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En moins d’une heure, j’en sus autant que Lisa Holtzmann.

Elaine et moi étions allés dîner après avoir vu un film en début de soirée. Et nous étions retournés chez elle assez tôt pour ne rater que les cinq premières minutes de la série télévisée L. A. Law.

— Ça ne me plaît pas de le dire et, politiquement, je sais que ce n’est pas correct, me lança-t-elle quand l’émission eut pris fin, mais le personnage de Benny m’insupporte. Il est toujours si nul !

— Qu’est-ce que tu veux ? dis-je. C’est un minus.

— Faut pas dire ça. Il faut dire qu’il a un handicap d’apprentissage.

— Vu.

— Mais je m’en fous, reprit-elle. J’ai vu des QI pousser plus haut dans des boîtes de Pétri. J’aimerais qu’il s’améliore ou qu’il dégage. Mais c’est vrai aussi que beaucoup de gens que je rencontre m’inspirent le même sentiment. Cela dit, qu’est-ce que tu veux faire maintenant ? Il y a un match de base-ball à la télé ?

— On regarde les dernières nouvelles ?

Nous le fîmes en somnolant à moitié. Mon attention se réveilla lorsque la speakerine, qui était du genre mutine, commença à parler d’une fusillade au centre ville : hé oui, les crimes locaux me font encore réagir comme un vieux dalmatien aux hurlements de la sirène des pompiers. La demoiselle ayant précisé le lieu de la fusillade, Elaine me dit :

— Mais c’est ton quartier !

Une seconde plus tard, la demoiselle déchiffrait le nom de la victime sur son téléprompteur : Glenn Holtzmann, trente-huit ans, 57e Rue Ouest, Manhattan.

Une pub ayant démarré, j’appuyai sur la télécommande pour éteindre.

— Je ne pense pas qu’il y ait un autre Glenn Holtzmann dans la 57e, reprit Elaine.

— Je ne le pense pas non plus.

— Pauvre Lisa ! La dernière fois que je l’ai vue elle avait un mari et un bébé en route, et maintenant qu’est-ce qu’il lui reste ? Tu crois que je devrais l’appeler ? Non, bien sûr que non. Je ne l’ai pas fait quand elle a perdu son bébé, je ne vois pas pourquoi je l’appellerais maintenant. Ou alors… si ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— On ne la connaît même pas.

— Non. En plus, elle est sûrement très entourée. Entre les flics, les journalistes et les équipes de télévision… Tu crois pas ?

— C’est ça ou elle n’a pas encore appris la nouvelle.

— Je ne vois pas comment ça serait possible. Les flics ne sont pas censés taire l’identité de la victime tant qu’ils n’ont pas contacté un parent proche ? C’est ce qu’ils disent toujours.

— Oui, c’est comme ça qu’ils sont censés procéder, mais il leur arrive de merder. Ça n’est pas censé se produire, mais les choses qui ne sont pas censées se produire et qui arrivent quand même, ce n’est pas ça qui manque.

— Tu m’en diras tant ! Il n’aurait pas dû se faire flinguer !

— Que veux-tu dire ?

— Mais enfin ! s’écria-t-elle. C’était un jeune homme intelligent, il avait un bon boulot, un appartement génial et une femme qui était folle de lui, il va faire un tour et… ils n’ont pas dit qu’il était en train de téléphoner ?

— Si.

— Peut-être qu’il appelait Lisa pour lui demander si elle n’avait pas besoin de quelque chose chez le traiteur du coin. Putain ! Tu crois qu’elle a entendu les coups de feu ?

— Que veux-tu que j’en sache ?

Elle fronça les sourcils.

— Moi, je trouve ça très inquiétant. Ça change tout, quand on connaît la personne à qui ça arrive, non ? Mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi que ça me paraît très mal.

— Les meurtres, tu sais…

— Non, je ne voulais pas dire moralement. Je voulais dire au sens d’une erreur… d’une erreur cosmique. Glenn n’était pas le genre de type à se faire descendre en pleine rue. Et tu sais pas ce que ça veut dire, ça ? Ça veut dire qu’on est tous dans la merde.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Si ça a pu lui arriver à lui, c’est que ça pourrait arriver à n’importe qui.

 

 

 

La ville entière ne voyait pas les choses autrement.

Le lendemain matin, les journaux ne parlèrent que de ça. Les tabloïdes en avaient fait leur une, même le Times mit la nouvelle en première page. Les télés locales donnèrent le grand jeu. Certaines stations ayant des studios proches du lieu du meurtre, cela ajouta à l’émoi de leurs employés, voire de leurs spectateurs.

Je ne restai pas collé à l’écran, mais vis quand même plusieurs interviews de Lisa Holtzmann, de ses voisins et de divers officiels de la police, dont un détective de la Criminelle de Manhattan et un commissaire de secteur du Midtown North. Tous les flics répétèrent la même chose : ce crime était horrible, on ne pouvait laisser de tels outrages impunis, tous les personnels de la police allaient travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre jusqu’à ce que l’assassin soit mis en prison.

Il ne leur fallut guère de temps pour y parvenir. On avait très officiellement déclaré que le meurtre s’était produit le jeudi soir à neuf heures quarante-cinq, un individu fut arrêté moins d’un jour plus tard. « Un suspect appréhendé dans le meurtre de Hell’s Kitchen, gazouilla-t-on aux flashs d’informations, images à vingt-trois heures. »

À vingt-trois heures, nous regardâmes les images. Nous y vîmes un homme menotté dans le dos. Il avait le visage tourné vers les caméras et, les yeux grands ouverts, il regardait fixement devant lui.

— Putain, mais tu l’as vu, ce type ! s’écria Elaine. C’est un cauchemar ambulant ! Mais… qu’est-ce qu’il y a, mon amour ? Tu ne vas pas me dire que tu le connais ?

— Non, je ne le connais pas, lui répondis-je, mais je l’ai vu traîner dans mon quartier. Je crois qu’il s’appelle George.

— Et… qui est-ce ?

J’aurais été bien incapable de répondre, mais eux non. Ils nous déclarèrent que l’homme s’appelait George Sadecki, qu’âgé de quarante-quatre ans et ancien combattant du Vietnam, sans travail, indigent, il hantait les environs de la 50e Rue. On l’accusait d’homicide involontaire.