19

 

Le lendemain étant un vendredi, je passai ma journée en bas de Manhattan, à chercher encore une fois dans les registres avant qu’ils ne les bouclent pour le week-end. Je n’y appris pas grand-chose.

Je m’arrêtai juste à temps pour ne pas être coincé dans la cohue des heures de pointe et remontai chez moi en métro. J’y trouvai un message d’Eleanor Yount me demandant de la rappeler. Il était déjà presque cinq heures, mais je réussis à la joindre à son bureau.

Elle fut ravie de me dire qu’il n’y avait pas eu fraude.

— Mon comptable est resté assez interloqué lorsque je lui ai annoncé que ce n’était pas une chose à écarter, me lança-t-elle, et pouvoir m’affirmer qu’il n’en était rien l’a beaucoup soulagé. Je n’aimais guère penser que Glenn aurait pu être un voleur, mais l’idée est nettement moins troublante maintenant que je sais qu’il ne m’a rien pris.

Moi non plus, je n’avais jamais vu Glenn en petit filou qui tape dans la caisse. Je n’avais pas davantage imaginé une Eleanor Yount assez furieuse pour lui donner rendez-vous dans Hell’s Kitchen et lui balancer quatre pruneaux dans le ventre.

Elle me demanda si j’avais du nouveau.

— Pas beaucoup, lui répondis-je.

J’avais certes découvert un certain nombre de choses que j’ignorais, mais je n’arrivais pas à en tirer des conclusions définitives.

— J’aimerais bien savoir quand tout a commencé, poursuivit-elle.

Je la priai de me dire ce qu’elle entendait par là.

— Bah, je me pose toujours des questions. Pas vous ? Je me demande si on naît criminel ou si c’est le résultat d’un traumatisme d’enfance ou de quelque événement capital qui serait survenu par la suite. Glenn me faisait l’effet d’un jeune homme tellement ordinaire ! Mais comme il semble aussi qu’il ait débité pas mal de mensonges et mené une existence totalement différente de ce qu’on en voyait… On ne va sans doute pas tarder à apprendre que son père le battait ou que son oncle le molestait. Et donc, un jour, comme l’ampoule qui s’allume dans une bulle de bande dessinée, il lui vient une petite idée et il se dit : « Allez, tiens, je pique dans la caisse ! » Ou alors, je me lance dans le trafic de drogue. Ou dans la carrière de maître chanteur. Bref, ça serait bien de savoir ce qu’il a vraiment fait.

Il y avait aussi un message de T. J. Je le bipai, il me rappela, mais les choses dont il avait à me parler exigeant le secret, nous ne nous dîmes pas grand-chose. J’en conclus qu’il n’avait pas encore trouvé mon revolver, mais qu’il y travaillait.

Il ne m’avait rien dit de Julia, je n’abordai pas le sujet.

Ce soir-là, à la réunion d’Alcooliques anonymes, l’orateur était un type de Co-Op City, dans le Bronx. Il travaillait dans le bâtiment (il s’occupait surtout de l’installation des fenêtres) et nous raconta une histoire d’alcoolisme certes sans surprise, mais bonne. Mon attention se dispersa quelque peu, mais je retombai brusquement sur mes pieds lorsqu’il déclara d’un ton très solennel :

— Et tous les soirs, sans exception, je m’enfermais dans mon meublé et je buvais ma coupe jusqu’à Bali.

Jim Faber était présent et à la pause il me lança :

— T’as entendu ça ? Moi qui croyais qu’il fallait prendre de l’acide pour voyager ! Lui, il va jusqu’à Bali rien qu’en se pintant au MacGregor ! Tu vois la pub que ça pourrait leur faire !

— Il croit sans doute que c’est l’expression idoine. Ce n’était pas un lapsus.

— Non, c’est sûrement ça qu’il voulait dire. Ah ! Toutes les fois où j’ai essayé de boire ma coupe jusqu’à Bali et me suis réveillé à Cleveland !

