Marjorie entendit les pneus d’une voiture crisser sur le gravier. Tout était prêt. Il y avait de la glace dans le freezer, laborieusement amassée au rythme des maigres rations d’énergie. La semaine avait été bien monotone et elle était heureuse de cette visite. Pourtant, la description que John lui avait faite de Peterson ne l’incitait pas à une sympathie immédiate. Les membres du Conseil étaient des personnages lointains, intouchables. Le fait d’en recevoir un pouvait impliquer le risque de quelque gaffe monumentale mais, par ailleurs, il était excitant de recevoir quelqu’un de plus important qu’un professeur de Cambridge.
John, comme la plupart des époux, l’avait prévenue deux heures avant. Heureusement, la maison était propre. Les hommes, d’ailleurs, faisaient rarement attention à ce genre de chose. Le problème, c’était le dîner. Par politesse, elle devrait bien demander à Peterson de rester. Avec un peu de chance, il refuserait. Elle avait un rôti dans le freezer à batterie. Elle le gardait pour une occasion spéciale mais, ce soir, elle n’avait pas le temps de le décongeler. Mais c’était vraiment une occasion spéciale : John n’avait pas invité Peterson à la maison par amitié. Peut-être qu’un soufflé… En explorant les placards, elle avait fini par mettre la main sur une boîte de crevettes. Oui, ça irait. Un soufflé aux crevettes, une salade et du pain de campagne. Puis des fraises du jardin avec de la crème. En fait, ce n’était pas mal du tout. Bien sûr, elle allait écorner un peu de son budget hebdomadaire, mais au diable l’économie. Elle mit une bouteille de leur ruineux chablis de Californie dans le freezer. Un vrai festin, songea-t-elle. Il y avait plusieurs jours qu’elle n’avait pas vu John. Il travaillait au labo tard dans la nuit. Elle avait pris l’habitude de se confectionner un petit repas rapide pour elle et les enfants et gardait toujours un petit peu de potage au chaud pour John.
Elle entendit claquer les portières. Elle se leva à l’instant où les deux hommes entraient. John avait toujours son air d’ours grincheux, songea-t-elle affectueusement. Elle ne l’avait pas vu au grand jour depuis une semaine et elle lut la fatigue sur son visage. Peterson était assez beau mais ses lèvres minces lui donnaient une expression dure.
« Ma femme, Marjorie », dit John. Elle prit la main de Peterson et, à l’instant où elle rencontra son regard, une sorte de frisson intérieur la parcourut. Puis il détourna les yeux et ils s’avancèrent dans la pièce.
« J’espère que ma visite ne vous dérange en aucune façon, dit Peterson. Votre mari m’a assuré que cela ne posait pas de problème et nous avons encore à discuter travail.
— Non, non, pas du tout. Au contraire, je suis heureuse d’avoir de la compagnie. Ce n’est pas toujours amusant d’être l’épouse d’un physicien qui travaille sur une expérience.
— Je l’imagine. » Il lui adressa un bref regard pénétrant et s’approcha de la fenêtre. « C’est charmant.
— Qu’est-ce que je peux vous offrir à boire, Peterson ? demanda John.
— Un whisky-soda, s’il vous plaît. Oui, c’est charmant chez vous. J’adore ce pays. Vos roses ont l’air magnifiques. » Il montra le jardin et fit quelques commentaires judicieux sur le sol.
« Vous habitez Londres, monsieur Peterson ? demanda Marjorie.
— Oui. » Il prit le verre que lui présentait John. « Merci.
— Avez-vous une maison de campagne ? »
Elle surprit une étincelle dans son regard avant qu’il ne réponde.
« Non, malheureusement. J’aimerais bien. Mais je pense, hélas, que je n’aurais pas le temps d’en profiter. Mon travail m’oblige à voyager fréquemment. »
Marjorie hocha la tête et se tourna vers son mari. « J’aimerais un autre verre, bien que j’aie de l’avance sur vous.
