CHAPITRE X

 

Un être de chair et de sang réagit toujours de telle sorte que ses semblables le comprennent. Même s’il est dément, on peut qualifier son état. Si bien qu’on lui trouve des excuses, qu’on parvient à suivre son cheminement, à admettre comment et pourquoi il en est arrivé là.

Pour ce qui concernait une humanoïde déréglée, qui était télécommandée tantôt par une microdisquette et tantôt par une autre, au gré de la fantaisie de têtes de lecture à la dérive, il eût été bien difficile de comprendre comment son cerveau-moteur gardait, envers et contre toutes les puces grillées, une programmation basée sur sa mission originelle.

Ses logiciels portaient gravée la mort d’Abel 6666-4bis AG. Tout fonctionnait de travers sauf cela. Mais il était probable que 30.30.30. découvrirait elle-même la meilleure façon de liquider le Grand Héros puisqu’elle n’enregistrait plus les messages de GOL-Télémax 305 que « faussés ». 

A l’aube, l’huma 30.30.30., alias Vule Osmi, se pointa dans une 48 sur 48 parfaitement insonorisée, ventilée, climatisée, dépoussiérée et, naturellement bourrée d’hommes et de femmes cherchant l’âme sœur ou, simplement, une aventure. 

La chair en plastex de Vule Osmi avait la propriété d’être, entre autres, autonettoyante. L’huma se présenta dans cette 48 sur 48 au mieux de ses possibilités attractives. Sa robe était bien un peu froissée, sa chevelure quelque peu en désordre, mais elle remédia à ces menus inconvénients en utilisant la machine à repasser du vestiaire dames et la coiffeuse électronique du salon. Elle avait encore beaucoup de mondialex dans son sac, trois cartes de crédit dans sa pochette magnétique.

Dès qu’elle arriva dans la salle, où musique et danse régnaient 48 heures sur 48, quatre jeunes hommes convergèrent vers elle qui choisit le plus musclé. Pour attirer Abel dans ses filets, elle avait besoin d’un homme fort. Peu lui importait qu’il fût intelligent, beau, bon danseur. L’optique du cerveau-moteur de 30.30.30. n’était pas activée par les mêmes critères que ceux des humains. 

— Comment t’appelles-tu ? demanda le danseur.

Il n’avait pas l’intention de perdre son temps, collait à Vule Osmi comme une seconde peau. 

— Vule Osmi, et toi ?

Elle épousait tous les mouvements de l’homme. Leurs sexes étaient si étroitement en contact qu’un courant d’air n’y eut point circulé.

— Mam Pok. Tu viens souvent ici ?

— Jamais.

— C’est la première fois ?

— Évidemment. 

— Tes seule ?

— Oui. Tu danses ou tu parles, Mam ?

Le gentlemec s’engagea dans une série de figures compliquées mais l’huma suivit sans difficulté.

— Terrible ! lâcha Mam Pok. J’suis pas souvent tombé sur une cavalière comme toi ! Chapeau, môme ! Où c’est qu’t’as appris à guincher comme ça ? 

— Je fais cela naturellement.

Elle pressa davantage son ventre contre celui de l’homme. Ils étaient joue contre joue. Il chercha sa bouche mais elle l’évita habilement. Il râla :

— Quoi, t’embrasse pas ?

— Non, j’aime pas. Je baise seulement. Tu me conduis à l’hôtel ou on va chez toi ?

Vule Osmi n’avait réellement aucune peine à se procurer de la figuration intelligente.

 

*

* *

 

A travers l’agrandisseur, les touffes d’herbe et les fourmis étaient si proches que Lel avait la tentation de tendre la main pour les toucher.

— Incroyable ! commentait-il avec une évidente émotion. Elles se sont frayé un passage depuis le sol jusqu’à ce douzième niveau, à travers des tonnes et des tonnes de bétonrexylium ! Mais pourquoi ici ?

— Parce que j’y habite, dit modestement Abel.

