CHAPITRE VII

 

Lorsque Abel se tut, Blas haussa les épaules.

— Je ne connais aucun animal capable de se comporter ainsi. C’est un homme qui est responsable des enlèvements.

Abel le dévisagea.

— Vous ne m’avez pas écouté. Ou, si vous m’avez écouté, vous ne m’avez pas entendu. Je vous mets au défi de franchir un regard d’égout en transportant Jik tout en faisant le nécessaire pour qu’elle soit dans la plus complète obscurité et installée confortablement. Allez-vous essayer ?

Mut vint à l’aide d’Abel en ajoutant :

— Et tout cela en pleine nuit de surcroît. Je crois qu’un homme ne peut pas faire ça. Vous êtes un étonnant journaliste, Karsen… Vous savez où il y a des fourmis et vous vous occupez d’une enquête qui concerne la police.

Abel eut un rire désarmant.

— Pour ce qui concerne les fourmis je n’y suis vraiment pour rien. Je regardais la rue à travers mon agrandisseur et le hasard seul a voulu qu’une fourmi vienne s’y encadrer… Mais, pour ce qui est des jeunes femmes enlevées, j’admets volontiers doubler les policiers en espérant ardemment résoudre cette énigme avant eux. 

— Pourquoi avez-vous préféré vous adresser à nous ? s’enquit Ico avec intérêt.

Il tenait encore son fusil de grande chasse et Abel éprouva la sensation brusque que les membres du Groupement écologique français poursuivaient un but caché. Il répondit :

— C’est un policier, l’inspecteur Hesta qui m’a dirigé vers vous. Il se trouve que Yossy Bal est sa nièce et que j’évoluais dans votre secteur de chasse quand je l’ai appelé depuis mon glisseur.

Il sourit gentiment et reprit :

— J’estime vous avoir donné tous les détails et toutes les explications nécessaires. Allez-vous m’aider dans mon enquête ?

Ils acquiescèrent tous mais Lel objecta :

— A la condition que vous nous montriez tout d’abord la fourmilière du douzième niveau.

— Je n’ai pas parlé d’une fourmilière !

— Qu’importe, même si elle n’est pas visible vous pouvez être sûr qu’elle est dissimulée quelque part sous la terrasse ! Tonnerre ! J’ai la conviction qu’elle abrite plusieurs millions d’individus ! En avez-vous déjà vu voler ?

— Non. Pourquoi voleraient-elles ?

Lel secoua la tête.

— Je ne vais pas vous faire un cours, Karsen, mais sachez que les fourmis sont organisées en sociétés très évoluées que l’on peut à la fois comparer et opposer aux nôtres. Ces sociétés sont divisées en trois castes : quelques femelles, quelques mâles et d’innombrables ouvrières. Ces dernières, femelles incomplètes et stériles, sont les fourmis qui, jadis, couraient et s’affairaient sur leurs six pattes dans les bois et les jardins. Les sexués, que distinguent deux paires de belles ailes transparentes, ont pour unique fonction de s’accoupler pour que croisse et se multiplie le peuple des fourmis…

Mut bâilla. Jik tirait calmement sur un tube eupho de 6 à bout argenté. Ico, Blas et les autres semblaient ne s’intéresser que très médiocrement aux paroles de Lel. Abel ressentit un petit pincement du côté de l’estomac. C’était son signal d’alarme. Il avait l’impression qu’on était en train de l’endormir avec cette histoire de fourmis, qu’on tentait de gagner du temps dans un but qu’il ne s’expliquait pas… Mais une chose était vraie : pendant qu’il se trouvait en compagnie des membres du G.E.F., il ne s’occupait pas directement de son enquête. 

Puis une image s’imposa à l’esprit d’Abel. Celle d’une énorme fourmi mâle, super-évoluée par mutations successives à la suite de la terrifiante guerre atomique, enlevant des jeunes femmes dans une poche située sous l’abdomen et…

— A l’époque des amours, les ouvrières s’agitent. Elles poussent dehors les fiancées qui viennent d’éclore. Celles-ci s’envolent à la rencontre des mâles en provenance des autres fourmilières… Une femelle épouse environ dix mâles ce jour-là mais ce sera la seule fois. En effet, après l’accouplement, elle arrachera ses ailes et retournera pour toujours à son existence recluse et souterraine. Voilà pourquoi, Karsen, je vous demandais si vous n’aviez pas déjà vu voler des fourmis.

