CHAPITRE 36

 

Marjorie observait Jan Markham, occupée à rassembler les affaires du ménage. Elle était venue avec l’idée de consoler et d’aider une amie dans la douleur. Mais les rôles semblaient être inversés. Jan faisait le travail pour lequel Marjorie s’était proposée.

Alors qu’elle aurait pu rester allongée sur son lit, le visage enfoui dans un oreiller. Elle avait prétendu que jamais elle ne pourrait retrouver ses affaires si elle ne les rangeait pas elle-même. Marjorie lui avait dit alors qu’elle allait faire du thé, bien fort, mais Jan avait refusé. Elle ne s’arrêtait pas une seconde. Marjorie, légèrement froissée, se demanda si elle allait bientôt se mettre à fredonner en bouclant ses valises. Jan aurait pu lui offrir un verre.

Brusquement, elle prit conscience que ce n’était que le début de la matinée et, déjà, elle pensait à un verre…

« Est-ce qu’il n’y a vraiment rien que je puisse faire ? » demanda-t-elle, vaguement exaspérée.

Jan s’interrompit pour repousser en arrière une mèche qui lui tombait sur les yeux.

« Oui, ça ne m’était pas venu à l’idée mais… vous pourriez ranger les vêtements de Greg. Tenez, prenez cette grande boîte. Tout est en haut. Ses vêtements et ses chaussures. Je vais essayer de les vendre à ce magasin d’occasions dans Petty Cury. Oh ! et regardez aussi dans la penderie du hall ! Je pense qu’il doit y avoir son imperméable. Et sa robe de chambre est accrochée dans la salle de bains. » Elle eut un sourire furtif et triste. « Je crois que vous devriez regarder un peu partout, en fait. Je n’ai jamais pu lui apprendre à ne pas laisser ses affaires n’importe où… »

Marjorie la regarda, incrédule. Elle avait soigneusement évité jusqu’à présent de prononcer le nom de Greg.

« Comment pouvez-vous être aussi calme ? lâcha-t-elle enfin.

— Je crois que c’est uniquement parce qu’il y a tant de choses à faire. Je n’ai pas beaucoup de temps. Ne vous en faites pas, Marjorie. Tôt ou tard, le choc me retombera dessus. Je suppose que je n’y crois pas encore… »

Marjorie remarqua que Jan rangeait ses affaires avec un soin rituel. D’abord les jupes, soigneusement pliées dans le sens de la longueur d’abord, puis aux hanches. Les collants serrés en boules. Corsages et blouses, les manches impeccablement alignées, boutonnés au col. Jan lissait les plis, repliait les poignets, redressait les cols avec des gestes précis et rapides. Elle prit chaque pile l’une après l’autre et les rangea dans la valise, en les serrant consciencieusement dans les coins. Puis elle rabattit le couvercle et ferma à clé.

« Vous ne voulez pas rester un peu avec nous, jusqu’à ce que vous ayez un avion ? Je ne pense pas qu’il soit bon que vous restiez seule.

— Mais non. Tout ira bien. Il faut que j’aille à Londres pour m’inscrire. On pense que l’avion de Greg a rencontré une forme plus virulente de ce produit qu’il y a dans les nuages. Bien sûr, ce n’est pas officiel. Mais c’est de cela que le pilote serait mort. Ça signifie que les compagnies aériennes vont limiter les vols jusqu’à ce qu’intervienne une décision du Conseil. Ils ont annulé tous les itinéraires qui sont susceptibles de rencontrer les nuages les plus épais. »

Elle se tut avec un haussement d’épaules.

« Mais vous êtes certaine qu’il faut que vous rentriez en Californie ?

— C’est préférable, dit Jan avec une soudaine expression de lassitude sur le visage. Ici, je ne suis guère utile.

