CHAPITRE PREMIER
Décembre 2302, Cité Mère, 188e arrondissement. 23 heures, par une température froide, humide, un temps brumeux, quelque part vers le milieu de l’interminable rue du Nord.
Yossy Bal, vingt-cinq ans, employée dans l’un des deux mille secrétariats à la Jeunesse urbaine de la capitale en tant que secrétaire-assistante-sociale. Célibataire. Inscrite à un cours de danse moderne et en revenant précisément à pied car logeant à moins de dix minutes de là. Seule, comme d’habitude, à emprunter cette direction des quartiers périphériques en raison de ses modestes moyens. Sa rémunération ne suffisant pas à l’entretenir avec ses parents infirmes…
Accident de glisseur sept ans auparavant. Sa mère, Loé Bal, atteinte aux jambes, contrainte de se déplacer en fauteuil électrique. Son père, Mor Bal, colonne vertébrale fracturée, également paraplégique mais avec hémiplégie du côté droit jusqu’à l’épaule… Parce que pratiquant une profession libérale, Mor Bal n’appartenant pas au syndicat, une association professionnelle, une mutuelle, s’était retrouvé du jour au lendemain sans couverture sociale, à la charge d’une société devenue trop grégaire pour avoir de l’indulgence envers les individualistes. La ville lui avait accordé le minimum vital et rien pour son épouse qui était sans profession. La honte ! Une femme devait travailler, être l’égale de l’homme.
Moralité : la moitié du salaire de Yossy était consacrée au règlement de la pension de ses parents hébergés au Centre des Handicapés du 188e arrondissement. Si elle cessait de payer, pour cause de maladie par exemple, ses parents seraient transférés sans délai au Centre National des Handicapés S.R. (pour sans ressources), rue des Anciens, dans le 2e arrondissement, au cœur d’un énorme immeuble-bulle inconfortable dont les lieux de promenade étaient les couloirs bétonnés.
Yossy préférait se sacrifier plutôt que de voir ses parents échouer au C.N.H.S.R. Se sacrifier avait des extensions inattendues en ce sens que l’expression englobait une foule de privations découlant de la modernité de l’époque. Par exemple, Yossy Bal n’avait pas d’ami. Un ami attitré, vivant avec elle. Les jeunes hommes n’agissaient plus par sentimentalisme, ne fréquentaient que les filles ayant une situation égale à la leur, supérieure si possible. Yossy faisait infailliblement fuir ses prétendants dès lors qu’étaient abordées les questions d’intérêts.
La jeune femme n’avait pas mauvais moral mais ne nageait pas non plus dans l’allégresse. Elle n’avait pas de compagnon, pas de glisseur, pas de garde-robe, pas de bijoux de prix, pas une cellule d’habitation très confortable, pas beaucoup d’espoir en un avenir meilleur. Elle travaillait, rentrait chez elle, mangeait et se couchait, sauf lorsqu’elle avait un cours de danse comme ce soir ou qu’elle regardait un film, une pièce, un spectacle quelconque sur son téléradar.
Ce n’était pas folichon. Et ça ne l’était pas davantage lorsqu’elle rendait visite à ses parents deux fois par semaine. Ils avaient beaucoup changé en quelques années, ne se rendaient plus compte des efforts qu’elle faisait pour leur assurer une existence décente, se plaignaient constamment et, en tout cas, ne lui manifestaient aucune reconnaissance. Elle revenait de ces visites avec le moral au plus bas, des envies de fuite, de suicide, puis se résignait en se disant qu’il y avait probablement des gens plus malheureux qu’elle…
Ici, au fond de l’interminable rue du Nord dans laquelle le vent soufflait à longueur d’année, les lampadaires étaient rares et les zones d’ombre innombrables. C’était un quartier laborieux. Ses habitants travaillaient pour la plupart à l’usine de roulements Matoc, se couchaient relativement tôt, si bien que les volets roulants des hublots étaient baissés et qu’aucune lueur ne filtrait des appartements.
Pour arriver à sa cellule d’habitation, Yossy devait tourner dans l’impasse formée par le dessin en U de l’immeuble-bulle qui comptait six mille logements. Rien n’est plus désertique qu’un lieu surpeuplé où plus rien ne bouge. Chaque fois que la jeune femme rentrait de son cours de danse, elle éprouvait une insurmontable sensation d’angoisse en abordant cette portion terminale de son parcours. Elle ne faisait aucun bruit en circulant sur ses semelles de crétallex, avait l’impression de n’être rien de plus qu’un ectoplasme en mouvement dans le vide sidéral.
