y prendre ?

— Tu te présentes aux élections pour le poste de maire et tu envoies balader ce plastronneur de Sellers, répliqua Margaret Barrett. Finies les politesses, tu construis le parc d’attractions sur ce terrain qu’on a derrière chez les Sellers et qui les a toujours fait râler.

— Moi ? Me présenter pour le poste de maire ? Répéta Lewis Barrett sans enthousiasme. Je n’ai pas qualité pour être maire… Et le conseil municipal ne m’accordera jamais une licence pour construire le parc d’attractions sur ce…

— T’es peut-être devenu dégonfleur sur tes vieux jours, mais moi pas, interrompit sa femme. Tu vas te présenter à la Mairie et tu vas construire ce terrain de jeu et tu seras président du Country Club… et… du conseil d’administration de la banque. Tu enverras dinguer le vieux Sellers de tous ses retranchements. Mais oui, mon petit, tout simplement !

Ils discutèrent la chose.

— C’est pas parce que j’étais caissière dans une charcuterie, ou parce que tu travaillais dans la limonade pendant la prohibition qu’Emmeline Sellers me bat froid, c’est à cause de ce terrain, affirma Margaret. Moi, je cherche pas à me faire passer pour ce que je ne suis pas. Tout ce qui m’intéresse, c’est d’avoir les mêmes avantages que n’importe quelle résidente de Fair Meadows, consciente de ses droits et respectueuse de ses devoirs… je veux pouvoir me faire inscrire au club féminin et à l’association horticole. Je n’intrigue pas pour figurer dans les chroniques mondaines. Je réclame simplement les avantages auxquels peut prétendre tout citoyen…

—… surtout le plus imposé de la localité, intervint Lewis, souriant déjà à l’idée de la prochaine bagarre, fût-elle « en dentelles ».

— Tu te réveilles ? C’est pas trop tôt ! s’exclama Margaret. On va leur montrer, à ces gens-là, qu’on ne se laisse pas marcher sur les pieds.

Lewis éclata d’un grand rire et dit :

— J’étais en train de penser à tous ces gosses et à leurs mamans dans le parc d’attractions, et au chahut que ça ferait et…

— La grande piscine, il me la faut aussi et…

— Un joli manège de chevaux de bois avec de la musique en conserve, enchérit Lewis, bien gueularde et un peu fausse sur les bords…

— Et ensuite tu vas te présenter au Congrès, cria Margaret, toute bouillonnante de projets et tout émoustillée par la promesse d’une tonitruante et peu musicale musique et la perspective de faire enrager la famille Sellers.

— Moi, si j’ai quelque chose à reprocher à la démocratie, dit Lewis, c’est que pour exister, elle a besoin du parti républicain et du parti démocrate et de maires et de sénateurs et de…

— Arrête les jérémiades et au boulot ! ordonna Margaret, en se levant d’un bond. On a plein de choses à faire et très peu de temps devant nous. Commence par téléphoner à M. Mason pour qu’il mette au point ses plans pour le parc d’attractions et…

— Et cette histoire de maire ?

— Tu appelleras Joe Appelgate et tu lui diras de s’en occuper. Moi, je commence les valises.

— Tu veux qu’il annonce ma candidature ? demanda Lewis, qui saisit, souriant et éructant, l’appareil portatif sur la table du petit déjeuner.

Leurs regards se rencontrèrent, illuminés par cette compréhension réciproque, cette solidarité qui se développe parfois après de longues et tumultueuses années de vie commune, au cours desquelles l’amour idéal, tel que le chantent les poètes, brille surtout par son absence.

— Je t’aime bien, tu sais, Margaret, fit Lewis, après avoir demandé le numéro.

Gêné par sa profession de foi sentimentale et intempestive, il crut devoir se donner une contenance en rotant discrètement.

— Moi aussi, je crois que je t’aime bien, Lewis, répondit Margaret, qui devinait vaguement, moins vaguement toutefois que son conjoint, que poussés par les vents et ballottés par les marées, ils avaient enfin atteint un rivage qui évoquait fort agréablement celui de l’Amour.

Mamie et Danny passèrent en dansant devant l’estrade des musiciens, au Club de la Chambre Noire. Mamie sourit à Tito Arnaudi, le chef d’orchestre, et Tito s’anima instantanément, son bâton battit à un rythme plus vif, ses musiciens furent saisis d’une frénésie nouvelle et tous les yeux rayonnèrent en hommage à Mamie.

