CHAPITRE 27

6 août 1963

 

Un soir, durant le dîner, il déclara à Penny : « J’envisage de passer dans l’industrie. » Ils avaient déjà eu leur petite conversation, qui était devenue une espèce de petit rite quotidien. Gordon s’était totalement refusé à reparler de la plage, avait déclaré qu’il ne voulait pas voir Cliff, même pour prendre un verre. Il pensait que cette attitude de retrait finirait par régler la question. Il n’avait que très vaguement conscience que ses refus répétés étaient sans doute à la base de ces conversations étrangement banales qu’ils avaient maintenant.

« Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que je pourrais travailler dans un labo de recherche. Pour la Bell, par exemple… »

Il se mit à vanter les vertus d’un travail où seuls les résultats comptaient, où les idées aboutissaient rapidement à des solutions. En fait, il ne croyait pas vraiment que les labos industriels étaient supérieurs à ceux des groupes universitaires, mais ils avaient une certaine aura. Les choses allaient plus vite. Les techniciens et les assistants ne manquaient pas. Et les salaires étaient plus élevés. Il se laissait emporter par la confiance béate du scientifique qui sait qu’il peut toujours exister au-delà du monde universitaire. Non pas seulement avec un job mais un but. Faire de la recherche véritable avec un salaire décent. Et peut-être continuer plus loin que le laboratoire, qui sait ? Il n’y avait qu’à prendre Herb York, par exemple, qui était maintenant consultant sur « l’attitude de défense » et les théories fumeuses concernant le désarmement. Dans ce domaine, insista Gordon, le gouvernement avait grand besoin de scientifiques.

« Gordon, là, tu débloques vraiment.

— Comment ? »

Il se figea.

« Tu ne peux pas aller travailler pour une société.

— Je l’envisage très sérieusement.

— Tu veux être professeur. Faire de la recherche. Avoir des étudiants. Donner des conférences. C’est ton truc.

— Vraiment ?

— Mais bien sûr. Quand tout va bien, tu fredonnes dès le matin et en rentrant à la maison le soir.

— Je crois que tu surestimes les joies de mon travail.

— Mais je n’ai pas à les estimer. Je sais ce que ton métier de professeur a fait de toi.

— Mmm… » Il avait perdu son élan. Il admit en lui-même que Penny le connaissait plutôt bien.

« Alors, plutôt que de penser à des chemins de fuite du style industriel, tu ferais mieux de faire quelque chose.

— Par exemple ?

— Quelque chose de différent. Remue un peu tes x et tes y. Essaie…

— Une autre approche ? acheva-t-il pour elle.

— Exactement. Il suffit de considérer les problèmes sous un angle différent pour… »

Elle s’interrompit, hésita, puis se décida : « Gordon, je ferais mieux de te parler de Cliff, de te rassurer, de tout t’expliquer, mais je ne suis pas du tout certaine que tu sois prêt à me croire.

— Mmm…

— Rappelle-toi bien ceci. Je ne t’appartiens pas, Gordon. Nous ne sommes même pas mariés, pour l’amour du ciel !

— C’est ce qui t’ennuie ?

— Moi ? Mais cest toi que ça ennuie, Gordon ! Ça…

— Parce que, si c’est comme ça, nous devrions peut-être en discuter et voir si…

— Gordon, je t’arrête. Quand nous avons commencé, quand nous nous sommes mis ensemble, nous étions d’accord pour faire un essai, c’est tout.

— D’accord, d’accord. » Il acquiesça vigoureusement. Il avait complètement oublié le dîner. « Tout ce que je veux, moi, c’est — parce que, si ça t’amuse de jouer ce genre de jeu comme cette histoire avec Cliff, et laisse-moi te dire que c’était plutôt puéril cette rencontre arrangée, Penny, vraiment puéril — tout ce que je veux c’est discuter, tu comprends, pour arriver à… »

Elle leva la main.

« Non. Attends. Deux petits points, Gordon. D’abord, je n’ai pas arrangé cette rencontre. Peut-être que Cliff nous cherchait mais je l’ignorais. Grands dieux, je ne savais même pas qu’il habitait le coin. Et ensuite, Gordon, est-ce que tu crois sincèrement que cela arrangerait tout si nous étions mariés ?

