18

 

— Je suis désolé, Tom. Vraiment désolé.

— Oui, je sais. C’est ma sœur qui m’a averti la première, hier soir. Elle venait juste de le voir sur la 4. Officiellement, on ne nous a informés qu’une demi-heure plus tard. Vous vous rendez compte !

— Comment ça s’est passé ?

— Ah, merde, tiens. C’est un autre mec, un prisonnier. Lui aussi était à Bellevue et il s’était disputé avec George. Toujours est-il que ce type a été renvoyé à Rikers, au pavillon psy, enfin… dans l’aile psy, enfin… je sais pas comment on dit, et qu’un ou deux jours plus tard, ç’a été au tour de George de rentrer… et que le mec s’est jeté sur lui et l’a poignardé.

— C’est horrible.

— Et c’est pas tout. Le mec était en fauteuil roulant.

— Celui qui a… ?

— Oui, celui qui l’a poignardé. Paralysé du bassin jusqu’en bas. Ce con peut pas remuer les orteils, mais poignarder George, ça, il peut ! C’est vrai que lui, on l’avait bouclé parce qu’il avait poignardé sa mère. Mais elle s’en est tirée, elle.

— Comment s’était-il procuré le couteau ?

— C’était un bistouri. Il l’avait fauché à l’hôpital.

— Il 1’ avait volé à Bellevue et avait réussi à le faire entrer à Rikers ?

— Ouais. Il l’avait scotché sous son fauteuil. Il avait même mis du chatterton autour de la lame pour pas qu’elle casse. Vous voyez ? Y a des mecs qui sont fous comme des lapins, mais c’est pas ça qui les rend cons.

— C’est vrai.

— Et alors ma sœur m’a dit une chose vraiment bizarre. Elle m’a dit : « Ben maintenant, j’ai plus à me faire de souci pour lui. » Elle avait plus à s’inquiéter que George ait pas assez à bouffer, qu’il soit dans la merde, qu’il ait pas d’endroit où dormir. Même chose que quand elle a dit que ça la soulageait qu’on l’ait collé en prison, alors maintenant, bien sûr… elle doit être encore plus soulagée qu’il soit mort. Le pire là-dedans, c’est que je la comprends. Il est effectivement à l’abri, maintenant. Plus personne pour lui faire du mal et il peut plus se détruire. Vous voulez que je vous dise ?

— Oui. Quoi, Tom ?

— Ça fait à peine un jour qu’il a passé et je me souviens déjà plus de lui de la même façon. Ma grand-mère maternelle avait la maladie d’Alzheimer et avant de mourir, elle était devenue complètement pitoyable. Vous savez ce que ça fait, cette maladie-là ?

— Oui.

— On était tous tombés d’accord que ce qu’il y avait de plus cruel là-dedans, c’était la manière dont ça changeait notre manière de la voir. Parce qu’avant, c’était une costaud, ma grand-mère. Elle avait émigré d’Europe, elle avait élevé cinq enfants, elle parlait quatre langues et faisait la cuisine et le ménage comme si elle était ceinture noire en travaux ménagers et après ça, tout ce qu’on voyait d’elle, c’était une femme qui se bavait dessus ? Une femme qui pissait au lit et faisait des bruits que c’était même pas humain ?

« Ce qui fait que quand elle est morte, ç’a été comme un coup de baguette magique, Matt. Du jour au lendemain, je me suis rappelé comment elle était avant et maintenant c’est tout ce que je me rappelle d’elle. Maintenant, quand je la vois dans ma tête, elle est toujours dans la cuisine avec son tablier, à remuer des trucs sur le fourneau. Faut vraiment que je me force pour la voir dans son lit à la maison de santé.

« Et là, ça commence à être la même chose avec George. Je suis envahi de souvenirs, de choses auxquelles j’ai plus pensé depuis des années. Je le revois avant son service, avant qu’il ait commencé à dérailler. Je le revois quand on était gamins.