La réunion ayant pris fin, nous convînmes de ne pas annuler notre dîner dominical. Je lui demandai s’il avait envie d’un café, mais il devait rentrer chez lui. Je songeai à appeler Lisa, voire à lui rendre visite à l’improviste. Au lieu de cela, je suivis des types du groupe jusqu’au Flame. Lorsque j’en ressortis, j’avais toujours envie d’appeler Lisa, mais n’en fis rien. Je rentrai chez moi et téléphonai à Elaine pour lui confirmer notre sortie du samedi soir.

Après, je regardai CNN, puis j’éteignis la télévision et feuilletai mon livre de poèmes jusqu’au moment où j’en trouvai un qui me donna matière à réfléchir. Un peu après minuit, j’éteignis la lumière et allai me coucher.

C’était comme de ne pas boire, me dis-je, comme de repousser la bouteille à chaque instant, jour après jour. Et puisque c’était ainsi que j’arrivais à ne pas retomber, je devais être capable de résister à Lisa Holtzmann.

Dans l’après-midi de samedi, je reçus un appel de T. J.

— Tu connais la cafét’à bagels de la gare routière ?

— Comme le dos de ma main.

— Si tu veux mon avis, leurs doughnuts sont meilleurs que leurs bagels. Tu m’y retrouves ?

— À quelle heure ?

— À toi de voir. C’est à cinq minutes d’ici.

Je lui dis que ça me prendrait plus longtemps. De fait, il ne me fallut pas loin d’une demi-heure pour m’asseoir à côté de lui au comptoir du Lite Bite Bagels installé au rez-de-chaussée de la gare routière de Port Authority. Il avait commandé un doughnut et un Coca, je demandai un café.

— Ils sont bons, leurs doughnuts, reprit-il. T’es sûr que t’en veux pas un ?

— Pas maintenant.

— Leurs bagels sont mous. Moi, quand je mors dans un bagel, j’aime assez que ça se laisse pas faire. Les doughnuts, même quand ils sont mous, on s’en fout. Bizarre, non ?

— Le monde est plein de mystères.

— Tu m’en diras tant, Jonathan. J’ai failli t’appeler hier soir, mais ç’aurait fait vraiment tard. J’ai trouvé un mec qui a un Uzi à vendre.

— Ce n’est pas ce que je cherche.

— Ouais, je sais. Il était pourtant bien, son engin. Y avait même un chargeur de rab, un étui pour le transport et tout était nickel. Et pas cher, en plus : le mec voulait seulement du fric pour s’envoyer en l’air.

Je me représentai Jane essayant de se suicider au pistolet mitrailleur.

— Non, ça n’irait vraiment pas, dis-je.

— Si ça se trouve, il l’a déjà vendu. Ou alors, il s’en est servi pour braquer une banque. Mais ça fait rien, j’ai ce que tu voulais.

— Où ça ?

Il tapota la banane en toile bleue qu’il portait autour de la taille.

— Là, dit-il doucement. Calibre trente-huit avec trois pelos. Ça en prend cinq, mais le mec en avait que trois. Peut-être qu’il a flingué deux types avant. Trois pelos, ça ira quand même ?

J’acquiesçai d’un hochement de tête. Un seul suffirait.

— Tu connais les toilettes hommes à droite ? Je t’y rejoins dans une minute ou deux, lui dis-je.

Il glissa au bas de son tabouret et s’éloigna. Je finis mon café et réglai la note. Je retrouvai T. J. aux toilettes où, penché au-dessus d’un lavabo, il examinait ses cheveux. Je m’approchai du lavabo voisin et m’y lavais les mains tandis que, planté devant l’urinoir, un type terminait sa besogne et quittait les lieux. La porte refermée, T. J. dégrafa la banane de sa ceinture et me la tendit.

— Tu vérifies ? dit-il.

Je m’enfermai dans un des cabinets. L’arme était un Dienstag cinq coups avec poignée quadrillée et canon de 38 mm. À l’odeur, il n’avait pas été nettoyé depuis la dernière fois qu’on s’en était servi. La mire avait été limée. Le barillet était vide. La banane contenait bien trois balles, chacune enveloppée séparément dans un mouchoir en papier. J’en sortis une, m’assurai qu’elle correspondait au diamètre du canon et la remis dans son mouchoir en papier. Je rempochai les trois balles et me glissai le revolver sous la ceinture, dans le creux des reins. Ma veste la dissimulant comme il convenait, il suffisait que l’arme veuille bien rester en place.

