15
J’avais appelé Drew Kaplan plus tôt, mais il était au tribunal. Je le rappelai des bureaux de la Waddell & Yount. Sa secrétaire m’apprit qu’elle lui avait transmis mon appel et qu’il pourrait me recevoir à trois heures. Et oui, ajouta-t-elle, Mr Kaplan avait un coffre-fort dans son étude. Au ton qu’elle prit pour m’en informer, je me sentis un peu idiot d’avoir posé une telle question.
J’appelai Lisa Holtzmann et eus encore une fois droit au baratin de Glenn. Quitte à entendre une voix d’outretombe, j’aurais préféré quelque chose de plus informatif. Qu’on me dise seulement de laisser un message ! J’attendis qu’il ait fini et me nommai. Lisa décrocha aussitôt. Je lui dis qu’elle avait rendez-vous avec Drew Kaplan à trois heures, à son étude de Court Street.
— Vous pourrez m’accompagner ?
— J’y comptais bien, lui répondis-je. Je me disais qu’un peu de compagnie ne vous ferait pas de mal.
— J’aurais peur d’y aller toute seule.
Je lui dis que je serais chez elle à deux heures, ce qui nous laisserait tout le temps qu’il fallait. J’avais un autre coup fil à donner (au biper de T. J.), mais je n’avais pas envie de traîner dans les bureaux de la Waddell & Yount en attendant que T. J. me rappelle. Je n’imaginais pas non plus que : « Qui c’est qui veut causer à T. J. ? » plaise beaucoup à la demoiselle du standard. Je sortis, appelai T. J. du coin de la rue, entrai mon numéro à la tonalité et attendis qu’il me rappelle.
Personne ne m’ayant rappelé au bout de cinq minutes, mais pas mal de gens qui cherchaient une cabine m’ayant déjà assassiné du regard, je dépensai un quarter et appelai mon hôtel. Les deux seuls messages qu’on avait laissés dans mon casier émanaient d’un certain T. J. Il ne m’avait laissé que le numéro de son biper. Je glissai un autre quarter dans l’appareil, appelai Elaine et tombai sur son répondeur.
— C’est moi, dis-je. Tu es là ?
Aucune réponse ne venant, j’ajoutai :
— J’aimerais bien te voir ce soir, mais la situation commence à peine à se débloquer. On pourrait dîner ensemble si je finis à temps, ou alors je pourrais passer tard dans la soirée. Je te rappelle dès que j’ai une idée un peu plus claire de la suite des événements.
J’eus l’impression qu’on devait pouvoir ajouter quelque chose, mais, rien ne me venant, la bande arriva en bout de course et m’épargna la peine de chercher plus loin.
J’appuyai sur la fourche et gardai l’écouteur en main en espérant que T. J. me rappellerait. Évidemment, il aurait pu le faire pendant que je parlais avec le réceptionniste ou que je laissais mon message à Elaine, auquel cas il aurait eu droit au signal occupé. Je réfléchissais à la chose lorsqu’un type en costume sombre et petit chapeau rond me demanda si j’allais passer mon coup de fil ou quoi ?
— Non, parce que si c’est que vous voulez un bureau, les immeubles de Broadway où y en a, c’est pas ça qui manque. Même qu’il y en a plus qu’ils n’en veulent. Vous leur causez, ils vous filent un bureau et une chaise et en deux temps trois mouvements et la compagnie du téléphone vous donne un appareil rien que pour vous !
— Je m’excuse.
— Bah, dit-il, pas de problème !
Et il glissa son quarter dans la fente.
Une rue plus loin, je dépensai un autre quarter pour appeler l’intergroupe d’Alcooliques anonymes. Je demandai à la volontaire qui me répondit s’il y avait une réunion de midi dans les environs. Elle me signala un centre communautaire à deux pas de Union Square, j’y arrivai au moment même où ils lisaient le préambule. Je m’assis et me tins tranquille pendant une heure, mais n’eus pas vraiment conscience de ce qui se disait. Il n’empêche : l’endroit était tout aussi propice à la réflexion qu’un autre et le café n’était pas mauvais. Et personne ne s’attendait à ce que je donne plus que le billet d’un dollar que je déposai au fond du panier. N’y aurais-je rien mis du tout que personne ne me l’aurait reproché. Personne ne me suggéra d’aller me louer un bureau, personne non plus ne conseilla au vieux bonhomme qui roupillait deux rangées devant moi de se trouver une chambre d’hôtel.
