CHAPITRE II
Danny entra sans bruit dans la chambre de sa mère et posa un baiser sur sa joue luisante de cold-cream. Elle murmura, dans un demi-sommeil :
— C’est toi, Daniel ? Quelle heure il est ?
Une minute plus tard, elle s’était rendormie et Danny se laissait emporter au long des vingt-deux étages de l’immeuble par l’ascenseur privé des Barrett. Son apparition dans la rue balaya les soucis du chauffeur de Philadelphie et, vers midi, son retour dans cette ville balaya les soucis d’un certain nombre de personnages, gagnants de la veille à la passe anglaise.
Le jeune Danny régla quelques dettes de moindre importance et donna sa démission de la troupe des « Forces Nouvelles ».
Et c’est ainsi qu’un vendredi du début juin, quinze jours après cet acte décisif, Danny sautait d’un autobus, en face de l’hôtel Brown, dans Market Street, à Fair Meadows (Jersey), résigné à subir la corvée du thé au bénéfice de la Croix-Rouge et impatient d’entreprendre Joe Appelgate, directeur du Transcript.
Bill Murphy, dont la taille médiocre était compensée par des épaules de débardeur, qui avait la tête ronde couronnée d’une brune toison, l’œil bleu en amande, le nez en bouton-pression, le poitrail de taureau et la taille de danseuse, sanglé dans l’uniforme de groom à double rangée de boutons de cuivre, s’empara de la valise de Danny et de sa machine à écrire portative, nouvellement acquise. Bill et Danny avaient grandi ensemble. Mais Bill, après s’être distingué, pendant son année à l’université de Stanford, dans l’équipe de football, avait décidé provisoirement de gagner sa vie.
— Alors, Danny, tu les oxygènes toujours tes cheveux ? demanda Bill, la bouche détendue en un rire peu discret.
— Toujours, rétorqua Danny qui, depuis longtemps, avait renoncé à se défendre de ces insinuations perfides. Et toi, t’essaies toujours de faire fonctionner ton cerveau débile ?
— Ah, ah ! explosa Bill, j’ai touché le point sensible ! Paraît que tu prépares une pièce de théâtre… Ah, ah ! je vois que tu t’es déjà payé une machine à écrire et tout le toutim !
— Vous vous occuperez des valises, jeune homme, ordonna Danny. Je les prendrai tout à l’heure.
Il venait d’imaginer sa mère racontant à qui voulait l’entendre que son Daniel était désormais auteur dramatique.
— Qu’est-ce que tu dirais d’une partie de passe, Danny ? Chuchota Bill, en ramassant les bagages.
— Pas le temps, aujourd’hui, répliqua Danny en glissant vingt-cinq cents dans la main de Bill et en adressant un salut au docteur Potts qui passait, au volant de sa conduite intérieure, en compagnie de Mme Potts.
Celle-ci ne put entendre le : « Vous allez bien, docteur ? » de Danny, pour qui la remarque de la dame : « Je croyais que Danny Barrett jouait au théâtre… » fut également perdue.
— Il jouait, oui, précisa le docteur Potts. Mais il a quitté les planches. Il veut écrire une pièce, maintenant. Tu ne savais donc pas ?
— Pfft ! renifla Mme Potts. Une pièce de théâtre, lui ! Il n’a jamais été capable de faire quelque chose jusqu’au bout.
Le docteur Potts qui, dans la position debout, était beaucoup plus grand que sa femme, mais qui, dans la position assise, perdait cet avantage, en raison de l’opulence du postérieur conjugal, freina devant le signal lumineux du croisement de Market Street et d’Elm Street et remarqua :
— Rien d’étonnant. Il souffre certainement d’un certain déséquilibre nerveux et peut-être même…
— Autrement dit, il est cinglé. Je m’en suis toujours doutée.
— Je ne dis pas qu’il est fou à lier, poursuivit le docteur, mais c’est un de ces cas transitoires, un caractériel, quoi ! Avec lui, on peut s’attendre à tout, il est parfaitement capable d’écrire une pièce et aussi de ne pas l’écrire, il peut escalader la façade de l’Hôtel de Ville en caleçon ou ne pas l’escalader. On ne sait jamais avec des natures pareilles. Ça part comme une fusée volante, au moment où l’on s’y attend le moins.
