CHAPITRE PREMIER

Cette fois, ça y est, notre Machine est devenue folle. Complètement folle. Et je ne plaisante pas, foi de Sydney !

Dois-je vous rafraîchir la mémoire ? Vous rappeler cette pluie pâtissière, si j’ose dire, qui, une heure durant, a dégringolé sur New York ? Je ne sais pas l’idée que vous vous faites de cette chose, mais j’espère au moins que vous savez faire la différence entre un saint-honoré et un innocent petit-beurre.

Non, non, je ne dis pas ça pour me moquer de vous, brave et honorable lecteur, mais bien pour que vous vous imaginiez, un petit instant, le gâteau en question fait de crème et de Chantilly.

Eh bien, voilà la pluie dont je parle. Des saint-honorés, il en pleuvait à torrent, et je pense à tous ces braves gens qui déambulaient dans les rues, à ceux qui avaient mis leur costume des dimanches ou qui sortaient tout droit de chez leur perruquier. Ah ! ils avaient bonne mine, je vous le dis.

Et fallait voir ça. On dérapait, on glissait sur la crème et la Chantilly si bien que les pâtissiers eux-mêmes, complètement déshonorés, n’en ont plus fabriqué depuis. Et je les comprends, les bougres ! Les plus stoïques, paraît-il, ont été les flics de la circulation : ceux des carrefours. Sont restés là pendant toute l’avalanche, sans rien dire, à tel point que pendant huit jours la Chantilly leur est sortie par les oreilles (1).

Mais la chose la plus curieuse, c’était assurément la statue de la Liberté. La pauvrette en était farcie. Avec des saint-honorés piqués dans les branches de son diadème et barbouillée de la tête aux pieds, on aurait dit le fantôme de Belphégor surgissant des ténèbres ! À crever de rire.

Et pourtant non, ce n’est pas risible, car la responsable de tout cela n’est autre que Teuf-Teuf. Elle a voulu offrir des gâteaux à tout le monde (ses préférés) et cela en une sorte de répétition… prénuptiale.

Eh oui, dans ses vieux jours notre sacrée Machine s’est mise à rêver de mariage. Elle se voit convolant avec un truc de son espèce, mais en mâle. Y a pas de mal, certes, mais l’ennui c’est qu’il n’y a pas de mâle non plus ! Tout cela c’est du bidon, de la rêverie, de la mythomanie de vieille fille ayant doublé le cap de la ménopause, lequel cap, dans bien des cas, n’est pas toujours celui de « bonne espérance ».

Enfin, bref, ça la regarde. Mais depuis quelque temps nous constatons de sa part une passivité méprisable au sujet de tout et de n’importe quoi. Elle ne s’intéresse quasiment plus à rien, ni même à nous. Ou si peu. Mais dans le fond, je ne m’en plains pas, car, comme disait Clovis, dans la vie faut être franc. Et je le suis pour dire qu’il y a des moments où Teuf-Teuf ne connaît pas de limites à ses fantaisies ; d’abord le gosse qui, grâce à un de ses rayons, s’amuse à passer à travers les murs (ce qui me déplaît souverainement) ; ensuite ma femme qui, au moment des repas, n’a qu’à tendre les mains pour recevoir, de la cuisine, les assiettes, les bouteilles et les plats cuisinés. Le repas terminé, allez, hop ! tout repart comme un vol d’hirondelles dans la machine à laver.

Pour arroser le jardin, elle provoque un petit orage artificiel en créant quelques mini-cumulus de son invention, et la soufflerie style « tornade » est régulièrement employée pour assainir la maison et la débarrasser de ses poussières, ce qui, dans le voisinage, a bien failli nous attirer de sérieux ennuis.

— À ce propos, je pense aux Crooney, nos voisins immédiats, lesquels, à notre égard, sont devenus méfiants comme des couleuvres. Tenez, par exemple, l’autre matin pendant la fameuse pluie, le vieux Crooney avait ouvert la fenêtre de sa chambre et aspirait les senteurs printanières lorsqu’un saint-honoré Volant Non Identifié lui est arrivé comme ça en pleine poire. Vlan ! « Hortense » ! hurlait-il, « Hortense » ! (c’est sa femme). La mère Crooney, affolée, a rappliqué au pas des hussards, mais voilà qu’à son tour, bobonne s’en est payé un autre au passage. Et revlan ! Enfin, vous voyez le tableau.

Alors là, furax, Crooney descend et je me le vois rappliquer à travers la grille, le visage barbouillé de Chantilly. Il en a même plein les lunettes.

— Hé ! me lance-t-il, hargneux, c’est pas vous au moins qui avez fait ça ?

Je prends mon air le plus outragé :

— Mais, monsieur Crooney, pour qui me prenez-vous ?

— Ni votre fils ?

— Je réponds de mon fils comme de moi-même. Bud est un garçon bien élevé.

— Tant mieux. N’empêche que c’est quand même curieux, non ? Ma femme et moi on ouvre la fenêtre, pensez, avec un temps pareil, et puis, tout à coup, un gâteau, un gros gâteau comme ça nous est arrivé en plein dans le nez. Et je ne plaisante pas.

— C’est peut-être tombé du ciel…

— Quoi ? Vous avez déjà vu, vous, des saint-honorés tomber du ciel ?

— Bah ! il y a bien des pluies de grenouilles et d’escargots. Sait-on seulement d’où ils viennent ?

Il fallait bien que je dise quelque chose, n’est-ce pas ? Avec sa langue, Crooney a léché la crème collée à sa moustache puis a secoué la tête :

— Ouais, ouais, c’est vrai ce que vous dites, mais c’est quand même dur à avaler.

