CHAPITRE III
Pour distraire les enfants on avait fabriqué des jouets qui n’avaient plus rien de commun avec ceux de l’an 2000 par exemple. Terminée la panoplie du petit extra-terrestre, du parfait cosmonaute, de l’homme des étoiles.
Comme les animaux avaient disparu dans l’apocalypse atomique, on en fabriquait maintenant en plastex, une matière imitant à s’y méprendre la chair, qui marchaient, couraient, rampaient, bougeaient les oreilles, les babines, la queue et qui, en bref, se comportaient comme d’authentiques animaux pendant longtemps grâce à des piles quasiment inusables.
C’étaient les jouets qui s’usaient, qui cessaient de plaire, de distraire. Alors on les jetait dans des sortes de bennes installées au coin des rues. Une fois par mois, le jour du ramassage « des monstres », les bennes étaient enlevées et on vidait leur contenu dans le désintégrateur municipal le plus proche.
Le jouet en question était un chat siamois. Comme tous les chats-jouets, il pouvait s’élancer très haut, ramper sous un meuble, grimper à un mur en s’aidant de ses redoutables griffes métalliques. Mais il avait quelque chose de plus que les vrais chats et que les faux chats : il était un robot-tueur ! Qui se tenait immobile, désactivé, sur le toit de l’ascensiobulle de la tour-bulle d’Abel depuis des semaines.
Qui ressemblait à s’y méprendre à un jouet jeté, mais qui ne dormait que d’un œil, juste ce qu’il fallait en somme pour ne pas être capté par les détecteurs de Babar…
Babar, ennemi numéro un des robots-tueurs !
Chat siamois robot-tueur attendait une occasion pour bondir sur Abel 6666-4bis AG : qu’il sorte un jour sur son palier sans son micro… Alors, robot-tueur lui sauterait à la gorge et le tuerait à coups de griffes !
A condition, toutefois, que l’ascensiobulle soit immobilisé au 65e niveau au bon moment… Ce qui, en fin de compte, faisait beaucoup de coïncidences ! Enfin, deux coïncidences… Seulement !
Ailleurs, plus loin dans cette immense et inhumaine ville, un petit homme noir et sec comme un pruneau se tenait en face d’une jeune femme très jolie. Elle demeurait parfaitement immobile. La pièce était un ancien salon situé au rez-de-chaussée d’un antique immeuble. La pénombre y régnait car la clarté du jour ne pénétrait dans les lieux qu’à travers les fentes étroites des persiennes.
Ce petit homme se nommait Iacre, était l’éminence grise de Don Josu Huanta de Cochabamba, l’impitoyable adversaire d’Abel. Iacre possédait un micro appelé Satan qui faisait « Grrr » au lieu de faire « Top ». Iacre avait une âme tortueuse et la méchanceté chevillée au corps, détestait les femmes depuis qu’un éclat de grenade lui avait tranché les testicules. Tchac ! Comme au scalpel !
Iacre pinça le sein gauche de la très jolie fille. Elle ne broncha pas, ne modifia en rien son expression lointaine et légèrement dédaigneuse.
— Salope ! l’insulta Iacre, tu aimes ça, hein ?
La fille resta muette et son beau visage demeura impassible. Iacre ricana et la pinça ailleurs, en une partie intime de son corps. Il pouvait se le permettre avec elle car elle ne se plaindrait pas à Don Josu. Les autres, les filles appartenant au harem itinérant de Don Josu, cafardaient dès que Iacre avait le malheur de lever la main sur elles… Plus une existence !
Iacre haïssait les changements, avait donc une dent longue comme ça contre Abel qui avait littéralement désintégré l’organisation de Don Josu en Europe.
Don Josu avait dû trouver des filles européennes pour reconstituer son harem. Iacre estimait qu’elles étaient exigeantes, prétentieuses, très peu malléables. Quelle différence avec les braves petites Sud-Américaines, les souples Africaines ou les très soumises Asiatiques ! Iacre se souvenait avec émotion de Dia Rob, de Olla Kia, de Mie Aza, des autres qu’il pouvait tourmenter sans crainte ! Maintenant il en était réduit à torturer Vule Osmi ! Mais le fait qu’elle fût insensible enlevait à la chose tout son charme…
Iacre haussa les épaules, cessa de tripoter Vule Osmi qui ne tressaillait pas, qui ne grimaçait pas, qui ne manifestait aucune frayeur. Pouah !
— Une idiote ! grinça le nabot. Ah ! les filles ne sont plus ce qu’elles étaient, atroce Satan, hein ?
