CHAPITRE VI

Et puis…

Et puis me revoilà dans la cuve de verre. À demi inconscient comme si je sortais d’un long sommeil.

Des silhouettes dansent derrière le verre épais, je me lève et le pied chancelant, franchis le sas qui vient de s’ouvrir.

Immédiatement, c’est la ruée vers moi.

— Ah ! chéri… ché… chéri… ché, ché… ché bien toi ! Ah ! cha… a… alors.

Une créature rousse aux yeux verts vient se jeter dans mes bras d’un élan conjugal qui lui vaudrait certainement une médaille d’or aux jeux olympiques.

Margaret ! Ma femme rétablie dans son âge normal. Dieu du ciel !…

Il y a aussi Archie, Gloria et mon sacripant de fils. On s’embrasse, on se bisotte, on s’effusionne et cela en dépit de ma tenue « feuille de vigne », laquelle, et pour cause, soulève quelques remous d’étonnement.

Mais Grobol est quand même le plus excité de tous.

— Alors, hein ? Votre femme, me dit-il, une réussite. Mon frère a laissé des notes dans son laboratoire. Avec le professeur Brent nous avons réussi à manœuvrer sa cuve de « vieillissement ». Formidable, n’est-ce pas ?

À deux reprises il me cogne la poitrine du bout de son index.

— Mais vous ? Cela fait des heures que j’essaye de vous récupérer. Mais où étiez-vous donc passé ?

— Ah ! ça… Tout ce que je sais, c’est que j’ai atterri chez une bande de cinglés qui ne faisaient que se chamailler. Et pourquoi ? Pour des prunes, heu, non, je veux dire pour des pommes. Ah ! je m’en souviendrai de votre truc !

— Je ne sais ce qui a pu se passer. Il y a eu un court-circuit provoqué par votre fils. Oh ! rien de grave, rassurez-vous, mais dans ces cas que peut-on savoir, hein ? Que peut-on savoir ?

— Che… che… che que je sais, moi, ché… ché… que j’ai retrouvé mon ma… mari chéri.

— Hé ! p’pa, c’est maman, ça ? Tu entends comme elle parle ?

Bud a raison et je réalise à mon tour devant l’embarras général.

— Mais elle bégaye, et elle checheutte !… Qu’est-ce qui est arrivé ?

— Ché… ché… ché rien, chéri…

— Non, non, rien de grave, intervient gentiment Gloria. Un choc nerveux, pendant la réintégration. Je pense que tout redeviendra normal dans quelque temps.

— Eh bien ! il ne manquait plus que ça !

Grobol qui est en train de couper les circuits commandant à la cuve de verre se tourne vers moi.

— Vous ne pouvez pas rester dans cette tenue, me lance-t-il, je vais vous chercher du linge et des vêtements.

Il n’est pas plutôt sorti du laboratoire, qu’Archie me saisit le bras, l’air soucieux.

— Pendant votre absence, me confie-t-il, nous avons appris une chose qui nous inquiète beaucoup.

— Tiens, que se passe-t-il ?

— C’est au sujet des inventions qui sont réalisées dans ce monde. Il faut reconnaître, en effet, que ce monde est une pépinière d’inventeurs dans le genre de Grobol. Les gens s’ennuient, vous le savez, tout cela pour dire que la plupart de ces inventions ne sont pas exploitées par les gens de ce monde, mais vendues à une autre humanité. Autrement dit, celle des Cornus !

Les Cornus ! Je devine sans peine l’intérêt que ces créatures peuvent porter à toutes ces inventions, dont les plus folles, les plus insensées, ne peuvent que ravir de joie l’insatiable Empereur. Mais ce qui m’inquiète à mon tour, c’est de savoir que ce monde est placé sous la coupe des Cornus.

Le danger est donc sur nous et nous ne le savions pas !

Mais les choses prennent un caractère plus alarmant, tout à coup, avec le retour de Grobol. Car, après m’avoir refilé les vêtements, voilà qu’il m’annonce avec son plus beau sourire :

— Rassurez-vous au sujet de votre femme, je viens d’envoyer une note à nos amis Krutches qui ont acheté l’invention de mon frère regretté. Ils vont sûrement trouver le moyen de la refaire parler normalement.

