CHAPITRE II

Et puis, c’est l’arrivée… en Krutchie.

Notre prise de contact avec ce monde est un peu rude du fait que nous ne sommes nullement familiarisés avec ces appareils de téléportation, mais nos hôtes ont prévu à notre intention un sol caoutchouté qui, sur une immense terrasse fleurie, nous reçoit à la manière d’une piste d’atterrissage. Et ploum !… nous voilà !

On nous apprend alors que nous sommes au Palais Impérial et qu’un cocktail est prévu en cette fin de soirée. Quant à la cérémonie nuptiale qui doit avoir lieu le lendemain matin, elle est fixée à 10 heures précises. Ces lascars-là avaient donc tout prévu et nous, nous étions les derniers à le savoir.

Autrement dit, on nous a eus par surprise. D’abord il y a ceux que l’on destine aux gars (mâles ou femelles) qui ne sont jamais bien dans leur peau. À ceux-là, les fameux miroirs leur renvoient l’image de Tarzan ou celle de Cléopâtre (modèle Johnny Weismuller ou Elisabeth Taylor de la grande époque, rien que ça !). De quoi gâter les plus exigeants, bien sûr, mais en ce qui me concerne, je ne pourrai pas en dire autant, car il doit y avoir comme un défaut dans le miroir qu’on m’a refilé.

Et un drôle, car je ne me vois que de dos ! J’ai beau le secouer, rien à faire, toujours mon image de dos. Rien que de dos. Jamais de face. J’ai eu beau essayer à l’aide d’un autre miroir placé derrière moi et en faisant des acrobaties de toutes sortes, rien n’y fait. Les images renvoyées m’ont toujours montré de dos. Ce qui, après examen attentif, a fait dire à ma femme que je n’avais pas, à mon âge, un dos majeur mais plutôt un dos dièse ! Ça aussi faut le dire !

Enfin, bref, le fait est que ce monde-là carbure au bizarre, à l’extravagance et au biscornu. Et nous en avons une nouvelle preuve avec le cocktail qui se tient dans la grande salle d’accueil du Palais. Car il n’y a pas que des Cornus, il y a aussi d’autres biscornus venus de très loin pour assister à l’événement : des nains aux pieds palmés, des géants filiformes, des créatures à longues queues, traînant au sol. Ce qui a d’ailleurs failli nous attirer des ennuis, car, sans le faire exprès, bien sûr, ma femme a marché sur la queue d’un monsieur. Le monsieur a crié et s’est empressé de mettre sa queue sous le bras (ce qu’il aurait dû faire plutôt, à mon avis). On s’est excusés, évidemment, mais avec ces gens il faut être prudents, car il y a là, outre les amis et connaissances de l’Empereur, toute l’imposante et nombreuse famille impériale : les sœurs des cousins, les cousines des tantes, les tontons des nièces en bas âge, les belles-mères des frangines et des frangins, les brus des bisaïeuls, les maris des nièces adultes, les maîtresses des tontons, les amants des tatas, les cadets des aînés, les aînés des cadets, les cadets des roussels, et d’autres encore, est-ce que je sais ?

Et il y a aussi, bien sûr, Sa Majesté sur un petit podium, dans un grand fauteuil à bascule avec son manteau couvert d’or et de pierreries, ses cornes argentées, sa barbe noire en pointe, ses cheveux courts rappelant le poil de la souris. Mais Sa Majesté sommeille, somnole, ouvre parfois un œil pour regarder autour de lui mais le referme aussitôt. Il ouvre sa gueule aussi, mais pour bâiller. Car l’Empereur qui s’ennuie bâille à se décrocher les mandibules ! C’est à peine si, au début du cocktail, il a levé le bras à deux ou trois reprises pour dire « Bonjour ». Ce qui, cela va sans dire, nous déçoit singulièrement, car, en fait de réception, c’est plutôt loupé.

D’ailleurs, Archie est le premier à manifester son mécontentement dès que nous avons regagné nos pénates.