— Du sherry, c’est cela ? »
À son ton léger, elle devina qu’il prenait beaucoup sur lui-même pour supporter Peterson. Dès le premier instant, elle avait senti la tension qui existait entre les deux hommes. John, penché sur le buffet, lança d’un ton faussement enjoué : « Le boulot de Ian, c’est justement de veiller à ce que nous ne soyons pas obligés de trop nous imbiber pour affronter le monde. »
Cette saillie, apparemment, ne fit pas le moindre effet sur Peterson qui se contenta de murmurer : « Malheureusement pour eux, les ivrognes d’autrefois n’avaient pas de Conseil mondial à rendre responsable de leur esquive du réel.
— L’esquive du réel ? demanda Marjorie. N’est-ce pas cette nouvelle thérapeutique ?
— Une maladie déguisée en traitement », railla John.
Quant à Peterson, il se contenta d’un « Mmm » et se tourna de nouveau vers Marjorie. Il était évident qu’il voulait changer de sujet, aussi demanda-t-elle à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce qui se cache derrière ces nuages bizarres que nous apercevons de temps en temps ? J’ai entendu dire aux informations qu’un Français prétendait qu’ils étaient d’un type nouveau ou quelque chose comme ça…
— Je ne saurais le dire », fit Peterson d’un ton sans réplique. « Vraiment pas. Je n’arrive plus à suivre, tous ces temps. »
Malin avec élégance, diagnostiqua Marjorie.
« Et à propos du Brésil ? Qu’en dit le Conseil ?
— La floraison gagne du terrain et nous faisons tout ce qu’il est possible de faire. »
Peterson semblait plus disert sur ce sujet, sans doute parce qu’il avait été rendu public.
« Donc cela vous échappe ? demanda Marjorie.
— Tout à fait. Le Conseil dresse le constat des problèmes et dirige la recherche en tenant compte des considérations politiques. Nous nous précipitons sur tous les points critiques en rapport avec la technologie dès qu’ils apparaissent. La plus grande part de notre travail consiste à intégrer les écoprofils du satellite et à filtrer les relevés pour détecter les modifications évidentes. Quand un problème se pose au niveau supranational, c’est le rôle des techniciens…
— De le résoudre », acheva John en revenant avec un verre de sherry. « Mais il faudrait peut-être comprendre que c’est justement à cause de ça que nous en bavons pour débrouiller les problèmes. Si l’on fait de nous des pompiers, comment compter sur une continuité dans la recherche ?
— Oh ! John, j’ai déjà entendu ce discours ! » dit Marjorie avec un accent de gaieté qui ne correspondait pas à son humeur. « Est-ce que tu ne crois pas que M. Peterson connaît ton opinion à ce sujet ?
— D’accord, je me tais », dit John, comme s’il avait brusquement conscience de se trouver chez lui. « Mais je voulais me consacrer avant tout au problème de l’équipement. J’essaie de convaincre Ian d’appeler les gens de Brookhaven. J’ai besoin d’un coup de main. Mais il faut mettre le paquet et…
— Et ce n’est pas dans mes moyens, malheureusement, le coupa Peterson. Vous avez une idée fausse de ce que je peux faire, ou plutôt de l’influence que j’ai réellement. Les scientifiques n’apprécient guère que les membres du Conseil jouent avec eux comme s’ils étaient des pions.
— J’ai cru le remarquer », lança Marjorie.
John sourit fièrement.
« À quoi bon être une prima donna si l’on ne peut pas pousser une aria de temps à autre ? dit-il. Mais… » il revint à Peterson « je voulais simplement dire que quelques-uns des équipements de pointe de Brookhaven résoudraient notre problème de bruit. Si vous pouviez… »
Peterson plissa les lèvres avant de répondre.
« Écoutez, c’est bien sous cet angle que j’ai l’intention d’attaquer. Mais vous savez ce qu’il en est — mémos, réunions de comités, délibérations, tout ça… À moins d’un miracle, cela prendra des semaines.
— Mais vous pouvez sûrement faire que… » commença Marjorie, en bonne épouse.
« Markham peut faire cela mieux que moi, dit Peterson en se tournant vers elle. Je leur donnerai les bases par téléphone. Lui, il ira voir les types de Washington et de Brookhaven.