Moi je vous dis qu’il se passe des choses bizarres dans le coin, et si j’attrape le rigolo qui se paie notre fiole, à la bourgeoise et à moi, il aura de mes nouvelles !

Alors, quand je vous dis que nous frisons la correctionnelle, tous les jours, à cause de cette satanée Machine… et que de la savoir en veilleuse depuis quelque temps n’est pas pour me déplaire.

Ce n’est évidemment pas l’avis de ma femme et de mon fils qui se sentent complètement perdus sans les « secours » journaliers de notre vénérable Teuf-Teuf. Et la tension familiale monte d’autant que nous devons partir en week-end et que nos voyages nécessitent toujours des tas de trucs à empiler dans nos sacs et nos valises. Et comme Teuf-Teuf continue à bouder, ce sont, bien entendu, Margaret et Bud qui sont chargés de cette corvée.

Aussi, dès que j’arrive au bungalow, ce jour-là, vers midi, la rogne couve comme dans une marmite de Papin.

Et c’est là que ça démarre, car ce que j’ai dit plus haut n’est que du bla-bla, une sorte de mise en train, si vous préférez, pour permettre au lecteur de se retremper dans l’ambiance maison en attendant la suite. Au théâtre on appelle ça « une ouverture de rideau ». Eh bien, allons-y, ouvrons le rideau et campons le décor.

La scène se passe dans le living familial de 83 mètres carrés et des poussières (malgré les efforts de Margaret, de la poussière on commence à en trouver un peu partout depuis que Teuf-Teuf s’est mise en grève). Living meublé Empire. Pas le courant, celui que vous connaissez, non, notre Empire à nous, c’est celui de Charlemagne. On adore ça. Nous avons d’ailleurs une table en ronce de noyer qui vient tout droit de Roncevaux. Malheureusement pendant le transport on a eu des pépins… mais, bref, voyons maintenant les personnages. Pour l’instant nous sommes trois : ma femme, mon fils et moi.

Moi, vous me connaissez. Sydney Gordon, 42 ans, journaliste au New Sun, Syd pour les intimes. Rien de changé. Ma douce moitié non plus n’a pas changé, toujours aussi rousse, les yeux éternellement verts et le nez mutin. Parle beaucoup pour ne rien dire, mais le cœur toujours sur la main. Une vraie pâte ! Mon fils, c’est différent. Bud est le dernier des Gordon et il le restera, car cette petite crème nous a guéris de toutes les autres petites crèmes que le moule à gaufres de ma douce aurait pu produire par la suite. Comme on le devine, un cas qui ne plaide pas en faveur de l’expansion démographique, car si tous les Bud du monde se tenaient par la main, ça ferait une drôle de chaîne, pire que les tables tournantes. Ça partirait en fusée et ça exploserait comme à Hiroshima, parce que ces mômes-là, c’est du nucléaire concentré. Et mon rejeton est de cette trempe. Faut toujours qu’il fasse exploser les situations quand celles-ci ne demandent rien à personne.

Et c’est bien ce qui se produit ce jour-là lorsque le rideau s’ouvre sur la scène en question.

— Nous sommes à table devant nos œufs au bacon. Par habitude, Margaret tend la main pour recevoir la bouteille de vin, mais rien ne vient… Teuf-Teuf continue à bouder. Alors, elle se lève, va dans la cuisine et ramène une bouteille en grognant comme une pie borgne.

— Et juste au moment de partir en week-end. Mais qu’est-ce qui lui prend ?… Tu crois vraiment qu’elle est amoureuse ?

— Amoureuse de qui ? Amoureuse de quoi ?

— Bah ! est-ce que je sais ? Peut-être bien du facteur ou du crémier.

Je hoche la tête tandis que Bud à côté de moi commence à me tirer par le bras.

— Quelle idée ! À mon avis c’est une mythomane.

— Une mytho… quoi ?

— Hé ! dis, p’pa… tant que j’y pense…

Agacé, je me retourne vers mon fils qui continue à me pincer le coude.

— Tu vas te taire ? On ne coupe pas une conversation. Je suis en train d’expliquer à ta mère…

— Ah ! ça alors ! J’ai jamais le droit de parler, moi ! Il faut pourtant que je te dise…

Ce gosse devient insupportable.

— Que tu me dises quoi, hein ? Que tu me dises quoi ?

— Oh ! je t’en prie, intervient Margaret, laisse-le donc parler, le pauvre chou.

Le pauvre chou ! Jusqu’à quel point peut-on bafouer l’autorité paternelle, je vous le demande ? Encore une fois je m’incline.

— Très bien, dis-je à mon fils, et qu’as-tu à me dire ?

— Qu’il y a une sirène dans la piscine, p’pa !

— Une quoi ?

— Une sirène…

— Une sirène dans la piscine ?

— Oui, p’pa.

Je regarde ma femme tout en hochant ce qui me sert de tête.

— Tu entends ça ? Voilà maintenant qu’il y a une sirène dans la piscine… Et on me coupe la parole pour m’annoncer des idioties pareilles.

— Bah ! rétorque ma femme, si le gosse le dit…

— C’est vrai, c’est vrai ! s’entête Bud, tout en tapant des poings sur la table. Je l’ai vue.

— Tu vas te taire, oui ? Tu ferais mieux de manger ta soupe, pauvre innocent ! Une sirène dans la piscine… je vais t’en montrer, moi !

— Je suis pas innocent… je suis pas innocent… c’est vrai… c’est vrai !

