CHAPITRE 39

14 octobre 1963

 

« Gordon… C’est Claudia Zinnes, ici. Je voulais vous dire que nous avons perdu l’effet anormal pendant le week-end. Et vous ?

— Je n’étais pas en vacation. Désolé.

— De toute façon, ça n’aurait servi à rien. Ce drôle de truc a tout simplement disparu.

— Ça lui arrive souvent.

— Mais on va continuer.

— C’est bien, c’est bien… Moi aussi, Claudia. »

 

Gordon passa un après-midi sur les cartes stellaires. Il esseyait de déterminer la position du point indiqué dans la constellation d’Hercule. Il se trouvait au-dessous de l’horizon durant une bonne partie de la journée. S’il s’agissait de tachyons, ils se propageaient en ligne droite, exactement entre Hercule et son dispositif de résonance magnétique nucléaire. Lorsque la Terre se trouvait entre lui et Hercule, les tachyons étaient probablement absorbés. Ce qui signifiait que, pour capter le signal, il devait attendre qu’Hercule monte au-dessus de l’horizon.

« Claudia ?

— Oui… Je ne vous ai pas appelé parce que…

— Je sais, je sais… Écoutez, ces coordonnées que nous avons… Elles correspondent à la constellation d’Hercule. Je crois que nous aurions plus de chance si nous limitions l’écoute à certaines heures. Par exemple… vous avez de quoi noter ? Je viens juste de faire les calculs. Ça se situe entre 6 heures le soir et… »

Mais Columbia, pas plus que La Jolla, ne capta le moindre signal aux heures qu’il avait données. Est-ce qu’il pouvait y avoir une interférence ? Cela compliquerait encore les choses mais quelle pouvait être la cause ? Gordon prit les relevés et fit une estimation des périodes de réception. La plupart correspondaient aux heures où Hercule, sans aucun doute, était au-dessus de l’horizon. Mais, dans certains cas, l’heure de l’observation n’était pas notée et dans d’autres Hercule était certainement sous l’horizon. Gordon avait toujours été partisan du principe du Rasoir d’Occam : Il ne faut pas multiplier les entités au-delà de la nécessité. Ce qui signifiait dans ce cas que la meilleure théorie était la plus simple. Celle de l’interférence était simple, mais il semblait qu’il devait tenir compte des périodes où Hercule se trouvait sous l’horizon. Ces points étaient peut-être faux, ou peut-être pas. Plutôt que d’opter pour une conclusion, Gordon décida de poursuivre les essais et de laisser parler les données.

 

Depuis quelques semaines, Gordon enseignait l’électricité classique et le magnétisme en utilisant le texte standard de Jackson. Les notes de cours qu’il avait préparées seraient bientôt épuisées et il avait pris du retard dans ses corrections de problèmes. Le blizzard familier s’était abattu sur lui : convocations de comités, discussions de bureau avec les étudiants, contrôle du travail de Cooper, dialogues avec Cooper, préparation de séminaires… La classe de troisième cycle de première année s’annonçait bien, pour autant que Gordon pouvait en juger en notant les problèmes. Burnett et More étaient les plus doués. Au milieu, il y avait des éléments prometteurs : Sweedler, Coon et Littenberg, plus particulièrement. Les jumeaux de l’Oklahoma faisaient un travail inégal et ils avaient une tendance plutôt irritante à le contredire. Mais ça venait peut-être de lui. Il était plutôt irritable, ces derniers temps…

« Hé ! Tu as une minute ? »

Il leva les yeux. C’était Ramsey.

« Oui, bien sûr.

— Je voulais te parler de cette conférence de presse que nous allons donner, Hussinger et moi.

— Une conférence de presse ?

— Oui… Nous allons… enfin, nous avons l’intention de leur annoncer nos conclusions. Ça paraît drôlement important. »

Ramsey restait sur le seuil, immobile. Il semblait avoir perdu toute sa vivacité habituelle.

« Éh bien… bravo. C’est très bien, dit Gordon.

— On avait l’intention de nous servir de cette configuration moléculaire que je t’ai montrée. Tu sais, celle que nous devions publier ensemble.

— Tu as besoin de l’utiliser ?

— Oui, ça rend notre rapport plus fort, tu comprends.