— Oui, murmura John, c’est vrai. Markham a pas mal de contacts, je pense…
— Vraiment ? s’exclama Marjorie. Pourtant, j’avais l’impression qu’il était…
— En dehors du coup ? demanda Peterson, amusé. Qu’il avait mauvais goût ? Qu’il ne convenait pas vraiment ? Voyons, n’oubliez pas qu’il est américain. »
Elle rit. « Oui, c’est vrai, et à quel point ! Jan est tellement mieux.
— Plus prévisible, tu veux dire, fit John.
— Tu es certain que c’est bien ce que je voulais dire ?
— Je crois, dit Peterson, que c’est habituellement ce que nous entendons par là. Elle ne crée pas de remous. »
Marjorie fut brusquement frappée par cet accord entre les deux hommes. Il y avait là quelque chose d’amer et d’un peu triste. Un instant, elle hésita. Ils avaient tous deux le nez dans leur verre, ils le faisaient tourner lentement, les glaçons tintaient dans l’alcool ambré. Pétrifiée, Marjorie leva les yeux sur la pièce. La grande table vernie renvoyait le reflet du bouquet qu’elle avait disposé pour la soirée et l’image du vase à l’envers évoquait une main ouverte soutenant le poids du monde.
Peterson avait-il rapporté quelque information à John en venant ? Elle cherchait désespérément un moyen de relancer l’ambiance.
« John, je peux avoir encore un peu de sherry ?
— Bien sûr. »
Il se leva. Il semblait vexé :
« Qu’est-ce que vous me disiez, en voiture, à propos de cette femme de Caltech ? demanda-t-il à Peterson.
— Catherine Wickam. C’est elle qui travaille sur les micro-univers, dit Peterson d’un ton neutre.
— C’est le dossier que vous avez montré à Markham ?
— Oui. C’est important s’il explique votre taux de bruit.
— C’est donc pour ça que vous avez appelé ? dit John. Vous en voulez un autre ? Il montrait la bouteille de whisky.
— Je veux bien, oui. J’ai réussi à atteindre Wickham et ensuite Thorne, le gars qui dirige l’équipe. Elle arrive par le prochain vol. »
John se figea, la bouteille en main.
« Éh bien… On dirait que vous avez appuyé sur le bon bouton.
— Je connais le directeur de contrat de Thorne.
— Oh !… » John fit une pause. « Vraiment.
— Mais n’ennuyons pas votre femme avec nos discussions professionnelles. J’aimerais voir votre jardin, si vous le permettez. Je passe mon temps à voyager quand je ne suis pas à Londres et je dois dire que c’est bien agréable de se retrouver dans une maison comme celle-ci. »
Il effleura Marjorie du regard en se levant et elle se demanda s’il cherchait délibérément à s’attirer sa sympathie.
« Votre femme vous accompagne-t-elle en voyage ?
— Non, jamais.
— Oui, il est vrai que ça doit lui être difficile avec son métier. Comment cela se passe-t-il, à ce propos ?
— Très bien, je crois. Sarah réussit généralement tout ce qu’elle entreprend. »
Le ton de Peterson ne laissait rien filtrer.
« Tu connais sa femme, Marjorie ? » demanda John, surpris.
Ils étaient maintenant sur la terrasse, en haut de l’escalier qui descendait jusqu’à la pelouse. Le soleil était encore brillant.
« Non, pas personnellement, mais je sais qu’elle est née Lady Sarah Lindsay-Stuart-Buttle. »
John resta déconcerté.
« En tout cas, reprit Marjorie, elle dessine ces merveilleuses petites robes. Sarah Lindsay. Avez-vous des enfants, monsieur Peterson ?
— Non. »
Ils s’avancèrent sur la pelouse. Quelque part sur la droite, un coq chanta.
« Vous avez une basse-cour ? demanda Peterson.
— Oui, six poules, pour les œufs. Il nous arrive aussi d’en manger une, bien que j’aie horreur de tuer ces stupides volatiles.