— Éh bien, je pense que…

— Parce que je ne veux pas, Gordon. Tu m’entends ? Je ne veux pas me marier avec toi. »

C’était la fin de l’été et il émergea du métro dans la cohue torride pour se retrouver dans la chaleur à peine plus supportable de la Cent-seizième Rue. Ces couloirs et cette sortie devaient être récents. Il se souvenait vaguement d’une vieille guérite en fer qui, jusqu’au début des années 60, permettait l’entrée des étudiants dans ces profondeurs grondantes. Il était situé entre deux lignes d’écoulement, ménageant une sélection darwinienne face à une concentration mentale totalement excessive. C’était là, précisément, que les esprits bourrés d’Einstein et de Mendel et d’Hawthorne, bien souvent, voyaient leurs brillantes trajectoires brutalement modifiées par les De Sotos, les Fords et autres Hudsons.

Gordon arpenta la Cent-seizième en consultant sa montre. Pour ce retour à l’Alma Mater, le premier de sa carrière depuis qu’il avait obtenu son doctorat, il avait annulé un séminaire. Il n’avait aucune envie d’être en retard pour son rendez-vous avec Claudia Zinnes. C’était une femme plutôt gentille qui s’était enfuie de Varsovie à l’arrivée des nazis, mais il se souvenait qu’elle était assez dure avec les étudiants de dernière année. Il se dirigeait vers South Field. Sur sa gauche, les étudiants se pressaient sur les marches usées de la bibliothèque. Transpirant sous le poids de sa grosse valise marron, Gordon approchait du bâtiment de physique quand il crut repérer une silhouette familière.

« Éh, David ! »

Mais celui qu’il venait d’interpeller s’éloigna rapidement dans la direction opposée. Gordon eut un haussement d’épaules résigné. David Selig n’avait sans doute pas envie de revoir un vieux camarade. Il avait toujours été un drôle d’oiseau, de toute façon.

En fait, s’il y pensait bien, tout ici lui semblait drôle, comme la photographie retouchée d’un ami. Dans la lumière dorée de l’été, les bâtiments semblaient un peu plus dégradés, les gens pâles et alanguis. Il avait même l’impression que les rigoles étaient encore plus encombrées de saletés. Un bloc plus loin, il passa devant un clochard qui buvait le contenu d’une bouteille enveloppée dans du papier kraft. Gordon pressa le pas et se précipita littéralement à l’intérieur du bâtiment. Peut-être vivait-il depuis trop longtemps en Californie. Tout ce qui n’était pas neuf et propre lui apparaissait comme bon à jeter.

Claudia Zinnes n’avait pas changé. Dans son regard chaud, il y avait toujours la même intelligence, à la fois ironique et lointaine. Gordon passa l’après-midi en sa compagnie. Il lui décrivit ses expériences et ils firent la comparaison entre les matériels dont ils disposaient l’un et l’autre dans leurs laboratoires. Elle était au courant de la résonance spontanée, de l’histoire de Saul Shriffer et de tout le reste. Pour elle, c’était « intéressant », un jugement sans effet, un mot banal qui ne menait à rien. Lorsque Gordon lui demanda de reproduire l’expérience avec Cooper, elle rejeta tout d’abord cette idée. Elle était débordée, elle avait trop d’étudiants, les programmes d’utilisation des grands aimants de résonance étaient bouclés et, de plus, il n’y avait pas d’argent. Gordon lui fit remarquer que l’un des montages qu’il voyait dans son labo était presque similaire au sien. Avec quelques légères modifications, il serait tout à fait identique. Elle lui opposa qu’elle ne possédait pas le moindre échantillon d’antimoniure d’iridium satisfaisant. C’est alors que Gordon lui donna cinq échantillons qu’elle pouvait utiliser à son gré. Elle fronça un sourcil et il prit conscience d’assumer brusquement une persona qu’il croyait avoir oubliée, celle de l’élève yid persécutant son professeur pour avoir de meilleures notes. Claudia Zinnes était aussi familiarisée que quiconque avec cette stratégie mais, peu à peu, l’insistance de Gordon finit par piquer son intérêt. Oui, peut-être qu’il y avait quelque chose derrière cet effet de résonance spontanée.

Comment être certain de quoi que ce soit après tous les remous que cela avait créés ? Elle posa sur lui son regard affectueux et dit : « Il ne s’agit pas simplement de vérifier l’expérience. D’éclaircir un peu ce mic-mac… »

Il ne put qu’acquiescer. Oui, il espérait qu’elle trouverait autre chose. Mais (elle leva l’index en signe d’avertissement) les courbes devraient parler d’elles-mêmes. Il sourit en réponse, fit quelques plaisanteries : Il éprouvait un sentiment bizarre, un peu effrayant, à se retrouver simple étudiant. Mais, pourtant, tout semblait s’arranger. Claudia Zinnes abandonna les « si » et les « peut-être » pour les « quand », puis, sans la moindre transition, elle en fut à chercher une date dans le calendrier du programme de travail de résonance nucléaire entre septembre et octobre. Elle interrogea ensuite Gordon à propos de ses collègues, ce qu’ils étaient devenus, où ils travaillaient. Il n’avait jamais eu aussi nettement conscience de l’affection qu’elle vouait à tous ces jeunes qu’elle devait lancer dans le monde du réel. En le quittant, elle lui tapota machinalement le bras et ôta un fil de sa manche de veste.