— Je comprends. Non, je n’ai jamais assisté à ce phénomène. Mais elles s’accouplent peut-être la nuit pour mieux échapper aux prédateurs ? Quoi qu’il en soit, vous ne verrez rien si vous m’accompagnez maintenant chez moi. La nuit est tombée et les fourmis ne sont plus sur la terrasse.

Mut l’approuva d’un geste.

— Juste. Demain il fera jour. Donnons-nous rendez-vous dans la matinée, disons vers neuf heures ?

Abel accepta et ils se séparèrent.

 

*

* *

 

Iacre commença à baliser sérieusement quand un second mort par empoisonnement fut découvert dans les toilettes du restaurant. 30.30.30. était encore passée par là mais n’y était plus car, aux dires d’un témoin, elle avait pris la direction de la rue immédiatement après être sortie des toilettes réservées aux hommes et dans lesquelles avait été trouvé l’empoisonné. 

Iacre fonça dans la rue avant l’arrivée du détective de l’hôtel, sans se soucier s’il traînait ou non un suiveur dans son sillage. Il serait temps d’aviser quand lui-même serait sur les talons de 30.30.30. ! Mais, d’ores et déjà, bien avant d’avoir amorcé sa mission concernant Abel 6666-4 bis, l’humanoïde était soupçonnée par la police privée, celle de l’hôtel en l’occurrence, et le serait probablement d’ici peu par la police municipale et officielle !

Don Josu allait exploser ! Iacre grinça des dents en découvrant les centaines de piétons qui déambulaient sur les trottoirs ou se laissaient porter par les tapis de translation. Comment reconnaître Vule Osmi dans cette foule ?

Puis, de manière inespérée, Satan annonça :

— Tu es sur la bonne piste, Idiot. Grrr. Je capte une émission radio de l’humanoïde codée 30.30.30. sur secteur 3. Grrr. 

— Où est-elle ?

— Va au 20 NNE, Grotesque. Grrr. Tu ne veux pas savoir ce qu’elle communique ni avec qui ?

Iacre évita un groupe de jeunes. Ils étaient drogués et titubaient, pas loin de l’overdose. Nul ne faisait attention à eux. Sans idéal, sans but, ne croyant plus ni en Dieu, ni au diable, ni à la famille, ni à la justice, ni en rien de ce qui représentait le socle sur lequel reposait la société, la jeunesse dérivait au gré des vents de la drogue, de la prostitution, du crime, du vol. On vivait dans le monde de la combine, du système, du tuyau, du truc, du bidule, du sabotage, du vandalisme gratuit, de la prévarication, de la corruption, du viol, de la violence et de la connerie.

— Que dit-elle et à qui ? s’informa Iacre en se faufilant dans une galerie couverte qui se situait dans la direction indiquée par Satan.

Le microprocesseur modifia légèrement la position de ses tricapteurs et articula :

— Elle est en communication avec « MOX-Robot-Tueur-Chat-Siamois ». Textuellement : « ICI-30.30.30. sur FUE Magnéto 342. Ding ! Solitoox lance une demande de renseignements au sujet de ABEL 6666-4bis AG. Ding ! Dilili, dilili, dilili, dilili. SCHAF ? »… Et voici la réponse de « MOX-R.T.C.S. », je cite : « MOX-VAJ-KOIMUZ-O1. Ding ! Pour HUMA codée 30.30.30. sur secteur 3. Ding ! ABEL 6666-4bis AG, code génétique simplifié 0*//0*. Pop,pop,pop,pop,pop,. Ding ! Actuellement hors de chez lui avec TZO 88952 dit BABAR. Ding » 

Il y eut un silence. Tout en poursuivant sa progression dans la galerie couverte, Iacre demanda :

— Bon, et la suite, Satan pourri ?

Le micro ricana atrocement, diaboliquement, sataniquement et articula de son affreuse voix synthétique :

— Pas de suite, abruti. Grrr. J’ai des floxes sur l’antenne depuis que tu circules sous couvert. Grrr. Si tu veux rejoindre 30.30.30., oblique au 140 S.E. Grrr. 

Iacre avisa un corridor, s’y engagea résolument en dépit de la mauvaise visibilité et des épouvantables remugles qui flottaient entre les murs lépreux. Il descendit trois marches, en monta douze, longea un couloir aussi silencieux qu’un tombeau, tourna à angle droit et sursauta lorsque retentit un cri. Pétrifié, n’osant plus mettre un pied devant l’autre, ni derrière d’ailleurs, il chuchota :

— Tu as entendu, Satan putride ?