— Écoutez, je pense quand même que vous devriez rester avec nous quelque temps. Les enfants sont avec nous — les écoles viennent de fermer, vous savez — et nous pourrions faire quelques pique-niques et…

— Non, excusez-moi, je suis désolée. Merci. » Jan regarda la valise durant un instant. « J’espère que ça ira. »

 

Renfrew arpentait le labo en cognant nerveusement dans la paume de sa main. Jason, son assistant, appuyé contre une console, contemplait le sol d’un air morose.

« Où est George ? demanda brusquement Renfrew.

— Chez lui. Il est malade.

— Bah… Je suppose que ça ne change pas grand-chose. Nous ne pouvons rien faire. Avec ces foutues coupures de courant… Et je n’ai même pas réussi à joindre Peterson. Sa secrétaire m’a dit qu’il est malade, lui aussi. Il choisit bien son moment ! »

Il recommença ses allées et venues. Les pompes de vidange étaient silencieuses, le laboratoire plongé dans la pénombre. Quelques faibles rais de lumière entraient par les fenêtres. Le crépuscule approchait.

« Mon Dieu ! Quand je pense que Markham serait revenu hier et que nous aurions le matériel de Brookhaven… Qui peut parler pour nous, maintenant ?

— M. Peterson a dit qu’il était prêt à nous aider, la dernière fois qu’il était ici.

— Je n’ai pas confiance en ce type… Mais bon sang ! Si seulement je parvenais à le joindre ! »

Il s’approcha du distributeur d’eau et appuya sur le bouton. Sans succès. Il donna un coup de pied rageur dans l’appareil.

« Jamais je n’aurais cru voir ça. Un rationnement d’eau en Angleterre. Et il pleut comme vache qui pisse. De l’eau partout et pas une goutte à boire… Les falaises de Douvres seront bientôt rouges, si ça continue.

— Pourquoi ne rentrez-vous pas ? suggéra Jason. Je peux rester ici au cas où il y ait un appel de Londres.

— Rentrer ? » marmonna Renfrew.

Autrefois, Marjorie avait été son refuge quand le stress était difficilement supportable. Son optimisme, sa présence affectueuse, le rassuraient, alors. Mais maintenant, elle était toujours nerveuse, irritable. Il la soupçonnait de boire un peu trop. Il y avait fait allusion une fois, mais elle avait refusé de saisir la perche qu’il lui tendait. Bien sûr, se disait-il, elle avait un bon sens inné qui lui permettrait de s’en sortir. Et puis, il y avait les enfants. En un mois, il les avait à peine entrevus. Ils se levaient tard depuis que l’école avait fermé, et ils ne se retrouvaient plus pour le petit déjeuner. Oui, peut-être qu’il ferait aussi bien de rentrer, d’essayer de renouer le contact avec la famille.

Il quitta le labo pour découvrir que quelqu’un lui avait volé sa bicyclette.

La nuit était tombée quand il arriva à la maison. Il s’arrêta un instant sous le porche et secoua la pluie de son imperméable. Sa clé joua dans la serrure mais la chaîne de sécurité était en place. Il frappa mais personne ne répondit. Machinalement, il appuya sur la sonnette. Mais cela ne servait à rien : il n’y avait pas la moindre lumière dans la maison.

Relevant le col de son imperméable, il quitta l’abri du porche pour faire le tour. La porte de la cuisine était également verrouillée. En regardant par la fenêtre, il vit Marjorie. Elle était assise devant la table dans le cercle de clarté d’une unique bougie. Il frappa et elle redressa brusquement la tête avec un cri. La bougie s’éteignit et il entendit un bruit sourd.

« Marjorie ! Marjorie, c’est moi, John ! »

Un bruit de pas. Elle ôta la chaîne et ouvrit.

« Mon Dieu ! Tu as failli me tuer. Ne fais plus jamais ça. Je n’arrive plus à remettre la main sur cette maudite bougie. Elle est tombée… Je vais aller en chercher une autre. »

Elle referma derrière lui.

Il l’entendit qui farfouillait dans l’obscurité, ouvrant et refermant les portes des placards. Il marcha sur du verre brisé et sentit une odeur de whisky.