Je sortis du cabinet et rendis la banane bleue à T. J. Il commença à me demander ce qui se passait, puis il soupesa la banane et comprit qu’elle était vide.

— Ben quoi ? Tu veux pas la banane avec ? Pour le transport ?

— Je croyais qu’elle était à toi.

— Non, ça faisait partie du lot. Tiens, prends-la.

Je rentrai à nouveau dans le cabinet, plaçai l’arme et les projectiles dans la banane et en ajustai la sangle à ma taille. Le revolver m’y parut bien plus en sécurité que lorsque je me l’étais glissé dans le dos. Je ressortis, T. J. m’expliquant aussitôt que les bananes étaient devenues des holsters de choix tant côté truands que côté représentants de la loi.

— Je crois même que c’est les flics qui ont lancé la mode, dit-il. Depuis qu’ils ont le droit d’être armés en dehors des heures de service… Mais ils n’ont pas envie que ça leur fasse un trou dans la poche ou que ça bousille la doublure de leur veste… Les gros bras, eux, se servaient de sacoches qu’ils portaient en bandoulière, mais ça faisait un peu trop sac à main… En plus que quand on se trimbale avec un sac comme ça, on est à peu près sûr de l’oublier quelque part… Bref, les bananes, y en a partout et ça se voit même pas quand on en a une autour du bide. Tu laisses la fermeture ouverte et t’es prêt à dégainer. Et c’est pas cher. Dix-douze dollars. Évidemment, y a toujours la possibilité de mettre plus. J’ai vu un trafiquant de drogue qu’en avait une en peau d’anguille. C’est quoi, l’anguille ? Un poisson ou un serpent ?

— Un poisson.

— Je savais pas qu’on pouvait faire du cuir avec des écailles de poisson. Et ça coûte un max, en plus. Faudrait être assez jeté pour se payer une banane en alligator, mais ça doit pouvoir se faire.

— Je n’en doute pas.

Je lui demandai des nouvelles de Julia.

— Elle est bizarre, celle-là, dit-il. Quel âge elle a, à ton avis ?

— Quel âge ?

— Allez devine, Ernestine. À ton avis…

— Je ne sais pas. Dix-neuf-vingt ans ?

— Vingt-deux.

Je haussai les épaules.

— Je n’étais pas loin.

— Sauf qu’elle a l’air plus jeune. Et plus vieille aussi. Y a des moments où on dirait une petite fille qu’on a envie de protéger et y en a d’autres où on dirait la prof qui va te garder en retenue après les cours ! C’est qu’elle sait des tas de trucs, cette nana, tu sais ?

— Ça, j’en suis sûr.

— Non, pas seulement sur ce que tu penses ! Elle sait des : tas de bazars. Le pyjama qu’elle portait l’autre soir, c’est ! elle qui l’avait fait. T’imagines ? Si elle voulait, elle pourrait se faire des tonnes de fric sans avoir à monter dans des bagnoles dans la 11e. Évidemment, pour le moment, elle a besoin d’une grosse rentrée tout de suite et…

— Et toi, là-dedans ?

Son regard se fit méfiant.

— Quoi, et moi ?

— Je me demandais seulement où tu en étais côté fric. Tu t’en es fait assez avec le revolver ?

— Mais oui, c’est cool. C’était une affaire. Les seuls frais que j’ai eus, c’est pour la dope que j’ai dû acheter.

— Quelle dope ?

— Ben, à force de traîner dans les parages du capitaine des Flandres… Quand on veut poser des questions, vaut mieux que les gens y sachent que t’es OK. Et le meilleur moyen d’y arriver, c’est de leur acheter de la came. Ils te prennent du pognon, ça leur donne envie d’être gentils avec toi.

— Et tu as beaucoup dépensé ? Parce que te rembourser ne serait que justice.

— C’est pas la peine, Arsène. Je me suis fait assez de fric.

— Ce qui veut dire ?