— Quelle race ? Des Orpingtons ou des Leghorns, pour la qualité des œufs. »
Elle le regarda, surprise. « Alors vous vous y connaissez en volaille ? Oui, nous avons surtout des Orpingtons. Pas de Leghorns. Ce sont de bonnes pondeuses mais je n’aime pas les œufs blancs. Je les préfère avec la coquille rousse.
— C’est vrai. Et les Leghorns sont très agressives. Elles ont tendance à semer le désordre dans une petite basse-cour comme la vôtre. Pourquoi n’essayez-vous pas les Rhode Islands ? Elles pondent de jolis œufs bien roux.
— J’ai deux poulettes Rhode Islands. Elles n’ont pas encore commencé à pondre.
— Vous avez l’intention de faire des croisements ? Ce coq ne chantait pas comme un Rhode Island.
— Vous m’éblouissez avec vos connaissances. »
Il la regarda en souriant : « Je connais pas mal de choses qui surprennent les gens, c’est vrai. »
Elle répondit poliment à son sourire mais essaya de conserver un regard froid. Marjorie n’était pas du genre à se laisser facilement séduire. L’attitude de Peterson était assez méprisable, se dit-elle. Il n’éprouvait pas le moindre intérêt pour elle. Il flirtait simplement parce qu’elle était une femme.
« Cela vous dirait-il de rester pour le dîner, monsieur Peterson ?
— C’est très aimable à vous, madame Renfrew. Je vous remercie mais je suis déjà retenu pour dîner. En fait… » il consulta sa montre « je devrais prendre congé. J’ai rendez-vous à 7 h 30 à Cambridge.
— Et moi je crains d’avoir encore du travail ce soir, dit John.
— Oh ! non. Tu ne peux pas me faire ça. »
Elle se sentait à la fois nerveuse et étourdie, vibrante d’énergie, comme si elle avait abusé du café. Et elle avait besoin de compagnie.
« Il y a des années que je ne t’ai vu et j’allais faire un soufflé aux crevettes. Je refuse absolument que tu me laisses encore seule ce soir.
— Cette offre me paraît tentante, dit Peterson avec son sourire ambigu. Si j’étais vous, John, je n’hésiterais pas une seconde. »
John se sentait gêné par la sortie que venait de faire Marjorie en présence d’un étranger.
« Bon, d’accord, si c’est aussi important, je reste pour dîner. Mais après, je devrai m’absenter pour deux bonnes heures. »
Ils regagnèrent la maison. Peterson posa son verre.
« Madame Renfrew, dit-il, merci pour ce charmant interlude. John, je vous préviendrai quand je devrai retourner en Californie. »
Elle laissa John le raccompagner et se versa un autre verre. Elle était déçue que Peterson ne fût pas resté pour le dîner. Elle se dit qu’elle aurait peut-être accepté en partie ses avances — mais il devait être totalement sans scrupule, antipathique, en fait.
John la rejoignit en se frottant les mains.
« Bon, nous voilà débarrassés. Je suis plutôt soulagé qu’il ne soit pas resté, et toi ? Qu’est-ce que tu penses de lui ?
— Il est reptilien. Doucereux et sinueux. Je ne lui accorderais pas la moindre confiance. Mais, bien sûr, il est plutôt séduisant.
— Vraiment ? Il me semble plutôt ordinaire. J’ai été surpris que tu connaisses tant de choses à propos de sa femme. Tu ne m’en avais jamais parlé.
— Mais enfin, John, ça m’est revenu uniquement parce qu’il était ici. Mais tu ne te souviens vraiment pas ? Ce scandale terrible à propos d’elle et du prince Andrew ? Voyons, j’avais vingt-cinq ans. Ça devait donc être en 1985. Le prince Andrew a mon âge et elle avait… Oh ! je ne sais pas, disons trente ans. En tout cas, je me rappelle très bien que tout le monde en parlait. On l’avait surnommé Randy Andy [2].
— Je ne m’en souviens pas du tout.
— Écoute, c’était dans tous les journaux. Et pas seulement dans les échos. Il y avait des tas de lettres de lecteurs qui exigeaient un comportement un peu plus digne de la part d’un membre de la Famille royale, tout ce genre de choses. Et la Reine avait nommé Peterson ambassadeur au… Ça ne me revient pas mais c’était très loin, quelque part en Afrique.