Je suis sur le point d’improviser un petit discours sur le respect de l’autorité paternelle, lorsque la porte s’ouvre sur un grand bonhomme aux cheveux blancs, continuellement en bataille (2). Mais il doit avoir des soucis à en juger par les froncements répétés de ses sourcils broussailleux.

— Je passais dans le coin, nous lance-t-il en guise de salut, et j’ai poussé une visite. Vouais… j’voudrais un conseil.

Ce à quoi je réponds, tandis qu’il nous pique une pomme dans le compotier :

— Okay ! vieux grigou, mais je vous préviens, j’ai des conseils à partir de 10 dollars. Et on paye cash.

— Allons, ne plaisantez pas, me renvoie-t-il, c’est au sujet du terrain que j’ai acheté, du côté de Milford, vous savez ? Je crois que je me suis fait avoir.

— Vous ? Ça m’étonnerait.

— Hé ! dis, p’pa, au sujet de la sirène, si tu voulais m’écouter un peu…

Et revoilà Bud !

— Tu vas te taire, oui ? Tu vas te taire ?

— Qu’est-ce qu’il dit ? demande oncle Peter. De quoi parle-t-il ?

— Ce n’est rien. Vous savez, avec les enfants… Bon, alors, au sujet de ce terrain, que se passe-t-il ?

— Eh bien (oncle Peter se gratte le front), eh bien, je crois que c’est une terre pauvre, et qui contient plus de cailloux que ce que je croyais. Je pensais bien pouvoir cultiver des haricots verts, des tomates, des salades de saison, mais rien ne pousse. Mes tomates atteignent tout juste la grosseur d’une cerise, et mes salades, les plus épanouies, arrivent tout juste à la dimension d’un trèfle à quatre feuilles. C’est dire…

— Si encore elles vous portaient bonheur…

— Hé ! dis, p’pa, ma sirène, c’est quand même plus important que son trèfle à quatre feuilles, tu sais.

Je suis sur le point d’étrangler mon fils, mais oncle Peter intervient :

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il a, ce gosse ? Je lui ai fait quelque chose ? Bon, ça va, je veux pas vous embêter plus longtemps. Qu’est-ce que je dois faire de ce terrain, hein, donnez-moi un conseil.

— Plantez-y des choux ! lui lancé-je dans un élan d’exaspération.

Mais voilà qu’il me prend au mot, le sapiens.

— Des choux ! s’écrie-t-il. Mais bien sûr, le choux ça pousse n’importe où, même dans la mauvaise terre. Et je vais être le seul dans la région à planter des choux. C’est génial… je suis sûr que je vais faire un malheur avec ça !

Il se sert un verre de vin, le vide et fait claquer sa langue.

— Bravo ! Formidable, je vais de ce pas acheter des graines de choux. Allez, au revoir et merci… Au revoir… au revoir…

Tout excité, il gagne la porte, mais se retourne sur le seuil tout en secouant la tête :

— Ah ! oui, je voulais vous dire… Votre copine, là, celle qu’est dans la piscine, nage comme un poisson. C’est vrai ! Dommage que je n’aie plus 20 ans, j’aurais bien fait trempette avec elle. Allez, ciao… ciao… à tous.

Il n’est pas plutôt dehors que je me dresse d’un bond.

— Tu entends, Margaret ? Il y a quelqu’un dans la piscine !

— C’est la sirène, p’pa, je te dis que c’est la sirène. Youpi !

Sirène ou pas, il faut en avoir le cœur net. Cette histoire n’a que trop duré.

Suivi de Margaret et de Bud, je m’élance vers le jardin, vers la piscine en forme de haricot. Et au milieu du haricot que voyons-nous ? Une fille. Une fille superbe, avec de longs cheveux verts. Oui, verts, verts comme des algues. Elle nage et elle est nue. Un scandale ! Cette fille, dans ma piscine, s’est mise à l’eau et nue (3) !

Mais enfin, qu’est-ce ? Et que sont ces miroitements à fleur d’eau qui rappellent, sous le soleil, ceux des écailles ?

Écailles ? Mais… mais…

Et voilà qu’elle arrive vers nous, toute souriante et toute frétillante. Oui, comme un goujon. Et je ne plaisante pas, car son arrière-train est constitué par une longue queue… de poisson ! Cette partie de son anatomie, pleine d’écailles, est tellement brillante qu’on croirait qu’elle a la queue laquée.

— Bonjour, nous lance-t-elle d’une voix fraîche et clapotante.

— Syd, d’où vient cette fille ? me questionne alors ma douce moitié.

— Je ne sais pas, chérie, mais je puis t’assurer qu’elle n’était pas là ce matin.

— C’est exact, approuve l’inconnue, il y a à peine une demi-heure que je suis arrivée.

— Ah !… ah !… Et qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Sardy et je suis une sirène. Une vraie…

— Ah ! ça, oui. Je vois, je me rends compte.

— Non, pas tout à fait. Écoutez.

Et voilà qu’elle met ses mains en porte-voix et se met à hurler à pleins poumons avec des modulations alternées. Comme une vraie sirène d’alarme. C’est le mot. Et contrairement à ce que nous raconte le gars Ulysse dans ses « mémoires d’outre-mer », ce chant n’a rien de charmeur, vous pouvez me croire.

— Vous travaillez pour les flics, peut-être ? fais-je.

— Pas du tout.

— Tiens, j’avais l’impression que vous étiez une sirène de police. Mais alors, de quel cirque vous êtes-vous échappée ?

— Cirque ?

— Enfin, je veux dire : d’où venez-vous ?