Mamie rencontra le regard d’un danseur entre deux âges qui, aussitôt, redressa ses épaules, plia plus haut le jarret et parut dix ans de moins.

Un brasseur d’affaires fatigué, absorbé dans la contemplation de Mamie, emboutit deux couples, pour enfin écraser les orteils de sa femme. Les mâchoires de cette dernière se mirent alors à fonctionner, sur un rythme véhément, mais à contretemps avec l’orchestre, sans toutefois produire aucun son perceptible, car la musique et le brouhaha inhérents aux lieux de réunion publics et nocturnes, tenaient lieu de sourdine naturelle, pour toutes les oreilles, sauf celles du conjoint.

Les regards des hommes, derrière les tables, convergeaient tous vers Mamie, avec une flatteuse intensité et Mamie répondait aux sourires par d’autres sourires et de gracieux mouvements de tête. Le nombre de ses amis, dans la « Chambre Noire » paraissait illimité.

— Tu te défends bien, comme danseur, Danny, déclara Mamie.

Danny, qui n’avait pas manqué de noter la popularité de Mamie, ni de constater l’effet stimulant qu’elle produisait sur la plupart des mâles et la mauvaise humeur qu’elle provoquait dans les rangs du sexe opposé – parmi les épouses des brasseurs d’affaires fatigués, entre autres – sourit et remarqua :

— Et toi, tu te poses un peu là pour remuer ton monde, Mamie. Faut dire aussi que t’as du ça !

— T’es gentil, fit Mamie en pinçant l’avant-bras de Danny.

Elle ajouta dans un murmure :

— Voilà George qu’arrive.

Elle sourit et agita le bras à l’adresse d’un personnage qui franchissait le seuil, guidé par le maître d’hôtel en chef. Quittant la piste de danse, Mamie s’avança à sa rencontre.

George-la-Vadrouille Haggerty, grand et mince, avait des cheveux d’un noir de jais, frisés et coupés court, des pommettes saillantes, des joues ravalées et généreusement semées de taches de rousseur et une bouche longue et mince comme l’estafilade d’un couteau dans une galette de pâte poivrée. D’une voix sonore de baryton, douée malgré l’affaissement de la poitrine d’une singulière et musicale puissance, il saluait ses amis des deux sexes. Une danseuse blonde se précipita sur lui pour l’embrasser, imprimant sur sa joue la marque de ses lèvres.

— Fous-moi le camp, Flossie, ou je te coupe les oreilles en pointes, dit Haggerty.

Il porta à ses lèvres une main crochue tachée de son, aux longs doigts translucides et toussa discrètement. Danny qui, entre-temps, était parvenu jusqu’à lui, s’aperçut qu’il toussait dans une petite tasse blanche, dissimulée au creux de sa paume. Un instant plus tard, une main brûlante, fiévreuse, étonnamment forte, se refermait sur celle de Danny, comme un piège d’acier chauffé.

— C’est Danny Barrett, George, un pays ! expliquait Mamie.

— Enchanté de faire votre connaissance, fit George Haggerty, détendant en un sourire les muscles secs et noués de son visage cadavérique, sourire qui, pourtant, ne gagna pas ses yeux dont l’iris pâle, d’un gris bleuté, évoquait l’acier d’une lame ou la surface d’un étang gelé.

Tout le monde s’installa à la table de George Haggerty, où déjà l’on débouchait les bouteilles de champagne. Un homme en smoking chuchotait à l’oreille du caïd ; Mamie présenta Danny à Flossie, à quelques jeunes personnes plus ou moins falotes, fleurant le parfum et la sueur, et à des individus aux figures dures et infiniment blasées.

Un nouveau personnage s’était substitué au premier pour chuchoter à l’oreille de Haggerty, tandis que celui-ci toussait discrètement dans sa tasse. D’autres chuchoteurs en puissance attendaient leur tour. Haggerty, entouré, tel un roi, de toutes les marques extérieures de la déférence, répondait, suivant le cas :

— Tu lui feras la commission – j’ai dit : non.

— O. K. T’as qu’à m’envoyer la facture.

Il endossa un chèque, après avoir produit au jour une liasse énorme de billets à zéros multiples. Un instant plus tard, il interrompait à haute voix une autre tirade chuchotée :

— Tu n’auras pas un cent de moi. Et maintenant, du balai !