Danny descendit Market Street vers Elm Street. Il ne portait pas de chapeau et ses cheveux blonds, légèrement bouclés, qui, depuis quelques semaines, avaient échappé au ciseau du coiffeur, étaient rejetés en arrière et luisaient au soleil, sous l’enduit généreux de brillantine, destiné – Danny l’espérait du moins – à les foncer et à les aplatir. Ses yeux bleus étaient limpides, son nez court et droit, sa bouche avenante, son menton satisfaisant et couvert, ainsi que ses joues agréablement roses, d’une barbe couleur de chaume et vieille de trois jours.
Mais, malgré son désir de paraître négligé, il avait cette silhouette mince, droite, bien prise qui aurait donné du style même à un complet de confection. Or, comme il se faisait habiller chez le tailleur de son père, la coupe de son veston était en tous points admirable, avec l’ampleur répartie aux bons endroits
— tour de force dont seuls les grands faiseurs semblent avoir le secret.
Clarence Bond, qui se prélassait sur le seuil de l’académie Pete Ioria – salles de billards et autres jeux – héla Danny au passage :
— Tu fais une partie, Danny ?
— Pas tout de suite, Clarence.
— Je mets vingt-cinq cents.
— J’ai pas le temps.
— Et ce soir, tu viens jouer à la passe ?
— Je ne sais pas encore, mais je crois que ce sera difficile.
Mme Sellers, très droite sur les coussins de sa limousine, qui tournait le coin d’Elm Street, fixa délibérément son regard sur le fils Barrett, à travers les lentilles de son pince-nez, pour le détourner un instant plus tard, sans avoir fait mine de reconnaître le jeune homme. Cependant, Sally Sellers sourit, salua, agita le bras.
— Tu n’as pas dit bonjour à Danny Barrett, maman, fit-elle observer.
— Je suis lasse de ton Danny Barrett, déclara Mme Sellers d’un ton suprêmement distingué. Quand il vient ici, il semble passer tout son temps à traîner dans Market Street, espérant, sans doute, accrocher les gens au passage. C’est vraiment désolant que Lewis Barrett se soit fait construire une maison à Fair Meadows, et si près de la nôtre, encore ! Ce sont des gens vraiment impossibles ! Lewis Barrett a été bootlegger autrefois – c’est de notoriété publique – et même peut-être pire qu’un bootlegger…
— Il se peut que M. Barrett ait vendu de l’alcool au temps de la prohibition. Mais toi, tu lui en achetais, et papa aussi, remarqua Sally.
— Voyons, tu ne vas pas confondre les malfaiteurs, les trafiquants d’alcool, les gangsters même, s’il faut en croire certaines rumeurs, ou du moins, les complices des gangsters, avec… commença Mme Sellers.
Mais Sally l’interrompit :
— Regarde, il revient sur ses pas derrière nous. Je parie qu’il allait nous voir à la maison… Arrêtez, Michael.
— N’arrêtez pas, Michael, intervint Mme Sellers. Continuez tout droit jusqu’à la banque !
Elle se tourna vers sa fille pour ajouter :
— Et maintenant, écoute-moi bien. Cet après-midi, pour le thé de la Croix-Rouge, je ne veux pas que tu te fasses accompagner par Danny. Je n’ai rien trouvé à redire quand vous jouiez ensemble, étant enfants, mais maintenant tu es une jeune fille et tu ne dois pas oublier ta position sociale. À la rigueur, Danny serait encore acceptable – mais il y a ses parents ! Surtout la mère. Elle meurt d’envie d’être admise dans mon club d’horticulture. Mais elle est d’une vulgarité ! Il paraît qu’elle a travaillé comme caissière dans une charcuterie, c’est tout dire ! Alors si tu encourages le fils, j’aurai toutes les peines du monde à tenir la mère à l’écart.
— Et moi qui croyais qu’on vivait en régime démocratique… s’exclama Sally.
— Vraiment, tu m’agaces par moments ! s’indigna la mère, le pince-nez vibrant. Si l’on a donné le droit de vote aux gens du commun, ce n’est pas une raison pour les inviter chez soi. Ils vous écrasent les orteils en dansant, ils vous racontent des histoires insipides et cassent votre porcelaine, si on a l’imprudence de leur offrir le thé. Je voudrais que tu voies M. Barrett à table ! Il serre sa serviette dans son col et il a une façon de tenir sa fourchette et son couteau – on dirait qu’il veut vous poignarder !