— Cela confine à la goujaterie, nous dit-il. Hormis nos titres, dont je ne veux pas faire état, nous sommes quand même les parents de la mariée. Nous avons droit à certains égards, ne serait-ce qu’au respect le plus élémentaire de l’étiquette et du protocole. Mais, au fait, la mariée, où est-elle ? Pourquoi la cache-t-on de cette façon, que diable ? Et le fiancé, pourquoi ne nous l’a-t-on pas présenté ? C’est un scandale !

En fait, nous avons tous eu les mêmes pensées, mais la réponse à ce mystère sort de la bouche de Gloria. Elle a ouï-dire, durant le cocktail, que les coutumes, sur ce monde, exigeaient que les futurs mariés soient l’un et l’autre totalement isolés durant les heures précédant leur union. Ce n’est qu’au moment du mariage qu’ils reprennent contact avec la société.

Bah ! c’est pas tellement idiot, car si l’isolement prédispose à la réflexion, j’en connais beaucoup qui, s’ils appliquaient cette méthode, hésiteraient à répondre « oui » une fois devant M. le maire !

Je suis en train de discourir sur cette thèse avec mes amis, lorsqu’un intense grésillement nous coupe la parole. Cela vient d’un appareil à écran mobile que Margaret est en train de manipuler à l’aide de boutons, de poussoirs et de tirettes en plastique. Le crépitement cesse enfin et ma femme s’écrie, tout heureuse :

— Ça y est !… Regardez ! Notre bungalow… comme si nous y étions !

C’est ma foi vrai. Cet appareil, d’après Archie, est un télérama interdimensionnel, une sorte de capteur qui permet de voir l’invisible, autrement dit, les mondes parallèles existant autour de celui-ci. Charmante attention, peut-être. En tout cas ce bidule-là est réglé sur notre monde, tant et si bien que nous pouvons capter n’importe quel endroit de la planète.

New York ? Et pourquoi pas ? Il suffit d’un repérage géographique et multidirectionnel pour obtenir sur l’écran le bungalow de la famille Gordon. Et c’est bien là l’exploit de Margaret. Mais il y a mieux et Margaret nous le démontre à l’aide d’un petit mouchoir qu’elle a sorti de son sac. Elle place ledit objet dans une petite boîte noire encastrée à la base de l’appareil, appuie sur un autre bouton et hop ! nous voyons apparaître le mouchoir sur l’écran. Après s’être dématérialisé dans cet univers, le mouchoir est allé se rematérialiser dans le nôtre. Et nous le voyons tomber dans notre jardin, au bord de la piscine. Arrivé à destination et en moins de deux… et sans facteur. Incroyable ! Quand on pense qu’en France, une lettre met 8 jours pour aller de Narbonne à Béziers ! Enfin…

— Ils opèrent de la même façon avec leurs transmetteurs, nous dit Archie visiblement secoué. Il suffirait, chez nous, d’un appareil identique à celui-ci pour faire revenir le mouchoir dans ce monde. C’est formidable !

— Formidable, mais aussi très inquiétant, murmure Gloria avec un hochement de tête. Supposez que les Krutches aient un jour l’intention de détruire la Terre. Imaginez des bombes à la place de mouchoirs, hein ? ce serait terrible.

Cela suffit à nous faire naître un petit zéphir dans le dos. Je sursaute :

— Hé… hé… peut-être bien qu’ils nous ont mis cet appareil dans l’appartement afin que nous réfléchissions sur la question. Nous impressionner en tout cas.

Je me tourne vers Margaret :

— Et c’est toi qui as trouvé le moyen de manipuler ce truc-là.

— Il y a une notice, Syd, très explicative. Mais l’idée ne vient pas de moi.

— Ah ! et de qui ?

— De Bud. C’est lui qui a déniché l’appareil.

— Ça ne m’étonne pas. Mais, au fait, où est-il ce môme ?

— Oh ! le pauvre chou, il est allé se balader sur un tapis volant.

— Un quoi ?

Elle nous montre, en effet, une dizaine de ces tapis volants Logés dans un placard. Encore un de ces trucs bizarres utilisés par les Cornus. Et c’est, paraît-il, garanti « sans danger » ! N’empêche que je m’inquiète au sujet de Bud.