Danny réussit enfin à placer son mot :

— Joe Appelgate vous envoie ses amitiés, monsieur Haggerty…

— Tiens, il existe toujours, celui-là ? s’exclama Haggerty. On est pays, tous les deux… Vous travaillez dans un journal ?

Danny s’embarqua dans des explications confuses, mais Mamie intervint :

— Danny écrit une pièce de théâtre, George.

Haggerty considéra Danny avec un intérêt nouveau et, d’une poussée, vida Flossie de la chaise qu’elle occupait à sa gauche :

— Lève-toi, fais de la place à un gentleman, lui dit-il, en désignant le siège à Danny. Qu’on nous apporte du champagne, ordonna-t-il encore d’une voix forte. Y a pas moyen de se faire servir dans cette taule, ma parole ! J’y laisse pourtant assez de fric, il me semble !

Danny s’efforçait d’expliquer qu’il n’était encore qu’un auteur en herbe, et non un dramaturge consacré, et ceci, au milieu d’un remue-ménage de maîtres d’hôtel et de garçons qui, avec promptitude, disposaient des verres propres et des bouteilles neuves, emportant les vieilles, encore à moitié pleines.

— Y a qu’une chose qui compte, l’idée, déclara Haggerty inopinément, en se tournant vers Danny. Les auteurs dramatiques, ils en ont là-dedans ! Moi-même, j’ai une idée de film… Suffit que je trouve quelqu’un pour me mettre le truc noir sur blanc.

Une pince fiévreuse se ferma sur la cuisse de Danny, tandis que Haggerty, secoué d’une quinte de toux, prêtait l’oreille à un nouveau chuchoteur.

— Dis-lui, à ce poulet, que je le ferai casser, grogna enfin Haggerty. C’est pas un poulet qui me fera peur ! Qu’on nous apporte à boire ! Nous avons parmi nous, ce soir, un célèbre auteur dramatique – un ami d’un ami à moi, qui, de plus, est un pays…

— Je ne l’ai pas encore écrite, ma pièce, protesta Danny avec une honnête modestie.

Mais Haggerty qui, apparemment, ne l’avait pas entendu, enchaîna :

— Y a pas moyen de discuter théâtre, dans ce boxon. On se tire ailleurs.

Haggerty répandit des banknotes et ils quittèrent la Chambre Noire. Danny se retrouva dans une grande conduite intérieure sombre, en compagnie de Haggerty, de Mamie, de Flossie et d’un nommé Shorty. Une masse dure derrière son dos le gênait considérablement. Il se tortillait, mal à l’aise, et tâtonnait à hauteur de ses reins. Ce voyant, Haggerty eut un éclat de rire, suivi d’un accès de toux, et finit par articuler :

— Shorty ! Ce monsieur est assis sur ta mandoline et ça n’a pas l’air de lui plaire…

Shorty émit un grognement, et regarda Danny, l’air hésitant.

— Alors ? Qu’est-ce que tu attends ? Reprit Haggerty d’une voix brève. On est entre copains, ici.

Shorty ôta donc sa « mandoline » qui se trouvait être une mitraillette. Danny regarda l’engin, les yeux dilatés, Haggerty regarda les yeux de Danny et se mit à rire et à tousser.

— À quoi bon jouer les méchants ? s’exclama Haggerty. Danny est le copain de Mamie et de Joe Appelgate, par conséquent il est mon copain !

Il ajouta à l’adresse de Danny :

— Je parie que vous n’avez jamais roulé dans une bagnole blindée avec des vitres anti-balles ?… Merde, après tout ! Tout le monde sait que je suis – un meneur d’hommes…

— C’est exactement ce qui m’intéresse, monsieur Haggerty ! s’exclama Danny. Pour ma pièce…

— Ce sera une pièce comment ? Voulut savoir Haggerty. Et, à propos, appelez-moi George.

— Ce sera une pièce avec des personnages comme vous… mais camouflés, bien sûr, et…

Haggerty se redressa et son regard pâle se fixa sur un point mystérieux, au-delà de Danny, mais dont l’angle optique traversait les yeux de Danny. Celui-ci remarqua que les iris de son compagnon étaient opaques, et voilés – comme morts…

— C’est pas une pièce sur les gangsters que vous voulez faire, des fois ? fit Haggerty, avec un dégoût incommensurable.