J’arrivai au croisement de la 57e Rue et de la 10e Avenue avec quelques minutes d’avance. Le portier de service avait changé, mais lorsque je lui donnai le nom de la dame que j’allais voir, il se montra tout aussi soupçonneux que son collègue de la veille. Je lui déclinai mon identité et précisai qu’on m’attendait. Nous devînmes vite de très vieux amis lorsque Lisa confirma mes allégations.
Elle ouvrit la porte au moment même où je frappais et la referma dès que j’eus franchi le seuil. Elle me prit par le bras, juste au-dessus du coude, et me confia qu’elle était contente de me voir.
— Vous avez cinq minutes d’avance, dit-elle, et j’ai bien dû regarder vingt fois ma montre pendant les dix dernières.
— L’angoisse.
— Elle ne m’a pas quittée depuis votre départ hier soir. Depuis que je l’ai découvert, cet argent me fait peur, mais il n’a commencé à être réel qu’à partir du moment où je vous l’ai montré et où nous en avons parlé. J’aurais dû vous obliger à l’emporter.
— Et pourquoi donc ?
— Parce qu’il m’a tenue éveillée toute la nuit ou presque. Il me faisait peur, voilà, tout bêtement peur. À un moment donné, j’ai décidé qu’il n’était pas en sûreté dans la penderie, que c’était même le premier endroit où ils chercheraient.
— Qui ça « ils » ?
— Je n’en ai aucune idée. Je me suis levée, j’ai descendu le coffre de l’étagère et je l’ai caché sous mon lit. Après, je me suis dit que c’était évidemment là qu’ils iraient regarder en premier. À mes yeux, le danger, c’était tout cet argent et je n’avais plus qu’un désir : m’en débarrasser. J’ai même eu envie d’ouvrir le coffre et de tout jeter par la fenêtre.
— Mauvaise idée, ça.
— Vous savez ce qui m’a arrêtée ? J’ai eu peur d’ouvrir la fenêtre. J’ai eu peur de ne pas pouvoir m’empêcher de sauter. De fait, j’en suis arrivée à un point où me tenir près de la fenêtre, même fermée, me terrorisait. En général, je n’ai pas le vertige, mais c’était moins ça que ce qui me courait dans la tête qui me faisait peur. Vous voyez comme je suis ?
— Vous ne m’avez pas l’air mal.
— Vraiment ?
Elle m’avait même l’air plutôt bien. Elle portait un pantalon de flanelle marron, un pull-over à col roulé vert mousse et un blazer bleu marine à boutons dorés. Elle s’était mis du rouge à lèvres et légèrement maquillée. Et parfumée aussi, odeur de sous-bois.
Elle avait préparé du café, je convins que nous avions le temps d’en boire un peu. Après m’en avoir versé une tasse, elle passa dans sa chambre et en revint avec le coffre. Je le lui pris des mains, le soupesai, fis le chiffre 115 à l’aide du cadran et soulevai le couvercle.
— Vous vous êtes rappelé la combinaison, dit-elle.
— Il y a des choses que je n’oublie pas.
Je sortis une liasse de billets, les palpai rapidement et les regardai avec attention. Elle me demanda, sa voix se faisant plus aiguë, s’il y avait quelque chose qui clochait. Je lui répondis que ses billets me paraissaient bons. Il ne s’agissait pas de fausse monnaie et on ne les avait pas mis dans des bocaux à confiture ou enterrés sous une grange en pierre quelque part en Pennsylvanie. Certains étaient plus anciens (les billets de cent circulent plus lentement que les coupures moins grosses et mettent plus longtemps à s’user), mais la plupart avaient été émis dans la décennie en cours. Ils ne faisaient évidemment pas partie du patrimoine légendaire des Holtzmann. Je conclus en lui disant que j’étais content de voir qu’elle n’avait pas jeté tout ce bel et bon argent par la fenêtre.
— J’aurais ôté les bandes de façon à ne blesser personne, dit-elle. Vous voyez quelqu’un se faire tuer par des billets qui tombent du ciel ?
— Ce n’est pas une chose qu’on aimerait avoir sur la conscience.
— Non. Mais je me suis aussi dit que ça serait très joli, tous ces billets qui flottent en l’air, qui volent de-ci, de-là dans la brise… Et pensez un peu ! Tous ces gens que j’aurais rendus heureux !
— Quand même !
Nous descendîmes au rez-de-chaussée et hélâmes trois taxis avant d’en trouver un qui accepte de nous emmener. De nos jours, les chauffeurs de taxis font une demande de permis dès qu’ils ont franchi les contrôles de l’immigration et les six premiers mots d’anglais qu’ils apprennent sont : « Je ne vais pas à Brooklyn. » Deux chauffeurs de taxis nous donnèrent donc à entendre tout leur anglais et s’éloignèrent en souriant. Le troisième, un Nigérian qui parlait l’anglais depuis son enfance, n’avait rien à prouver et semblait prêt à nous conduire où nous voulions. Il ne savait pas comment se rendre à Brooklyn, mais ne fit pas d’histoires lorsque nous le lui expliquâmes.