Plus prosaïquement, il pensait que les fourmis avaient profité des fentes ménagées entre chaque dalle et chaque bloc de bétonrexylium pour arriver en surface. Il pensait également qu’il existait d’autres touffes d’herbes et d’autres fourmilières un peu partout dans la Cité Mère. A cet instant, Mut dit : 

— Je ne crois pas que les fourmis ont creusé le bétonrexylium pour remonter à L'air libre. Elles ont dû se glisser entre les dalles, ici comme ailleurs en ville, partout en somme où elles peuvent récupérer de la nourriture. Personne ne les a encore repérées. Il faut avoir l’esprit d’observation de notre ami pour inspecter une terrasse apparemment sans intérêt.

Abel rectifia :

— Ce fut un hasard. Et maintenant, puis-je vous demander ce que vous allez faire ?

Blas eut un rictus.

— Rien du tout. Lel reviendra dans un ou deux jours, prendra quelques clichés, puis vous n’entendrez plus parler de lui pendant dix mois. Alors il viendra reprendre quelques clichés et ainsi de suite pendant quatre à cinq ans, histoire de voir comment ses chères petites bêtes évoluent.

Mut se tourna vers Abel.

— Vous avez tenu parole, nous allons tenir notre promesse en vous aidant à retrouver cette Yossy Bal. Savez-vous que l’histoire de ces filles enceintes a bouleversé Jik au point de l’empêcher de dormir ?

Ico intervint :

— Nous en avons discuté. Nous ne voyons qu’une seule explication à ces enlèvements : pour exterminer tous ces nuisibles, nous abattons en priorité les petits et les femelles. Les mâles d’une des espèces en voie d’extinction ont visiblement décidé de résoudre leur problème en utilisant d’autres femelles pour assurer la pérennité de la race. Qu’en pensez-vous, Karsen ?

Abel secoua la tête.

— Pardonnez-moi mais ça me semble complètement délirant ! A moins qu’il existe, parmi toutes ces espèces issues du nucléaire, un spécimen dont l’intelligence se rapprocherait de celle de l’homme ! Est-ce le cas ?

Il y eut un bref silence. Mut dit : 

— Pas à notre connaissance.

Blas se frotta le menton.

— Mais il se peut néanmoins qu’une telle espèce existe. Une espèce nocturne par exemple. La nuit, nous ne chassons pas.

— Pourquoi pas ? demanda Abel.

— Trop dangereux, révéla Lel. Il serait vraiment téméraire de se déplacer dans la nuit, la brume, alors que le faisceau de la lampe la plus puissante ne porte pas à dix mètres.

Il eut un sourire oblique, dit encore non sans une pointe d’ironie :

— Nous n’avons l’air de rien mais vous pouvez constater que nous exerçons finalement une profession à gros risques !

Après une ambiance relativement tendue, sa phrase venait à point pour alléger la conversation qui roula ensuite sur les fourmis. Un sujet plus abordable que les éventuels monstres de la nuit, amateurs de femelles humaines, assez intelligents pour les garder pendant trois semaines afin déliminer les effets des produits anticonceptionnels… Des monstres nés des explosions nucléaires, mi-hommes, mi-animaux, avec une gueule ou un visage inimaginable.

Peut-être mi-gueule, mi-visage ?

Mut et ses équipiers étaient venus chez Abel dans un glisseur de randonnée. Il pouvait contenir douze personnes et près d’une tonne de matériel. Abel prit place à l’avant, près de Mut qui pilotait et d’Ico. Le râtelier à fusils était installé de manière à ce qu’un voyageur puisse immédiatement s’emparer d’une arme et tirer par une meurtrière sans perdre de temps.

— Nous sommes souvent attaqués, expliqua Mut, mais surtout par les femelles dont nous venons d’exterminer les petits. Regardez ces coups de griffes sur le capot et la carrosserie du glisseur.

Abel acquiesça.

— Avec des griffes pareilles, dit Blas, un homme n’a aucune chance de s’en tirer une fois touché. Vous aurez intérêt à ouvrir le feu à la moindre menace.

Un fusil était réservé à Abel. Qui ne pouvait exhiber son thermique spécial. En tant que journaliste, il n’avait pas l’autorisation de détenir une arme de ce type et de ce calibre.

Le glisseur franchit les limites du périphérique nord-est, entra tout de suite dans l’inévitable purée de pois. Mut signala :

— L’usine de traitement des eaux usées est derrière nous et voici à peu près le lieu où vous avez été attaqué. Juste ?

