CHAPITRE 37

 

Marjorie espérait que John rentrerait un peu plus tôt. Durant toute cette semaine, il avait travaillé jusqu’après minuit. Elle regarda son verre vide tout en se passant la main dans les cheveux. Un autre verre ? Peut-être pas. Elle en avait déjà pris trois. Est-ce que c’était vraiment comme ça que l’on devenait alcoolique ? Elle se leva brusquement et mit la stéréo au volume maximal, et la radio en même temps. Une véritable cacophonie se déversa dans la pièce. Un orchestre de jazz affrontait un trio de chanteurs sud-américains. Un peu de vie. Marjorie s’étendit à nouveau sur le sol en allumant toutes les lumières de la pièce. Au diable les économies d’énergie. Elle avait les nerfs à cran et sa vision n’était plus très nette. Après tout, est-ce qu’elle avait une bonne raison pour rester sobre ? Elle prit son verre et se dirigea vers le bar.

Elle s’arrêta au milieu de la pièce. Elle avait entendu quelque chose. Lottie aboyait furieusement. Elle l’avait enfermée dans la buanderie. Elle hésita un instant, puis éteignit la radio et la stéréo. Oui, cette fois, elle avait bien entendu la sonnerie de l’entrée. Mais qui pouvait ?… On sonna à nouveau. Puis on frappa à la porte. Quelle idiote elle faisait ! Comme si un voleur pouvait frapper à cette heure ! C’était un ami, sans aucun doute. Oui, Dieu merci, quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui passerait la soirée avec elle ! Elle se précipita dans l’entrée, éclaira le porche. Elle distingua une silhouette derrière le vitrail et la panique s’empara à nouveau d’elle. Au loin, il y eut un roulement de tonnerre. Elle inspira à fond, s’appuya contre la porte et, aussi calmement qu’elle le pouvait, elle demanda : « Qui est-ce ?

— Ian Peterson. »

Durant un instant, elle fixa la porte sans répondre, puis elle ôta la chaîne et ouvrit les deux verrous.

Il avait les cheveux hirsutes. Il ne portait pas de cravate et sa veste était froissée. Elle se sentit brusquement horriblement gênée en se rendant compte de l’allure qu’elle pouvait avoir, avec son verre vide dans la main et… Seigneur ! tout ce qu’elle portait c’était une vieille tenue de bain… Il faisait tellement chaud. Elle essaya désespérément de cacher son verre tout en tirant sur les plis de sa minirobe.

« Oh ! monsieur Peterson… Je… Éh bien, John n’est pas là. Il… En fait, il est encore au laboratoire.

— Vraiment ? Je comptais le trouver ici.

— Éh bien, je crois que vous pourriez… »

Un souffle de vent balaya les feuilles qui retombèrent en pluie humide sur les épaules de Peterson.

« Oh ! » s’exclama Marjorie.

Il s’avança et elle ferma la porte.

« Mon Dieu, c’est la tempête ! fit-elle.

— Elle arrive.

— C’était comment, sur la route ?

— Plutôt difficile. En fait, j’étais alité depuis plusieurs jours, dans un hôtel, un peu au sud d’ici. Dès que je me suis senti remis, j’ai décidé de rendre visite à John pour voir s’il n’y avait pas du nouveau…

— Éh bien, je ne pense pas, monsieur Peterson. Il…

— Ian, je vous en prie.

— Éh bien, Ian, John s’est battu pour trouver du fuel pour le labo. Il dit qu’il ne peut plus se fier au service commercial pour cela. Et ça lui a pris pas mal de temps.

Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il continue à émettre.

Peterson hocha la tête.

« Bien. Je suppose que c’est ce que l’on peut espérer de mieux. C’était une expérience passionnante. » Il sourit. « Je suppose aussi que j’y croyais un peu.

— Mais est-ce qu’il peut encore ? Je veux dire…

— Je crois qu’il y a quelque chose, dans ce processus, qui nous échappe. Je dois admettre que ce qui m’intéressait avant tout dans ce travail, c’était l’aspect purement scientifique. Une faiblesse de ma part, sans doute. Une dernière. Comme de jouer aux cartes sur le Titanic. Ces derniers jours, j’ai eu l’occasion d’y réfléchir. J’ai quitté Londres en pensant que tout allait bien, et je suis retombé malade. J’ai essayé de me faire admettre dans un hôpital mais ils n’avaient plus un seul lit. Alors je me suis installé à l’hôtel, le temps que les derniers effets disparaissent. Pas la moindre nourriture. C’est le traitement. J’ai occupé mon temps à penser à l’expérience. Pour me distraire.