En traversant South Field, il lui revint des souvenirs pleins d’émotions de ces quatre longues et difficiles années d’étude. Columbia était un lieu impressionnant. Sa célébrité était mondiale, son architecture et ses laboratoires imposants. Jamais il ne se l’était représentée comme une fabrique immense de farfadets bourrés d’intelligence qui n’avaient pas leur pareil pour dessiner des circuits, tracer des diagrammes et faire tourner les rouages de l’industrie. Jamais il ne lui était venu à l’idée que les institutions pouvaient s’effondrer à cause des caprices de quelques individus, de tensions imprévues. Jamais. Les religions n’enseignent pas le doute.

 

Il prit un taxi vers le centre. La suspension accusait franchement les trous et les nids-de-poule, et il pensa aux longues avenues lisses de Californie. C’était tout aussi bien que Penny ait refusé de l’accompagner. La ville ne se présentait pas sous son meilleur aspect dans la fournaise du mois d’août.

Depuis leur discussion sur le mariage, la tension s’était accrue entre lui et Penny. Peut-être qu’une séparation de quelques jours leur ferait du bien. Toute l’histoire glisserait dans le passé et l’oubli.

Gordon observa le spectacle de la rue, les visages flous qui défilaient. La rumeur de la foule semblait venir des profondeurs, pareille au grondement de l’I.R.T. SOUS Broadway. Ce bruit sourd et régulier lui semblait bizarrement menaçant. Il évoquait pour lui tous ces gens qui vivaient leur existence dans la plus totale ignorance de l’effet de résonance nucléaire et des énigmatiques Californiens décontractés et bronzés. Il prenait conscience, au fil des rues, que ses obsessions n’appartenaient qu’à lui, qu’elles n’étaient pas universelles. Et il comprit aussi que, à chaque fois qu’il tentait de concentrer ses pensées sur Penny, son esprit battait en retraite pour se réfugier dans les tréfonds familiers du mystère de la résonance spontanée. En bref, son destin ne lui appartenait plus vraiment.

Dans la lumière glauque, il descendit du taxi. Il était dans la rue où il avait grandi. L’épicerie Grundweiss, au coin, n’avait pas changé, les poubelles cabossées étaient toujours là, de même que les grilles, et il y avait toujours de jeunes mamans aux yeux noirs qui traînaient leurs bébés bavards. Il nota que les femmes étaient habillées de façon plutôt classique. Les courants de la mode avaient seulement modifié le dessin de leur bouche, plus maquillée, plus sensuelle. Quant aux hommes, ils avaient toujours leur complet gris et leurs cheveux bruns étaient coupés court.

Sa mère l’attendait sur le palier, les bras grands ouverts. Il l’embrassa comme un bon fils. Dans le living, il retrouva tous ces parfums à la fois curieux et familiers qu’il avait toujours connus. « C’est dans les meubles, les tissus, les coussins », dit sa mère, comme si coussins et tissu étaient immortels. Il la laissa déballer une véritable provision de petits ragots, il regarda des photos de parents lointains et mangea « un bon petit repas fait à la maison, pour une fois » — hachis de foie, kugei et flanken. Ils écoutèrent ensuite des calypsos sur le vieux Motorola avant d’aller rendre visite aux Grundweiss. « Il me l’a répété encore dernièrement : amène-moi ton garçon, je lui offrirai une pomme comme autrefois. » Ils continuèrent par le tour du quartier. Gordon serrait la main à tous les anciens amis, discutait de tout et de n’importe quoi, des statistiques sur les tremblements de terre. Il relança la balle qui avait échappé à une bande de gamins qui jouaient dans un parking et le lendemain, incroyable, son bras lui faisait mal pour cette simple passe.

Il resta deux jours. Sa sœur vint le voir. Il la trouva empressée et gaie, étrangement calme. Elle soulignait certaines phrases d’un haussement de ses sourcils noirs, comme si elle posait autant de parenthèses dans la conversation. Des amis vinrent aussi. À ces occasions, il arrivait à Gordon d’aller jusqu’à la Soixante-dix-septième Rue pour dénicher une bouteille de vin de Californie, mais il était généralement le seul à en boire plus d’un verre. Pourtant, ils bavardaient et plaisantaient comme dans n’importe quel cocktail de La Jolla, ce qui semblait prouver que l’alcool n’était pas un lubrifiant obligatoire.