Bien sûr, le métro aurait été plus rapide et plus simple
— et moins cher d’au moins quinze dollars -, mais quel être un tant soit peu sain d’esprit emporterait trois cent mille dollars pour aller faire un balade en métro ? Autant les jeter tout de suite par la fenêtre.
Drew Kaplan s’assit à son bureau et, attentif, m’écouta lui dire qui était Lisa et pourquoi nous nous trouvions devant lui. Je ne lui cachai pratiquement rien de l’histoire, mais ne lui parlai pas de ce que contenait le coffre métallique que j’avais posé sur son bureau. Lorsque j’en eus fini, il me demanda des précisions sur quelques points mais, pas plus que moi, il ne souffla mot du coffre. Enfin, il renversa son fauteuil en arrière et contempla le plafond.
— Ça aurait bien besoin d’un coup de pinceau, lui suggérai-je.
— Et alors ? Tu as bien besoin d’un coup de ciseau, non ? Mais de là à être assez grossier pour te le signaler…
— Évidemment.
— Ben tiens… Madame Holtzmann, reprit-il ensuite, permettez-moi d’abord de vous présenter mes condoléances. Bien sûr, j’ai lu ce que les journaux ont dit de cette affaire. Je suis désolé pour vous.
— Merci.
— À me fonder sur ce qui vient de m’être rapporté, je pense que vous avez en effet absolument besoin de quelqu’un qui gère vos intérêts. J’imagine que vous avez envie de déposer ceci (du doigt il lui montra le coffre) en lieu sûr. Vous ne m’avez pas dit ce qu’il y avait dedans et je ne vois aucune raison de vous le demander. Cela étant, notre ami Matt ici présent aimerait-il essayer de deviner ? Lui donnerons-nous trois chances ?
— Trois ? répétai-je.
— Mais oui. Allez ! Au hasard.
— Bon, bon, dis-je. Eh bien mais… il pourrait s’y trouver plusieurs défenses en ivoire… importées de Tanzanie en contrebande ?
— Voilà qui est hautement probable.
— Ou bien alors… le juge Crater ?
— Pourquoi pas en effet ? dit-il en s’amusant beaucoup. Il y a longtemps qu’on ne le voit plus.
— Ça nous fait quoi ? Deux coups ?
— Oui, oui. Encore une chance à saisir.
— Voyons, voyons… Et s’il s’y trouvait une somme d’argent substantielle en liquide ?
— Et si, disons par quelque incroyable coïncidence, ce coffret contenait du liquide… Tu ne voudrais pas essayer de deviner d’où il vient ?
— Nonono. Pas la moindre idée.
— Tout aussi mystérieux que ce très mystérieux individu et son appartement ? Bien, bien, bien.
Il posa une main sur le coffre et annonça :
— Je vais donc mettre ceci à l’abri et il sera bien entendu que j’en ignore totalement le contenu et que gardiennage et existence même dudit coffre relèvent du secret. Je vous donne un reçu, Mrs Holtzmann… Mrs ou Ms ?
— Quoi ? Sur le reçu ? Ça m’est égal.
— Non, sur le reçu, je mettrai simplement Lisa Holtzmann. Je voulais juste savoir comment vous préfériez qu’on vous appelle.
— Lisa, lui répondit-elle. Appelez-moi Lisa.
— Très bien. Et moi, c’est Drew. Comme je vous l’ai dit, je vous donnerai un reçu, mais vous devez comprendre qu’il ne saurait être question de vous rembourser ou de vous dédommager via les assurances si jamais cette boîte venait à disparaître suite à un cambriolage. Je vous rembourserai le coffre, mais pas ce qu’il y a dedans.
Elle me regarda. J’acquiesçai d’un signe de tête, elle lui dit qu’elle comprenait.
— Mais soyez tranquille, reprit-il. Je ne vole pas mes clients. Je me contente seulement de les faire casquer plus qu’il ne faut. Au bout du compte, c’est plus lucratif et on passe moins de temps en prison. Lisa, si ce coffre était la seule chose dont on devait s’inquiéter, je vous le prendrais en dépôt et vous ferais payer quelques dollars pour l’entreposer chez moi. Je pourrais aussi vous suggérer d’aller au coin de la rue et d’ouvrir un coffre sous votre nom de jeune fille, ou sous tout autre que vous aimeriez porter depuis toujours.
Il se redressa et se frotta les mains.