Au bout d’un moment, il ajouta :

— N’empêche que c’est triste, tout ça.

— Oui.

— Alors pour ce que vous disiez… qu’il était peut-être innocent… Quelle ironie, hein ?

— Mais ça n’en reste pas moins probable.

— Moi, ma première réaction, c’est d’être en colère. De me dire que s’ils ne l’avaient pas foutu en taule, ça ne serait jamais arrivé. Sauf que c’est des conneries, non ? Parce que faut voir comment il est mort ! Et comment il vivait ! Se faire poignarder par un type en fauteuil roulant ! Des histoires comme ça, quand ça arrive, on ne peut pas ne pas se dire que ça devait arriver. Le destin, quoi. Le karma qu’est pas bon et tout et tout. La volonté de Dieu. Je sais pas, moi. Il devait avoir ça dans sa donne de départ.

— Je comprends.

— Vous voulez que je vous raconte un truc à vomir ? Il y a deux avocats qui m’ont appelé pour me pousser à attaquer la ville de New York. D’après eux, j’aurais le droit de la poursuivre en justice pour homicide involontaire vu que George était sous la protection des autorités municipales et que c’est pas de sa faute à lui s’il est mort. Non mais… vous me voyez attaquer le maire pour ça ? C’est quoi le chef d’accusation ? Cessation de service intempestive ? Et comment dire combien valait sa vie ? En ajoutant les boîtes de bière et les bouteilles consignées qu’il aurait pu se faire rembourser pendant le restant de ses jours ? Et comment on le chiffrerait, ce restant de ses jours ?

— On poursuit beaucoup en justice de nos jours.

— Vous m’en direz tant ! L’année dernière, j’ai même eu un client qui… ah, et puis on s’en fout, tiens. Quand je pense qu’au lieu de s’estimer heureux d’en avoir réchappé, l’Américain moyen qui se fait foudroyer préfère courir chez son avocat pour assigner Dieu devant les tribunaux ! Eh bien, non : je ne veux pas vivre comme ça.

— Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai.

— Bref, dit-il, je tiens à vous remercier d’avoir essayé. Si je vous dois plus que ce que je vous ai déjà versé, faites-le-moi savoir et je vous envoie un chèque.

— Il n’en est pas question. Et si je trouve autre chose…

— Pourquoi trouveriez-vous autre chose ? Mon frère est mort, l’affaire est classée, non ?

— Je suis bien sûr que c’est ça qu’on pense dans les milieux officiels.

— Et dans les miens aussi, Matt. Pourquoi s’acharner à le disculper ? Où qu’il soit en ce moment, ce n’est pas ça qui va changer sa situation, pas vrai ? Il est enfin en paix, Dieu le bénisse.

 

 

 

Je rappelai Joe sans tarder. Avant qu’il puisse me dire quoi que ce soit, je lui lançai :

— Ne commence pas, Joe. Je viens juste d’apprendre que Sadecki s’est fait tuer hier soir.

— Tu serais donc le dernier homme auquel est parvenue la nouvelle ?

— J’ai dormi tard et je n’ai pas acheté le journal. J’ai bien vu les manchettes aux stands, mais comme l’événement n’a pas fait la une… Tout le monde l’a faite sur le sénateur et sa bécasse. Je voulais seulement savoir pourquoi tu étais tellement en colère.

— Et moi, je voudrais seulement savoir pourquoi tu t’acharnes sur un pareil cadavre. Lui filer ce genre de bouche-à-bouche, non…

— L’image est charmante, Joe.

— Bah, que veux-tu ? Je suis un type charmant, moi.

— Écoute, je n’en sais pas plus que ce que vient de m’en dire mon client. Il semblerait que ce soit effectivement un autre prisonnier qui ait fait le coup.

— Un autre fou. Il avait déjà essayé de zigouiller sa mère. Coincé sur un fauteuil roulant ! J’espère qu’on t’a dit ça…

— Oui.