— Nous n’aurions même pas de club pour prendre le thé, si M. Barrett n’avait pas payé l’hypothèque, remarqua sa fille d’une voix suave.
— Tu m’as dit toi-même que Danny joue aux dés avec les caddies, derrière la remise, poursuivit Mme Sellers avec un gloussement méprisant.
La voiture s’arrêta au même instant devant la Banque nationale de Fair Meadows et Michael, le chauffeur, sauta à terre pour ouvrir la portière et aider sa patronne à descendre. Elle franchit majestueusement le seuil de l’établissement de crédit, sans remarquer Danny qui arrivait au petit trot, allure qui, certainement, manquait de distinction.
— Salut, Mike, dit Danny en tendant la main au chauffeur. Ça boume ?
Michael – des cheveux noirs, raides, mêlés de fils gris, enchâssant de grandes oreilles rouges, des yeux gris sous le surplomb des sourcils, le nez retroussé et également rouge, la bouche large et le menton en galoche – répondit de son épaisse voix d’irlandais :
— Toujours, et ça fait bien plaisir de vous voir, Daniel. Je vous croyais déjà vedette de cinéma.
Michael serra vigoureusement la main de Danny et éclata de rire, exhibant deux rangées de belles dents carrées et blanches. Le son qui sortit de sa bouche évoquait le hennissement du cheval.
— J’en ai marre de jouer la comédie, Mike, c’est classé, expliqua brièvement Danny. (Il se tourna vers Sally.) Salut, Squidge. Ta mère a oublié de m’embrasser ce matin. On y va ensemble, à ce thé ?
— Non, répondit Squidge d’un ton enjoué. J’y vais avec Arnie Thwing.
— Tu connais l’histoire de la vieille dame qu’a embrassé une vache ?
— Je ne suis pas une vieille dame et je n’ai aucune intention d’embrasser ce garçon, qui, d’ailleurs, n’a rien d’une vache, rectifia Squidge. Il est très gentil, Arnie !
— Et moi, qu’est-ce que je deviens, là-dedans ?
— Toi, tu es vraiment contrariant, Danny, fit Squidge avec un soupir. Quand on a pris rendez-vous la dernière fois pour jouer au golf, qu’est-ce que tu as fait ? T’as été jouer à la passe avec les caddies !
— Je poursuivais mes études de caractères, expliqua Danny. Quand on veut connaître la psychologie des caddies, il faut se mettre bien avec eux.
— C’est d’accord, dit Squidge. Je t’admire beaucoup de vouloir écrire des pièces et j’ai formidablement confiance en toi. Mais tu pouvais aussi bien profiter de notre rendez-vous pour étudier mon caractère à moi et remettre les caddies à un autre jour.
— Je le connais, ton caractère.
— Pas possible ! fit Squidge. Et pourrais-je savoir quelles sont tes conclusions, si ce n’est pas un secret ?
— Ton caractère n’est pas encore formé, expliqua joyeusement Danny. T’es une fille bien élevée, qui ne se croit pas snob, mais qui l’est ; qui se croit près du peuple, mais qui ne fait preuve que de condescendance ; qui, dans son for intérieur, rêve de flirter avec Clark Gable ; qui…
— Tu te goures, comme d’habitude, interrompit Squidge avec un rire un peu jaune. Si tu veux savoir, je préfère Charles Laugh…
— Tu te crois très jolie, pour ne pas dire éblouissante et tu es très fière de tes jambes…
— Ah, tiens ?
— Tu t’imagines être intellectuelle. Tu prétends adorer l’art et la littérature d’avant-garde, mais, en fait, tes lectures préférées sont les magazines illustrés, et les œuvres d’art qui t’intéressent le plus, ce sont les robes dernier cri et les colifichets de femme. Ça ne te déplaît pas de me servir, en quelque sorte, d’Égérie, car tu te dis qu’un jour, peut-être, si tout va bien, j’écrirai quelque chose de valable. Je te plais parce que je t’amuse. Les gens prétendent que je suis insociable et un peu fou. Et puis ça te donne une occasion de montrer tes idées avancées, vu que tes parents sont prévenus contre les miens et contre moi.
— En somme, je n’ai pas de mystère pour toi ?