— Mais l’enjeu est nettement plus important. Vous avez un appartement auquel ces messieurs et dames des impôts pourraient s’intéresser si jamais votre époux avait décidé de se l’acheter avec de l’argent mal blanchi. Vous avez aussi des primes d’assurance que certes ces messieurs et dames ne devraient pas avoir le droit de confisquer, mais qu’ils pourraient quand même bien geler selon la nature des polices souscrites et la manière dont Monsieur Tout Sourires les a ou ne les a pas déclarées au fisc.
Il fronça les sourcils et se reprit :
— Je vous prie de m’excuser. Je ne voulais pas me moquer de feu votre époux. Toute question de respect mise à part, il n’en reste pas moins vrai qu’il vous a mise dans une drôle de situation et que moi, que voulez-vous ? ça a tendance à me rendre assez sarcastique.
— Mais tout au fond, précisai-je à l’adresse de Lisa, Drew est un ange.
Il m’ignora.
— Il est aussi probable qu’il ait des biens cachés quelque part, poursuivit-il, lesquels biens ne pourront vous revenir que si vous prenez conscience de leur existence. Ce que j’aimerais donc, c’est que vous me signiez un chèque de cinq mille dollars en guise d’avance. Cela devrait couvrir les frais occasionnés par mes premières démarches en votre nom.
Encore une fois, Lisa me regarda. Ce coup-là, je dis :
— Non, Drew, ça ne va pas. Elle ne les a pas.
— Ah.
— Pas à la banque. Les primes d’assurance, elle finira par les toucher, mais pour l’instant ses avoirs se réduisent à un compte sur lequel il y a assez de fric pour couvrir les dépenses ordinaires au jour le jour.
— Je vois.
Je coulai un regard au coffre. Drew le regarda lui aussi, puis m’observa.
— J’aimerais être payé par chèque, dit-il. Imaginons que je sorte une minute dans le couloir et que je ne mette pas ce truc dans mon coffre avant mon retour. Imaginons aussi que Lisa rédige un chèque et que, lorsqu’elle rentre chez elle, elle découvre par hasard, disons… cinq mille dollars dans son frigo ? Disons… juste assez pour qu’après les avoir déposés à la banque, elle soit sûre que son chèque ne m’arrive pas sans provision ? Qu’en penses-tu ?
— Que ça laisserait des traces qui ne lui feraient pas du bien. Qu’il suffirait de mettre le nez dans ses affaires pour savoir qu’elle a déposé cette somme à la banque.
— Oui, tu as raison, dit-il. Merde de merde. Tu me donnes une minute ?
Il se rassit et ferma les yeux. Au bout d’une bonne minute, il les rouvrit et dit :
— Bon, voici comment nous allons procéder. Vous avez apporté votre chéquier, j’espère ? J’aimerais que vous rédigiez un chèque au nom de Drew Kaplan, avocat, pour un montant de deux cents dollars.
— Vous voyez ? m’écriai-je. Ils sont tous pareils. Ils commencent par demander la lune, mais en général on peut les faire baisser à mort.
— Disons que je n’ai rien entendu, dit-il. Avez-vous bien écrit ce que je vous ai demandé : mon nom, suivi de la mention « avocat » ?
Il décrocha l’interphone, appuya sur le bouton et lança :
— Karen ? Vous voulez bien me tirer un chèque sur le compte du bureau ? Payable à l’ordre de Matthew Scudder. Motif du paiement : recherches de renseignements pour le compte de Lisa Holtzmann.
Il épela ce nom pour sa secrétaire, couvrit l’écouteur de sa main et me demanda :
— Renseignements ou informations ? C’est quoi qu’il faut mettre ?
— On s’en fout.
Il haussa les épaules. Et dans l’écouteur il déclara :
— Cent dollars et gardez-le au chaud. Il le prendra quand il sera prêt à partir.
— J’aime assez, lui dis-je. On est associés maintenant ? On partage tout fifty-fifty ?
Encore une fois, il m’ignora.
— Voici ce que je vais faire. Je vais sortir une minute dans le couloir et quand je reviendrai, je ne serai pas du tout surpris de voir que Lisa a dix mille dollars dans son sac à main, dix mille dollars dont elle avait complètement oublié l’existence. Et non, non, non : il ne s’agit pas d’une brutale flambée des prix. Je reviens dans un instant.
Dès qu’il eut quitté la pièce, j’ouvris le coffre, en retirai deux piles de cinquante billets chacune. Lisa les mit dans son sac, je refermai le coffre et fis tourner le cadran. Nous attendîmes en silence que Drew revienne avec mon chèque.