— Parce que c’est quand même la meilleure ! s’esclaffa-t-il. Moi, si j’étais rédacteur en chef du Post, ce qu’à Dieu ne plaise, je laisserais tomber les petites parties de cul du bon sénateur et je collerais le fauteuil roulant en première page. Sans compter que c’est un maigrichon, notre tueur. On dirait un employé de banque, mais bon… faut croire qu’il a de la ressource, ce fumier ! En fauteuil roulant, putain de putain ! Plâtré du haut en bas, il ferait encore peur, ce type !

— Aucun doute sur sa culpabilité ?

— Absolument aucun. Il a fait ça sous le nez des gardiens, pour l’amour du ciel ! Pour un gardien, ça la fout un peu mal, mais qu’est-ce qu’ils pouvaient faire, hein ? Paraît qu’il a été aussi rapide qu’un cobra.

— Mais pourquoi a-t-il fait ça ? On a une idée ?

— Pourquoi les gens font-ils ceci ou cela ? George et Gunther s’étaient disputés à Bellevue. Peut-être George lui a-t-il balancé une méchanceté sur sa mère, du genre qu’elle valait même pas la peine qu’on la tue ?

— Gunther ? C’est comme ça qu’il s’appelle ?

— Oui, Gunther Bauer. Bonne famille de Ridgewood. D’origine allemande. Et tiens… voilà deux mecs, y’en a un qui tue l’autre, et ils sont tous les deux d’origine européenne. Ça n’arrive pas souvent. C’est comme de voir deux boxeurs blancs sur un ring.

— Ça arrive.

— Sur le câble, ouais, et pour des combats qui se déroulent dans le Nord Dakota, à Bismarck. A-t-on fait le tour du problème, Matt ? Non, parce que je suis assez occupé en ce moment.

— Je n’ai qu’une question, lui répondis-je, mais j’ai peur que tu te foutes en rogne si je te la pose.

— Y a toutes les chances, mais vas-y quand même.

— Est-il possible que quelqu’un ait payé ce mec pour qu’il tue George ?

— Comme quoi ? La CIA ? La CIA qui aurait contrôlé le tueur en lui causant dans le plombage de ses dents ? Et après, ce serait à Gunther d’y passer ? Dis, tu regardes beaucoup de films d’Oliver Stone ces derniers temps ?

— Donc, d’après toi, Gunther Bauer n’aurait pas grand-chose à voir avec Jack Ruby.

— Voilà.

— Sauf que c’était la même chose pour Jack Ruby, tu sais ? Tout ce que j’essaie de faire, c’est d’éliminer certaines hypothèses.

— Qu’est-ce que tu cherches ? À soutirer quelques dollars de plus au frangin ? À l’obliger à balancer encore quelques quarters dans le parcmètre ?

— J’ai un autre client.

— Sans déconner ! Ça t’ennuierait de me dire qui ?

— Oui.

— Intéressant, ça. Je crois toujours que tu en fais trop pour ce qu’il y a au menu, mais je passerai ton coup de fil. Après tout…

 

 

 

Je marchai longtemps. Plus d’une heure, c’est certain. Je ne faisais pas vraiment attention au temps qui passait, et ne l’avais pas fait depuis que j’avais commencé mes recherches. La situation était excitante, indépendamment des résultats que je pouvais escompter.

Je ne savais même pas ce dont je disposais vraiment. J’avais écrit des pages et des pages de notes dans mon carnet, renseignements, idées et fantasmes que j’avais voulu répertorier, mais tout cela avait-il la moindre substance ?

Était-il même important que ça en ait ? George Sadecki était mort et son frère avait raison : il n’y avait plus rien à faire. Réhabiliter le pauvre diable était à peu près aussi utile que les efforts déployés par tous les fous qui passent leur vie à laver la réputation de Richard III.

Bien sûr, j’avais un autre client. Et ce client m’avait donné cinq mille dollars que j’avais déposés dans le premier tiroir de ma commode, mais… cet argent appartenait-il vraiment à Lisa Holtzmann ? Se trouvait-il même toujours à sa place ? Je n’étais pas d’humeur à tout accepter sans examen.