Très réaliste, pragmatique, elle savait pourtant ne rien avoir à craindre, d’autant qu’aucun incident ne s’était jamais produit tout au long de la rue du Nord. Mais, un instant venait où sa lucidité et sa faculté de raisonner fondaient comme neige au soleil. Elle avait alors brusquement peur, aurait pour un rien tourné les talons avant de plonger dans les ténèbres absolues du fond de l’impasse. Trente secondes, pas plus, avant qu’elle ne presse le clap de la minuterie et que le hall d’entrée ne s’éclaire. Mais elle vivait ces trente secondes comme autant de siècles !
Elle tourna dans l’impasse, fit quinze pas et un tintement métallique retentit. Pas très fortement. Brièvement.
Le silence retomba.
Yossy s’était immobilisée, s’injuriant mentalement pour sa couardise. Puis elle se dit que ce bruit était anormal, qu’elle ne l’avait jamais entendu le soir. En fait, il lui rappelait celui fait par une plaque de bouche d’égout déplacée… Ridicule ! Qui s’amuserait à déplacer une plaque de bouche d’égout à une telle heure, et dans quel but ? Elle fit un effort de mémoire pour se souvenir si, oui ou non, il y avait des bouches d’égout dans l’impasse mais fut incapable de se le rappeler.
— Est-ce qu’on remarque les plaques d’égout sur un trottoir ou une bande de circulation ? Est-ce qu’on remarque quoi que ce soit concernant la voirie quand on n’est pas directement concerné ?
Il y eut une sorte de glissement prolongé, métal contre métal, et le silence retomba une fois de plus. Yossy soupira d’énervement. Elle s’estimait idiote, s’ordonnait d’avancer mais ne le pouvait pas. Comme si elle avait été ancrée en cet endroit depuis des heures ou qu’un mur invisible se fût dressé devant elle.
Yossy écarquilla les yeux sur l’obscurité totale, parvint à effectuer deux pas et entra dans une matière molle et poilue de chaleur, dure et souple, puante et odorante. Elle tomba en avant, bouche obstruée par cette matière qui l’empêchait de hurler, fut soulevée à l’horizontale et entraînée dans un déplacement rapide et latéral, puis vertical et rectiligne. Elle était terrifiée. Se trouvait dans l’incapacité de crier, de bouger. Elle ne souffrait pas, comprenait très confusément qu’on la transportait en souplesse et avec une grande rapidité.
Tout était noir alentour. Elle pensait qu’on l’avait enfermée dans une sorte de poche, un vaste sac, elle ne savait au juste quel nom donner à cette chose molle et poilue, chaude, dure, souple, odorante et puante. En tout cas, cette chose la manipulait… Non, ce n’était pas le terme exact. Elle n’était pas entre des « mains », ne pouvait donc pas prétendre qu’on la manipulait, même si on la serrait de toute part, au point de ne lui laisser que la libre disposition de ses narines pour respirer…
Au bout d’un certain laps de temps, sa bouche fut dégagée. Elle cria sans que cela changeât quoi que ce soit à sa situation. Alors elle se tut. Ensuite, ses bras furent libres. Elle toucha la chose qui l’encerclait. C’était du poil chaud, une matière à la fois molle et résistante qui tressaillait sous ses doigts… Le bas de son corps, à partir de la taille, était entièrement enserré par l’étrange matière qui, sous l’action de contractions l’obligeait insensiblement à ouvrir ses cuisses, écartait son slip, collait à son sexe si étroitement que ses lèvres, cédant à la pression, se séparaient…
Yossy fut pénétrée par cette matière étrange, sentit un liquide chaud et gluant se répandre en elle. Mais tout cela était si invraisemblable, tellement irréel, qu’elle ne sut comment qualifier ensuite l’espèce d’orgasme qui la secoua.
Elle n’avait pas la sensation d’être la victime d’un viol, pas le sentiment de participer à un acte charnel. Ceci relevait du rêve. Elle était probablement allongée entre ses draps, s’éveillerait dans quelques heures, lorsque retentirait le buzzer de son réveille-matin électronique, puis se préparerait pour se rendre à son travail.