— Cent dollars, dit-il. Maintenant tu peux t’acheter ta Cadillac.
— Tu ne devineras jamais ce que Lisa vient de trouver dans son sac à main ! m’écriai-je.
— Moi, je dirais de l’ivoire de Tanzanie, mais je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’on me détrompe.
Lisa me regarda, je hochai la tête. Elle sortit les deux liasses de billets et les plaça devant lui sur le bureau.
Il soupira et dit :
— On essaie de tout faire dans les règles, on essaie de ne pas prendre d’argent liquide, mais comment pourrait-on servir au mieux son client sans ça, hein ? Et voilà comment les avocats finissent par s’attirer des ennuis.
Il réfléchit encore et ajouta :
— Enfin, c’est une façon de faire. Il y en a d’autres.
Il prit une liasse, la soupesa et me la jeta. Puis il prit l’autre, la feuilleta, poussa un nouveau soupir et la glissa dans la poche intérieure de sa veste.
— Comprenez-vous ce qui vient de se passer ?
— Je crois.
— Si vous n’avez pas tout compris, demandez à Matt. Il vous expliquera. Toujours est-il que maintenant vous avez un avocat et un détective privé à votre service. En plus, vu que par le présent chèque je viens d’engager notre ami ici présent, tout ce que vous pourrez lui dire ou que lui pourra trouver sera aussitôt placé sous le seau du secret qui unit l’avocat à son client. On ne saurait le contraindre à divulguer quoi que ce soit. Pas qu’il le ferait de toute façon, mais de cette manière il s’est mis le cul à l’abri, si vous voulez bien me passer l’expression.
Il souleva le coffre.
— On oublie à quel point l’ivoire peut être lourd. Surtout quand il est importé en contrebande ! Bon, Lisa : on se tient au courant. Vous m’appelez s’il vous arrive quoi que ce soit et vous renvoyez tout le monde sur moi. Ne répondez à aucune question. Ne permettez à personne d’entrer chez vous sans mandat et appelez-moi si jamais quelqu’un vous en mettait un sous le nez. Matthew… c’est toujours un plaisir de te revoir.
Il y avait un taxi à la tête de station du bout de la rue, et le chauffeur ne se troubla point en apprenant notre destination : croisement de la 10e Avenue et de la 57e Rue.
— C’est à Manhattan, lui précisai-je.
Il m’assura que cela ne posait pas de problème. Lisa se demanda pourquoi je lui avais indiqué le bourg(30) : y avait-il donc une 10e Avenue et une 57e Rue à Brooklyn ? Bien sûr que oui, lui répondis-je, et elles se croisaient près de l’endroit où Sunset Park touche à Bay Ridge. Elle m’avoua qu’elle ne connaissait pas du tout Brooklyn et ajouta que si elle s’était déjà rendue à Williamsburg où certains artistes de ses amis avaient des lofts, nous en étions quand même loin… n’est-ce pas ? Oui, lui dis-je, nous en étions en effet assez loin.
Le peu de conversation que nous nous fîmes ensuite ne dépassa pas ce niveau jusqu’au moment où, arrivés à destination, nous regagnâmes son appartement.
— Moi, je vais prendre un petit quelque chose, m’annonça-t-elle. J’ai arrêté de boire de l’alcool quand j’étais enceinte, mais je ne vois pas pourquoi je ne prendrais pas un verre maintenant. Tenez, je crois que je vais prendre un scotch. Et vous ?
— S’il vous reste un peu de ce café…
— Vous ne buvez pas d’alcool ?
— Autrefois, si.
Elle enregistra, commença à dire quelque chose, puis se ravisa. Elle se rendit dans la cuisine et en revint avec du café pour moi et ce qui me parut être un scotch and soda bien allongé pour elle. Nous choisîmes chacun un canapé et passâmes en revue les événements qui s’étaient déroulés à l’étude de Court Street. Si Drew n’avait pas voulu de ses billets, lui expliquai-je, c’était parce que, pour un avocat, c’était le meilleur moyen de se créer des ennuis. Plusieurs avocats défendant des trafiquants de drogue avaient ainsi eu de très sérieux problèmes parce qu’ils avaient accepté que leurs clients les paient en liquide. L’État avait essayé de leur confisquer ces sommes en prétendant que cet argent était le produit d’opérations illicites et avait plusieurs fois réussi son coup alors même que le dossier d’accusation était rejeté par le tribunal.
— Glenn était-il un trafiquant ? me demanda-t-elle.