Je parcourus plusieurs rues avant d’être sûr et certain que c’était bien Drew Kaplan qui avait eu l’idée de pousser Lisa à m’engager et que cela n’avait rien à voir avec une quelconque manipulation à laquelle je me serais livré de mon propre chef. Non pas pour avoir l’argent de ma cliente, mais pour pouvoir coucher avec elle ?

Encore un sujet de réflexion. La manière dont j’avais terminé la soirée dans son lit. À elle. À lui. À eux. Non, à elle. À nous, pendant les quelques heures que nous y avions passées.

Merde, je ne l’avais même pas appelée ! Je n’étais pas censé lui offrir des fleurs, ça au moins, c’était clair, mais de là à ne pas l’appeler… Si je n’avais pas couché avec elle, je l’aurais probablement déjà fait. Notre petite aventure avait-elle donc changé des choses ?

Probablement. Elle avait probablement tout changé.

Et je n’avais pas appelé Elaine non plus. « Appelle-moi plutôt demain matin », m’avait-elle dit, et je n’en avais rien fait. Il me semblait que si la soirée avait certes beaucoup traîné en longueur, et été du genre désagréable, nous nous en étions plutôt bien tirés et nous étions séparés en assez bons termes – et sans rien laisser en suspens.

Maintenant, des choses en suspens, il y en avait partout.

Je décidai de les appeler toutes les deux dès que je le pourrais, mais pas d’une cabine, pas avec le vacarme des voitures comme bruit de fond. Pour l’instant, je n’avais envie de parler à personne. Je voulais seulement marcher. Il n’y avait pas de meilleur exercice. C’était même ce que toutes les autorités s’accordaient à reconnaître. Vous sortez de chez vous et, pour oublier vos ennuis, vous marchez.

Ben tiens.

 

 

Il devait être aux environs de six heures lorsque j’entrai dans une cafétéria de style italien de la 10e Rue, un peu à l’est de la 2e Avenue. L’endroit, qui s’appelait Caffè Literati, était équipé des inévitables chaises de bois courbé, guéridons en marbre et reproductions de tableaux du Quattrocento. Mais il comportait aussi quelques rayonnages remplis de livres tout ce qu’il y avait de plus réel. Un panneau indiquait d’ailleurs que ces ouvrages étaient à la disposition de la clientèle, mais qu’on pouvait également les acheter au prix indiqué.

Il n’y avait qu’un seul client dans la salle, un type d’une trentaine d’années avec une tête de parieur d’OTB(35). Il était assis devant un journal et travaillait avec une calculette.

Ça sentait la cigarette et le café frais moulu, l’odeur, légère mais reconnaissable entre toutes, des petits cigares Nobili flottait encore dans l’air.

De la musique classique sortait des haut-parleurs. La mélodie me parut familière, mais je fus incapable de lui donner un titre. Je demandai à la serveuse qui m’apportait mon café. Habillée en noir, longs cheveux blonds et lunettes à monture je ne-plaisante-pas, elle avait l’air de quelqu’un qui pouvait savoir.

— Je crois que c’est du Bach, dit-elle.

— Vraiment ?

— Je crois.

Je sirotai mon café et tentai de comprendre ce que je fabriquais. Je sortis mon carnet de notes, en feuilletai les pages et en tirai tout ce que je pouvais en tirer.

Qu’était donc cet US Asset Réduction Corporation ? Une société spécialisée dans la liquidation des biens immobiliers dont le propriétaire ne peut plus régler les traites, c’était probable. Vu l’état de l’économie, ce n’était pas ça qui manquait. Mais pourquoi un célibataire aussi bien installé à New York que Glenn Holtzmann aurait-il voulu traiter avec ce genre de sociétés ? Bonne affaire il y avait eu, mais comment avait-il fait pour se trouver sur ce marché ? Et où avait-il dégoté l’argent nécessaire ? Et pourquoi n’y avait-il pas trace de la transaction ?