D’habitude, se dit-il, elle ne boit pas de whisky.

Elle craqua une allumette. La lueur de la bougie projeta leurs ombres dansantes sur les murs de la cuisine.

« Je me demande vraiment pourquoi tu n’allumes qu’une bougie à la fois ?

— Parce que c’est la première chose dont nous allons être à court.

— Où sont les enfants ?

— Grands dieux, John ! Tu sais bien qu’ils sont chez mon frère. Je te l’ai dit. Ils passaient leur temps à traîner dans la maison et je me suis dit qu’ils seraient mieux avec leurs cousins. Ils peuvent les aider pour la moisson. Si la pluie ne pourrit pas tout. »

Elle se baissa pour ramasser les morceaux de verre.

Il était sur le point de lui demander s’il y avait quelque chose pour le dîner, mais, plus prudemment, il risqua un : « Tu as mangé ?

— Non. » Elle eut un petit rire. « J’ai bu mon dîner. C’est plus pratique. »

Son petit rire lui avait brusquement rappelé la Marjorie vivante et gaie des années passées. Avec une émotion soudaine, il lui prit les mains.

« Aïe, merde ! »

Il porta son pouce à ses lèvres pour sucer le sang.

« Couillon ! dit-elle sans la moindre tendresse. Tu voyais bien que je ramassais les bouts de verre. »

Elle passa une éponge sur le sol.

« Avant, tu ne buvais jamais de whisky, dit-il en l’observant.

— Mais ça va plus vite. Oh ! je sais ce que tu penses. Tu as peur que je devienne alcoolique. Mais je sais m’arrêter. Je bois juste assez pour adoucir un peu les choses.

— Si tu mangeais un bout ?

— Sers-toi, fit-elle avec un haussement d’épaules. Tu peux t’ouvrir une boîte de haricots et te la faire réchauffer sur le brûleur du gaz. Il reste aussi un peu de fromage dans le garde-manger.

— Tu sais, ce n’est pas tellement drôle de rentrer sous la pluie pour trouver une maison froide, plongée dans le noir, et rien à dîner.

— Je ne vois pas pourquoi tu me reprocherais qu’il fasse froid et qu’il n’y ait pas de lumière… Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Que je brûle les meubles ? C’est la première fois que tu rentres aussi tôt depuis je ne sais combien de temps. Tu ne m’avais pas prévenue. Comment pouvais-tu espérer que j’aie réussi à te faire un dîner ?

John, tu n’as pas la moindre idée du mal que nous avons à nous approvisionner depuis quelque temps. Il faut faire la queue pendant des heures, je te le jure, et il n’y a presque plus rien.

— Je ne sais pas, Marjorie. Tu as toujours été tellement pleine de ressources… Je pensais que nous pouvions nous en tirer un peu mieux que les autres. On pourrait tuer un poulet. Et puis, il y a les légumes du jardin.

— Seigneur ! Vraiment, j’ai l’impression que tu es resté absent des mois… Mais on nous a volé les poulets depuis longtemps. Tous. Et ça, je sais que je te l’ai dit. Et pour les légumes du jardin… tu crois vraiment que je vais aller sous la pluie pour gratter une ou deux malheureuses pommes de terre qui peuvent rester ? Mais nous sommes fin septembre, John. Le jardin est devenu un vrai bourbier. »

La lumière revint soudainement. Le réfrigérateur redémarra en vrombissant. Ils se regardèrent. Il n’y avait plus la moindre zone d’ombre pour les séparer, les protéger. Le silence persista un instant entre eux.

« La mère de Heather est morte, dit enfin Marjorie. C’est plutôt un soulagement. Ce n’est pas comme pour Greg Markham… Quel choc, seigneur ! J’ai du mal à croire qu’il est mort. Il semblait tellement… tellement vivant. Et Heather et James n’ont plus de travail.

— Pour les mauvaises nouvelles, ça suffit », grommela-t-il en disparaissant dans le garde-manger.