Le micro lança ses bobines, et articula de son épouvantable voix synthétique :
— Surtout lorsqu’elles sont en plastex. Grrr. Tu es débile si tu cherches à t’amuser avec une humanoïde non programmée. Grrr. Branche-la, Andouille. Grrr.
Iacre lui expédia une claque sur le capot.
— Sois poli, Trouduc ! Et fais un peu marcher tes disquettes avant de parler ! A quoi servirait que je la branche puisqu’elle n’est pas programmée ? J’attends ses logiciels d’une minute à l’autre.
Satan ricana.
— Tu peux attendre longtemps, jobard. Fadji n’a jamais été foutu de livrer un travail dans les délais promis. Grrr. Tu crois toujours au Père No, pas possible. Grrr. Si tu me frappes encore sur le capot je tombe en panne. Grrr.
Iacre avait programmé son micro sur le mode agressif et l’avait nommé Satan parce que tout cela correspondait à son propre tempérament. Il aimait les disputes, les altercations, les bagarres, les prises de bec, les engueulades. L’enveloppe charnelle de Iacre ne contenait rien de bon. Avec des cornes et une queue, il aurait fait un vrai diable. Plus méchant et venimeux que celui des enfers, ce qui n’était pas peu dire !
Iacre se trouvait dans un appartement-refuge numéro 8 de Don Josu Huanta de Cochabamba. Au sommet d’une tour-bulle sise dans le 4e arrondissement. Le living communiquait avec la terrasse d’où, en cas d’alerte, on pourrait fuir à bord d’un hélicojet.
Pour le moment, cet A.-R. numéro 8 était inoccupé. Iacre était là exclusivement pour mettre l’humanoïde en circulation. Son cuir chevelu se soulevait, exactement comme un couvercle, si bien que l’on avait la possibilité de l’équiper de plusieurs logiciels avec une grande facilité. Iacre n’avait pas eu l’occasion de voir Vule Osmi en mouvement, ni d’entendre sa voix, mais d’après ce qu’en disait Don Josu qui l’avait achetée sur catalogue à une entreprise spécialisée de Tokyo, Vule Osmi était la plus extraordinaire humanoïde jamais lancée sur le marché.
Son arme : le baiser empoisonné !
Qui l’embrassait mourait dans les trente secondes. Mort garantie sur facture, avec remboursement, indemnisation et remplacement gratuit de l’humanoïde si le décès de la personne condamnée n’était pas instantané. Des gens sérieux, les Nippons. Des commerçants-nés. Iacre appréciait.
Le buzzer du panneau d’admission retentit et Iacre retira sa main d’entre les cuisses de l’humanoïde pour aller ouvrir. C’était un livreur. Iacre signa, referma, ouvrit le paquet dans lequel il découvrit douze microdisquettes préparées par l’iranien Fadji. Ce dernier voulait la mort d’Abel 6666-4bis AG qui avait liquidé son fils, une belle crapule, au cours d’une opération ponctuelle de nettoyage dans le secteur pourri des Hachchâchis (assassins) iraniens.
Iacre fourra les microdisquettes dans le crâne de l’humanoïde inerte, enclencha son clap de mise en route et le miracle se produisit. Le robot devint une jeune femme souple et séduisante en une fraction de seconde. Sa langue humecta ses lèvres, sa peau frémit, son regard s’anima et sa bouche s’entrouvrit sur un sourire charmeur. Elle fit quelques pas en regardant autour d’elle, observa Iacre et dit :
— Bonjour, Iacre, comment allez-vous ?
Le nabot ricana.
— Mal, dit-il, à cause de toi je suis obligé de travailler l’après-midi ! Tiens, voilà un sac qui contient des cartes de crédits et ta plaque d’identification.
Vule Osmi s’empara du sac qu’elle mit en bandoulière d’un geste naturel. Iacre avait l’impression d’être devant une femme comme une autre et cela l’excita. Quelle serait la réaction de cette poupée de plastex, aux organes électroniques, s’il lui mettait la main aux fesses ? Don Josu lui avait bien recommandé de se méfier des familiarités avec elle mais Iacre n’était pas convaincu.
Comme s’il avait prévu que son maître commettrait une bévue, Satan prévint :
— Attention, espèce de tocard. Grrr. Cette huma n’est pas programmée pour se laisser tripoter par le premier venu. Grrr. Touche-la et tu auras droit à un retour de bâton. Grrr.