— Mais comment comptes-tu en expliquer l’origine ? »

Ramsey prit un air navré. « Oui, bien sûr, c’est là que ça coince. Si je dis qu’elle vient de tes expériences, il y a des gens qui penseront que tout ça ne vaut rien.

— Je le crains.

— Pourtant… Écoute… » Ramsey leva les mains. « En même temps, on risque d’être plus convaincants. Rien qu’en voyant la structure…

— Non. » Gordon secoua vigoureusement la tête. « Je suis certain qu’on te croira, sur la seule base de tes expériences. Pas la peine de venir me chercher.

— Pourtant, c’est un beau travail », dit Ramsey, qui semblait peu convaincu.

Gordon sourit. « Laisse tomber, d’accord ? Laisse tomber.

— Si c’est ton opinion…, O.K. », fit Ramsey, et il disparut.

 

Cette conversation avec Ramsey lui avait paru distrayante. Elle lui avait un peu rappelé l’existence du monde réel. Pour Ramsey et Hussinger, la publication de leurs recherches était un événement crucial. Une conférence de presse serait comme un sceau personnel et supplémentaire sur leur travail. Mais Ramsey savait bien que rien ne serait arrivé sans Gordon, et cette idée le tracassait. La procédure logique était d’abord d’obtenir le consentement de Gordon pour une publication séparée, avec un remerciement chaleureux au bas de l’article. Gordon rapporta sa conversation à Penny, ce soir-là. Il lui dit à quel point l’enchaînement des faits lui semblait étrange, maintenant. C’était le résultat qui justifiait toute science. Les accolades n’étaient qu’une récompense mineure, secondaire. Les êtres humains devenaient des chercheurs parce qu’ils aimaient résoudre des énigmes et non pour gagner des prix. Penny approuva et lui dit qu’elle comprenait un peu mieux Lakin. Il avait passé le stade où il pouvait encore faire une découverte fondamentale. Après quarante ans, l’invention scientifique avait tendance à s’étioler. Lakin se réfugiait donc dans les honneurs, les accolades, tous les talismans matériels de la réussite.

Gordon hocha la tête.

« Oui… Lakin est un opérateur sans valeur propre réelle. » C’était une plaisanterie de physicien particulièrement obscure, et Penny ne la comprit absolument pas. Mais Gordon, lui, rit pour la première fois depuis longtemps.

 

« Éh ! vous êtes encore là ? »

Gordon se détourna de l’oscilloscope et vit Cooper sur le seuil du labo. « Oui, j’essaie de prendre de nouveaux relevés.

— Bon Dieu, il est tard ! Je passais juste pour prendre quelques bouquins et j’ai vu la lumière. Vous êtes là depuis que je suis parti dîner ?

— Euh… oui. J’ai grignoté des trucs des distributeurs.

— Merde, c’est dégueulasse.

— Tout à fait », dit Gordon en revenant à l’oscilloscope.

Cooper s’avança et son regard s’arrêta brusquement sur les feuilles de relevés éparpillées sur la table de travail.

« Ça ressemble à mes tracés.

— Assez, oui.

— Vous êtes sur l’antimoniure d’indium ? Vous savez, Lakin m’a demandé pourquoi vous passiez autant d’heures au labo. Il voudrait bien savoir ce que vous faites exactement.

— Pourquoi ne me le demande-t-il pas lui-même ? »

Cooper eut un haussement d’épaules. « Écoutez, je ne tiens pas à…

— Je sais. »

Il émit quelques commentaires parfaitement neutres et se retira. Toute cette semaine, Gordon avait assumé toutes ses tâches normales dans la journée, réservant la soirée et une partie de la nuit aux relevés. Il attendait. Il guettait. Il y avait bien quelques interférences en jaune dans certains tracés, mais pas vraiment de signaux. Ce n’était que du bruit, en fin de compte. Dans le souffle des pompes, les tintements électroniques, il pensait aux tachyons. Les tachyons. Des particules qui allaient plus vite que la lumière. Invraisemblable. Il avait soulevé cette idée devant Wong, qui était un physicien des particules, et il avait eu droit à la réplique habituelle : les tachyons violaient la loi de la relativité restreinte et, de toute façon, il n’y avait aucune preuve de leur existence. Les tachyons… Comment pouvaient-ils voyager à travers l’univers en moins de temps qu’il n’en fallait à un photon émis par les tubes froids du labo pour atteindre la rétine de Gordon Bernstein ? Non, cela allait à l'encontre de la raison.