— Qui sait ? Au point où nous en sommes, personne ne peut dire ce qu’il fabriquait, mais il y a de fortes chances pour que, d’une manière ou d’une autre, cet argent ne soit pas propre. En tout état de cause, ces sommes-là n’ont jamais été déclarées au fisc. Et elles ne sont pas près de l’être dans la mesure où on ne voit pas comment Drew pourrait les déposer à sa banque et donc les inscrire dans ses registres sans qu’un jour ou l’autre on finisse par lui demander d’où elles viennent. Il ne peut tout simplement pas les faire entrer dans sa comptabilité.
— Je croyais pourtant que les gens aimaient bien gagner de l’argent au noir.
— Pas toujours. Dans le cas présent, les sommes qu’il pourrait économiser en ne déclarant pas votre dépôt ne seraient rien comparées aux ennuis qu’il aurait en enfreignant la loi. Sans compter, et c’est plus grave, que deux personnes sont au courant.
— Et ces deux personnes sont…
— Vous et moi. S’il a pris votre coffre, c’est bien évidemment qu’il ne nous croit pas capables de le dénoncer, mais il a quand même assuré ses arrières en me forçant à prendre cinq mille dollars en sa présence. Résultat : mes mains ne sont pas plus propres que les siennes. À ce propos… je peux vous rendre cet argent si vous le désirez.
— Pourquoi ?
— C’est une somme importante.
— N’oubliez pas qu’il y a quelques heures de ça, j’étais prête à tout jeter par la fenêtre.
— Vous n’en auriez rien fait.
— Non, mais j’en avais envie. Il y a quelques jours, je ne savais même pas que cet argent existait. Depuis que je l’ai trouvé, j’ai peur qu’on me le prenne ou qu’on me tue à cause de lui. J’ai peut-être enfin la possibilité d’en garder un peu ou, en tout cas, je peux cesser de m’inquiéter. Bref, que voulez-vous que ça me fasse si une partie de cet argent atterrit dans votre poche et l’autre dans le coffre d’un avocat de Brooklyn ?
Elle ponctua sa question en avalant une bonne gorgée de scotch. Ma mémoire sensorielle en fut ravivée en un éclair – goût vaguement médicinal du scotch rafraîchi ! par quelques glaçons et dilué par le soda, langue qui pique sous les bulles, force de l’alcool. J’en entendis presque la musique de fond – Dave Brubeck, Chico Hamilton, disons. Ou Chet Baker jouant un solo de trompette, puis reposant son instrument pour chanter d’une voix aussi aérienne que ce que buvait Lisa, que cet alcool aussi frais et présent dans ma mémoire, que… merde.
— J’ai quelques coups de fil à passer, dis-je.
— Allez-y. Vous pouvez téléphoner dans ma chambre si vous voulez. Vous serez plus tranquille.
— Non, appeler d’ici ne me gêne pas. j
J’appelai Elaine.
— La journée a été longue, lui dis-je, et elle n’est pas finie.
— On laisse tomber pour ce soir ? j
— Non. J’ai encore des trucs à régler, mais je veux rentrer chez moi, prendre une douche et m’allonger une : demi-heure. Je passe vers huit heures ? On pourrait manger au petit resto du coin. !
— Quel petit resto ? Quel coin de rue ?
— C’est toi qui vois.
— Marché conclu. Huit heures ?
— Huit heures. !
Je coupai la communication, puis appelai T. J. et entrai le numéro de Lisa dès que j’eus la tonalité.
— Un ami qui a un biper, expliquai-je à Lisa. Il va probablement me rappeler dans quelques minutes. Dès que ça sonne, vous ou moi, il faudra décrocher avant que le répondeur ne se mette en route.
— Vous le faites, Matt ? Je n’ai envie de parler à personne. Si ce n’était pas pour vous, vous n’avez qu’à dire qu’il y a erreur de numéro.
— Ils rappelleront tout de suite.
— Qu’ils aillent se faire foutre ! me lança-t-elle en pouffant. Ça fait une paie que je n’ai pas bu d’alcool et je commence à le sentir ! C’était à Elaine que vous parliez ?
— Oui.
— Je l’aime bien, Elaine.
— Moi aussi.
— J’ai chaud, reprit-elle avant de se lever. C’est ça l’ennui quand on a un appartement qui donne à l’ouest. L’après-midi, c’est la fournaise. L’été dernier, j’ai dû tirer les stores tous les après-midi pour empêcher la pièce de chauffer à en faire sauter le climatiseur. Et le soir, il ne fallait pas que j’oublie de les rouvrir pour regarder le coucher de soleil.
Elle ôta son blazer et l’accrocha au dossier d’une chaise.
— Vous pourrez rester pour le coucher de soleil, Matt ?
— Je ne pense pas.