Iacre eut un rire gras et toucha Vule Osmi au bas-ventre avec l’intention de la pincer cruellement. Mais elle recula d’un pas, balança son sac que Iacre reçut en plein visage.
— Bas les pattes ! Je ne suis pas celle que vous croyez ! J’ai à faire, au revoir !
Le coup avait été assené avec une telle violence que Iacre se retrouva assis sur la moquette, des étoiles devant les yeux et des cloches dans les oreilles. Vule Osmi tourna les talons, se dirigea en balançant les hanches vers le panneau d’admission et sortit. Elle était programmée pour se placer sur le chemin d’Abel, pour le séduire, pour l’amener à l’embrasser… Quand le panneau se fut refermé sur elle, Satan commenta :
— Tu vois, Patate, même les humanoïdes ne veulent pas de toi tellement tu es affreux. Grrr.
Iacre stoppa son micro d’une pichenette sur le clap.
Son nez saignait et l’une des dernières dents qui lui restait branlait… Sa rage l'étouffait. Il se demanda s’il allait détruire l’huma au thermique ou écraser Satan à coups de talon. Puis il se mit à pleurer.
*
* *
Naturellement, elles s’étaient toutes affolées en constatant qu’elles se trouvaient enceintes à la fin de leur terrible aventure. Naturellement, elles avaient toutes fait une I.V.G. et les embryons étaient loin.
Le chef Gart se gratta le nez qu’il avait rouge et gouttant en raison d’un rhume naissant dont aucun médicament ne venait à bout. Il dit :
— Nous n’avons plus qu’un seul espoir : Lin Wak, la dernière « rentrée » si je puis m’exprimer ainsi.
— Vous pouvez, autorisa Abel qui somnolait sur une chaise inconfortable de la Crime.
Il en était à son troisième verre de wehourse glacé, commençait à fatiguer. Pas au point cependant de ne pas se souvenir de l’article 312 de la législation sur les droits et les devoirs des femmes enceintes. Il dit :
— Nous l’aurons dans le baba si Lin Wak prend la décision de se faire avorter avant que son embryon ne devienne fœtus. T’en penses quoi, Babarowitch ?
Le micro ronronna un petit coup et, insensible à la soviétisation de son nom, il articula :
— J’en pense qu’elle se fera avorter ainsi que tu l’as dit, mon pote. Top. Tout comme Sry Hul, elle refusera de savoir ce qu’elle avait dans le ventre et ordonnera, ainsi que la législation le permet, que l’embryon soit désintégré. Top. Rien à faire contre ça. Pour que ça gaze faudrait qu’une nana accepte de marcher avec vous et de vous refiler un fœtus impecc. Top.
Gart cessa de s’intéresser à son nez, désigna la pendule à diaz fixée au mur et dit :
— Nous allons savoir à quoi nous en tenir dans un instant. J’ai demandé à Lin Wak de passer ici.
Abel ricana.
— Vous ne manquez pas d’air dans la police ! Vous allez lui proposer d’adopter son fœtus ?
— Je vais lui proposer de se faire avorter à la clinique des représentants de l’ordre, avoua Gart, ce qui nous permettra effectivement de mettre son embryon sous un microscope et de voir un peu à qui il ressemble. Si elle est particulièrement coopérative, je lui offrirai de l’argent pour qu’elle ne subisse pas son I.V.G. avant huit à dix semaines. Un fœtus ferait tout de même mieux notre affaire.
— Elle refusera, prédit Abel. Elle ne voudra pas savoir quelle sorte de serpent elle a réchauffé en son sein… Mettez-vous à sa place !
— Péniblement mais j’essaye, ironisa Gart sans conviction. Je me rends compte que la disposition d’esprit d’une femme enceinte de la « chose » n’est pas particulièrement optimiste.
Il vira vers l’interphone qui s’allumait, poussa le clap de communication. La secrétaire dit :
— Lin Wark vient d’arriver, chef.
— Faites-la entrer.
Quelques secondes plus tard le panneau d’admission coulissa et la jeune femme franchit le seuil. Bien qu’ayant fait des frais de toilette, elle était toujours aussi laide et aussi peu attirante. Même son sourire donnait envie de prendre la fuite.
— Asseyez-vous, Lin Wark, invita Gart en lui avançant un siège. Ma secrétaire vous a donné les motifs de cette convocation ?
La jeune femme s’assit, tira sa jupe sur ses poteaux striés de veines bleuâtres, hocha la tête et répondit nettement :
— Oui et j’refuse. Puisque vous êtes si curieux faudra attendre que le p’tit vienne au monde pour savoir si le père est blanc ou noir.