Supposons qu’il ait eu du liquide. Et que la US Asset Réduction ait eu pour activité secondaire de blanchir de l’argent sale. On paie avec une pleine valise de billets verts, on vend l’appartement ou on l’hypothèque à mort et on ressort de l’opération avec du bon argent qu’on peut déclarer. Et s’il avait hypothéqué son appartement avec eux ? On liquide à nouveau et on remet ça ?

Mais le coup aurait-il marché ?

Si c’était ça, pourquoi les sommes échangées ne figuraient-elles nulle part ? Pourquoi ne pas les avoir déclarées quelque part alors qu’ils mouraient d’envie d’en faire de l’argent propre ?

Et, bien sûr, ces messieurs lui auraient fourni tous les papiers nécessaires. Bidonnés, naturellement, mais bourrés de renseignements qui n’auraient pas paru suspects au fisc. Mais comment arriver à ce résultat sans que cela figure dans les registres de la ville ?

Et où s’était-il procuré son argent, ce petit salaud ? Je n’en avais toujours pas la moindre idée.

— Boccherini.

Je la regardai d’un air ahuri.

— Ce n’est pas du Bach, dit-elle. C’est du Boccherini. J’ai écouté pour de bon et je me suis dit : non, non, c’est pas du Bach, ça. Alors j’ai vérifié : c’est du Boccherini.

— C’est joli.

— Bof.

J’essayai de réfléchir encore à mon affaire, mais j’avais perdu le fil de mes idées. Le vide complet. Je continuai de siroter mon café en écoutant Boccherini. Il y avait un téléphone en face des toilettes et je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder. Boccherini jouait encore lorsque je cessai le combat et allai téléphoner.

 

 

 

— Dieu soit loué ! s’écria Elaine. Je commençais à m’inquiéter. Ça va ?

— Bien sûr que ça va ! Pourquoi te faisais-tu du souci ?

— Parce que hier soir on a tout raté. Parce que je pensais que tu m’appellerais ce matin. Parce que George Sadecki s’est fait assassiner.

Je lui expliquai pourquoi je n’avais appris la nouvelle que deux ou trois heures plus tôt.

— Le détective, ajoutai-je, est toujours le dernier à savoir.

— J’avais peur que tu le prennes mal.

— Et que ça me pousse à boire ?

— Je craignais surtout que tu te sentes mal.

— Je me sens surtout assez idiot, lui avouai-je.

Je lui rapportai les conversations que j’avais eues avec Joe Durkin et Tom Sadecki. Elle convint que tout cela était plutôt ennuyeux.

— Mais quand on y pense, dit-elle, ça montre seulement que tu t’impliques vraiment dans ton travail. Si tu avais passé ta soirée à regarder la télé en maillot de corps, ou si tu avais pris le temps de déjeuner correctement en lisant le journal…

— J’aurais pu savoir ce que tout New York savait déjà depuis longtemps. Tu redresses assez bien les situations, tu sais, mais je ne crois quand même pas que c’est le genre de choses dont je vais me vanter pour impressionner le client potentiel.

— Ça !

– En tout cas, je ne suis pas rongé par le remords. Je ne suis pour rien dans la mort de George. C’est seulement qu’il m’a fallu du temps pour l’apprendre.

— C’est triste, non ?

— C’est triste, mais ce n’est pas tragique, sauf au sens où toute sa vie l’aurait été. Je suis navré pour Tom, mais il s’en remettra. Ça lui simplifie l’existence et il est assez réaliste pour le reconnaître. Il aimait son frère, mais George ne devait pas être un type facile à aimer. Il aura moins de mal à aimer son souvenir.

Je lui rapportai ce que Tom en pensait, comment la mort de son frère avait déjà changé la manière dont il le voyait, les souvenirs plus anciens et plus joyeux commençant à supplanter les autres. Nous nous étendîmes un peu sur ce sujet.