— Que j’ai pris ce que j’avais acheté et que je l’ai revendu ici même, dans le Deuce. J’ai paumé du pognon un coup, mais comme je me suis bien refait celui d’après… En gros, je me retrouve avec quelques dollars de mieux.

— Tu as vendu de la drogue.

— M’enfin quoi, mec, qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Je consomme pas, moi ! Et j’allais quand même pas la jeter, non ? Ça fait du pognon, Edmond ! Je bosse pas plus dans la drogue que dans les armes. Moi, y a qu’un truc où je veux bosser : le boulot de détective, mais s’il faut que j’achète de la came pour y arriver, c’est nettement mieux si je rentre dans mes frais. T’as quelque chose à y redire ?

— Ben non, dis-je. Pas quand on m’explique comme ça.

 

 

 

De retour dans ma chambre, je démontai le revolver et le nettoyai. Je n’avais pas les outils adéquats, mais trouvai que, trempés dans de la graisse Three-in-One, les Q-tips valaient mieux que rien. Ma tâche terminée, je rangeai l’arme dans le tiroir où j’avais déjà déposé mes cinq mille dollars. J’avais bien eu envie de mettre mes billets dans mon coffre à la banque, mais avais laissé passer l’occasion. J’allais devoir attendre jusqu’au lundi.

J’allumai la télé, puis je l’éteignis et appelai Jan.

— Je crois que je vais bientôt avoir l’article dont nous avons parlé, lui dis-je. Mais avant de poursuivre, je voudrais savoir si tu es toujours intéressée.

Elle m’assura que oui.

— Bon, lui répondis-je, je devrais avoir quelque chose à la fin de la semaine prochaine.

Je raccrochai et allai jeter un coup d’œil à mon tiroir comme si le revolver avait pu s’envoler pendant que je téléphonais. Je n’avais pas eu cette chance.

 

 

 

Ce soir-là, je rapportai à Elaine l’essentiel de ma conversation avec T. J., mais omis de lui dire tout ce qui avait trait au revolver. Je lui racontai comment T. J. avait acheté et revendu de la drogue pour mon compte et comment il avait l’air de tomber amoureux d’un transsexuel en attente d’opération.

— Transi par un transsexuel ? dit-elle. Transpercé ? Jusqu’où se laisse-t-il fasciner, au juste ? Qu’est-ce qu’on fait s’il se pointe avec une paire de nénés ?

— Tu pousses un peu. Il expérimente, c’est tout.

— Sauf que les types du Projet Manhattan eux aussi faisaient des expériences et que la bombe d’Hiroshima, c’est pas rien ! Où en sont-ils ? Ils vivent ensemble ?

— Je crois qu’elle l’a mis dans son pieu et lui a fait quelques gâteries. Je crois aussi que la nouveauté de la chose l’a beaucoup impressionné, voire un peu secoué. Mais ça ne veut pas dire qu’il va se ruer à l’hôpital du coin pour se faire faire une électrolyse et des piqûres aux hormones. Quant à se mettre en ménage !

— Soit. Et toi, t’as essayé ?

— Quoi ? De me mettre en ménage ?

— Mais non. Tu sais bien…

— Non. Enfin… pas que je sache.

— Pas que tu saches ? Comment pourrais-tu ne pas le savoir ?

— C’est qu’il s’en passe, des choses bizarres quand on boit sa coupe jusqu’à Bali ! Toutes les choses que j’ai faites et dont je ne me souviens plus ! Comment veux-tu que je sois sûr des personnes avec qui je les ai faites ? Sans compter que si la dame avait été un monsieur post opération et que le chirurgien avait fait du bon boulot, j’aurais eu bien du mal à le déceler.

— Cela étant, tu n’as rien fait de semblable, enfin… pas que tu saches. C’est ça ?

— J’ai une petite amie, moi.

— Oui, bon. C’était juste une idée. Je ne te faisais pas des avances pour le compte de Julia, mais… As-tu eu envie de la sauter ?

— Ça ne m’est même pas venu à l’esprit.

— Parce que sur tes terres qui sont plus douces, il est une nana qui est plus verte, à moins que ce soit le contraire ? Une nana qui est plus verte !… Et je la rencontrerai un jour, cette mamzelle Julia, ou bien faudra-t-il que j’aille faire un tour dans la 11e Avenue ?