Elle se hisse et vient s’asseoir tout bonnement sur le rebord de la piscine. Sur son ventre, entre le buste et la queue, se fondent les écailles et la chair. L’extrémité de sa queue bifide s’agite comme celle d’un chien pleinement satisfait. Elle fouette, par petits coups, la surface de l’eau.

— Je viens de très loin, nous annonce-t-elle ; d’un autre monde, d’un monde parallèle au vôtre.

— J’ai l’impression que cette fille se moque de nous, rumine Margaret à côté de moi.

— Doucement, doucement, laissons-la parler, nous jugerons ensuite.

Une moue de tristesse. Sardy baisse les yeux.

— C’est à cause d’un triton à qui l’on veut me marier à tout prix. Je n’aime pas ce triton, je refuse le mariage.

— Et vous vous êtes enfuie ?

— Exactement. J’ai réussi à dérober un « transmetteur », je l’ai réglé sur votre monde et me voici.

— Tiens, tiens, et pourquoi ici, chez nous, plutôt qu’ailleurs ?

Elle prend un air tout à fait ingénu :

— Parce que je sais le problème qui vous occupe. Vous allez, en la Machine, perdre un être qui vous est cher. Pourquoi, ai-je pensé, ne pas compenser cette perte par l’utile et précieuse créature que je suis ? J’adore les enfants, je puis donner des leçons de natation à n’importe qui, même à vos plus grands champions, et j’ai un sens très développé de l’avertissement, même s’il s’agit de vous réveiller le matin, à la minute, à la seconde précise. Ma voix est inégalable.

Et ça repart. Un mugissement tonitruant, qu’un wagon de boules « quies » dans les oreilles n’arriverait pas à étouffer.

Une fois calmée, je la toise du geste.

— Mais alors, coquine, fais-je, vous connaissez notre Machine. Comment se fait-il que vous soyez si bien renseignée ?

— Parce que je viens de Krutchie, monsieur.

— QUOI ?

À Margaret et à moi, le nom seul nous glace le sang dans les articulations. Krutchie ! La planète des…

— Hé ! p’pa… hé, m’man, regardez, là, les messieurs, derrière vous.

Secoués par les paroles de Bud, nous nous retournons d’un bloc.

— Ciel ! s’écrie Margaret, les Cornus !

Les Cornus… ou les Krutches, comme on voudra, l’appellation de Cornu n’étant de notre part qu’un terme imagé purement dicté par les petites cornes de bouc que ces créatures portent sur le front. On pourrait aussi les appeler les « chlingueurs » car l’odeur qu’ils trimbalent avec eux n’a rien à voir avec celle de la rose ou du jasmin… Ah ! mes aïeux… à vous soulever le cœur !

Ainsi donc, ces affreuses créatures sont de retour. Sont-elles revenues, ces infâmes, avec l’intention de nous persécuter une fois de plus (4) ? Nous avions pourtant établi un pacte.

Conscients de notre trouble et de notre désarroi, les deux créatures aux yeux de braise nous rassurent d’un geste et l’une d’elle s’empresse de confirmer les paroles de Sardy.

— Elle appartient, en effet, à notre monde, nous dit-il en essayant de sourire – ce qui fait apparaître ses dents énormes, capables de croquer, d’un coup sec, une noix de coco. Elle s’est échappée de l’aquarium impérial, mais nous allons réparer cela.

— Dois-je comprendre que vous êtes revenus pour elle, uniquement pour elle ? fais-je méfiant.

Ils ne me répondent pas et s’approchent de Sardy dont la queue, de colère cette fois, ne cesse de battre à grands coups la surface de l’eau. Une conversation s’engage, rapide, animée, et je crois comprendre qu’on intime l’ordre à Sardy de repartir pour la Krutchie, mais que la pauvrette a perdu son « transmetteur » et qu’il lui est impossible d’obéir aux ordres de ses maîtres.

Qu’à cela ne tienne, les Cornus vont repartir et ramèneront un « transmetteur », car ils ont bien l’intention de revenir, à ce que je saisis.

— Écoutez, messieurs, j’aimerais bien connaître vos intentions. Que nous voulez-vous exactement ?

C’est parti du fond du cœur et sans réfléchir. C’est ça l’héroïsme. On ne discute pas ce genre de sentiment. On est un héros ou on ne l’est pas. Ainsi, placés devant leur responsabilité, les deux Cornus s’empressent d’ouvrir les vannes.

— Soyez tout d’abord assuré, monsieur Gordon, me dit-il, que nous ne nourrissons aucune mauvaise intention à votre égard. En dehors de Sardy, dont la question vient d’être réglée, il en est une autre, en effet, que nous aimerions bien discuter avec vous.

— Mais très rapidement, ajouta son collègue le Cornu n° 2, car vous n’ignorez pas que nous ne pouvons rester plus de 25 minutes sur votre monde. Passé ce délai, nous serions, je vous le rappelle, victimes d’une décrépitude rapide et mortelle.

— Dans ce cas, messieurs, rassurez-vous, glisse ma femme, nous ne vous inviterons pas à dîner. Alors, peut-on savoir, maintenant ?

— C’est au sujet de la Machine que nous sommes ici, m’avoue le Cornu n° 1.

— Je m’y attendais, fais-je.

— Écoutez, il n’est pas question de faire pression sur vous, malgré que cette Machine, et vous le savez, ait été créée dans notre Univers pour le divertissement de notre Grand-Empereur-Bien-Aimé-Et-Adoré.