Avec sa mère, c’était différent. Dès qu’elle était à court de potins sur le voisinage, elle confiait le soin de mener la conversation à ses amis ou à la sœur de Gordon. Quand elle était seule avec lui, elle ne disait pas grand-chose. Il découvrit qu’il était en train de se noyer lentement dans ce silence. Il avait toujours connu cet appartement plein du bruit des voix, sauf les tout derniers temps, avant la mort de son père, et ce vide lui portait peu à peu sur les nerfs. Il en vint à raconter à sa mère ses ennuis professionnels. Il lui parla de Saul Shriffer. (Non, elle n’avait pas vu la télé mais elle avait entendu parler de tout ça. Et puis, elle lui avait écrit, est-ce qu’il l’avait oublié ?) Il essaya de lui expliquer la résonance spontanée. Il lui rapporta l’avertissement de Tulare et, finalement, il lui fallut bien en venir à Penny. Sa mère ne comprenait pas, ne croyait pas, n’admettait pas qu’une fille comme ça puisse ne pas vouloir d’un garçon comme son fils. Mais qu’est-ce qu’elle avait donc en tête ? Gordon en fut agréablement surpris : il avait vraisemblablement oublié le don inné qu’ont les mères pour panser l’ego de leur fils. Il lui avoua qu’il s’était habitué à l’idée que lui et Penny allaient avoir un jour des rapports plus conventionnels. (« Respectables », corrigea sa mère.) En fait, il avait été surpris de découvrir que Penny ne pensait pas du tout comme lui. Cela avait changé quelque chose en lui et il essaya de le faire comprendre à sa mère. Elle lui répondit par les habituelles paroles d’encouragement. « Je ne sais pas, dit-il. Peut-être… peut-être que je voulais me raccrocher à Penny, maintenant que tout risque d’être kaputt. » Mais ce n’était pas vraiment ce qu’il avait voulu dire. À la seconde même où il avait formulé sa phrase, il savait qu’elle était absolument fausse.

« Alors elle ne comprend rien à rien ? fit sa mère. Et tu es surpris ? Mais j’ai essayé de te le faire comprendre. »

Il secoua la tête, irrité, tout en buvant son thé. Ça ne menait à rien, il le voyait bien. Il n’éprouvait que de la confusion et il décida brusquement de ne plus dire un mot concernant Penny. Il revint à ses travaux tandis que sa mère brassait énergiquement les cuillères et la théière et souriait en l’écoutant.

« Très bien… Tu fais du bon travail, à présent. Ça lui montrera ce qu’elle va perdre… »

Et ainsi de suite, bien trop longtemps pour la patience de Gordon. La voix de sa mère n’était plus qu’un bourdonnement dans l’air étouffant. Les femmes… Il ressentit un violent besoin de s’éloigner de ces eaux troubles. Il repensa à Claudia Zinnes. Dans sa tête, il additionna des chiffres, du matériel. Il esquissait déjà quelques plans quand les derniers mots de sa mère pénétrèrent son esprit : elle croyait qu’il allait quitter Penny. « Pardon ? fit-il.

— Éh bien, puisque cette fille t’a repoussé… »

Et la dispute commença. Elle lui rappelait trop bien toutes les empoignades qu’ils avaient eues quand il revenait d’un rendez-vous, des années auparavant, et la façon dont il s’habillait, et toutes ces petites choses qui l’avaient conduit à prendre un appartement à lui. Cela se terminait inévitablement par le triste hochement de tête. « Gordon, tu es fartootst. Fartootst… »

Il changea de sujet. Il avait envie d’appeler l’oncle Herb.

« Il est dans le Massachusetts, dit sa mère. Il a acheté un lot de chapeaux à bas prix et il est là-bas pour les écouler. Le marché est tombé kapoosh quand Kennedy a décidé de ne pas porter de chapeau mais ton oncle pense qu’en Nouvelle-Angleterre, les hommes ont froid à la tête. »

Elle refit du thé, puis, plus tard, ils allèrent faire un tour. Le silence s’installa entre eux, et Gordon ne fit rien pour le briser. Sa mère, il le sentait, était encore en colère à propos de Penny, mais il n’avait vraiment pas envie de revenir là-dessus. Il aurait pu rester encore quelques jours, mais ces longs moments de silence ne présageaient rien de bon. Il passa encore une soirée avec sa mère. Il l’emmena voir une pièce off-Broadway et lui offrit ensuite des crêpes au Henry VIII. Le lendemain matin, il prit le vol de 8 h 28 des United Airlines.