— Inutile, lui dis-je. Je suis sûr qu’ils nous inviteront au mariage.

 

 

 

Je passai la nuit de samedi chez Elaine. Je rentrai à mon hôtel tout de suite après le déjeuner et débranchai le transfert d’appels. Je jetai un coup d’œil dans mon tiroir, m’assurai que, revolver et billets verts, rien n’en avait disparu et appelai Jan.

— As-tu l’intention de sortir d’ici une heure ? lui demandai-je. J’aimerais bien faire un saut.

— Non, je ne bouge pas.

Une demi-heure plus tard, je retrouvai le trottoir de Lispenard Street et, debout devant chez elle, attendis qu’elle me jette la clé. Je portais ma banane autour de la taille. Fermeture Eclair fermée. Je n’avais pas l’intention de dégainer à toute allure.

Dès que je sortis de l’ascenseur, elle remarqua la banane.

— Très chic, me dit-elle. Et très astucieux. Je ne t’ai ! jamais vu en adepte du sac à dos, mais ce machin-là est assez commode, n’est-ce pas ?

— Ça me laisse les mains libres.

— Et le bleu te va bien.

— Il y en a aussi en peau d’anguille.

— Non, l’anguille n’est pas ton genre, à mon avis. Entre donc. Café ? Je viens d’en faire.

Elle n’avait pas l’air d’avoir changé. À quoi m’attendais-je, d’ailleurs, je n’aurais su le dire. Notre dernière rencontre remontait à huit jours à peine. Au premier abord, j’eus l’impression que ses cheveux avaient blanchi, mais je compris que c’était seulement parce que dans mon souvenir ils étaient restés plus foncés. Elle apporta le café. Nous cherchâmes des choses à nous dire. Je me rappelai l’orateur d’Alcooliques anonymes et lui racontai comment ce monsieur buvait sa coupe jusqu’à Bali. Nous arrivâmes chacun au bout de notre tasse de café en nous disant toutes les expressions farfelues que nous avions entendues à des réunions d’A A.

Un ange passa.

Puis je dis :

— J’ai ton revolver.

— C’est vrai ?

Je tapotai ma banane.

— Nom de Dieu ! s’écria-t-elle. Je n’aurais jamais pensé que c’était ça que tu avais dedans. Après ce que tu m’as dit hier soir, je me figurais qu’il te faudrait encore une semaine pour le trouver.

— Je l’avais quand je t’ai appelée.

— Ah.

— J’espérais t’entendre dire que tu n’en avais plus besoin.

— Je vois.

— Je louvoyais, enfin… je crois. Je ne sais pas toujours ce que je fais.

— Tu n’es pas le seul.

— T’y connais-tu en armes à feu ?

— Ben… on appuie sur la détente et il y a une balle qui sort, non ? Je ne sais pas, moi. En fait, non, je n’y connais rien. Mais… qu’y a-t-il à savoir de plus ?

Je passai la demi-heure suivante à lui expliquer le maniement des armes de poing. Enseigner les règles de sécurité minimale à quelqu’un qui a décidé de se suicider avait quelque chose d’absurde, mais elle ne me donna pas l’impression de trouver ça idiot.

— J’ai envie de me suicider, me dit-elle, pas de me tuer par accident.

Je lui montrai comment ouvrir le barillet et charger et décharger l’arme. Je vérifiai que le revolver était vide, lui montrai comment s’en assurer et lui dis comment le positionner le moment venu. La technique à laquelle je lui suggérai de recourir était la préférée des flics, le rituel éprouvé de longue date qui a pour nom : manger son feu. On se met le canon de l’arme dans la bouche, on le relève et on se tire dans la voûte du palais afin d’atteindre le cerveau.

— Ça devrait suffire, lui dis-je. Les balles sont de type calibre trente-huit avec charge creuse, ce qui favorise la pénétration.

J’avais dû grimacer car elle me demanda ce qui n’allait pas.

— J’ai déjà vu les résultats, lui dis-je. Ce n’est pas beau. Ça démolit beaucoup la figure.