— Mais où est-il ? Où est-il allé, bon Dieu ?

Margaret nous désigne une fenêtre laissée grande ouverte.

— Il y a encore un instant, pendant que vous discutiez, il était en train de planer au-dessus du Palais et puis je l’ai vu descendre derrière les grosses tours, là-bas. Depuis je ne l’ai plus revu.

Ce môme a décidément le diable dans le ventre, à moins que ce soit la puberté qui le travaille. Et ça ne m’étonnerait pas, car il y a déjà eu des cas de précocité dans la famille de ma femme. Cela nous a d’ailleurs été conté mille fois par sa cousine (pas la pute, non, la religieuse). Cette nonne-là connaît des tas de trucs sur la famille et l’histoire du grand-père précoce on la connaît par cœur. Paraît que ce gars-là a commencé à mettre de la barbe et de la moustache à l’âge de 5 ans. Qu’à six ans, il avait une voix de basse, tellement basse qu’on venait l’appeler pour chanter la Calomnie, et que dès l’âge de 7 ans il était pris d’une telle fureur forniqueuse qu’on disait de lui qu’il avait le zizi branché sur le compteur bleu !

Je ne pense pas que ce soit déjà le cas de mon fils, mais… enfin bref, ce qui importe, pour l’instant, c’est de le retrouver et de le ramener au bercail.

Archie n’hésite pas, il m’aide à dérouler un tapis et nous voilà tous deux sur le carré de laine, lequel obéit à la voix. Le système consiste en des circuits transistorisés incorporés dans les fibres. Il suffit ensuite, pour être obéi, de donner la direction désirée.

Pfuitt ! nous passons la fenêtre grande ouverte et filons au-dessus du Palais Impérial. Incroyable, on se croirait dans un conte d’Émile Ehunenui. Le « tapis magique » glisse sans bruit entre les dômes étincelants et nous fiant à la direction donnée par Margaret, nous franchissons les dernières tours, tout en scrutant l’espace du regard. Mais rien, nada, pas de Bud, ni rien qui lui ressemble.

— Descendons un peu, propose Archie.

Le tapis obéit et alors que nous « sautons » une épaisse muraille, un jardin immense apparaît au-dessous de nous.

— Bud a l’esprit bucolique, fais-je. Peut-être n’a-t-il pas résisté à la vue de ce jardin. Jetons un coup d’œil, voulez-vous ?

Aussitôt dit, aussitôt fait. Guidé par Archie, le tapis anti-g. descend en vol plané et nous dépose au sol.

En fait de jardin, ce serait plutôt un jardin potager, car les gros végétaux pansus et bien alignés qui nous entourent ne sont autres que des choux. Oui, de gros choux dont les feuilles larges commencent à s’ouvrir comme les pétales d’une fleur. À mon avis il doit s’agir d’une réserve pour une fabrique de choucroute.

Nous faisons bien quelques pas, Archie et moi, entre les choux, mais ça ne nous avance à rien. Et c’est alors que nous sommes sur le point de retourner au tapis, qu’un faible gémissement nous fait dresser l’oreille.

— Vous avez entendu ? me souffle Archie… On dirait une voix d’enfant.

Intrigué à mon tour, je l’entraîne à travers les choux. Nous cherchons à droite, nous cherchons à gauche, et encore le cri, le vagissement…

Je me retourne pour désigner un magnifique chou-rave.

— Ça vient de là ! fais-je.

Aucune erreur, mais en fait de cri on dirait plutôt celui d’un bébé.

— Bud est en train de nous faire une farce, j’en suis sûr, me dit Archie avec un clin d’œil complice. Nous allons le surprendre, vous allez voir.

Il avance sur la pointe des pieds, puis se met à crier :

— Allez, sors de là, petit garnement.