— Tu aimes mieux aller au cinoche qu’à l’Opéra et t’aimes mieux danser que visiter une exposition et tu trouves plus de plaisir à lire la chronique scandaleuse d’Hollywood qu’Hemingway, Ezra Pound et les autres. Et tu te complais…
— Ce que tu peux être intelligent !
— Tu laisses croire à ta mère que tu lui racontes tout. En fait, tu la mets consciencieusement au courant, chaque fois qu’un mec qui te déplaît a voulu t’embrasser, mais tu te gardes bien de lui parler des baisers que tu distribues aux garçons un peu chouettes.
— De mieux en mieux ! En somme, je suis hypocrite et je…
— Mais non ! protesta Danny. T’es une ingénue tout ce qu’il y a de normal. Gentille et virginale, provocante et belle – ça t’embête un peu d’être sage, mais t’es bien décidée à le rester jusqu’au jour où tu décrocheras un parti agréé par la famille et approuvé par le docteur Potts. Ce sera un mec qui paiera dûment les notes de l’épicier, les hypothèques et les polices d’assurance, qui participera à la mise en chantier de deux rejetons bien constitués et en tous points hygiéniques, à intervalles, d’ailleurs scientifiquement calculés, qui jouera honorablement au bridge, saura se tenir correctement après l’absorption d’un certain nombre de cocktails, sera membre des clubs bien cotés, s’abstiendra en toute chose de faire preuve d’originalité, s’appliquera…
— Et toi ! interrogea-t-elle. Tu es comment ?
— Oh moi ! c’est sans importance, fit Danny, l’air suffisant. Moi, j’ai un complexe d’infériorité. Je n’ai pas d’ambition. On ne peut pas compter sur moi. Je suis paresseux. Je me fous toujours dans des histoires impossibles. Je rêvasse, au lieu de réaliser quelque chose. Je suis fils unique de parents riches qui ignorent tout de la pédagogie. J’ai été trop dorloté, trop gâté. Je ferais un mari désastreux.
— Maintenant que tu me le dis, je me demande vraiment pourquoi nous nous obstinons à nous fréquenter, déclara Squidge.
— Je me le suis demandé aussi, enchérit Danny. Il faut dire que tu m’encourages dans mes projets et puis t’es drôlement attirante, et puis je crois que t’as vraiment confiance en mon avenir. Et t’as toujours essayé de te défendre contre le snobisme envahissant de ta famille.
— Merci, dit-elle. Merci infiniment !
— Fais pas d’ironie, va ! répondit Danny avec douceur. J’ai pris soin de préciser que ton caractère n’était pas encore formé – ne l’oublie pas ! Une fois évolué, je parie qu’il sera assez costaud.
— Merci encore de m’accorder quelque espoir.
— Mais oui, fit Danny avec un soupir. Quand t’auras souffert, quand t’auras pris tes responsabilités et quand la vie t’aura un peu bousculée, tu deviendras une femme de caractère. Tu risques même, si ça tourne mal, de devenir un vrai gendarme, comme…
— Tais-toi, dit Squidge. La voilà qui arrive, justement.
— Mais je déteste les femmes de caractère, chuchota Danny précipitamment. Elles sont pas faciles à vivre, à moins qu’on abdique devant leur volonté. Au fond, pour ce qui est de ton caractère, Squidge, il n’y a trop rien à dire – la seule chose, c’est que t’es vierge. Et les vierges, qu’est-ce qu’elles ont à leur actif, à part la virginité ?
— Eh bien ! je t’assure qu’il faut avoir drôlement du caractère, des fois, pour…
— Il faut avoir du caractère pour quoi ? demanda Mme Sellers, tandis que Danny s’effaçait devant elle.
— Bonjour, madame Sellers ! dit-il.
— Ah… bonjour, Daniel ! fit Mme Sellers d’une voix distante. Il faut avoir du caractère pour quoi ? répéta-t-elle en s’engouffrant dans la limousine.
— Pour suivre une ligne droite, quand on est un peu étourdi par la chaleur, madame Sellers, expliqua Danny. Salut, Squidge ! Salut, Mike !
— Est-ce qu’il a voulu être insolent ? demanda Mme Sellers à sa fille, tandis que démarrait la limousine. En tout cas, je ne veux plus qu’il t’appelle Squidge !