— Le cancer aussi.

— Un calibre plus petit fait moins de dégâts, mais il y a le risque de rater un point vital…

— Non, ces balles-là sont mieux. Je me moque bien de la tête que j’aurai.

— Pas moi.

— Oh, mon chéri ! s’exclama-t-elle. Je te demande pardon et… Ça ne doit pas avoir bon goût, n’est-ce pas ? Se fourrer ça dans la bouche ! Tu l’as déjà fait ?

— Pas récemment.

— Mais tu as…

— Envisagé ? Je ne sais pas. Je me souviens bien d’une certaine nuit à Syosset… J’étais à la maison, Anita dormait et donc, j’étais encore marié, et flic…

— Et tu buvais.

— Cela va sans dire. Anita dormait, les enfants aussi… J’étais dans la pièce de devant et je me suis collé mon pistolet dans la bouche pour voir comment ça faisait.

— Tu étais déprimé ?

— Pas particulièrement. J’étais saoul, ça, c’est sûr, mais pas à rouler sous la table, non. J’aurais sans doute fait exploser l’alcotest, mais quoi ! Être dans cet état-là ne m’empêchait même pas de prendre le volant.

— Et tu n’as jamais eu d’accident ?

— Si, deux ou trois. Mais rien de sérieux et ça ne m’a jamais foutu dans la merde. Il faut quasiment tuer quelqu’un pour être cité à comparaître quand on est flic. Ça ne m’est jamais arrivé et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Quand j’y repense, je dois dire que quitter la police et emménager à New York m’a probablement sauvé la vie. Parce qu’à partir de ce moment-là j’ai cessé de porter une arme et de conduire, ce qui, tôt ou tard, aurait fini par m’expédier dans l’autre monde.

— Parle-moi de la nuit où tu t’es mis ton pistolet dans la bouche.

— Je ne vois pas ce que je pourrais t’en dire de plus. Je me rappelle le goût de métal et de graisse que ça avait. Je me rappelle aussi m’être dit : c’est donc ça que ça fait et il n’y a plus qu’à y aller. Mais, pour finir, j’ai compris que je ne voulais pas.

— Et tu as ressorti le pistolet de ta bouche.

— Et j’ai ressorti le pistolet de ma bouche et je n’ai plus jamais réessayé. J’y ai repensé plusieurs fois quand j’étais seul et que je touchais le fond. Évidemment, je n’avais plus d’arme, mais New York a tout ce qu’il faut pour se tuer. De fait, le plus simple était encore de ne rien faire et de continuer à boire.

Elle prit le revolver et le tourna et retourna dans ses mains.

— C’est lourd, dit-elle. Je ne pensais pas que ça pesait autant.

— Ça surprend toujours.

— Je ne sais pas pourquoi je ne m’y attendais pas. Bien sûr, c’est du métal…

Elle le posa sur la table.

— La semaine a été plutôt bonne, reprit-elle. Crois-moi, je ne suis pas très pressée de me servir de cet engin.

— Je suis content de l’apprendre.

— Mais ça me soulage de l’avoir dans la maison. Je sais qu’il sera là quand j’en aurai besoin et ça me rassure. Tu comprends ?

— Je crois.

— Tu sais, quand on apprend qu’on a le cancer, il est impossible de ne pas y penser. Je ne le crie pas sur les toits, mais je ne peux quand même pas aller aux réunions et ne pas parler de ce qui m’arrive. Ce qui fait que pas mal de gens sont au courant. Et attention les conseils dès qu’ils savent que le médecin a jeté l’éponge et que tu es incurable !

— Du genre ?

— Ça va du régime macrobiotique au jus de chiendent en passant par la force de la prière et la cristallomancie. Sans oublier les cliniques privées au Mexique. Et les transfusions sanguines en Suisse.

— C’est pas vrai !

— Et tout le monde connaît quelqu’un qui n’avait plus que quinze jours à vivre et qui maintenant passe sa vie à fendre du bois et à courir le marathon parce qu’il a avalé un truc idiot qui a marché. Et ça n’est pas nécessairement que des conneries. Je suis sûre qu’il y a des fois où ça fonctionne. C’est comme les miracles : je sais qu’il y en a.