À l’annonce du titre, et sacrifiant au rituel, les deux Cornus s’agenouillent au bord de la piscine, les bras étendus devant eux, se mettent à bizouiller le ciment, puis se relèvent.

— Nous éviterons dorénavant de prononcer le titre, déclare le n° 1, cela nous fera gagner du temps car si nous devons à chaque fois… Bon. Il a été dit, en effet, que nous vous abandonnions cette Machine. De ce fait notre… enfin Lui, en a fait construire une autre, grâce aux plans de son inventeur, miraculeusement retrouvés. Mais il s’est avéré que cette construction, cette fois, était du type mâle et non femelle. Est-ce que vous comprenez ?

— Vous voulez dire, s’étonne Margaret, que ce genre de mécanique connaît la différenciation des sexes ?

— Oui, madame. Vous avez d’ailleurs constaté que votre Machine répondait entièrement au principe femelle. Mais, bien entendu, vous ne vous imaginiez pas que le principe mâle puisse lui être opposé.

— Ah ! ça, jamais.

— Et c’est bien ce qui s’est produit. Seulement voilà, notre… heu… appelons-le Machin, notre Machin, donc, est devenu, dans sa majorité, follement amoureux de… eh bien, oui, de votre Machine.

Cette fois, je sursaute comme si j’avais trempé les fesses dans un panier bourré d’aspics.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ? Mais votre Machin ne connaît pas notre Machine !

— Erreur. Nous avions conservé une photo de la Machine. Et c’est de cette façon qu’il en est tombé amoureux : en la regardant.

— Vouais, l’amour par photo et par correspondance.

Mais soudain je réagis en pensant à Teuf-Teuf, à toutes ses aspirations matrimoniales, et les Cornus semblent lire en moi comme dans un livre ouvert.

— Si vous alliez jusqu’au fond des choses ? fais-je d’un air de défi qui aurait fait bondir le chevalier Bayard lui-même.

Mais les Cornus, eux, ne bondissent pas. Ils hésitent, louvoient, se tâtent du regard, puis, après un bref coup d’œil jeté à leurs multichronos, m’avouent d’un trait :

— Sur les désirs de notre vénéré Machin, nous avons envoyé sa photo géante à votre vénérable Machine.

— Quoi ?

— Je vous en prie, il est l’heure et nous devons…

— Quoi ?

La colère m’explose par tous les pores, à tel point que je suis incapable d’ajouter un mot de plus. Les ignobles, les affreux, les effroyables, les paltoquets ! (Tiens, tiens, d’où me vient ce mot à l’esprit, tout à coup ?)

— Misérables, comment avez-vous osé ?

— Par télécommunication directe, sans votre consentement, bien sûr. Mais que pouvions-nous faire ? Et maintenant nous savons que cet amour est partagé. Je vous en prie, si votre Machine est d’accord pour ce mariage, vous ne pouvez l’empêcher.

— Un mariage ?

— Il sera célébré au Palais Impérial et dans les règles. Il va sans dire que vous êtes invités à la cérémonie.

— Non, sans blague ?

— Notre… enfin, je veux dire. Il tient à ce que vous y assistiez ainsi que vos amis. Si vous refusez. Il en serait très attristé.

— Alors là… hé… Alors là…

Je suis sur le point de lui faire le bras d’honneur, mais il me coupe :

— Pas le temps de continuer, nous reviendrons très bientôt chercher votre réponse. Terminé. Au revoir.

Et hop ! Ils appuient sur un bouton fixé à leur ceinture et disparaissent comme avalés par un aspirateur géant.

Et puis, un sanglot, un sanglot dans l’eau. La petite sirène nous supplie de la garder avec nous, dans le bassin familial, mais je me moque bien de ses lamentations. Furax comme je ne l’ai jamais été, je fonce, suivi de Margaret, vers le hangar de tôle ondulée (spécialement ondulée par Alexandre lui-même, je précise), qui, au fond du jardin, abrite notre satanée Machine.

Le monstre d’acier est tapi dans un coin dans la pénombre avec ses assemblages de tubes, de connexions, de pistons et de cadrans multicolores, à l’intérieur desquels palpitent de grosses aiguilles d’acier, tandis que de cette jungle de métal se dégagent des ronronnements de chat mêlés à des sifflements de cocotte-minute en pleine activité. Surpris, un œil vert, glauque, est braqué sur moi.

— Teuf-Teuf ! M’écrié-je, à nous deux maintenant !

La Machine semble soudain émerger de sa torpeur lymphaticosexuelle.

— Ah ! oui, me dit-elle, mon bon maître est furieux contre moi. Je sais, j’ai tout entendu, et je suis honteuse de vous avoir caché bien des choses. Mais n’ai-je pas droit d’être amoureuse, moi aussi ?

— Amoureuse ! Mais tu n’es qu’une machine !

— Et alors ?

— Sydney, je t’en prie, intervint Margaret avec une sorte de… de complicité féminine, laisse-la donc parler.

Un soupir s’exhale des générateurs primaires. Un soupir à fendre lame. (Je parle de sa lame de vibration.) Et puis…

— Regardez ! Oyez, mes bons maîtres.

En plein cœur de la Machine, une ouverture apparaît dans l’écartement des tôles d’acier. Et qu’avons-nous ? Une photo, une photo géante en colorelief de deux mètres sur deux ! La photo de l’autre truc, ouais, de l’autre Machin, bien posé de trois quarts, dans l’éclairage polychromique d’une chiée de projecteurs. Pire qu’une vedette de cinéma !