En même temps il écarte les feuilles du chou-rave, mais il ne va pas jusqu’au bout de son geste, car il reste complètement bloqué sur place. Et moi idem. Et il y a de quoi. Car à l’intérieur du chou il y a effectivement quelqu’un… mais un bébé ! Ouais, un gros bébé suçant son pouce et dont le front s’orne de deux minuscules cornes à peine saillies. Des fibres ligneuses l’attachent encore au trognon.

Le moment de stupeur passé, nous nous élançons vers d’autres choux, mais à chaque fois le même spectacle nous est offert. Il y a un bébé dans chaque chou !

— Dieu du ciel, s’écrie Archie, un champ de bébés ! Ainsi donc les Cornus naissent dans les choux ! Je m’explique maintenant cette curieuse odeur qui les imprègne.

Il a raison, les Cornus sentent effectivement le chou. La soupe au chou !

— Archie, fais-je, cette fois c’est décidé, je ne mangerai jamais plus de choux de ma vie.

Archie est sur le point de me répondre, mais à cet instant des bruits de pas précipités nous font retourner d’un bloc. Des gardes accourent munis de torches, et l’air furieux. Ils sont au moins une onzaine.

— Que faites-vous là ? s’écrie-t-on à notre adresse. (Bien sûr, à l’adresse de qui voulez-vous que ce soit ?) C’est interdit, ce lieu est sacré, vous n’aviez pas le droit ! Pourquoi êtes-vous entrés ? Que cherchiez-vous ? Qui vous a autorisés ?

Les questions, les sarcasmes, les indignations fusent de toutes parts et ce ne sont pas les misérables explications que nous donnons au sujet de Bud qui peuvent apaiser la colère des gardes. Au contraire, cela ne fait que les exciter davantage.

Mais Archie, en bon diplomate, finit par les calmer si bien que nous sommes purement et simplement renvoyés dans nos appartements avec confiscation de tous les tapis volants se trouvant à notre portée.

Nous ignorons, bien entendu, les motifs de ce courroux et si nous mettons les veilleuses, Archie et moi, c’est surtout afin de ne pas envenimer les choses dans les circonstances présentes. Souvenons-nous de cette phrase sublime de Shakespeare, remise à l’honneur par le mime Marceau : « Rien ne sert de trop parler à celui qui sait se taire. »

Et c’est bien l’attitude que nous adoptons, autrement dit celle du mépris. Il va sans dire que tout cela crée un petit « divertissement » familial, un « divertissement » auquel Bud, déjà de retour, préfère, et pour cause, ne pas trop se mêler. Mais il ne perd rien pour attendre, nous réglerons ça une fois revenus chez nous, je vous le promets. En attendant, occupons-nous de Teuf-Teuf et de ce satané mariage.

Selon le protocole en vigueur, donc, les choses commencent le lendemain matin à 10 heures précises. Ah ! quel faste, mes aïeux ! Même pas les reines d’Angleterre n’ont eu droit à un tel éblouissement.

Il faut dire tout d’abord que le mariage a lieu dans la salle du trône qui, en la circonstance, ressemble à une foire du même nom. Un seul mot me vient à l’esprit : gi-gan-tes-que ! Vingt-cinq gares Saint-Lazare mises bout à bout ne seraient qu’un pâle reflet des lieux. Et la foule ? Pire qu’à Pâques, au Vatican, pour voir sortir, sur le balcon, la bouille du pape. Jamais vu ça !

De part et d’autre de la grande salle sont disposés de monstrueux aquariums, décorés de rochers, de plantes vertes, d’algues et de cavernes cyclopéennes où évoluent des légions de sirènes et de tritons.

Et c’est là, dans l’aquarium de gauche, que nous retrouvons Sardy. Elle est au milieu de ses compagnes. Un groupe compact de jeunes sirènes, ouais, un vrai banc de Sardy !

Mais notre attention est subitement accaparée par les jeunes mariés. Ah ! petit Jésus, quel décor ! Teuf-Teuf est à droite sur une large plate-forme mobile et son futur conjoint à gauche sur un même appareillage. En vis-à-vis. Et briquée au Kaol, je vous assure. Ça brille de partout. « Hello, Teuf-Teuf, comment vas-tu ? »

Mais j’ai beau répéter l’appel, rien ne me vient en réponse. Tiens, c’est curieux. Peut-être l’émotion, la cohue, le charivari ou peut-être encore l’oubli… C’est possible, en un moment pareil.