— Naturellement. Grrr. C’était le cri d’un homme qui meurt. Grrr. Tu as les chocottes, gringalet ? Sûr que l’huma a encore empoisonné un innocent en lui offrant ses lèvres. Grrr. Tu devrais faire un effort pour la mettre hors circuit avant que ça ne tourne vraiment mal. Grrr.

Iacre se remit en mouvement, allait escalader une nouvelle volée de marches lorsqu’un corps les dévala en roulant sur lui-même. Iacre évita le cadavre d’un bond, alla ensuite se pencher sur l’individu. Il était jeune, une mousse rosâtre sourdait de sa bouche aux dents soudées et son regard était exorbité. Iacre monta l’escalier, entendit de la musique. Au bout d’un autre corridor, il tomba en arrêt devant l’enseigne du Sex-Club. C’était de là que provenait la musique. Iacre poussa la vieille porte bardée de fer de l’établissement de nuit. Il pensait que Vule Osmi ne pouvait que se trouver dans cette boite. 

Axée sur un programme de liquidation, l’humanoïde s’en prenait au premier venu, tuait d’autant plus aisément qu’aucun homme normalement constitué ne songeait à la repousser quand elle offrait ses lèvres. Si Iacre n’intervenait pas, 30.30.30. se livrerait à un carnage pour peu que sa programmation reste en état. Iacre circula sur quelques mètres dans une sorte de coursive brillamment illuminée, atteignit un vestiaire où il refusa de se défaire de son manteau. Mais il paya un droit d’entrée de 500 mondialex, eut ensuite l’autorisation de pénétrer dans une salle enfumée, plongée dans la pénombre, pleine d’odeurs de sueur et d’herbe eupho. 

— Par ici, je vous prie.

Accroché par la manche, Iacre suivit le serveur qui le déposa sur une chaise, devant une table déjà occupée par une fille à moitié nue. Elle se colla tout de suite à lui et glissa dans sa main un verre glacé où pétillait un liquide inquiétant autant qu’effervescent.

— Bois, mon petit loup, ça va te mettre en forme, murmura la fille.

Iacre repoussa le verre, inséra dans la main de sa compagne un billet de 100 mondialex et dit :

— Une jeune femme est entrée ici peu de temps avant moi. Trouve-la et tu auras un autre billet comme celui-là. Possible ?

La fille lui sourit. Dans la pénombre elle avait des dents d’une incroyable blancheur.

— Ça ne devrait pas être très difficile, ce sont surtout des hommes qui viennent au Sex-Club. Attends-moi un instant. Je connais toutes les filles et celle que tu cherches a certainement été remarquée. Je reviens. 

Elle s’éloigna souplement. Satan émit :

— Tu ferais mieux de prévenir Don Josu pour qu’il t’envoie Gan Hust, pauvre type. Grrr. Si ça tourne au vinaigre tu n’auras pas le dessus. Grrr.

— Je veux d’abord m’assurer que Vule Osmi est bien présente dans cette boîte. Pourquoi fais-tu semblant d’ignorer que Don Josu déteste être dérangé inutilement ? Tu n’es qu’une vieille casserole défoncée.

Il se forçait un peu pour insulter son micro selon la coutume par lui-même instaurée. Son regard ne cessait de fouiller les recoins sombres de la salle, la piste étroite où des couples frottaient plus qu’ils ne dansaient. Quel pouvait être le programme de 30.30.30. ? Etait-elle branchée sur un logiciel de destruction et avait-elle la possibilité de détruire le Sex-Club en allumant, par exemple, un incendie ? 

A cette idée, Iacre se sentit réjoui. Il avait des penchants à la pyromanie. Rien n’était plus beau à ses yeux que les flammes qui se tordaient en dévorant tout ce qui se présentait. Iacre revint à l’instant présent car la fille se penchait sur lui en disant :

— Il y a là-bas une jeune femme qui pourrait être celle que tu cherches mais elle est entrée au bras d’un cavalier.

— Montre-la-moi, intima Iacre.

Ils firent quelques pas et, à travers la fumée, en dépit de la pauvre visibilité, Iacre reconnut l’humanoïde sans erreur possible. Elle était accompagnée d’un jeune homme qu’elle avait dû harponner devant la porte du club. Tous deux buvaient du Pétillant vert et fumaient des cigares euphos portant la bague rouge des produits en provenance d’Amsud. Iacre fourra un second billet de 100 dans la main de la fille.

— Tiens, voilà ton argent, c’est elle. Oublie-moi maintenant, allez, va-t’en !