Puis elle me dit :

— Tu m’attrapes au moment où j’allais sortir. J’ai une conférence à l’hôtel de ville. Tu pourrais peut-être m’y rejoindre ? Je suis sûre qu’il y a encore des places, mais tu risques fort de t’ennuyer à mourir. Veux-tu qu’on se voie après ? Mais pas au Chien bizarre(36).

— Tu viendras de l’hôtel de ville et moi, je veux aller à une réunion d’A A. On dit le Paris Green ? Dix heures et quart ?

 

 

 

— J’ai eu une journée chargée, dis-je à Lisa. George Sadecki a été poignardé par un codétenu, mais j’imagine que tu le sais déjà.

— C’est passé à CNN ce matin.

Tout s’expliquait. Je lui dis un peu ce que j’avais trouvé – et pas trouvé –, aux archives de divers services municipaux et fédéraux. Elle m’informa que Drew lui avait fait signe, mais, pour autant que je puisse en juger, son coup de fil n’avait pas eu d’autre but que celui de faire plaisir à la cliente.

On aurait pu en dire autant du mien.

— Ce soir, je suis assez occupé, lui dis-je enfin. Je t’appelle demain ?

 

 

 

Alors que je téléphonais, un livre avait attiré mon attention sur les rayons. C’était une anthologie de poésie anglaise et américaine du xxe siècle. Je la reconnus tout de suite parce que Jan Keane en avait un exemplaire. Je me dis que je pourrais peut-être y trouver le poème de Robinson Jeffers sur le faucon blessé, mais celui-ci n’y figurait pas, au contraire d’une douzaine d’autres. J’en lus un qui avait pour titre Brille, ô république languissante et compris que l’auteur avait une assez mauvaise opinion de l’humanité, et des Américains en particulier.

Je relus le début de La Terre vaine et les remarques de l’auteur sur les cruautés du mois d’avril. Octobre, me dis-je alors, pouvait être d’une sauvagerie qui n’avait rien à envier à son frère printanier. Je lus encore d’autres poèmes, dont un sur la Première Guerre mondiale. Intitulé Jai rendez-vous avec la mort, il était l’œuvre d’Alan Seeger. Je l’avais déjà lu, mais ce n’était pas une raison pour ne pas le relire.

Il me rappela les vers gravés au pied de la statue du square DeWitt Clinton. Je n’en connaissais pas l’auteur, mais mon volume contenant un petit index, je le découvris sans encombre. Il s’appelait John McCrae et les vers qui ornaient le monument aux morts étaient extraits de la dernière strophe de son poème. Voici l’œuvre en son entier :

 

En terre de Flandres tremble le coquelicot Entre les croix. Rangée après rangée,

Il dit notre place ; dans la nuée, courage,

L’alouette encore chante, et vole,

À peine se fait entendre dans la mêlée.

 

Nous sommes les Morts. Hier nous vivions encore,

Et l’aube et l’or du soir nous attendions,

Aimions et étions aimés. Aujourd’hui, hélas,

Ici, en terre de Flandres, nous gisons.

 

Contre l’ennemi reprend sans cesse la lutte !

Frêles, nos mains te passent le flambeau,

À toi la charge de le bien tenir haut !

Que le pacte tu rompes et nous qui allons mourir

Jamais en terre de Flandres nous ne pourrons dormir,

Quand même et toujours y fleurit le coquelicot.

 

Je m’apprêtais à le recopier lorsque je m’avisai de regarder la page de garde. Il ne m’en coûterait que cinq dollars pour acquérir le volume. Je réglai le livre et mon café et retournai chez moi.

Il était près de dix heures et demie lorsque j’arrivai au Paris Green. Elaine s’était installée au bar et buvait un Perrier. Je m’excusai de mon retard, elle me dit qu’elle avait passé le temps en flirtant avec Gary. Gary, le barman, avait annoncé au début de l’été qu’il ne voulait plus se cacher du monde, et dans l’instant s’était rasé le grand nid à loriots qui lui tenait lieu de barbe depuis que je le connaissais.