— N’est-ce pas qu’il est beau ? continue à roucouler Teuf-Teuf. Quelle allure ! Quelle présence et quelle virilité ! En avez-vous vu déjà de pareils ? Et sa bielle, avez-vous remarqué ? Je n’en ai jamais vu d’aussi… Ah ! là là !… J’en rêve, j’en rêve.

— Tu entends ça, Margaret ? Tu entends ça ?

— Bah ! chéri, qu’elle soit amoureuse ce n’est pas grave, ça arrive à des gens très bien. Mais ce qui m’inquiète, c’est que ce n’est plus de son âge.

— Détrompez-vous, réplique fièrement Teuf-Teuf. D’abord je ne suis pas tellement vieille, et d’autre part, je viens de subir une cure de rajeunissement. Oui, je me suis régénérée dans certaines parties, allant même jusqu’à l’autoreproduction de quelques-uns de mes organes. Si vous saviez comme je me sens gamine, gamine, gamine, c’est fou ! D’ailleurs, pour mon mariage, je veux que tout le monde s’amuse comme des fous. Et quant à ceux qui n’assisteront pas à mes noces, je veux les inonder de dragées, de friandises et de gâteaux de ma composition.

— C’est ça… des saint-honorés, comme sur New York, le mois dernier !

— Ce n’était qu’une répétition à petite échelle. Je puis faire ça sur le monde entier. N’est-ce pas sublime ?

— Margaret, trouve-moi une barre de fer, je t’en prie, trouve-moi une barre de fer que je casse cette ferraille en mille morceaux.

Mais voilà que ça repart au-dehors avec un épouvantable hurlement de sirène. Et aidé, le vrai cirque !

Margaret et moi évacuons le hangar alors que Bud arrive vers nous tout heureux.

— C’est parrain et marraine, nous annonce-t-il, ils viennent d’arriver.

— Ah ! bon sang, Syd, j’avais complètement oublié, s’écrie alors Margaret. Archie et Gloria ont téléphoné ce matin. Ils ont décidé de venir à Miami passer le week-end avec nous.

— Ah, oui, j’ai l’impression que ça va être un drôle de week-end.

Il s’agit, bien entendu, de mon vieil ami le professeur Archibald Brent, l’un des plus grands cerveaux de la planète et de son inséparable moitié, la toujours jeune et adorable Gloria. Et quand j’arrive à la piscine, je découvre Archie à quatre pattes sur le rebord, le visage tendu vers Sardy.

— Hé ! me lance-t-il, qu’est-ce que c’est ? On dirait une sirène, une vraie.

— Mais c’est une vraie, que je lui réponds. Tout ce qu’il y a de plus vrai. Vous voulez voir sa queue ?

Sur un signe, la sirène s’approche et, tout heureuse, vient faire admirer ses écailles à notre sympathique professeur.

— Eh bien ! Ça alors !

— Même qu’on l’appelle Sardine, fait Bud, tout heureux lui aussi.

Archie tourne la tête :

— Sardine ? Vous l’appelez Sardine ?

— Non, non, Sardy, dis-je. Ne faites pas attention, ce môme est complètement givré.

— Mais, enfin, d’où vient-elle ? s’exclame Gloria qui, elle aussi ne cesse d’examiner la sirène sur toutes les coutures.

— Sardy est en rupture de ban, oui, le triton qu’on lui proposait ne lui convenant pas, elle a pris le large. Non, non, je ne plaisante pas, car, mes amis, s’il n’y avait que ça…

J’y vais alors de mon laïus sans omettre aucun détail. Je leur parle des Cornus, de leur retour et de ce mariage annoncé entre leur Machin et notre Machine, de cette histoire à peine croyable, si bien qu’Archie, qui a pourtant l’esprit solide, en reste tout pantois.

— Et vous dites que Teuf-Teuf est d’accord pour ce mariage ?

— Je vous le dis, cette garce ne pense qu’à se faire embieller… Elle ne rêve que de ça !

— Qui aurait pu penser une chose pareille, me dit-il. Ah ! j’en ai les jambes coupées.

Je m’empresse de les lui recoller, cela va de soi, tandis que Gloria prend tout à coup un air inspiré. J’aime sa façon de réfléchir, car d’un cerveau comme le sien, il sort toujours quelque chose de bon.

— Dans le fond, me dit-elle, pourquoi vous opposeriez-vous à ce mariage ? Une mécanique douée de pensée et de libre arbitre, comme c’est le cas pour Teuf-Teuf, peut très bien éprouver des sentiments affectifs.

— Pour les sentiments, ça se localise dans les circuits émotionnels. Je connais, avec un tournevis, j’aurais vite fait de…

— Non, vous ne pouvez pas faire une chose pareille. C’est comme si, avec des électrochocs ou des micro-aiguilles on paralysait ou on détruisait certaines zones motrices ou mêmes affectives dans vos centres nerveux. Non, il faut lui laisser son libre arbitre.

— Ma femme a raison, approuve Archie, qui, rapidement, a repris le sens des réalités. Vous ne pouvez empêcher ce mariage. Et d’un autre côté, souvenez-vous de toutes les tracasseries que cette Machine nous a occasionnées depuis que nous la détenons. Aussi, je pense, que c’est là un excellent moyen de nous en débarrasser. Bien sûr, je n’ignore pas l’affection que vous portez à Teuf-Teuf malgré votre colère et votre emportement, mais songez aussi aux risques qu’elle nous fait courir. Enfin, voyons, une pluie de saint-honorés sur New York, au siècle où nous sommes ! Sont-ce des choses à faire ? Mon ami, en un moment pareil il faut être raisonnable.