Mais le tapis roulant qui nous transporte nous conduit directo à Sa Majesté. L’Empereur, toujours ensommeillé, se tient affalé dans son trône d’or de la Macif. Et dans son plus bel apparat. Encouronné de la tête aux pieds, il domine la foule sur un podium haut perché. On l’évente, on le parfume, on le bichonne, on l’encense et cette fois il a l’œil ouvert, même les deux.

Il nous reconnaît et, pour nous accueillir, se fend de quelques mots purement académiques.

— Très honoré… Quel honneur… Heureux de vous recevoir… Espérons en l’avenir de nos deux peuples. Coexistence pacifique… Amitié sans frontière, et tout le blabla des chefs d’État qu’ils soient cornus ou non. Suffit que ça fasse bien, et que le bon peuple-à-la-con s’en régale la joie ! Et les applaudissements de fuser de toutes parts, bien sûr, car s’il y a des cons dans le peuple, il y en a qui ont intérêt à passer pour tels (tout en étant moins cons que les autres). Je me suis un jour demandé ce qu’il arriverait si l’on renversait les valeurs, c’est-à-dire si tous les cons du monde devenaient intelligents et si tous les intelligents devenaient cons. Eh bien, à mon avis, il n’y aurait plus d’hommes politiques, il n’y aurait plus de dirigeants, plus de P.-D.G., plus de patrons, plus de seigneurs, ni colons, ni profiteurs, ni meneurs en quoi que ce soit, car ceux-ci seraient vite étouffés par les autres. Une poignée de cons qu’il resterait, et alors ?

Mais le reste ? Eh bien, le reste se gouvernerait facilement par ses propres moyens. Des gars intelligents n’ont pas besoin d’être gouvernés par d’autres. Bien sûr, à condition de savoir respecter ses droits et ceux des autres.

Mais je divague, je suis en train de me faire mettre à l’index par tous les cons du monde en ce moment. Vous me direz que… mais ça fait rien, on est bien obligé de les fréquenter, hein ? Alors ?

Alors on revient au bouquin. Par politesse et prudence, Archie et moi on renvoie les compliments, façon boomerang, tandis que nos moitiés se fendent d’une révérence style Versailles de la grande époque. Margaret s’empêtre dans sa robe longue, trébuche et plonge vers les pieds de l’Empereur, qui, tout heureux, s’imagine qu’elle vient lui baiser les orteils. Il se déchausse pour faciliter l’opération, mais le grand chambellan qui est à côté de lui a vite fait d’agir en faisant attaquer l’hymne national américain par l’orchestre Saint Faunique qui se tient à quelques mètres de là (6). Immédiatement c’est le silence, tout le monde se dresse et l’Empereur aussi, ce qui remet tout en ordre. Du moins de ce côté-là, car le morceau à peine achevé, l’air inquiet, Gloria se glisse entre Archie et moi pour, à voix basse, nous confier ses inquiétudes au sujet de Teuf-Teuf. Elle aussi a ressenti cette bizarre indifférence que la Machine semble nous témoigner tout à coup. Mais est-ce vraiment de l’indifférence ou bien une sorte d’impossibilité qu’aurait Teuf-Teuf à manifester ses sentiments ? À la regarder on la trouverait plutôt amorphe. En tout cas nullement émoustillée comme on aurait pu s’y attendre, compte tenu de l’état d’euphorie dans lequel elle se trouvait au moment du départ.

Et le plus curieux dans tout cela, ce sont les gestes presque désespérés que nous adresse Sardy dans l’aquarium. Gloria a encore été la première à s’en rendre compte. Mais que peut-elle bien vouloir nous dire ? Elle nous désigne Teuf-Teuf, essaye de nous expliquer, mais nous expliquer quoi ? Nous ne comprenons absolument rien à ses gestes.

