CHAPITRE II
Elle n’avait pas de vocabulaire, beaucoup de peine à traduire ses sensations. Il fallait également qu’elle ne soit pas non plus d’une grande sensibilité car, à l’en croire, elle aurait vécu pendant trois semaines dans l’obscurité, au sein d’une sorte de poche nourricière qui, de surcroît, lui faisait périodiquement l’amour…
Abel calquait son attitude sur celle de Gart, bien qu’ayant fortement envie de couper la communication. Il pensait que cette fille était folle, qu’elle inventait n’importe quoi dans le but de se rendre intéressante, ou afin de justifier son absence auprès de ses employeurs.
— Qu’en pensez-vous, Abel ? s’enquit Gart lorsque Lin Wak se tut.
Abel eut un rictus.
— Amusant. Si elle n’a pas de preuve, je crois qu’elle aura du mal à convaincre ses auditeurs. Mais j’ai le sentiment que vous avez d’autres cartes dans votre manche, sinon vous ne seriez pas ici. Juste ?
Gart acquiesça, enclencha un magnétophone. Tandis que la bande se rembobinait, il expliqua :
— Vous allez entendre la déposition d’une autre jeune femme nommée Sry Hul. Elle a raconté ce qui va suivre à un poste de police de quartier. Le chef du poste l’a gentiment priée de rentrer chez elle et lui a conseillé de ne plus boire… Veuillez noter que Sry Hul et Lin Wak, bien que logeant dans le même secteur, ne sont pas parentes et ne se sont jamais vues. Voici la déposition de Sry Hul.
La bande passa un instant en silence, puis une voix lasse articula avec hésitation :
— « Je m’appelle Sry Hul, j’ai vingt-quatre ans, suis célibataire. Je vis seule. Je travaille depuis près de six ans au Laboratoire Mina, quatre cent trente-deux, rue du Travers, non loin de la rue du Nord où j’habite. Voici trois semaines de cela, je rentrais du théâtre avec des amis qui m’avaient raccompagnée en glisseur. »
Un léger temps d’arrêt, comme si Sry Hul rassemblait ses souvenirs par souci d’exactitude. Puis :
— « C’était un soir très brumeux de la mi-novembre… Non, c’était exactement le deux novembre. Il était à peu près vingt-trois heures quarante… Oui, c’est ça, vingt-trois heures quarante, ou quarante-cinq…»
On avait dû lui demander d’être très précise sur les points essentiels de sa déposition. Cela lui était un souci permanent. Elle avait donné son âge, le laps de temps écoulé depuis qu’elle travaillait chez Mina, le numéro de l’immeuble où elle logeait, etc. Abel la voyait très bien assise sur une chaise inconfortable du poste de police, s’efforçant de parler dans le micro alors que des policiers, des secrétaires et des suspects récemment arrêtés déferlaient autour d’elle. Contrairement à Lin Wak, elle semblait avoir de l’éducation, avait une diction claire et ne cherchait pas ses mots.
— «… En me dirigeant vers la porte de mon immeuble… Pardon ?…»
Autre silence. Quelqu’un, dont la voix, pour une raison d’éloignement, n’était pas captée par le micro, venait certainement de lui poser une question qu’elle n’avait pas comprise.
— « Non, le glisseur ne pouvait pas me laisser devant ma porte parce qu’elle est située dans la cour, de l’autre côté du parking et de la bande de circulation magnétique… C’est cela, la disposition des lieux m’oblige à parcourir environ trois cents mètres à pied pour atteindre la porte principale de mon immeuble… Est-ce que ça ira ou voulez-vous aussi que je vous fasse un dessin du secteur ? »
Abel eut un sourire. Elle était manifestement excédée par le manque de compréhension de son interlocuteur. Mais il est vrai qu’elle lui avait déjà raconté son histoire. Il l’avait jugée invraisemblable, cherchait la petite bête dans l’espoir de la prendre en défaut… Rien n’est simple.