— Dans le programme on dit…

— Qu’il ne faut pas se tuer cinq minutes avant que le miracle ne se produise ? Oui, je sais. Et je n’en ai pas l’intention. Les miracles, j’y crois, mais je sais aussi que j’ai fait le plein quand j’ai arrêté de boire. Je ne m’attends pas vraiment à ce qu’il m’en tombe un autre.

— On ne sait jamais.

— Des fois si. Mais ce n’est pas ça que je voulais dire. L’important là-dedans, c’est que tous ces gens essaient de m’aider, mais que ce qu’ils me proposent est inutile. Alors que toi… Toi, tu m’as apporté la seule chose qui puisse me servir.

Elle reprit le revolver.

— C’est drôle, non ? Dis… tu trouves pas que c’est drôle ?

 

 

 

Ce matin-là le soleil brillait fort, mais lorsque je quittai le loft, le ciel s’était déjà couvert. Une semaine plus tôt, j’étais rentré chez moi sous la flotte. Au moins ne s’était-il pas encore mis à pleuvoir.

De retour à l’hôtel, je me retrouvai avec cinq heures à tuer avant mon dîner avec Jim. Je réfléchis à la manière d’y parvenir et contemplai mon téléphone.

C’est comme de ne pas boire, me répétai-je. On fait ça par paliers qu’on peut maîtriser, un jour après l’autre, voire une minute après l’autre quand il le faut. Et donc, tu ne décroches pas, tu ne l’appelles pas et tu n’y vas pas.

Simple comme bonjour.

Aux environs de deux heures de l’après-midi, je décrochai mon téléphone. Je n’eus même pas à chercher le numéro. Pendant que son mari me débitait ses sornettes, je songeais à d’autres paroles d’outre-tombe : « Que notre pacte se rompe et nous qui allons mourir… » John McCrae.

— Lisa ? C’est Matt, dis-je. Tu es là ?

Elle y était.

— J’aimerais te voir un instant. Il y a un certain nombre de choses dont je voudrais te parler.

— Avec plaisir.

De son appartement j’allai droit au restaurant. J’avais commencé par me doucher, je ne devais pas avoir son odeur sur ma peau. Sur mes habits, oui, peut-être. Dans ma tête…

Dans ma tête, certainement, et je fus plusieurs fois sur le point de m’en ouvrir à Jim. Un des rôles du responsable A A est de jouer au confesseur qui ne juge pas. « J’ai étranglé ma grand-mère ce matin, peut-on lui dire. Elle devait le chercher, répondra-t-il peut-être, et l’essentiel là-dedans, c’est que tu n’as rien bu. »

 

 

 

Je n’en parlai pas davantage à Mick. J’aurais pourtant pu le faire si nous avions passé la nuit comme il convient, ainsi qu’il aime à le dire. Après la réunion sur le Grand Livre qui s’était tenue à l’église de Saint-Clare, j’avais raccompagné Jim jusque chez lui, puis j’étais passé chez

Grogan. Une des premières choses que Mick m’avait déclarées était que nous ne pourrions pas assister au lever du soleil ensemble.

— À moins que tu ne montes à la ferme avec moi, me précisa-t-il. Je pars dans une heure ou deux. Il faut que je cause avec O’Mara.

— Quelque chose qui ne va pas ?

— Non, rien. Mais Rosenstein s’est mis dans le crâne qu’O’Mara allait clamser.

Rosenstein est son homme de loi, O’Mara et sa femme gérant une propriété que Mick s’est achetée dans le comté de Sullivan. Je lui demandai si O’Mara était malade.

— Non, me répondit-il. Et il n’y a aucune raison pour qu’il le devienne jamais avec la vie qu’il mène. Le grand air tous les jours, le bon lait de vache, de ma vache… et les bons œufs de mes poules. Soixante ans qu’il a, le O’Mara, et je le vois bien doubler la mise. C’est ce que j’ai dit à Rosenstein. Évidemment, m’a-t-il répondu, sauf que… qu’est-ce qui se passe si jamais il meurt ?