Bizarre… bizarre…

Archie suggère bien que nous nous rapprochions de l’aquarium, mais cela nous est maintenant impossible. La cérémonie commence sur un puissant appel de trompettes. Les orgues éclatent, des chœurs s’élèvent en longues litanies et c’est l’apothéose. Les deux plates-formes métalliques sur lesquelles reposent les conjoints s’abaissent et, une fois au sol, Teuf-Teuf, lentement, lentement, vient rejoindre celui qui va devenir son époux. Celui-là, par contre, me paraît être un drôle de cossard. Bouge pas d’un pouce. Et il attend, c’est à peine si l’un de ses leviers se lève pour se tendre vers sa dulcinée.

Le contact s’établit, les voilà « main dans la main », ce qui, sur ce monde, équivaut à la remise des anneaux nuptiaux.

Un accord tonitruant, des applaudissements, des cris, des vivats de toutes parts, voilà le grand moment. L’union est établie, le mariage célébré !

Quant au cortège, rapidement formé, il n’a d’autre but que d’accompagner les époux jusqu’à une porte monumentale, laquelle vient de s’ouvrir toute grande. Et tout est tellement vite fait que nous n’avons même pas le temps d’aller jusqu’à Teuf-Teuf afin de lui parler, peut-être pour la dernière fois.

La Machine et le Machin franchissent l’ouverture, et « crac ! » la porte se referme derrière eux comme si l’on avait hâte d’en finir. Mais enfin, que se passe-t-il ?

En vérité rien d’anormal car, autour de nous, l’ambiance est toujours la même, sauf que…

Mais cela se produit 10 minutes plus tard, alors que, fendant la foule des Cornus, des géants filiformes, des nains à pieds palmés et des faunes à longue queue, nous essayons de nous rapprocher de l’aquarium où Sardy continue à nous adresser ses gestes mystérieux.

Cela se produit comme un coup de tonnerre. Deux soldats empanachés se lancent quatre à quatre dans l’escalier doré conduisant au trône impérial, glissent rapidement quelques mots dans la trompe d’Eustache de Sa Majesté, et dans la seconde même Sa Majesté saute sur ses pieds comme si le trône lui avait mordu les fesses. Cette fois il est bien réveillé, le paillasse.

Il pousse un cri, nous cherche du regard, nous découvre, un doigt rageur tendu vers nous.

— Traîtres ! hurle-t-il. Que la honte soit sur vous. Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? Sacrilège… Profanation…

Crime de lèse-majesté que de vous être introduits dans le Jardin Sacré !

Ça y est, il fallait s’y attendre. Mais comme ça, en pleine cérémonie, je trouve ça un peu fort.

Archie en est le premier outré.

— Mais, Votre Altesse, s’écrie-t-il, crime est un bien grand mot. Profanation peut-être, mais elle n’avait d’égale que notre ignorance, car je suppose qu’il est question de ce… enfin de ce champ de bébés que mon ami et moi, hier soir, avons…

— Voleurs ! Vous êtes des voleurs. On vient de m’aviser. Vous avez volé nos graines.

Cette fois, c’est moi qui prends la relève :

— Avec tout le respect que je dois à Votre Altesse, j’aimerais bien savoir de quelles graines vous causez.

— Mais des graines sacrées, monsieur Gordon. Vous avez volé des graines sacrées, et dans ces graines sacrées se trouvaient justement celle de la future princesse Aglagla, ma fille bien-aimée.

— Mais c’est faux, fais-je. Que voulez-vous que nous fassions de la graine d’Aglagla ?

— Misérables ! Avoir osé porter la main sur ma fille bien-aimée ! Gardes, saisissez-vous de ces infâmes et soumettez-les à la question !

Une question, n’en déplaise à Son Altesse qui n’aura pas de réponse, car, à cet instant, le sol semble vaciller sous nos pieds. L’Empereur, la foule, les murs, tout s’estompe et se dilue en même temps qu’une longue vibration sonore semble monter vers nous en un brutal crescendo.

Un grand trou noir, le vide… Une plongée dans l’espace infini…

Et plouf… plouf…

Et puis…