Mais, depuis peu, il la laissait pousser à nouveau ?

— L’heure est venue de se planquer, m’expliqua-t-il. Se planquer a du bon.

Nous gagnâmes notre table et passâmes notre commande : grande salade verte « du jardin » pour Elaine, poisson pour moi. Elle m’assura que je n’aurais pas supporté la conférence.

— C’est simple, dit-elle : moi aussi, j’ai détesté. Et pourtant, le sujet m’intéressait.

J’avais emporté le livre. Une fois rentré chez elle, j’y retrouvai le poème et le lui lus.

— C’est pour ça que j’étais en retard, dis-je.

— Tu essayais d’attraper le flambeau ?

— Non, j’ai seulement fait un détour par le square Clinton où les trois derniers vers du poème sont gravés dans la pierre du monument aux morts. Sauf qu’ils se sont gourés.

— Je ne comprends pas.

— La citation est fausse.

Je sortis mon carnet de notes et lui montrai :

— Tiens, voilà ce qu’il y a sur le monument : « Que notre pacte se rompe/Et nous qui allons mourir,/Jamais en terre de Flandres/nous ne pourrons dormir/Quand même et toujours/Y fleurit le coquelicot. »

— C’est pas ce que tu viens de me lire ?

— Pas tout à fait. Ils ont changé « le pacte » en « notre pacte » et « se » en « tu ».. Recopier trois vers et faire deux erreurs !… Et oublier le nom de l’auteur !

— Et s’il avait voulu faire comme les scénaristes désabusés qui enlèvent leur nom d’un scénario, hein ?

— Je ne pense pas qu’il ait été en position de faire quoi que ce soit de ce genre. Les coquelicots, c’est en les bouffant par la racine qu’il a fini la guerre, à mon avis.

— Mais son poème est passé à la postérité… Ça y est ! Voilà ce que j’oublie de te demander depuis plusieurs jours. Tu sais… le truc que tu as dit sur Lisa Holtzmann.

— Quel truc ?

— Quelque chose à propos d’une fille plus verte et plus douce, mais ça peut pas être bien ?

— « Une fille plus douce et plus belle sur des terres plus douces et plus vertes. »

— Voilà ! Ça m’a rendue folle, je connaissais la citation, mais je ne savais pas d’où.

— Kipling, La Route de Mandalay.

— Mais oui, bien sûr ! Et c’est même pour ça que je la connais. Tu n’arrêtes pas de chantonner ça sous la douche.

— On garde ça pour nous ?

— Je n’avais aucune idée de l’auteur. Je croyais que ça sortait d’un film de Bob Hope et Bing Crosby. Y avait pas un film qui s’appelait comme ça ? Ou alors… je suis folle ?

— Ou alors tu as deux fois raison ?

— Ah, c’est malin ! Et donc… c’est du Kipling. Bon, bon. À propos… ça te dirait d’aller te rouler dans des champs plus verts ?

— Avec une fille plus douce et plus belle ? Et comment ! À nous, Rudyard !

 

 

 

Plus tard elle me lança :

— Waouh ! On ne peut pas dire que tu aies perdu la main ! Tu sais quoi, espèce de vieil ours ? Je t’aime.

— Moi aussi, je t’aime.

— As-tu reparlé à T. J. ? J’espère que Julia n’est pas en train de lui apprendre à s’habiller comme il faut.

— Il s’en sortira.

— Comment as-tu deviné qu’ils s’étaient trompés sur le monument ?

— Je me souvenais du poème.

— Dis donc ! Quelle mémoire !

— Pas vraiment. En fait, je ne connais le poème que depuis quelques jours. Si j’avais eu la mémoire que tu crois, j’aurais tout de suite su qu’ils s’étaient gourés. Ce poème, je l’ai étudié à l’école.