— Puisque vous le dites, grogna Abel qui ne parvenait pas à s’y retrouver. Je suppose que vous connaissez le secteur par cœur, que vous avez d’invisibles points de repère ?

— Bien sûr. Je ne vous propose pas de vous montrer la dépouille de la bête que vous avez abattue. Il y a longtemps qu’elle a été dévorée. Bon. Nous sommes ici pour vous aider à chercher des traces de Yossy Bal. Comment désirez-vous opérer ? Avez-vous un début de piste ?

— Non. Mais je présume qu’elle est prisonnière quelque part dans cette direction. Sinon, pourquoi l’aurait-on transportée tout au long de cet interminable collecteur ?

Mut grogna.

— Ça se tient. Mais je ne vous cache pas que la zone à prospecter s’étend sur une grande surface, même si on exclut les portions de terrain à découvert où les nuisibles ne cherchent pas refuge… Où faut-il plus spécialement chercher, là est la question.

— Les grottes et les amas rocheux, comme d’habitude, dit Lel avec décontraction. La difficulté proviendra du fait qu’il ne faudra plus tirer instinctivement sur un gros nuisible car il pourrait transporter la fille. Comment, ça je n’en sais rien !

— Dans une poche fermée par une fermeture à glissière, blagua Ico. Vise la tête, myrmécologue ! Les fauves du coin n’ont rien de commun avec les fourmis ! Si on inspectait ce secteur ?

Mut stoppa le glisseur qui reposa sur ses béquilles télescopiques.

— Chacun un sac de balles explosives, un fusil et une lampe-torche ! lança Mut en faisant coulisser les panneaux d’admission. Et attention à ne pas perdre de vue les copains ! Souvenez-vous de Raf !

— Qui était Raf ? demanda Abel en prenant un sac de balles et un fusil.

— Un collègue qui avait la grosse tête, lui apprit Blas. Il voulait battre le record de Mut qui avait liquidé six fauves en douze heures. Il est allé de son côté dans l’espoir de trouver une colonie de nuisibles et nous ne l’avons jamais revu. Rideau. A ne pas imiter. Faites gaffe, Karsen, ne lâchez pas du regard la lampe de votre voisin… Par expérience je sais qu’on a vite fait de se perdre et de perdre ensuite le sens de l’orientation.

— On y va ! intima Mut. Karsen, restez entre Blas et moi ! Et du silence, n’est-ce pas ? C’est pas en jouant du tambour qu’on approche les bestiaux d’assez près pour les tirer…

Tous les hommes se turent et Abel se retrouva en train de progresser dans la brume, index replié sur la détente du vieux mais redoutable fusil à balles, sac de munitions en bandoulière, lampe accrochée sur la poitrine par un clap de sécurité fixé à la bandoulière du sac.

— T’es dans le coup, Babar ? souffla Abel.

— Présent, mon pote, renvoya la voix synthétique du micro sur le même ton. Top. Regarde où tu mets les pinceaux. Souviens-toi du monstre d’hier soir. Top.

— Tu penses quoi de ces mecs ?

— Les gars du G.E.F. ? Bof… Y cassent pas les barres. Top. Y s’prennent un peu trop au sérieux. Top. Genre Tartarin de Tarascon. Top. 

Abel siffla entre ses dents.

— T’as de la culture, Trucmuche.

— Non. J’ai une microdisquette sur la littérature française de ses origines à nos jours. Top. Alphonse Daudet, né à Nîmes. 1840-1897. Top. Bien qu’il se soit attaché à l’école naturaliste, son œuvre…

— La ferme, pria aimablement Abel, ce n’est vraiment pas le moment. Au lieu de jacasser, ouvre l’œil.

— Le fait de jacasser ne m’empêche pas de l’ouvrir. Mais je la ferme, mon pote. Top.

Abel s’assura qu’il était toujours entre la lampe de Mut et celle de Blas. Puis il traversa un rideau de brume particulièrement dense, escalada un monticule, fut ensuite obligé de contourner un bosquet d’arbres morts momifiés… 

— Tu t’es paumé, mon pote, articula Babar. Top.

Abel s’immobilisa. Les lampes n’étaient plus visibles et il ne percevait aucun bruit.

— Curieux, commenta-t-il, crois-tu qu’ils m’aient perdu volontairement ?