— Mince alors ! Entrez, asseyez-vous. »

Dans la lumière, elle vit qu’il était pâle et amaigri. Ses yeux profondément enfoncés avaient une expression un peu hagarde.

« Cette maladie… Est-ce que c’est…

— Oui. Les nuages. Même lorsque tout le système digestif a été nettoyé, il subsiste des troubles métaboliques.

— Nous avons mangé des conserves. La radio prétend que c’est préférable. »

Il grimaça. « Oui, c’est ce qu’ils conseillent. Ce qui signifie qu’ils ne disposent encore pas de solutions pour le traitement des cultures. J’ai appelé mon Sectronic aujourd’hui. J’ai appris certaines petites choses que le public ignore encore, je suppose.

— C’est très grave ?

— Grave ? C’est tout simplement désastreux. » Il se laissa tomber sur le sofa. « Malgré toutes les prévisions que l’on peut faire, quand ce genre de chose se produit vraiment… Cela semble irréel…

— Je croyais que personne n’avait prévu ça.

Il hésita en clignant des yeux, comme s’il ne parvenait pas à bien voir.

« Non… Je veux parler de toutes ces projections… Tellement mathématiques… » Il secoua la tête. « En tout cas, essayez de manger le moins possible. Je soupçonne comme les experts — qu’ils aillent se faire foutre — que les effets sont en train de modifier totalement nos vies. Nous manquons de produits nécessaires pour purger nos systèmes et… certains pensent que la biosphère est définitivement atteinte.

— Éh bien, commença-t-elle, avec une étrange émotion, si vous pensez que… »

Peterson parut brusquement changer d’humeur.

« Mais ne nous laissons pas abattre par ça, Marjorie. Je peux vous appeler Marjorie ?

— Bien sûr.

— Et vous, comment allez-vous ?

— Pour dire la vérité, je me sens un peu éméchée. Je me sentais nerveuse, toute seule ici, et j’ai pris un ou deux verres. Je crois que ça m’est monté à la tête.

— C’est probablement ce qu’il y a de mieux à faire. Est-ce que je peux boire quelque chose pour que nous soyons à égalité ?

— Je vous en prie. Vous pouvez vous servir tout seul ? Je ne sais même pas ce qu’il y a. Je suis au Pernod. »

Elle l’observa tandis qu’il traversait la pièce. Il se pencha sur les bouteilles pour examiner les étiquettes. Sans le quitter des yeux, elle mit la tête dans sa main et ferma les yeux. Elle le sentit qui revenait, qui se penchait sur elle.

« Ça va, Marjorie ? »

Elle n’osa pas affronter son regard. Elle rougissait. Il avait posé la main sur l’appui du fauteuil. Elle remarqua qu’il avait le poignet fin. Ses poils étaient noirs sur la peau claire. Il portait une montre en or. Elle se sentait totalement incapable de bouger.

« Marjorie ?

— Excusez-moi. J’ai… très chaud, Ian.

— Je vais ouvrir une fenêtre. C’est vrai que l’on étouffe ici. »

La main de Ian quitta son champ de vision et elle sentit l’air frais de la nuit sur son front.

« C’est mieux, murmura-t-elle. Merci. »

Elle se laissa aller en arrière et le regarda. Après tout, il n’avait rien de tellement spécial. Il était pas mal, sans plus. Elle répondit à son sourire.

« Je suis désolée, dit-elle, mais je me sens plutôt bizarre ce soir. Cette histoire de nuages, et Greg Markham et… on ne sait pas où on va. Mais… enfin… on est heureux d’être encore en vie. Excusez-moi… Je dis un peu n’importe quoi… C’est seulement que… que nous sommes si impuissants. Je voudrais faire quelque chose.

— Mais vous dites des choses très sensées, Marjorie. »

Le tonnerre ébranla brusquement la maison.

« Dieu du ciel ! Il n’est pas tombé loin ! » s’exclama Marjorie. Elle se fit aussitôt la réflexion qu’elle était beaucoup trop émotive. Elle eut un frisson.

« Je me demande s’il y a encore ces organismes dans la pluie.

— Probablement.