— « Bien, je continue. C’est dans la cour que la chose s’est produite, là où l’obscurité était la plus dense. J’ai entendu un raclement métallique et j’ai immédiatement réalisé que l’on déplaçait latéralement une plaque d’égout… Oui, imaginez-vous que c’est un bruit que j’avais déjà entendu. Je ne suis pas vieille mais, au cas où vous l’auriez oublié, je me permets de vous rappeler que j’ai vingt-quatre ans ! »
Le silence qui suivit fut troublé par des éclats de voix et des « bruits divers ». Quelqu’un n’était pas content et le faisait savoir. Puis Sry Hul reprit sur un autre ton :
— « D’accord, je ne m’écarterai plus du sujet, je n’userai plus inutilement les bandes enregistreuses de l’administration et ne vous ferai pas perdre votre temps en vains bavardages. Qu’est-ce que je disais, est-ce que vous le savez ?… Okay ! ça baigne ! Oui, j’en viens aux faits. Je me trouvais près de la bouche d’égout en question quand une matière poilue, chaude, dure et souple, s’est jetée sur moi et m’a enveloppée des pieds à la tête ! Je pouvais seulement respirer ! Je parle assez fort ? »
Maintenant, la jeune femme était au bord de la crise de nerfs. Le flic qui l’interrogeait devait prendre un malin plaisir à l’interrompre, à lui faire répéter les mêmes phrases, à prendre des airs dubitatifs. Elle frôlait la rupture.
Gart profita du silence pour dire :
— Le sergent qui prenait la déposition de Sry Hul la croyait folle et n’accordait en conséquence aucun crédit à son récit… Il l’a tellement énervée qu’elle a essayé de le gifler après avoir signé sa déposition.
Lin Wak regardait le magnétophone aussi attentivement que s’il se fût agi de Sry Hul en personne. Elle entendait ce récit pour la première fois, était passionnée, probablement parce qu’elle avait vécu les mêmes instants que Sry Hul mais que cette dernière trouvait les mots pour les décrire. Abel commençait à se dire que ces histoires n’étaient peut-être pas aussi fantastiques qu’il l’avait cru de prime abord. Question d’interprétation de la part des deux jeunes femmes. On avait pu les tromper, leur jouer une infâme comédie. Mais pourquoi les retenir pendant trois semaines ?
Sans transition, Sry Hul dit :
— « J’étais prisonnière, dans l’impossibilité de bouger le petit doigt… On me nourrissait, on m’abreuvait… Non ! Uniquement de l’eau !… Je ne sais pas avec quoi on me donnait à manger et à boire. J’étais dans les ténèbres ! Pardon ?… Heu ! Eh bien, cela se passait tout seul… Je n’étais pas libre de mon corps et on me faisait l’amour plusieurs fois par jour… Pour mes besoins naturels, disons que l’évacuation de mon trop-plein s’effectuait sans effort de ma part… Non, je n’avais ni froid ni chaud. J’étais coincée dans cette enveloppe à air conditionné qui s’occupait de moi comme si j’avais été un nouveau-né, la question sexuelle mise à part, bien entendu…»
L’enregistrement s’arrêta brusquement. Le chef Gart expliqua en stoppant l’appareil :
— Le sergent a prononcé une grossièreté, Sry Hul s’est fâchée et les choses ont vraiment été mal entre eux. Mais elle avait raconté le principal. Après trois semaines, on l’a relâchée dans les mêmes conditions que le fut Lin Wak. Que dites-vous de tout ça, Lin Wak ?
La fille secoua vigoureusement la tête.
— C’est bien ça qui m’est arrivé ! Pareil ! Y compris le truc de la plaque d’égout que j’avais oublié ! Ni froid ni chaud, oui, oui, c’est ça ! Moi j’crois que c’était une bête, quelque chose comme ça, quoi…
Sa surexcitation était à son comble. Organique, animale en amour, elle avait tout de même dû vivre des instants de jouissance extrême avec cette enveloppe qu’elle appelait une « bête ». Bien sûr, elle avait eu affreusement peur et la panique s’était emparée d’elle plus d’une fois mais, finalement, tous ses besoins avaient été satisfaits au cours de ces trois semaines. Tous, sans exception. Sur le plan sexuel, par exemple, une fille aussi exigeante qu’elle semblait l’être n’atteindrait peut-être plus jamais un tel sommet.
— J’aimerais rencontrer Sry Hul, dit Abel.
*
* *
Elle logeait au second niveau d’un immense immeuble-bulle. Deux pièces, cuisine, salle d’eau, toilettes. L’électricité jour et nuit à cause de l’immeuble d’en face. La rue du Nord sinuait d’ailleurs entre les constructions comme un fleuve entre des montagnes. Le secteur périphérique nord-est était trop populeux, trop prolétaire, pour que les urbanistes distingués de l’équipement aient pris la peine de ménager des espaces vitaux entre les constructions.
Elle ouvrit, identifia Abel, rangea le pistolet paralysant qu’elle tenait dans un tiroir.