En attendant, mieux valait continuer de dormir…
*
* *
La directrice se nommait Fra Huz, approchait de la soixantaine. Physiquement, Fra Huz ressemblait à une barrique aimable, si tant est qu’une barrique le soit, montée sur jambes, équipée de deux bras et d’une tête. Moralement, elle était blasée, fatiguée du sexe opposé dont elle avait toujours eu à se plaindre, tant et si bien qu’elle y avait renoncé pour se consacrer à la nourriture. Sous toutes ses formes et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Son premier amant ne l’aurait pas reconnue. Cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Elle ne s’intéressait plus à la galanterie, ni à la coquetterie, évitait simplement de se regarder dans un miroir, était en paix avec elle-même dès lors qu’elle se rendait utile en aidant les jeunes égarés de son secteur à rentrer dans le droit chemin.
Le pouce grassouillet de Fra Huz enfonça le clap du communicateur intérieur.
— Yossy, dit-elle, voulez-vous venir ?
Pas de réponse, pas d’image sur l’écran. Fra Huz eut un léger soupir d’agacement, enfonça une autre touche. L’écran s’illumina instantanément, montra le visage attentif de Lio.
— Avez-vous vu Yossy ? s’enquit Fra Huz.
— Pas encore ce matin, mais elle ne va sûrement pas tarder… Elle avait son cours hier soir. Cela la fatigue toujours énormément.
— Quand vous la verrez, dites-lui de venir dans mon bureau, dit Fra Huz d’un ton sec.
Elle coupa, contrariée parce que Lio et Yossy se prêtaient mutuellement aide et assistance contre la « directrice » qu’elle était. Peut-être n’avait-elle pas l’étoffe d’une directrice ? Elle avait été nommée sur le tard, plus en raison de son ancienneté que de ses dons particuliers pour la gestion et l’organisation, se sentait isolée dans le cadre étroit de ce secrétariat de secteur.
Lio et Yossy suivaient des cours de danse ensemble. Elle aurait voulu les accompagner, passer un moment agréable avec elles, parler du travail, de la danse, d’un tas de choses dont elle n’avait jamais l’occasion de parler avec personne… Parce qu’elle était directrice tout cela lui était naturellement interdit. Par le règlement d’abord, par son âge et son poids ensuite.
Trente minutes plus tard, Yossy n’occupait toujours pas son bureau. Fra Huz alla voir Lio.
— Comment expliquez-vous son absence ?
Lio, une petite brune nerveuse, vibrante comme une lame d’acier et continuellement en mouvement, eut un petit haussement d’épaules.
— Je ne l’explique pas, Yossy fait ce qu’elle veut et je ne tiens pas la chandelle quand elle se fait un mec. Voulez-vous que j’appelle chez elle ?
Sur un signe de Fra Huz, elle pianota l’indicatif de son amie sur la console du visiaphone. Le voyant rouge clignota mais il n’y eut pas de réponse et l’écran demeura opaque.
— Elle est en route, décida Lio.
Fra Huz s’assit en face d’elle et alluma un tube eupho avant d’estimer :
— Yossy est ponctuelle. Si elle n’est pas là cela signifie qu’il lui est arrivé quelque chose. Je ne crois pas qu’un mec l’aurait empêchée d’être à l’heure ce matin.
Le visage de Lio se tendit. Elle acquiesça.
— J’essayais d’écraser le coup mais je suis de votre avis. Puis, si elle avait eu un rendez-vous, elle m’en aurait parlé hier soir…
— Pourquoi êtes-vous subitement inquiète ?
— Parce que Yossy est dépressive, qu’elle peut se livrer à un acte désespéré par déprime soudaine. Ses parents sont…
— Je suis au courant. Il faut faire quelque chose de toute urgence.
— Allons-y ? proposa Lio.
Fra Huz composait déjà l’indicatif de la police.
— Ce serait inutile. Nous ne pourrions forcer son panneau d’admission ni lui venir en aide au cas où elle serait inanimée et encore vivante. J’appelle le Secours d’Urgence.
*
* *
Dans une métropole comptant trente millions d’habitants, la disparition d’une femme ne fait pas plus de vagues qu’un caillou dans l’océan. Les disparitions, les crimes de sang étaient fréquents dans la Cité Mère et, si Yossy Bal n’avait été par sa mère la nièce du bras droit du chef Gart, personne n’aurait pris la peine de se préoccuper d’elle.