— J’ai entendu dire qu’il y avait une femme du coin qui avait un refuge pour chats. Elle gardait toutes ses conserves pour eux. Elle va mourir de faim.

— Complètement fou, dit-il avant de prendre une longue gorgée d’alcool.

— Vous avez entendu les nouvelles à propos du Couronnement ? Ils ont annulé les préparatifs.

— Mon Dieu, fit Peterson d’un ton sarcastique, j’espère bien que le peuple va se révolter. »

Elle sourit. Il y eut un éclair, puis un nouveau roulement de tonnerre. Elle se redressa d’un bond, effrayée. Ils se regardèrent puis, brusquement, se mirent à rire.

« Quand on l’entend, on ne risque plus rien, dit Peterson. C’est l’éclair qui compte. »

Maintenant, elle se sentait très bien. Elle était heureuse qu’il soit ici ce soir, pour repousser un peu la solitude et la peur.

« Vous avez faim ? Vous voudriez manger quelque chose ?

— Non, vraiment. Relaxez-vous. Ne jouez pas l’hôtesse. Si j’ai besoin de quelque chose, je saurai me servir.

Il lui adressa un sourire tranquille. Est-ce qu’il entendait cela à double sens ? se demanda-t-elle. Il avait certainement l’habitude de se servir en n’importe quelle occasion. Ce soir, pourtant, il avait l’air un peu moins sûr de lui, plus…

« C’est bien de vous avoir ici, dit-elle. J’étais si seule depuis que les enfants sont partis, avec John qui travaille tard.

— Oui, j’imagine… »

La lumière s’éteignit dans un grondement de tonnerre spectaculaire.

« Si, vraiment, ça me fait du bien. Par exemple, maintenant, j’aurais peur que quelqu’un ait coupé la ligne, ou je ne sais quoi…

— Non, c’est vraiment une panne, c’est tout. Un poteau abattu par le vent, probablement.

— Cela se produit de plus en plus souvent. J’ai des bougies à la cuisine. »

À tâtons, elle se fraya un chemin entre les meubles.

Elle trouva très vite les allumettes, puis les bougies. Elle en disposa trois dans un chandelier et les alluma. Le cliquetis du réveil, sur une étagère, la fit sursauter. Elle se retourna. Ian était sur le seuil. Il entra. Il regardait le réveil qui faisait un bruit d’engrenage mal graissé.

« Oh ! j’ai trouvé ça dans le garage en rangeant les affaires ! dit-elle. Avec les coupures, je crois qu’une bonne vieille mécanique est préférable… Il fait un drôle de bruit, n’est-ce pas ?

— Peut-être faudrait-il mettre un peu d’huile…

— C’est ce que j’ai fait. Mais il y a sûrement une pièce à réparer. Vous savez qu’il est presque à l’heure ? »

Il la regarda ranger les allumettes. Elle s’aperçut que la clarté des bougies projetait des ombres dansantes, et d’autres parfaitement nettes. Celles des rayons en bois de pin que John avait montés, par exemple.

— C’est intéressant, murmura Ian, cette habitude que nous avons de vouloir toujours connaître l’heure exacte, quoi qu’il advienne…

— Oui.

— Comme si nous avions encore des rendez-vous importants.

— Oui. »

Le silence se prolongea. Elle essayait de trouver quelque chose à dire. Tic tac, disait le réveil. Les rayons de bois de pin lui semblaient la seule chose stable dans cette cuisine. Elle leva les yeux sur le réveil, encadré par les conserves et les bocaux. Puis elle regarda Ian. Dans la clarté diffuse, ses yeux semblaient encore plus sombres. Elle se détendit. Elle se sentait bien ici. Bien sûr, il fallait emporter le chandelier dans le living, mais rien ne pressait.

Ian s’avança dans la cuisine. Elle se demanda vaguement s’il avait l’intention de prendre une bougie. Tic tac. Il lui toucha la joue.

Elle eut un peu plus chaud, tout à coup. Elle eut du mal à retrouver son souffle. Ni l’un ni l’autre ne bougeait.

Puis, très lentement, il se pencha et l’embrassa. Très légèrement, presque avec désinvolture.

Elle se recroquevilla contre le buffet en se demandant s’il pouvait entendre son souffle de plus en plus rapide, de plus en plus difficile. Il prit une bougie. Il posa la main sur son épaule. Il l’obligea à se lever, il l’entraîna hors de la cuisine, en direction du living-room.