Cette fois, c’est le coup de grâce. Il nous faut évacuer les lieux avant qu’il ne soit trop tard, sinon… Ah ! Teuf-Teuf… Teuf-Teuf ! Dans quel guêpier nous as-tu encore fourrés…

J’achève de m’habiller à tout berzingue tandis que Grobol est déjà revenu près de ses appareils, l’œil rêveur et la lèvre inférieure « à la Maurice Chevalier ».

— Mon invention n’est pas encore au point, je ne puis la vendre aux Krutches. Dommage. Mais je ne désespère pas, un jour j’arriverai à envoyer quelqu’un à l’origine de l’humanité.

Il se retourne alors vers nous en secouant la tête.

— Ah ! oui… l’humanité… Et dire que tout a commencé parce qu’un homme, au départ, a planté ses dents dans un fruit. Dans une pomme ! C’est quand même drôle, non ?

Personnellement je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans. Tout le monde, je suppose, connaît l’histoire d’Adam et Ève.

* *
*

Une fois sortis de l’établissement, et devant la gravité de la situation, un conseil de famille est rapidement constitué.

Nous ne pouvons pas rester dans cette ville, les Cornus alertés vont sûrement rappliquer d’un moment à l’autre.

— Si encore nous savions où aller, fais-je.

— Allons au bunga… ga…, me répond Margaret.

— Quoi ?

— Au bun… bun… ga… ga… ga…

— Elle veut dire au bungalow, coupe Gloria.

— Ché cha, ché cha… au bungaga…

— Mais oui ! explose Archie dans le style « 5 dernières minutes ». Voilà la solution. Avec notre maison voyageuse, il sera bien difficile de savoir où nous sommes. Le robot-placier m’a promis de réparer les mécanismes. Plus un instant à perdre. Vite, nous sommes sauvés.

Et revoilà Grobol alors que nous nous apprêtons à sauter dans un taxi-robot. Toujours très excité, le professeur arrive vers nous avec une petite bouteille à la main. Mais c’est principalement à Archie qu’il s’adresse :

— Ah ! j’avais peur que vous ne soyez déjà partis, soupire-t-il, oui, en effet, j’ai oublié de vous parler d’une autre de mes inventions… Elle est toute récente et j’aimerais bien que nous en discutions. J’ai l’impression qu’avec vous, professeur Brent…

Il va sans dire qu’Archie fait tout son possible pour se débarrasser de lui, mais Grobol insiste tellement qu’il se retrouve à l’intérieur du taxi lorsque celui-ci démarre en trombe.

— C’est un procédé basé sur le phénomène de bilocation, tente-t-il d’expliquer tandis que nous nous cramponnons les uns aux autres en plein milieu d’un virage pris sur les chapeaux de roues. Il soutient son exposé en nous présentant un carnet bourré de formules chimiques à rallonges, mais qui, en la circonstance, et on le devine, n’intéresse personne.

Ce qu’il nous faut, mes frères, et vous l’avez compris, c’est atteindre le bungalow le plus vite possible. Nous brûlons dix feux rouges, franchissons quatre sens interdits, et c’est après avoir évité une vingtaine de voitures et une quarantaine de piétons que nous arrivons, plein gaz et freinage à mort, devant notre bungalow.

Et tout cela pourquoi ? Eh bien, pour tout simplement entendre sonner le glas de nos vaillants espoirs !

En effet, les Cornus sont déjà là, et, lorsque nous débarquons sur la plage, nous les découvrons entourant la maison, à demi dissimulés entre les dunes, d’autres émergeant de l’eau, entre les vagues. Ils n’ont décidément pas perdu de temps. Un vrai commando !

Déjà les premiers s’élancent vers nous, armés de leurs boîtiers paralysants, mais c’est la dernière image que nous emportons de ce monde.

Car au même instant…

… le sable semble s’affaisser sous nos pieds…

Le sable et la mer se fondent, se confondent, disparaissent.

Et nous plongeons dans un mélange des deux, alors qu’un froid glacial nous pénètre les chairs…

Et ploff… et ploff…

Et puis…