Abel et Gart échangèrent un coup d’œil stupéfait.
— Vous… vous allez le garder ? s’enquit le policier avec incrédulité.
La fille se rengorgea.
— Parfaitement. C’est mon droit, non ? J’vois pas pourquoi qui s’rait différent des autres bébés !
Abel était fasciné. Comprenait que Lin Wark évoluait dans un monde fermé : celui de la laideur et de la solitude. Malgré un tempérament volcanique, elle n’avait sans doute pas couché souvent. En raison de son aspect physique, le Département européen des banques du sperme avait dû lui refuser une éventuelle fécondation pour insémination artificielle. Elle n’aurait donc pas d’enfant. Quel homme se sacrifierait pour engrosser un tel laideron ? Puis, pendant trois inoubliables semaines, elle avait été complètement satisfaite sur le plan sexuel, avait dû, depuis et dans sa sottise, se faire tout un cinéma sur l’identité du père…
— Vous devriez réfléchir, conseilla Gart.
— C’est tout réfléchi. J’ai un gosse, je me le garde ! Pour moi toute seule !
— Si vous accouchez d’un monstre ?
Lin Wark se contracta. Elle avait des muscles, ressembla brusquement à une bête se préparant à défendre sa progéniture. Elle renvoya :
— J’y ai pensé ! Si c’est un monstre y s’ra toujours temps de le supprimer… Bien que, entre monstres, on devrait s’entendre ! Bonsoir.
Elle se leva et s’en alla sans que Gart ne cherche à la retenir. Babar articula :
— Sale temps. Top. Elle n’est pas absente, la nana, hein ? Il y a des miroirs chez elle. Top. N’empêche que pour visionner le moutard faudra patienter neuf mois.
C’était le mot de la fin.
Abel sauta toutes les bandes de circulation, laissa la dernière emporter son glisseur 6000 tout au long de son courant magnétique. Il se trouvait ainsi au-dessus des plus hautes tours-bulles, sur la bande réservée à l’armée, à la police et aux Grands Héros, hors de portée des tentatives malveillantes du style Cocovagas ou Hachchâchis, qui se limitaient à des rayonnements thermiques ou paralysants, à des explosifs, des attaques en groupe et au vieux fusil à balles, au couteau ou au lance-billes à pointes.
Par contre, il avait tout à craindre de Don Josu Huanta de Cochabamba qui, pour l’éliminer, n’hésitait pas à employer des missiles, des robots-tueurs et d’autres mignardises inconnues dont il lui réservait manifestement la primeur.
Car, lorsque Don Josu s’évaporait cela signifiait qu’il préparait une rentrée fracassante. Qu’il avait mijoté au Grand Héros européen un chien de sa chienne. Abel était continuellement sur le qui-vive. Trop de malfrats voulaient sa mort afin d’avoir ensuite les coudées franches pour mener à bien leurs sales petites combines : drogue, traite des filles, des garçons, crimes de sang, chantages, innombrables trafics, complots contre le pouvoir en place, piratages des logiciels et des progiciels de l’armée, de la police, etc.
Combien étaient-ils ceux qui souhaitaient la disparition d’Abel 6666-4bis AG ?
— Rien en vue, Trucmuche ?
Babar fit clignoter son voyant vert, son œil-caméra effectua un rapide tour d’horizon et il répondit :
— R.A.S., mon pote. Top. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Top. Je veille pour toi. Top.
— Pas question de dormir, grogna Abel, je te rappelle que nous devons aider Gart à retrouver Yossy Bal, la nièce de l’inspecteur Hesta qui a disparu dans les mêmes conditions que Sry Hul, Lin Wak et dix autres jeunes femmes toutes rentrées au bout de trois semaines et toute ivégélisées car en cloque d’elles ne savaient qui.
— Ou quoi, mon pote.
— N’exagérons pas, veux-tu ?
Babar eut son déplaisant ricanement. Chaque fois qu’Abel l’entendait, il se disait qu’il devrait le supprimer de la programmation du micro. Puis le temps passait et il avait toujours mieux à faire. Babar articula :
— J’exagère pas, mon pote. Nul ne peut savoir quel genre de polichinelle ces nanas avaient dans le tiroir. Top. T’imagines un peu « la chose », capable d’emporter en douceur une nénette dans une bouche d’égout de soixante de diamètre ? Top.
Non, Abel n’imaginait pas. Mais ça ne devait pas être spécialement beau à voir.