— Tu veux dire qu’ils étaient déjà mariés à cette époque ?
— Bien sûr. C’est pour ça qu’il y a eu tout ce scandale. Ils s’étaient mariés en grandes pompes à peine un an auparavant. En fait, Peterson n’a pas été nommé ambassadeur mais premier secrétaire ou quelque chose comme ça. On trouvait tous le prince Andrew plutôt super. Cette histoire nous excitait terriblement. Je crois qu’ils ont dépassé les limites le soir où ils se sont complètement défoncés. Il l’a emmenée dans l’une des chambres de Buckingham et il a accroché un Ne pas déranger à la porte. Elle a dit ensuite aux journalistes, quand l’histoire a éclaté, qu’elle avait toujours rêvé de faire ça dans le palais mais que les lits étaient trop durs.
— Marjorie ! Pour l’amour du ciel… »
Elle rit en voyant son expression et ajouta : « C’est plutôt drôle, non quand on y pense ?
— Cette Sarah m’a l’air totalement irresponsable. J’en aurais presque de la peine pour Peterson, quoique j’aie tendance à penser qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Je suppose qu’il reste avec elle uniquement parce qu’elle peut faciliter sa carrière.
— Très probablement. Mais j’avoue qu’il m’est absolument indifférent. »
À présent qu’elle l’avait dit, cela lui semblait juste. Tout en expliquant cette tension, cette confusion bizarres qu’elle avait ressenties. Sur le moment, Peterson lui avait paru intéressant, mais les trois verres qu’elle avait pris y étaient peut-être pour quelque chose.
« Bon, je vais mettre le soufflé au four, dit-elle. Tu t’occupes de la table, chéri ?
— Mmm… oui, fit-il d’un air absent. Nous pourrions peut-être aussi regarder les informations… »
Marjorie se retourna brusquement.
« C’est ça ! Les informations. À quoi faisiez-vous allusion, toi et Peterson ? Vous aviez l’air bizarre. »
John s’immobilisa.
« Ah ! oui. Oui, il avait la même expression que cet après-midi, quand il a reçu un coup de fil au labo. Cela m’a rappelé ce que j’avais entendu… »
Comme il s’interrompait, Marjorie le pressa : « À propos de quoi ? Éh bien…
— Les nuages. Un rapport sur leur composition. Il a esquivé ta question, à ce moment-là, et j’ai compris qu’il se passait quelque chose de nouveau.
— Tu crois que l’on va en parler aux informations ?
— J’en doute, du moment que Peterson se tait. Pourtant… »
Les enfants étaient passés sur I.T.V. et John revint à B.B.C 1. Marjorie restait sur le seuil, silencieuse. Il n’y avait plus qu’un seul bulletin d’informations par jour. Le reste des programmes était composé de variétés, de comédies, plus le traditionnel western et le film classique. Les téléspectateurs avaient de plus en plus soif de délassement.
« … combats de rues à Londres, aujourd’hui, mais pas de blessés sérieux à signaler. Une manifestation de partisans de la Cornouailles a eu quelques accrochages avec la police à Trafalgar Square. Un porte-parole de la police déclare que le cortège a refusé d’obéir aux injonctions de dispersion afin de permettre l’écoulement du trafic et que les policiers ont été obligés de charger. Hugh Caradoc, leader du Mouvement pour l’indépendance de la Cornouailles, déclare de son côté que la manifestation s’est déroulée dans le respect de l’ordre et que la police a attaqué sans la moindre provocation. »
L’image d’un homme au regard furieux, brandissant le poing, apparut sur l’écran. Deux policemen l’immobilisèrent. Le speaker enchaîna d’un ton plus enjoué : « Les préparatifs du couronnement se poursuivent. Aujourd’hui, le Roi et la Reine se sont rendus en visite à l’abbaye de Westminster où ils ont été reçus par le Révérendissime Gerald Hawker, Doyen de l’abbaye. La visite a duré moins d’une heure… »
L’image familière de Westminster apparut sur l’écran. Le couple apparut, minuscule sous le portail monumental, agita brièvement la main à l’intention des badauds avant de s’engouffrer dans une limousine escortée par les gardes royaux.