— Tu engages quelqu’un d’autre ? Mais… attends une minute. Qui est le propriétaire en titre ?

Son sourire n’eut rien de joyeux.

— Monsieur O’Mara en personne, dit-il. Tu sais bien que je n’ai rien à moi.

— Sauf les habits que tu as sur le dos.

— Sauf les habits que j’ai sur le dos, acquiesça-t-il, et ça s’arrête là. C’est un autre type qui a la licence pour le bar, et encore un autre qui est propriétaire des murs. Légalement parlant, la voiture n’est même pas à moi. Quant à la ferme, elle appartient à O’Mara et à sa femme. Posséder quelque chose, c’est se condamner à ce qu’on essaie de te le piquer.

— Tu as toujours fonctionné comme ça, lui fis-je remarquer. En tout cas, depuis que je te connais… Tu n’as jamais rien possédé.

— Mais j’ai un chouette boulot. L’année dernière, quand ils ont voulu me traîner en justice, ils étaient prêts à tout me faucher. Grâce à Dieu et à Rosenstein, leur dossier n’a pas tenu la route, mais ils auraient très bien pu se saisir de mes biens et les vendre. Il aurait suffi que j’aie le malheur d’en avoir…

— Et donc, où est le problème ?

— Ah ! dit-il. Si jamais O’Mara passait l’arme à gauche et que sa femme en faisait autant alors que les femmes n’en finissent pas de vivre…

Ce n’est pas toujours vrai, me dis-je en moi-même.

—… qu’adviendrait-il de ma ferme ? Les O’Mara n’ont pas d’enfants. Madame a un frère qui est prêtre à Providence, dans le Rhode Island, et lui un neveu et une nièce en Californie. Question héritage, tout dépendra de qui mourra le premier, mais tôt ou tard ma ferme reviendra au neveu, à la nièce ou au prêtre. Bref, Rosenstein aimerait bien savoir comment je me propose d’annoncer aux héritiers O’Mara qu’en fait la ferme est à moi et que bon, d’accord pour qu’ils donnent à bouffer aux cochons et ramassent les œufs, mais que moi, je peux aller m’y installer quand je veux ?

Transfert de propriété sans date ni consignation dans un : quelconque registre et codicille ajouté au testament d’O’Mara, Rosenstein lui avait suggéré diverses manières de sauver la ferme. Mais aucun arrangement de ce type ne tiendrait vraiment la route si jamais les autorités fédérales s’imaginaient de fouiller dans les archives.

— Toujours est-il que je vais aller causer à O’Mara, ! reprit-il. Mais pour lui dire quoi ? « Prends bien soin de ta petite santé, pépère. Surtout, évite les courants d’air » ? La réponse, je la connais : tu n’auras jamais rien de ta vie.

— Ce qui change quoi ?

— Des tas de choses ! s’écria-t-il. « Une fiction juridique » qu’il a appelé ça, le Rosenstein ! Tu as des biens, que tu en sois légalement propriétaire ou pas, on peut te les piquer.

Il regarda son verre, puis avala son whisky.

— Mais pour moi, c’est en s’en foutant qu’on peut s’en sortir, enfin… à mon avis. Parce que, bordel de merde, si jamais le neveu d’O’Mara héritait de ma ferme, je n’aurais qu’à la lui racheter, non ? Ou alors j’en achète une autre ou alors… je vis sans ferme. Non, je te dis : s’attacher à des choses, c’est se plomber les ailes. À côté de ça, perdre tout ce qu’on a n’est rien. Résultat ? Je suis prêt à passer ma nuit à conduire parce que j’ai la trouille qu’O’Mara avale son bulletin de naissance alors que ce con se porte comme un charme.

— Les Indiens disent que la terre appartient au Grand Esprit et que l’homme ne saurait s’en rendre propriétaire. Tout ce qu’il peut faire, c’est en jouir.

— Et pour la bière, c’est quoi déjà, la formule consacrée ? Qu’on peut pas en être propriétaire et qu’on peut seulement la louer ?

— C’est aussi vrai du café, lui fis-je remarquer en me levant de ma chaise.

— C’est vrai de tous les biens, conclut-il. C’est vrai de tout, en fait.