— Entrez, asseyez-vous, dit-elle sans le regarder. Excusez-moi mais je dois m’allonger.
Elle s’étendit sur son lit, des oreillers sous ses épaules et sa tête. Abel referma le panneau d’admission, se planta devant la fenêtre-hublot, observa la cour et le parking dont Sry Hul avait parlé dans sa déposition enregistrée.
— C’est là-bas qu’on vous a agressée ?
— Exact. Je me demande pourquoi la police et un Grand Héros croient subitement à mon histoire ?
Abel pivota vers elle. Qui était jolie, bien faite, brune, avec de très beaux yeux et une bouche attirante. Il sortit de sa poche la photographie de Lin Wak, la tendit.
— Cette jeune personne a vécu la même mésaventure que vous avec quelques jours de retard. Elle a été relâchée ce matin, à quatre heures, là où on l’avait enlevée.
Les traits fins de Sry Hul se tendirent tandis qu’elle observait la photographie. Prise au speed-flash, elle n’enjolivait pas son sujet. En fait, là-dessus, Lin Wak était affreuse, plus laide que nature.
Abel ajouta :
— Elle habite aussi rue du Nord, de même qu’une certaine Yossy Bal qui a disparu depuis trois jours. En tout, c’est douze jeunes femmes, logeant dans ce quartier, dont on a enregistré la disparition… Devez-vous rester allongée sur les conseils de votre médecin ?
— Non, enfin pas spécialement… J’ai subi une interruption volontaire de grossesse ce matin et cela m’a un peu secouée.
Elle dévisagea Abel, lèvres minces, narines pincées.
— Trois semaines sans contraceptif…
Il haussa un sourcil.
— Voulez-vous dire que vous étiez enceinte de cette… chose ?
La jeune femme eut un rictus.
— Eh bien, j’ai vainement tenté de trouver un éventuel responsable dans mes relations… Avant d’être enlevée, je n’avais pas eu de rapport depuis une bonne quinzaine de jours et n’étais pas très éloignée de mes règles. Concluez vous-même !
Abel lui offrit un tube eupho, se servit, lança son briquet. Ils fumèrent un instant en silence. Abel dit :
— Cette chose avait-elle un sexe, un vrai ?
Elle détourna les yeux.
— Non, pas un vrai, souffla-t-elle. En réalité je me suis souvent demandé ce qui me pénétrait… et comment un tel truc pouvait m’amener à l’orgasme ?
— Un truc ?
— Je ne sais pas comment dire, quel nom donner à cette espèce de coulée solide et chaude qui m’envahissait progressivement. Ce détail est-il important ?
— Il est essentiel, assura Abel. Il faut que nous sachions à qui nous avons affaire. De toute façon il s’agit d’un être vivant ?
— Cette question ! Que voulez-vous qu’il soit, un robot ? Un légume ? Un extra-terrestre ? Allons !
Abel resta muet tandis qu’elle le scrutait. Elle dit après quelques secondes de réflexion :
— Vous vouliez me le faire dire, hein ?
Abel acquiesça.
— Lin Wak prétend que la chose est une bête. Qu’en pensez-vous ?
— Une bête, un animal, non, jamais de la vie ! Ou, alors, elle serait rudement intelligente ! Quelle bête saurait satisfaire tous les besoins d’une prisonnière ?
— Bon. Pourrait-il s’agir d’un homme, ou de plusieurs hommes, assez malins pour vous avoir enlevée sans se montrer et…
— Non ! l’interrompit Sry Hul avec énergie. Je connais trop les hommes pour qu’ils puissent m’abuser ! Puis, dans quel but auraient-ils fait ça ? N’importe quel type peut avoir la femme qu’il veut, de nos jours… Sans pour autant avoir à la nourrir, à l’abreuver, etc. Je ne sais pas si vous vous rendez compte du travail que j’ai donné à cette chose pendant trois semaines ? Même quand je dormais il lui fallait veiller à ne pas bouger, à ne pas faire de bruit !
— Quel bruit ?
La question d’Abel surprit la jeune femme. Jusqu’en cet instant, ni Lin Wak ni elle-même n’avaient parlé de sons. Elles étaient restées accrochées aux sensations éprouvées. A croire qu’elles avaient vécu pendant trois semaines dans un silence absolu. Sry Hul murmura pensivement :
— Des gargouillements, des ronflements, des battements, je ne sais pas exactement… Dans l’obscurité les bruits anormaux sont difficilement identifiables…
Abel se leva, déambula à travers la pièce. Babar, suspendu à son cou par son collier de cuir, écoutait et observait silencieusement. Abel dit :
— De l’air vous parvenait puisque vous respiriez sans peine. Était-ce de l’air frais ? Ne croyez pas que j’ergote… Air frais signifie ouverture sur l’extérieur, donc lumière ! Alors ?