« Les invitations pour les cérémonies de novembre ont été adressées à tous les chefs d’État du monde. Aux Écuries royales, on s’apprête maintenant à refourbir le carrosse du couronnement. Les dorures devront être entièrement refaites et il devrait en coûter 500 000 livres. M. Alan Harmon, Membre du Parlement, représentant d’Huddersfield, a déclaré aujourd’hui à la Chambre des Communes que ceci était “une charge scandaleuse pour les contribuables britanniques”. Un communiqué du Palais confirme par ailleurs que le prince David, âgé de quatorze ans, souffre d’une varicelle et qu’il a été placé en quarantaine au collège de Gordonstoun. L’héritier du trône passe son temps à lire des comic-books de science-fiction. Et maintenant, le sport… À la fin de la partie, le Kent était en retard de 245 points sur le Surrey… »
Marjorie quitta la pièce pour s’occuper du soufflé. John demeura devant l’écran. Il attendait le score du Yorkshire. Il n’avait plus le temps de suivre les sports mais il continuait à s’intéresser au cricket, et le Yorkshire était son équipe favorite.
Dans la cuisine, Marjorie s’agita, irritée. Pourquoi John restait-il à regarder ce jeu idiot ? Il aurait pu l’aider un peu ou bien lui faire la conversation puisqu’il lui avait dit qu’il allait être obligé de retourner au labo. Elle décida de renoncer au chablis. Ça ne valait vraiment pas la peine de déboucher la bouteille alors qu’elle allait passer la soirée seule. D’ailleurs, elle se sentait déjà un peu flottante. Elle brassa la salade et sortit le pain et le beurre. Le soufflé était prêt. Elle regagna le living. John n’avait pas quitté la télévision des yeux.
« Je croyais que tu devais mettre la table », dit-elle d’un ton sec.
Il redressa vaguement la tête.
« Ah ! c’est prêt ? Je m’y mets dans une minute.
— Non, pas dans une minute. Le soufflé ne peut pas attendre. Tu veux bien le faire maintenant, s’il te plaît ? »
Elle repartit, l’air irritée, et il la suivit d’un regard surpris. Puis il alla prendre des sets de table et des fourchettes dans le buffet. Marjorie réapparut avec le soufflé.
« Tu appelles ça mettre la table ? Et où sont les serviettes ? Et les verres ? Et puis, appelle les enfants. Il va bientôt faire nuit. »
Elle s’assit à table.
« Mais qu’y a-t-il, chérie ? demanda-t-il innocemment.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Mais rien du tout !
— Tu as l’air en colère.
— Éh bien, figure-toi que ce n’est pas très amusant. Tout ce que je t’ai demandé c’est de mettre les couverts pendant que je m’occupais du reste, et tu n’as rien fait. J’en ai assez de m’agiter toute la journée pour rien. Je nettoie la maison mais nous n’en profitons même plus. Je te fais un gentil petit dîner et tu te contentes de l’avaler avant de repartir en courant… Si j’avais ouvert une boîte de haricots, tu ne t’en serais même pas aperçu. Et puis, j’en ai marre de passer mes soirées toute seule. »
Elle se redressa, le défiant du regard. « Marjorie, ma chérie, je suis navré… Je n’avais pas réalisé que… Écoute, je vais rester à la maison ce soir, si c’est tellement important. Je veux dire… bon, je t’ai négligée tous ces temps mais, tu comprends, ce travail est tellement important pour moi. Il est vital, Marjorie, mais si tu n’étais pas là, derrière moi, je n’y arriverais jamais, tu comprends ? Tu es l’élément le plus stable de mon existence. Je ne dis pas seulement ça parce que je sais que tu en as conscience. Je compte sur toi. J’en ai besoin. Si je savais que quelque chose ne va plus entre nous, je serais incapable de continuer. »
Elle eut un sourire amer. « Et voilà que tu me culpabilises. C’est moi qui t’ai laissé tomber, c’est cela ? Tu veux que je sois la bonne gardienne du foyer, celle qui soutient le grand homme et tout ça… Éh bien, la plupart du temps, je suis heureuse d’être cela et rien que cela, mais ce soir, je me sens un peu égoïste. Ce n’est pas juste que tu ne sois jamais là. La journée a été longue pour moi, et pas toujours facile. J’ai dû faire la queue pendant des heures parce qu’il était impossible de trouver de la viande. Il y a quinze jours que j’attends qu’on répare les toilettes et quelqu’un a forcé la serrure du garage aujourd’hui pour nous voler tout un tas d’outils.