Sans plus s’occuper d’elle, il marcha jusqu’à la cabine visiaphonique coincée entre le bar et les toilettes, s’y enferma et pianota l’indicatif de Don Josu. Lorsque celui-ci fut en ligne, il lâcha :

— Je viens de retrouver Vule Osmi. Il faut m’envoyer Gan Hust rapidement avant qu’elle ne tue un quatrième homme et que la police ne lui tire dessus à vue. Je suis au Sex-Club, tout au fond de Centrale galerie. Si vous ne faites pas vite, je ne réponds plus de rien ! Cette huma est branchée sur une microdisquette tueuse et… 

— Silence ! Gan Hust sera auprès de toi dans un instant. Surtout ne perds pas l’humanoïde ! Fais en sorte qu’elle ne soit pas endommagée ! Va !

Il coupa. Iacre était plein d’admiration pour lui qui savait si bien traiter ses subalternes comme des chiens ! Le geste, la parole, la classe quoi !

— Quel homme ! souffla Iacre. Extraordinaire ! Ce que je voudrais lui ressembler ! Je dirais « silence ! » et « va ! » exactement sur le ton qu’il a employé ! Les autres marcheraient à la baguette et feraient mes quatre volontés ! Ah ! si seulement… Par miracle !

Satan ricana et dit :

— Pas de danger que ça arrive, Ducon. Grrr. Tu es bien trop tartignole pour que quiconque marche à la baguette et fasse tes quatre volontés. Grrr. Taré, va. Grrr.

De rage, Iacre lui colla une beigne terrible sur le capot. Il ne fallait pas dépasser les bornes !

 

*

* *

 

Ce jeune homme se nommait His Mdu, était d’origine africano-malaise, poursuivait des études au centre universitaire de la Cité Mère. Il était intelligent, sportif et donc musclé, faisait habituellement preuve de logique et avait un bon jugement pour ce qui concernait ses semblables mais, pour l’heure, il n’avait d’yeux que pour Vule Osmi.Il n’avait jamais rencontré une aussi merveilleuse créature. En fait, avant de se heurter à Vule Osmi sur le seuil du Sex-Club il ne croyait pas qu’une femme comme celle-ci pût exister.

Elle le fascinait littéralement, l’hypnotisait de ce même regard glacé qui écartait les autres hommes. D’ores et déjà il n’était plus qu’un jouet entre ses mains. Bien que déréglée, 30.30.30. conservait une microdisquette bloquée sous une tête de lecture. Celle de sa programmation primitive. Qui fonctionnait sur une batterie de secours malgré les six puces grillées. Qui la ramenait sur la bonne voix en dépit des dérapages incontrôlés sur d’autres minidisquettes. 

— Tu vas m’aider à faire une farce à mon frère, cher His Mdu, disait l’huma de sa voix la plus suave, et ensuite je serai à toi. Je te le jure.

Il se demandait néanmoins la raison qui la poussait à lui refuser ses lèvres. Elle acceptait de lui déposer des baisers rapides aux coins de la bouche, mais il ne parvenait pas à échanger avec elle ce vrai baiser d’amour que le dessin de ses lèvres parfaites lui faisait désirer à en souffrir.

— Quel genre de farce ?

Vule Osmi lui sourit, rapprocha son corps si souple et tellement attractif du sien en murmurant :

— A vrai dire, ce n’est pas exactement une farce mais une vengeance de ma part. Mon frère est un lâche. Un vrai, un authentique lâche. Lorsque nous étions adolescents, il n’y a pas si longtemps de cela, il me frappait soi-disant par jeu mais je savais qu’il trouvait un plaisir trouble dans ma douleur.

Le regard de His Mdu se durcit.

— Oser te frapper, toi !

Elle lui caressa la joue et il en profita pour lui baiser la main. S’il l’avait pu, il l’aurait mise tout entière dans sa bouche pour mieux goûter le parfum de son corps adorable. 30.30.30. se fit sirène. 

— Pour qu’il reconnaisse sa lâcheté, j’aimerais que tu me frappes devant lui qui a toujours prétendu que rien ne l’empêcherait de venir à mon secours si j’étais menacée !

His Mdu secoua la tête.

— Je ne te frapperai jamais !

— Tu feras semblant…

Elle se montrait si câline qu’il eut le sentiment étrange qu’une aussi belle fille ne pouvait pas être tout à fait naturelle. Ils se connaissaient depuis peu. Il fut effleuré par le soupçon, pensa pendant quelques fractions de secondes qu’elle désirait surtout se servir de lui dans un but inavouable, puis le regard glacé reprit possession de lui qui retomba sous le charme et oublia le reste.