Sur les courbes de résonance, les signaux apparurent brusquement. Gordon avait mis au point une nouvelle méthode de décryptage et il put lire les séquences en morse presque immédiatement.

 

MENACE OCÉAN

 

Quelques instants plus tard, une autre rafale d’interférences.

 

CAMBRIDGE LABO CAVENDISH

 

Puis, un passage de bruit. Gordon hocha la tête. Il se sentait bien, seul ici, comme un moine dans sa cellule. Il travaillait. Penny n’aimait pas cela, mais c’était une sorte d’effet secondaire dont il ne devait pas trop se préoccuper. Elle n’arrivait pas à comprendre que, parfois, on ne pouvait interrompre un effort, qu’il suffisait de ne pas céder pour que la réalité cède.

Quand l’écran redevint vide, il reprit son souffle et partit faire un tour dans les couloirs silencieux pour lutter contre la somnolence qui le gagnait. Quelqu’un avait collé une grande feuille d’ordinateur devant le labo de Grundkind. Un étudiant désabusé avait écrit tout en haut :

 

Toute expérience peut être considérée comme réussie dès lors quil nest pas nécessaire de rejeter 50 % des mesures effectuées pour corroborer la théorie.

 

Gordon eut un sourire. Le public considérait la science comme quelque chose d’absolu, une sorte de dépôt en banque, du solide. Sans jamais soupçonner que la plus infime des erreurs pouvait conduire n’importe qui à des résultats totalement erronés. D’autres étudiants, bien sûr, avaient apporté leur contribution au poster :

 

La Mère Nature n’est qu’une pute.

La probabilité d’un événement est directement proportionnelle à son opportunité

Si vous glandez suffisamment longtemps sur quoi que ce soit vous finirez par trouver.

Une courbe trafiquée vaut mieux qu’un millier de mots mal trouvés.

Une analyse n’est jamais complètement ratée — elle peut toujours servir de mauvais exemple.

L’expérience varie en fonction directe du matériel détruit.

 

Il s’offrit une barre de Hershey au distributeur et regagna le labo.

 

« Grands dieux ! s’exclama Penny en le retrouvant le lendemain matin. Tu as l’air de quelqu’un qu’on vient de retrouver dans une vieille malle au fond d’un grenier !

— Oui… J’ai un cours dans une heure. Qu’est-ce qu’il y a dans le garde-manger ?

— Presque rien à manger.

— Bon, ça suffit, comme tu le dis si souvent.

— Des céréales.

— J’ai faim.

— Alors, tu as droit à deux bols.

— Écoute, il faut que j’aille travailler.

— Ça t’a vraiment secoué, hein, de ne pas être promu ?

— Tu dis n’importe quoi.

— C’est ça, n’importe quoi.

— Il faut que je trouve.

— Zinnes. C’est de cette femme dont tu as besoin.

— Pour confirmer ce que je sais ? Oui. Mais nous ne comprenons toujours pas. »

Il prit ses céréales. En jetant le paquet dans la poubelle, il aperçut une demi-bouteille de bourgogne Brookside. « Tu restes ici ce soir ? lui demanda Penny.

— Euh… oui.

— J’ai reçu une lettre de ma mère.

— Mmm…

— Ils t’ont trouvé plutôt bizarre.

— Ça, ils ont raison.

— Tu aurais pu faire un effort.

— Je trouve que j’ai été relax et très WASP [10], non ?

— Relax et dans les vapes.

— J’ignorais que c’était si important.

— Non, ça ne l’était pas. Mais je pensais seulement…

— Écoute, il y aura bien d’autres occasions.

— Il y a eu un appel pour toi.

— … Peut-être pour Thanksgiving, tiens…

— Hon, hon…

— Tu sais, nous n’avons pas vu grand-chose de San Francisco.

— L’appel venait de New York. »

Il se figea au-dessus de son bol de céréales. « Comment ?

— L’appel. Il venait de New York. J’ai donné le numéro de téléphone de ton bureau.

— Je n’y étais pas beaucoup, tous ces temps. Qui était-ce ?

— Il ne me l’a pas dit.

— Tu as demandé, seulement ? — Non.

— Demande, la prochaine fois.

— À vos ordres, monsieur.