— L’air était relativement tiède. Je crois que l’ouverture sur l’extérieur n’était pas proche.
— Votre enveloppe, je parle de la chose au sein de laquelle vous végétiez, avait donc des dimensions respectables ! Si respectables que je la vois mal s’enfuir par la bouche d’égout après vous avoir immobilisée ! Car, c’est bien ainsi que ça s’est passé, n’est-ce pas ?
Sry Hul hocha doucement la tête.
— Oui, j’imagine que ça s’est passé de cette façon sans néanmoins être en mesure de l’affirmer. C’est drôle, je n’ai jamais essayé de comprendre comment on a pu m’enlever aussi facilement. Mais il est évident que ça n’aurait pas été aussi simple si on m’avait transportée du côté de la bande de circulation que des glisseurs empruntaient en grand nombre. Il n’était que minuit, enfin minuit moins le quart… Oui, par la bouche d’égout, certainement !
Abel ricana, joignit ses deux mains au-dessus de sa tête en arrondissant les bras pour dessiner un cercle.
— Une fois retirée, une plaque d’égout démasque une ouverture de ce diamètre, à quelques centimètres près. Comment passer là-dedans en vous transportant si on a une taille respectable ? C’est impossible à moins d’avoir la faculté de se contracter, de s’allonger comme de la guimauve au point de s’étirer à travers un trou de serrure pour se reconstituer de l’autre côté !
— C’est démentiel !
Abel acquiesça, souleva son micro et demanda :
— Quelle est ton opinion sur cette énigme, mon vieux Babar ?
Le TZO 88952 fit entendre ses bobines. Il était plus fiable et mieux programmé que nombre d’ordinateurs de classe supérieure. Ses minidisquettes, ses microdisquettes, axées sur l’action, la défense, comportaient toute la gamme des infos H.E.I.G.I. avec des coordonnées de branchements en section 820, cellule 380°, groupe 000 maximisé. Son voyant vert clignota et, de sa voix synthétique, il dit :
— Mon opinion est la suivante, mon pote. Top. Rien ne peut passer à travers un trou de serrure en même temps que Sry Hul. Top. Il est treize heures, dix minutes, sept secondes. Top, top, top.
— Tu n’as pas répondu constructivement, fit patiemment Abel. Il n’était pas question d’un trou de serrure mais d’une bouche d’égout sous plaque.
Babar braqua son œil-caméra sur Sry Hul.
— Rectification, mon pote. Top. Pour passer par l’orifice circulaire d’une bouche d’égout sous plaque, en portant Sry Hul, il faut être mince. Top. Assez mince pour s’enrouler autour d’elle de manière à la paralyser, la bâillonner, l’aveugler. Top.
— Mince comment ?
— Je ne sais pas, mon pote. Tout ce qui est mince n’est pas très résistant. Top. Quelque chose ne gaze pas dans cette histoire. Surtout si l’on tient compte du fait qu’on ne peut être mince et résistant sans être dur. Top. Sry Hul, et Lin Wak sont d’accord : la matière en question était élastique, souple, chaude, poilue et dure. Top. Excuse-moi, mon pote, mais cette chose ne peut être que vivante pour répondre en même temps à tout ce descriptif.
Abel dévisagea la jeune femme.
— Par moments mon micro est trop humain en ce sens qu’il n’est pas plus explicatif que vous et moi. Vous me direz que c’est bien normal s’il n’y comprend rien non plus. Mais, alors, je pose la question : à quoi sert un micro ?
Babar demeura muet. Sry Hul commenta :
— Il a raison en disant que la chose est vivante, vous ne pouvez le nier. Je n’aurais pas été enceinte d’un robot ou d’un végétal.
— Mais, intervint Babar, elle a pu l’être d’un extra-terrestre ou d’un animal. Top. Il aurait fallu garder le fœtus qui commençait, n’étant plus à l’état d’embryon, à présenter les caractéristiques de l’espèce. Top.
Le visage de Sry Hul se bloqua. Elle cracha :
— Huit semaines ne s’étaient pas écoulées, il était toujours à l’état d’embryon ! Puis, je ne voulais pas savoir ce que j’avais dans le ventre ! Je ne suis pas une machine ! Pas une machine !
Et elle éclata en sanglots.