— Comment ? Mais tu ne m’as rien dit !
— Tu ne m’en as pas laissé l’occasion. Impossible de te joindre à ton sale labo. Et Nicky est revenu de l’école en larmes parce que miss Crenshaw, tu te rends compte, est partie pour Tristan Da Cunha sans prévenir personne. Et tu sais à quel point Nicky l’adorait. Je croyais que le gouvernement allait endiguer l’émigration des travailleurs. Je suppose qu’il n’a pas jugé que miss Crenshaw était irremplaçable. En tout cas, j’ai dû consoler Nicky. Et voilà que tu m’appelles pour me dire que tu arrives avec Peterson. J’ai vraiment l’impression, quelquefois, d’être un ballon de football dans lequel tout le monde tape selon son bon plaisir.
— Pourquoi ne prends-tu pas une journée ? Va faire du shopping à Londres. Achète-toi une robe. Tu pourrais aussi aller au théâtre.
— Toute seule ?
— Écoute, tu choisis ton jour et je te promets que je t’accompagnerai. Qu’est-ce que tu en dis ? Attention : à condition que ça ne soit pas une de ces nouvelles pièces du style l’apocalypse-est-pour-demain. Le monde est déjà bien assez malade comme ça. »
Elle se mit à rire et un peu de son irritation fut dissipée.
« Oh ! les choses ne sont pas aussi graves que les gens se plaisent à le dire ! Le monde en a vu de pires. Pense seulement à la Peste noire. Ou bien à la Seconde Guerre mondiale. Nous avons survécu à tout ça. Oui, je pense que c’est une bonne idée d’aller passer une journée à Londres. Il me semble qu’il y a des années que je ne me suis rien acheté. Oui, ça va mieux. Si tu veux, tu peux ne pas rester ce soir. Je sais très bien que tu meurs d’envie de retourner à ton travail.
— Je reste, dit-il fermement. Raconte-moi ce qu’ils ont fauché dans le garage. Tu sais, il faudrait vraiment faire installer ce système d’alarme. Tu crois que ça pourrait être ces squatters de la vieille ferme ?
— Mon Dieu, John ! Regarde le soufflé ! Il est aussi plat qu’une crêpe. »
Elle s’effondra sur sa chaise puis, après une seconde, partit d’un fou rire qui se transforma très vite en sanglots. John s’approcha et lui tapota maladroitement les épaules en murmurant : « Chérie, ne le prends pas si mal. Ce n’est pas grave. »
Elle s’essuya les yeux.
« En tout cas, je n’ai plus faim, dit-elle. Je suis épuisée. Je n’ai plus envie de ce maudit truc… Mais les gosses n’ont pas encore dîné. Il faut bien que je leur fasse quelque chose. »
Elle allait pour se lever, mais John la força à se rasseoir.
« Non. Je vais leur ouvrir une boîte de potage, ou n’importe quoi. Toi, tu vas aller te coucher. Tu en as besoin. Je vais m’occuper du reste.
— Merci, mon chéri. Tu sais, je crois que j’ai vraiment envie d’aller me coucher. »
Elle le regarda partir en direction de la cuisine et se leva avec peine. Puis elle eut presque envie de rire. Une ou deux heures avant, elle s’était dit qu’elle manquait d’affection, avec les absences de John. Et pour un soir qu’il était là, elle avait du mal à garder les yeux ouverts. N’était-ce pas une situation merveilleuse ?