— J’sais pas, chuis pas extralucide. Top. Tu peux gêner. Top. Tu gênes souvent, mon pote. 

— Je gêne souvent, admit Abel que le fait d’être perdu ne traumatisait pas outre mesure.

En cas de nécessité, Babar lancerait un appel radio et on viendrait le récupérer en se guidant sur le « bip-bip » continu de Babar transformé en émetteur périodique.

— Tu décides quoi ? Top.

— Rien. Je suis perdu et vais le rester pour apprendre des choses…

— Par exemple, mon pote ? Top.

— Mut et Blas doivent maintenant avoir constaté que je ne suis plus entre eux. Vont-ils crier, me rechercher ?

— Beuh. Tout ça n’est pas évident. Top. Mut peut croire que tu es auprès de Blas et inversement pour ce qui concerne ce dernier. Top. Puis, laisse-moi quand même te signaler que ton expérience n’est pas sans risque.

— Ouais ? Explique-toi.

L’œil-caméra de Babar balayait les environs embrumés et son voyant vert clignotait.

— Tu comptes sur moi pour te tirer d’un mauvais pas, mon pote, mais ne te fais quand même pas trop d’illusions. Top. L’appel que j’émettrai en franchira pas forcément la barrière formée par les immeubles-bulles de la périphérie. Top.

— Tu veux m’inquiéter ?

— Pas du tout. J’te mets au jus. Top.

Abel consulta sa montre à diaz.

— Voilà quatre minutes trente que Mut et Blas ne m’ont plus dans leur collimateur…

— S’ils prennent mutuellement leur lampe respective pour la tienne ça peut durer longtemps. Top. Tu devrais revenir sur tes pas avant d’être complètement paumé.

— C’est où sur mes pas ?

La brume s’était encore épaissit. Abel éprouvait la sensation d’être encerclé par une sorte de mur sur lequel le rayon de sa lampe s’écrasait.

— C’est du côté du bosquet d’arbres momifiés et du monticule. Top. Tu les vois, toi ? Top.

— Non. Serions-nous perdus pour de bon, Babar Trucmuche ?

— J’en ai bien peur, mon pote. Top. A présent tu n’as pas un grand éventail d’actes censés à ta disposition. Un : tu ne bouges pas d’un poil et t’attends sans t’énerver qu’on vienne te dépanner. Deux : tu fais preuve d’initiative et tu te démerdes tout seul en retrouvant ton chemin. Top.

Il y eut un silence. Abel dit :

— Tu dois vieillir, Babar. Il me semble que tu étais un peu plus optimiste que cela quand nous errions dans les galeries maudites d’Attila. Pourtant notre situation n’était pas brillante. Tu vieillis, Toto ?

— Je te rappelle que tu m’a collé sous le capot une microdisquette dite « de prudence ». Top. Elle s’exprime actuellement par ma voix synthétique. Top.

Abel avait tellement l’habitude de converser avec son micro qu’il était toujours surpris quand ce dernier lui répondait comme une mécanique. Mais il était vrai que Babar n’aurait pas existé sans ses logiciels. Il n’était rien. Les hommes l’avaient fabriqué. Abel et les spécialistes de La Voûte l’avaient programmé.

— T’es qu’une boite de conserve, hein ?

— Exact, mon pote. Top. Si j’étais doué d’imagination je ne répéterais pas sans cesse et de manière agaçante : mon pote et top. Top. Tiens, tu vois ? Top.

— Arrête, ça va comme ça… T’entends ?

— Oui. Braque ton flingot. Alerte. Top.

Quelque chose progressait vers Abel en soufflant et en grognant. La terre durcie crissait sous des pattes ou des griffes puissantes. Un gris se préparait à l’attaque. Abel entendit le terrifiant rugissement, vit un mufle fumant, des petits yeux charbonneux enchâssés dans une carapace grise… 

Il pressa la détente. La flamme de départ jaillit du canon de l’arme, la détonation retentit, mais le gris continua de charger comme si de rien n’était alors qu’il aurait dû encaisser de plein fouet la balle explosive. Abel tira trois fois sans plus d’effet, tenta d’esquiver d’un bond désespéré.

Les griffes démesurées le frôlèrent…