— Oh !… merde. »

 

Le San Diego Union titrait : LE RÉGIME VIETNAMIEN RENVERSÉ.

Gordon, en regardant les photos de cadavres dans les rues, songea à Cliff. LUnion disait qu’il s’agissait d’un coup d’État militaire classique. Ngo Dinh Diem avait reçu une balle dans la tête et c’était terminé. L’administration de Kennedy déclarait qu’elle n’avait absolument rien à voir avec ça tout en déplorant les événements. Par ailleurs, le département d’État estimait que le conflit connaîtrait peut-être de nouveaux développements positifs. Peut-être, se dit Gordon. Il jeta le journal dans la poubelle du labo.

 

Gaudia Zinnes avait relevé quelques fragments du message, mais pas la totalité. Le niveau de bruit fluctuait sans cesse. Gordon en vint à se demander s’il n’avait pas affaire à un nouvel effet qui se surimposait aux périodes de visibilité d’Hercule. Le faisceau de tachyons n’était peut-être pas suffisamment précis. Ce qui pouvait expliquer les fluctuations du signal. Il mit de côté ces idées, avec d’autres intuitions. Pendant ses longues soirées de veille devant l’écran de l’oscilloscope, cela devenait un puzzle familier. Lentement, patiemment, il essayait de rassembler les pièces. À la base, il y avait l’apex solaire. Mais il aboutissait à une conclusion qu’il avait de la peine à croire. Il essaya de s’en écarter. Après tout, il pouvait trouver aussi facilement une autre explication. Mais Wong avait fait état de l’argument de causalité qui s’opposait à l’existence des tachyons. Il existait donc un rapport mal défini. Sur ce point, la loi du Rasoir d’Occam ne semblait pas très utile. Tout le problème, en fait, évoquait plutôt Alice au Pays des Merveilles. Ce qui impliquait, se dit-il, qu’il était encore plus important de s’en tenir aux faits, aux chiffres, aux données les plus strictes. Des nombres, pensa-t-il. Une bonne série de nombres et je serai demain le maître du monde… Il eut un rire silencieux.

 

Il s’était assoupi. Il s’éveilla en sursaut et se frotta les yeux. Et puis, son regard se posa sur l’enregistreur.

Des lignes brisées. Les courbes lyriques de résonance étaient déformées par des interruptions soudaines.

Il réembobina la bande. S’il avait manqué le début…

Mais non. Il était bien là. Il commença le décodage.

NEUROM I OL AJ ÉCRIRE GUILLEMET MESSAGE REÇU LA JOLLA GUILLEMET SUR PAPIER PLACÉ DANS COFFRE DÉPÔT FIRST FEDERAL SAVINGS SAN DIEGO AU NOM DE LAN PETERSON DEVEZ VOUS ASSURER DE TRENTE-SIX ANNÉES DE SÉCURITÉ ENVOYONS CE MESSAGE POUR CONTRÔLER RECPTION DE TRANSFWRSDICMRDJ PROVOQUANT DINOGLAGELLES ET PLANCTONIQUES ASVDLU AHXDURO PLLMP

 

L’employé le regardait fixement.

« Oui, c’est exact, nous disposons de coffrets de dépôt libre. Mais jusqu’à la fin de ce siècle !… »

Il haussa les sourcils. « Mais vous le proposez bien, n’est-ce pas ?

— Oui, certes, mais…

— C’est dans toute votre publicité.

— Certainement. Cependant, notre intention…

— Votre pub dit que je peux disposer d’un coffret de dépôt dès l’instant que je maintiens un solde minimal de vingt-cinq dollars. Est-ce exact ?

— Très certainement. Mais, comme je m’apprêtais à vous le dire, nous proposons cela en tant qu’offre initiale afin d’encourager la clientèle à ouvrir un compte chez nous. La compagnie n’a sûrement pas le désir d’ouvrir un tel service indéfiniment, sur la seule base d’un…

— Votre publicité ne chicane pas, elle.

— Je ne crois pas que…

— J’ai raison et vous le savez. Vous voulez que je demande à voir votre directeur ? Vous êtes nouveau ici, n’est-ce pas ? »

L’employé conserva une expression de marbre.

« Éh bien… il semble que vous ayez découvert un aspect que nous n’avions pas prévu… »

Gordon grimaça un sourire, sortit la feuille de papier jaune de son enveloppe et la posa sur le comptoir.