— Ce ne sera pas une pièce comme on en voit tant, dit Danny précipitamment. Je veux quelque chose de…

— Conneries tout ça, déclara Haggerty. Ces films de gangsters à la noix, ça ne vaut pas un clou. Comment voulez-vous faire un film honnête sur les gangsters, quand la censure ne vous laisse montrer que des méchants gangsters ? Des conneries, je vous dis. Évidemment, les mauvais gangsters, ça existe, tout comme les mauvais prêtres, les mauvais médecins et les mauvais n’importe qui. Mais il y a un complot pour empêcher de sortir les films sur les bons gangsters, alors…

Haggerty s’interrompit pour tousser et la voiture s’arrêta.

Tandis que ses occupants mettaient pied à terre, Haggerty demanda :

— Vous avez vu : Good bye, Mr. Chips ? et Victoire sur la nuit ? Ça c’est du spectacle ! On devrait les interdire, ces saletés de films de gangsters.

— Je ne pensais pas à un film, mais… commença Danny.

Haggerty l’interrompit :

— Quand on sera débarrassés de tous ces corniauds, Danny, je vous donnerai l’idée d’un scénario formidable.

Ils étaient maintenant dans un autre cabaret et Haggerty commandait du champagne comme devant, renvoyait les bouteilles à moitié pleines et se plaignait du service.

— Je me saoule rien qu’en buvant une gorgée de chaque verre, murmura Danny à l’oreille de Mamie.

— Alors, arrête-toi de boire, conseilla Mamie.

« C’est gâcher la marchandise, songeait Danny. Mais ce serait encore la gâcher que de boire sans soif. À qui ça profite si je picole ? » Il pouffa de rire et comprit qu’il était fin saoul. Mamie lui paraissait belle comme un ange du Paradis.

Il avala un étrange breuvage, dont il reconnut tout à coup l’odeur caractéristique : celle d’une solution ammoniacale.

Il mangea des « clams marinière », du bouillon aux fruits de mer et se sentit mieux. Ils étaient maintenant dans un « saloon ».

Un client, au bar, tourna vers Danny une figure hargneuse et dit d’une voix rogue :

— Te gêne pas, mon salaud, fais comme chez toi !

L’épaule du client se déroba soudain et un gros poing menaçant jaillit sous le nez de Danny. Danny repoussa le poing et le client perdit l’équilibre. Une bouteille s’écrasa sur la tête de l’irascible personnage et un masque rouge et visqueux recouvrit ses traits peu avenants. La pointe d’une chaussure vint ébranler sa mâchoire et une autre chaussure fit résonner sinistrement sa voûte thoracique.

— Vous allez le tuer ! hurla Fossie d’une voix suraiguë.

— Arrêtez ! cria Mamie d’un ton plus contenu.

Danny se trouva pris dans une chaude et virile mêlée, où chacun cognait, suait et soufflait. Ses propres mains, curieusement molles et incapables de frapper efficacement, poussaient les uns et les autres, au petit bonheur, pour protéger l’homme terrassé.

— Fais gaffe, Danny !

Danny plongea et fut, au même instant, jeté au sol, sur le corps inconscient de son agresseur. Mais il eut le temps d’apercevoir, dans un éclair, le verre à bière au cul défoncé, – arme de sinistre apparence et au tranchant déchiqueté – qu’une main anonyme balançait vers sa figure, tandis qu’une physionomie anonyme grimaçait férocement à l’arrière-plan. Un pied lancé à hauteur d’épaules vint s’écraser sur la physionomie féroce et un poing s’abattit sur la nuque qui supportait la même physionomie. Cependant, affalé sur le plancher, Danny s’efforçait de se relever.

Il fut remis sur pied et soutenu par des poignes solides et Haggerty lui déclara :

— T’es chouette, Danny, mais dans une bagarre de bistrot, faut ouvrir l’œil. Si on n’avait pas été là…

Un sifflet de police déchira la nuit quelque part, au loin, comme ils s’engouffraient dans la conduite intérieure.

— C’était rien, ça, fit encore Haggerty, tandis que la voiture prenait de la vitesse. On va aller faire un tour à Harlem… Tu sais te servir de tes poings, fit-il encore observer à Danny. Mais la prochaine fois, tâche de taper sur les autres mecs, et pas sur les copains.

— Mais il était par terre, et ils le tabassaient à coups de pied ! s’exclama Danny. Ils auraient pu le tuer !