— Bon, soit, admettons, fais-je en essayant d’accorder mon violon sur le sien. Mais en ce qui concerne l’invitation, alors là, pas question.

— Erreur, Syd, erreur, il faut y aller au contraire.

— Vous plaisantez ?

— Pas du tout. Vous connaissez les Cornus, ce sont des êtres susceptibles, vindicatifs, rancuniers. Refuser leur invitation équivaudrait à un affront qu’ils ne nous pardonneraient certainement pas. Et Dieu sait les ennuis qu’ils peuvent encore nous créer !…

— Vous voulez aller en Krutchie ?

Archie hausse les épaules :

— Bah, si Paris vaut bien une messe, notre tranquillité mérite aussi quelques petits sacrifices. Après tout, nous avions décidé de quitter New York pour le week-end. Pourquoi pas la Krutchie au lieu de Miami ? Un simple aller et retour.

Et voilà ! Quand je vous disais qu’Archie est le plus grand cerveau de la planète. Ce garçon-là a le génie du bon sens. Aussi, si vous avez des ennuis, des casse-tête familiaux ou professionnels, n’hésitez pas, écrivez-lui (avec un timbre pour la réponse) et vous recevrez illico la solution à tous vos problèmes (5). Pour ma part, je me sens retourné comme une crêpe. Cette fois encore nous avons fini par accorder nos Stradivarius. Nous irons donc en Krutchie passer le week-end et assister aux fêtes nuptiales !

— Très bien, fais-je, devant le consentement général, écoutons donc la voix de la raison. Que tout le monde soit prêt lorsque les Cornus reviendront.

Il va sans dire qu’on ne perd pas une seconde. Les Brent déballent leurs valises dans la chambre d’amis, tandis que le trio Gordon se lance littéralement à l’assaut des armoires et des placards. Qu’on le veuille ou non, un mariage au Palais Impérial des Krutches, c’est quand même pas de la gnognotte. Et en tant que « parents » de la mariée, nous avons tout de même un rang à tenir.

En avant donc pour les smokinges, les queues-de-pie et les robes en lamé. Même Bud a son costume de tralala. Un ancien à moi que j’ai conservé depuis ma première communion et qui lui va comme un gant. (Il y a aussi mes gants qui lui vont comme un costume, ce qui rétablit l’équilibre.)

Et c’est alors que nous revenons dans le living pour nous admirer mutuellement que se déclenche un nouvel appel de sirène. Nous nous précipitons sur la terrasse où nous sommes accueillis par un « Hello ! » retentissant poussé par un gros bonhomme en costume à carreaux.

Si j’ajoute que cette grosse couenne est surmontée d’une tête de bouledogue envahie de couperose, le lecteur reconnaîtra sans peine James Funnigan, mon patron bien-aimé.

Encore un qui ne se foule pas l’index pour appuyer sur les sonnettes. Et il est méfiant, cette fois, bien plus qu’il ne l’a jamais été. Il est vrai qu’avec nous il en a déjà vu de toutes les couleurs. Aussi, après son « Hello ! », commence-t-il à reluquer autour de lui.

— Comment va ? nous lance-t-il. Vous ne vous attendiez pas à me voir, hein ? Il se trouve que ma belle-mère a acheté une villa pas très loin d’ici. Alors quand elle vient chez nous et que je la ramène, je suis forcément obligé de passer devant votre porte.

— Et vous vous êtes arrêté pour nous serrer la main, lui renvoie Margaret le sourire figé. C’est vraiment très gentil à vous. Nous sommes comblés.

Mais le « boss » continue à fouiner l’espace du regard.

— C’est ça… je suis entré, mais… mais je ne pensais pas que vous aviez une sirène. Et une sirène aussi puissante.

— Vous l’avez vue ?

Il secoue la tête.

— Non, mais je l’ai entendue.

— Eh bien, on vous la montrera si vous y tenez.

— C’est ça, p’pa, il faut lui montrer Sardy, approuve Bud qui commence à trépigner de joie.

Mais le « boss » m’épie à travers la fente de ses paupières.

— C’est drôle, dit-il, il y a toujours des trucs bizarres chez vous. Vous aimez vivre dans la bizarrerie, hein ? Vous aimez. J’espère que vous ne me réservez pas encore une de vos diableries. Sur le papier, je veux bien, vous pouvez écrire tout ce que vous voulez, mais en ce qui me concerne… (Il remarque alors nos tenues de gala.) Hé ! s’exclame-t-il, vous vous êtes mis sur votre 51 ! Et M. et Mme Brent aussi. Où allez-vous donc comme ça ?

— À un mariage, fais-je.

— Ah ! À en juger par ce toutim, ce doit être une grosse légume.

— Assez, oui…

— Une invitation princière, peut-être ?

— Pire, lui ponctue ma douce ; impériale !

Et Bud d’ajouter.

— On va chez les Cornus, monsieur Funnigan.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demande Funnigan en tournant la tête.

Mais j’interviens avec mon sourire le plus innocent :

— Ne faites pas attention, il dit que nous allons chez des gens connus, très connus.

— Ah ! dans ce cas j’espère que vous ferez un bon papier, hein ?

— Hé, hé… ce ne serait peut-être pas impossible.

— Eh bien, tant mieux et amusez-vous bien.

Cette fois le « boss » n’insiste pas. Après un large salut, il nous tourne le dos et nous le voyons filer sur la terrasse. Mais cette fois il longe la piscine, ce qui fait sursauter Archie.