Abel 6666-4bis AG, Grand Héros de Silicon Valley, Envoyé de Irata-Communication, Intermédiaire de Xeroxa-Fortunex, Vainqueur d’Attila, Tombeur de l’Organisation, etc., effectuait des pompes sur sa moquette, comptait la 122e lorsque le buzzer du visiaphone se fit entendre.
Abel se dressa et alla presser le clap de communication. L’image de Gart, inspecteur principal à la brigade criminelle et chef de la section Intervention, s’inscrivit sur l’écran. Il dit :
— Bonjour, Abel, je vous dérange ?
— Non, vous me reposez… Comment allez-vous ?
— Bien merci, et vous ?
Abel alluma un tube eupho de 8 qui n’aurait pas fait de mal à un moustique et répondit :
— Pour être franc, Gart, je dois avouer que le farniente me crève !
— Vos femmes…
Il faisait allusion à Dora et à Mie Aza qui, ayant sympathisé, étaient inséparables, même au lit où Abel avait sa place entre elles, en sandwich.
— Épuisantes, Gart ! Tout ce qui est exagéré est insignifiant ! J’ai ma dose pour plusieurs semaines ! Je rêve d’une bonne petite foire entre hommes ! Vous n’avez pas une vieille bouteille au frigo ?
Gart eut un rire.
— J’ai une bonne bouteille ! Mais j’ai également le devoir de retrouver une jeune femme disparue depuis trois jours sans laisser de trace.
Abel s’assit sur la moquette. A sa droite, déposé au sommet d’une commode-pomme, Babar, microprocesseur TZO 88952, amélioré, humanisé et, depuis peu, doté d’un œil-caméra, regardait et écoutait en faisant clignoter son voyant vert lumineux pour démontrer qu’il était effectivement branché dans tous les sens du terme. Abel dit :
— C’est louable de vouloir retrouver cette jeune femme. Mais, si mes souvenirs sont bons, les statistiques disent que sept à huit mille jeunes femmes disparaissent chaque année dans notre vaste métropole, n’est-ce pas ?
Gart acquiesça, alluma à son tour un tube eupho. Il était assis derrière son bureau de la Crime, des ordinateurs le cernaient. A travers une cloison vitrée, Abel apercevait des employées en plein travail de programmation.
— D’accord, dit Gart, mais je me sens concerné car Yossy Bal est la nièce de Hesta que vous connaissez. Et puis, disons que Yossy a été une sorte de révélateur en ce sens que sa disparition a mis en évidence la récente disparition d’une douzaine d’autres jeunes femmes habitant son quartier…
Il dévisagea Abel, dit :
— Je vois que cela ne vous intéresse pas énormément. Je m’y attendais. Mais j’ai des cartes dans ma manche Grand Héros ! Voici la première !. Il fit un signe à une personne qui se tenait hors du champ et une jeune femme s’approcha pour venir s’asseoir auprès de lui. Gart fit les présentations :
— Abel, voilà Lin Wak. Elle a été enlevée voici de cela trois semaines, à l’extrémité de la rue du Nord. On l’a relâchée ce matin, très tôt, aux environs de quatre heures, exactement à l’endroit où on l’avait enlevée…
— Bonjour, dit Abel.
Il avait rarement vu une fille aussi laide et aussi mal faite. Lin Wak était boulotte, quasiment sans taille. Elle avait un gros visage rond, des lèvres épaisses, des yeux en boutons de bottines, des cheveux filasse. Abel ne voyait pas le bas de son corps mais imaginait qu’elle avait des jambes en forme de poteau et des grands pieds. Elle dit :
— Bonjour, monsieur.
Gart adressa un clin d’œil à Abel.
— Comme vous le constatez, Lin Wak est une jeune femme « discrète » qui ne fait rien pour exciter les individus déséquilibrés. Elle n’a pas fait de longues études. Ses connaissances sont donc limitées, mais elle va vous raconter aussi bien que possible son extraordinaire aventure.
Il venait de signifier à Abel que Lin Wak était trop moche pour intéresser un homme normalement constitué, qu’elle était trop inculte pour être en mesure de se raconter en donnant les détails réellement importants aux yeux d’un enquêteur. Lin Wak regarda Abel de son œil bovin et dit :
— Je rentrais chez moi après le travail quand, dans le noir, j’suis tombée dans une espèce de boue élastique dont j’ai pas pu me débarrasser… J’pouvais même plus crier, ni bouger les bras. J’étais morte de peur…
Abel jeta un coup d’œil à Gart mais le policier conservait son sérieux. Alors, Abel écouta.