— Merde alors, qu’est-ce que tu voulais, toi ? Qu’ils l’embrassent ? demanda Haggerty. Il t’avait volé dans les plumes, ce cochon-là !

— J’aurais pu m’en tirer, déclara Danny. Il était blindé à zéro.

— Mais ses deux salauds de copains avaient toute leur tête. Si je ne l’avais pas envoyé à terre, et si je ne l’avais pas machiné avec mon pied et Shorty avec son poing et l’autre zèbre avec son verre cassé…

Ils étaient maintenant à Harlem, dans un brouillard surchauffé où se mouvaient des cols blancs. Ils étaient dans un dancing, gâchant du champagne, comme devant.

— S’il y a du grabuge, reste avec moi et laisse-les se démerder, chuchota Mamie à Danny.

— Allez, on se tire de ce boxon, fit Haggerty à haute voix. Ça pue le rance !

Danny se rendit compte que la remarque de Haggerty n’avait guère contribué à renforcer leur popularité lorsqu’ils quittèrent la salle grouillante. Celle-ci, à la grande surprise du jeune homme, se trouvait au premier étage d’un immeuble, car un escalier, qu’il ne se rappelait pas avoir monté, descendait du vestibule vers la porte d’entrée. Danny entendit fuser quelques épithètes désobligeantes. Des frères de couleur se rapprochaient, entouraient le groupe. Les yeux soudain dessillés, Danny découvrit la scène avec une stupéfiante netteté.

Haggerty était en train de remettre une coupure à un grand nègre, au cou de taureau, aux épaules de débardeur – l’éjecteur de l’établissement, selon toute apparence – qui montrait ses dents blanches en un large sourire et disait :

— Merci, monsieur Haggerty. Revenez nous voir.

Puis il cria aux citoyens sombres qui se rapprochaient toujours :

— Retournez à vos places, vous autres, et laissez passer ce monsieur et ses amis. Un peu de tenue, s’il vous plaît !

Haggerty repoussa un spectateur de haute taille d’un coup de poing précis dans l’abdomen. Il grinça : « Ôte-toi de là, corniaud », et cligna de l’œil à l’adresse de Danny.

Le spectateur de haute taille brandit un poing prolongé, comme par miracle, d’un rasoir. Mais à peine le rasoir fut-il produit au jour, que l’éjecteur abattit sur le spectateur un poing gros comme un jambon. Le spectateur franchit en vol plané les premières marches de l’escalier pour poursuivre sa descente, tantôt roulant, tantôt rebondissant.

— C’est toujours joli de voir travailler Sam, déclara Haggerty. Il est un artiste dans son genre. Et maintenant, on va chez Dady’s.

— Si vous allez chez Dady’s, intervint Mamie, on n’est pas dans le coup. Danny n’a pas plus envie que moi d’aller chez Dady’s à une heure pareille. Y a qu’à appeler un taxi…

Une discussion s’ensuivit entre George Haggerty et Mamie au cours de laquelle Haggerty vint à protester :

— Mais je ne lui ai pas encore expliqué mon idée pour le film…

Sur quoi, Mamie répliqua :

— Il n’est pas en état de discuter de films, George…

Danny crut alors indispensable de donner une preuve tangible de sa lucidité intellectuelle et de sa forme physique, en suivant une ligne droite et imaginaire au milieu de la chaussée, et ceci non pas au pas, mais au galop. Il émit un cri de guerre allègre et pourtant relativement discret pour attirer l’attention générale sur son éclatante démonstration. Sa tête était si claire et ses muscles si puissants qu’il décida sur-le-champ de regagner Fair Meadows au pas de course, en franchissant d’un bond la rivière Hudson, au lieu de surmonter cet obstacle naturel et liquide à coups de brasse.

Une chasse à l’homme fut alors improvisée, pétulante, mais brève, puisque Danny fut rattrapé au bout de quelques mètres. Ceci s’expliquait en partie par le fait que la ligne droite imaginaire qu’il suivait se compliquait de virages en épingle à cheveux et de vastes détours. D’autre part, si le champagne n’avait en rien entamé sa clairvoyance intellectuelle, il semblait avoir transformé les os de ses jambes en caoutchouc mousse.

— Il a pas l’habitude de picoler comme nous autres, confia Mamie à Flossie d’une voix quelque peu essoufflée. Et maintenant, tu l’appelles, ce taxi ?