— Ah ! mon Dieu, Syd, il va sûrement la voir…

Et ça ne rate pas ! D’autant que Sardy, la garce, émerge des flots pour saluer Funnigan d’un joyeux « Bonjour ».

Nous nous précipitons, mais le « boss » a déjà viré au rose pâle lorsque nous le rattrapons. D’une main tremblante, il désigne la sirène.

— Hé !… nous bégaye-t-il… vous avez vu sa queue ? Vous avez vu ? Aaah… aaah…

— Allons, allons, ce n’est rien, ne vous mettez pas dans cet état.

— Vous n’allez pas recommencer ? Vous n’allez pas recommencer ? Aaah…

Il s’est mis à trembler de tous ses membres, mais le pauvre diable n’est pas au bout de ses émotions, car au même instant les deux Cornus de service réapparaissent à côté de nous, accompagnés d’un bref mugissement de sirène.

Alerte… les revoilà !

Funnigan est momifié sur place : du rose pâle il est passé au violet ocré.

— Aaaaaaaaaaaaaah…

Cette fois c’est le K.-O. Il vomit un flot de bave, tourne de l’œil et, « plouf ! » part à la renverse dans la piscine.

— Ah ! c’est malin ! fais-je à l’adresse des Krutches ébahis. Voyez ce que vous avez fait.

— Ne vous inquiétez pas, nous allons arranger ça…

Déjà Sardy a fendu les flots ; elle plonge et ramène le « boss ». On l’agrippe, on le tire sur le bord, lorsqu’un grand escogriffe armé d’un fusil de chasse nous arrive directement depuis la grille.

Et allez donc… Voilà notre voisin, maintenant, le vieux Crooney. Et il n’a pas l’air commode.

Il me cherche du regard à travers ses énormes lunettes, me découvre et se met à grogner :

— Je ne viens pas avec l’intention d’ennuyer vos invités, me dit-il sèchement, mais simplement pour que vous arrêtiez cette sirène ! Et ne me dites pas que ça ne vient pas de chez vous… J’y vois peut-être mal, mais j’entends bien, vous savez… Non, mais qu’est-ce qui se passe ? Tout vibre dans la maison, tout vibre ! La première fois qu’elle a hurlé, votre sirène, je faisais la sieste, vous entendez ? Alors je me suis levé d’un bond, j’ai sauté dans la voiture et j’ai filé vers mon usine. Je croyais être en retard. Seulement quand je suis arrivé, je me suis souvenu que j’étais à la retraite depuis 5 ans ! Ce ne sont pas des choses à faire, ça… Arrêtez-moi cette sirène, sinon je vais me fâcher, je vous préviens…

Sans même se préoccuper de la présence des Cornus, de Sardy et de Funnigan en train de vomir son eau, il salue tout le monde, me foudroie du regard et se retire d’un pas nerveux, le fusil sur l’épaule. En voilà un qui a la vue drôlement basse, je vous le dis, et c’est heureux, d’autant que les Cornus n’ont pas l’intention de faire traîner les choses.

Remarquant nos tenues de soirée, ils semblent avoir compris nos intentions.

— À la bonne heure, c’est le plus grand plaisir que vous puissiez nous faire. Nous vous avons apporté des « transmetteurs ».

— Très aimable à vous, fais-je, mais lui ?

Je désigne Funnigan à qui Archie, aidé de Gloria, est en train de pratiquer la respiration artificielle.

— Mais la question semble réglée. Un Cornu se penche sur le « boss », lui applique un petit appareil sur le crâne, compte jusqu’à 10 et se relève.

— Ça y est, nous dit-il, il n’aura aucun souvenir de ce qui vient de se passer.

— Mais il est tout mouillé, intervient Margaret. Il va bien se rendre compte de…

— Non, madame, j’ai tout arrangé. Lui ne se sentira pas mouillé. Il se sentira sec. Attention, il revient à lui. Allez le mettre dans sa voiture.

En effet, Funnigan a ouvert les yeux. Tant bien que mal nous le remettons sur pied. Il nous sourit alors tout en se mettant à fredonner entre ses dents O sole mio, une vieille chanson du folklore italien, ce qui indique bien que le pauvre bougre est parti pour une maladie grave. Nous le ramenons à sa voiture, et une fois sur le siège, le volant en main, il paraît avoir retrouvé un peu de sa lucidité.

— Au revoir, nous lance-t-il. Arriveder-ci… Joyeuses Pâques. À bientôt… Pronto… pronto. O sole mio… O sole…

Il démarre dans un effroyable bruit de moteur et en le voyant filer ainsi sur la route, je ne puis m’empêcher de soupirer.

— À notre retour, fais-je, il faudra penser à envoyer des fleurs à sa famille. J’espère aussi que nous n’arriverons pas trop tard pour les obsèques. Pauvre Funnigan ! C’était quand même un brave type.

— Amen, ajoute Archie en se signant et la voix brisée par l’émotion ; que Dieu ait son âme.

Mais la voix impérative des Cornus nous ramène à des réalités plus immédiates. Il est temps de partir, d’autant que Teuf-Teuf, d’un « magnifique élan conjugal » s’est déjà arrachée à notre monde pour se propulser dans l’univers parallèle dominé par les Krutches. Sardy, la petite sirène, en a fait autant.

Il ne reste que nous. Nous bouclons la grille et, revenus à la piscine, prenons possession de nos « transmetteurs ». Rien qu’un bouton à presser… un claquement sec…

La sensation étrange que le sol se dérobe sous nos pieds…

Et ploff ! tout disparaît…

Un tourbillon dans un grand trou noir et l’impression d’une chute vertigineuse…

Et puis…