— Nous avons un magnétoscope. Je pourrais le mettre à la fenêtre et essayer de vous enregistrer les derniers rayons du… Hé, merde ! Ça recommence !
— Qu’est-ce qui recommence ?
— J’ai encore dit « nous » au lieu de « je ». J’ai un magnétoscope. Et un coucher de soleil, ça ne s’enregistre pas au magnétoscope. Il faudrait d’abord le filmer en direct et en personne. Il y a bien cette vidéo d’aquarium… vous l’avez vue ?
— Il me semble en avoir entendu parler.
— Glenn l’a louée un soir ! Incroyable, non ? Pour voir à quoi ça ressemblait. C’était assez troublant. C’était comme s’il y avait des poissons dans le poste de télé. Oui, c’était la télé qui devenait l’aquarium. Vous savez pas ce qu’ils devraient faire ?
— Non, quoi ?
— Ils devraient faire des grands écrans de télé qu’on pourrait accrocher aux murs sans fenêtres, ou alors qu’on pourrait mettre dans la fenêtre quand elle donne sur une arrière-cour avec vue sur les canalisations. Et après, il y aurait des vidéos de coucher de soleil et ça serait comme de regarder à sa fenêtre quand on n’en a pas, sauf que ça serait encore mieux parce qu’on pourrait se passer la bande à n’importe quelle heure de la journée… On pourrait se taper un superbe coucher de soleil ! à deux heures du matin… Est-ce que ça n’est pas une : idée géniale ?
— Si.
— En tout cas, moi, je pense que si. Matt, vous savez ce ! que j’aimerais ?
— Non, quoi ?
Le téléphone sonna.
— J’aimerais que vous décrochiez.
C’était T. J., et T. J. se plaignit d’avoir passé toute sa journée à essayer de me joindre.
— J’I’ai retrouvée, dit-il. Et pis j’I’ai perdue.
— Tu as retrouvé le témoin ?
— Elle a tout vu. Ce qu’y a de difficile, c’est d’y faire dire. C’est une timide.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Pas au bigo, Léo. Pas question d’lâcher des noms. En plus, celui qu’elle m’a donné, y a toutes les chances pour qu’y soit faux. Vu que c’est un nom de femme, c’est pas celui qu’elle avait en naissant.
— Un transsexuel ?
— C’est ça : un « TS » comme elle dit. Moi, je croyais que TS, c’était les initiales d’autre chose, mais bon(31). Toujours est-il que j’y ai dit : « Hé ! Tu t’appelles TS, je m’appelle T. J., peut-être qu’on est parents ? » « Quasi qu’on s’rait des jumeaux », qu’elle m’a répondu.
— Elle travaille ?
— Ça, elle travaille beaucoup à essayer d’être une nana ! dit-il. Je suis resté avec elle aussi longtemps que j’ai pu et j’ai essayé de t’appeler… Y a une fois où tu m’as bipé, mais j’ai pas trouvé de téléphone. Et la fois où je t’ai appelé, je suis tombé sur un signal occupé. Quand j’ai enfin réussi à avoir quelqu’un, j’suis tombé sur un type bizarre qui parlait à peine anglais. Alors, mec, que j’y ai dit, qu’est-ce que tu fous à répondre au bigo quand c’est pas pour toi ? Y doit être encore en train d’essayer de comprendre !
— Et tu dis qu’elle a tout vu ? Qu’est-ce qu’elle a vu, au juste ?
— Elle a vu les deux types dont on causait.
— Glenn et George ?
— On peut l’dire au bigo ? Oui, ces deux-là.
— Elle a assisté à la fusillade ?
— Elle dit que non. Elle les a vus juste avant et juste après. Elle a vu celui qu’était par terre et l’autre qui y faisait les poches.
— Ou qui s’était penché sur lui pour ramasser les douilles.
— C’est c’que je m’disais, moi aussi. Probable que t’as des questions à y poser.
— Des tas. Où est-elle ?
— Elle doit traîner dans les parages. Elle avait un rendez-vous chez le médecin à quatre heures et elle a pas voulu que j’l’accompagne. « Écoute, T. J., qu’elle m’a dit, t’as sûrement mieux à faire, non ? » J’ai essayé de la suivre…
— Vraiment ?
— C’est pas ça qu’ils font, les détectives ? Mais faudrait voir à me donner des leçons. J’ai pas été très bon.
— Ce n’est pas facile.
— J’l’ai suivie dans l’métro, mais la rame s’est tirée avant que j’aie pu monter dedans. J’ai sauté la barrière, mais y avait plus rien à faire. Sans parler du p’tit crétin qui voulait me dénoncer au chef de station ! Mec, que j’y ai fait, tu joues les flics, y a un hic ! J’vais m’taper une crise cardiaque !
Il poussa un soupir et ajouta :
— Bon, bref. Je l’ai perdue.
— Et tu pourras la retrouver ?
— J’espère. J’y ai filé mon numéro, j’y ai dit de me biper après sa visite chez le médecin, mais… Si elle le fait pas, je la chercherai partout du côté de chez notre capitaine.
— C’est par là qu’elle travaille ?
— Elle fait l’avenue. Des fois aussi, elle bosse dans West Street, dans le Village. Elle est pas obligée de bosser aussi dur que les autres vu qu’elle a pas de mac et qu’elle carbure pas à la coke.
— À quoi carbure-t-elle ?
— Moi, je dirais au gynéco. Elle met de l’argent de côté pour tout un tas d’interventions… C’est pas croyable les bazars qu’y faut faire quand on est assez givré pour vouloir ce qu’elle veut !
— Dans les vieux films, les putes économisent toujours de l’argent, le repris-je. Mais c’est pour que le petit frère puisse se remettre à marcher.
— Tu m’en diras tant ! Les temps changent.
Je lui dis encore que je serais toujours au même numéro dans un quart d’heure-vingt minutes. Après, je serais à mon hôtel pendant un petit moment, puis j’irais chez Elaine. Mais je n’oublierais pas de brancher le transfert d’appels dès que je quitterais ma chambre, ce qui fait qu’il pourrait continuer à m’appeler au numéro habituel. À n’importe quelle heure, lui précisai-je même. Tard ou pas tard, cela n’avait aucune importance.
La silhouette de Lisa se détachait sur la baie vitrée, les contours de son corps m’apparaissant plus nettement que sous le tissu de son blazer bleu marine. Je fus attiré par ses seins et ses fesses.
— Je vous ai entendu parler de quinze-vingt minutes, dit-elle.
— Si ça ne vous gêne pas.
— Bien sûr que non. C’était à un indic que vous parliez ? Il y a du nouveau ? Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Rien. Je parlais avec un gamin qui travaille pour moi de temps en temps. Ce n’est pas un indic, mais tiens, c’est vrai : j’ai deux ou trois indics auxquels je ferais peut-être bien de demander des choses (mon ami Danny Boy Bell, entre autres). Il a retrouvé un témoin de la fusillade, ou plutôt de ce qui s’est passé juste après. Du nouveau ? Probablement pas. Il va d’abord falloir qu’elle me raconte ce qu’elle a vu, ou cru voir, et que je détermine jusqu’où je peux lui faire confiance.
— Une femme, donc.
— Enfin… pas exactement. Ce qu’elle me dira sera sans doute moins révélateur que ce que j’ai appris ce matin en allant faire un tour à la Waddell & Yount.
— Vous en avez déjà parlé, mais vous ne m’avez pas dit ce que ça avait donné.
Les vingt minutes prévues y passèrent, plus cinq à dix de mieux. Je lui rapportai l’essentiel de ce que m’avait dit Eleanor Yount et le vérifiai en recoupant avec ce que Lisa savait de son mari. Je lui posai encore beaucoup de questions et remplis plusieurs pages de mon carnet. À un moment donné, elle retourna à la cuisine afin de remettre des glaçons dans son drink. À son retour, il me sembla que le contenu de son verre était un plus foncé, mais il se peut que la lumière m’ait joué des tours. Le coucher de soleil n’était plus très loin de commencer.
Pour finir, je me levai de mon canapé et lui dis qu’il était temps que je rentre.
— Je sais, dit-elle. Vous allez retrouver Elaine à huit heures et dîner au petit resto du coin.
— Rien ne vous échappe.
— Je vous avais proposé de téléphoner dans ma chambre, me répliqua-t-elle.
Elle laissa sa remarque flotter un instant en l’air, puis ajouta :
— Mais vous allez d’abord rentrer à votre hôtel pour prendre une douche.
Elle tendit la main et m’effleura la joue à rebrousse-poil.
— Et vous vous passerez aussi un petit coup de rasoir.
— C’est probable.
— Moi, je vais tirer une chaise près de la fenêtre et regarder le soleil se coucher. J’aurais préféré ne pas le faire seule.
Je gardai le silence. Elle me prit par le bras et me reconduisit jusqu’à la porte. Sa hanche frôlait la mienne, je sentais l’odeur de scotch sur son haleine et les senteurs de sous-bois de son parfum.
Arrivée à la porte, elle me dit :
— Appelez-moi si vous découvrez des choses que je devrais savoir.
— Je n’y manquerai pas.
— Ou alors… pour parler ? Il y a des moments où je me sens très seule.