CHAPITRE 40

3 novembre 1963

 

« Allô ?

— Gordon ? Gordon, c’est toi ?

— Oh ! oncle Herb… »

Gordon hésita. Il fixait le téléphone d’un regard surpris, comme si la voix de son oncle était inimaginable dans un tel endroit.

« Tu travailles dur… Tu ne rentres pas chez toi le soir ?

— Eh bien, tu sais, j’ai des expériences en cours…

— C’est ce que m’a dit la fille. »

Il eut un sourire. Oncle Herb avait dit « la fille » et non « la dame », comme il en avait l’habitude. Penny était une fille. Et sa mère, sans le moindre doute, lui avait dit plus précisément quel genre de fille.

« Je te téléphone à propos de ta mère.

— Comment ? Mais pourquoi ?

— Elle est krank.

— Quoi ?

— Krank. Malade. Depuis pas mal de temps.

— Pas lorsque je l’ai vue.

— Si, elle l’était déjà. Elle l’était. Mais comme tu étais là, elle n’a pas voulu que tu le saches.

— Bon Dieu… Mais qu’est-ce qu’elle a ?

— C’est quelque chose dans le pancréas, à ce qu’ils disent. Mais ils ne sont pas certains. Les docteurs ne savent jamais vraiment.

— Mais elle m’avait parlé de pleurésie, il y a un certain temps…

— C’est ça. C’est ce qui a tout déclenché.

— C’est grave ?

— Tu connais les docteurs, ils ne disent rien. Mais, à mon avis, tu devrais venir à la maison.

— Écoute, oncle Herb, c’est impossible en ce moment.

— Elle s’est inquiétée de toi.

— Pourquoi ne m’a-t-elle pas appelé ?

— Tu la connais. Vous vous êtes disputés.

— Mais il n’y avait rien de grave entre nous.

— Gordon, tu ne vas pas chercher à tromper ton oncle.

— Mais non, vraiment, je ne croyais pas que c’était à ce point.

— Elle, elle le croit, Gordon. Et moi aussi, mais je sais que tu n’écouteras pas les conseils de ton vieil oncle stupide.

— Écoute, tu n’es pas stupide. J’ai…

— Va la voir.

— Mais j’ai un travail, oncle Herb. Il faut que je donne mes cours. Et mes expériences sont très importantes.

— Tu sais que ta mère ne t’appellera pas, mais…

— Si seulement je pouvais. J’irai la voir dès que ce sera possible…

— C’est important pour elle, Gordon.

— Où est-elle en ce moment ?

— À l’hôpital, où veux-tu qu’elle soit ?

— Mais pour quoi ?

— Des tests.

— Bien, bien… Écoute, je ne peux pas partir comme ça, maintenant. Mais d’ici quelques jours. Oui, j’irai la voir.

— Gordon, ce serait mieux tout de suite.

— Mais non… Écoute, oncle Herb, je comprends ce que tu ressens. Mais j’irai la voir. Très bientôt.

— Quand, Gordon ?

— Je t’appellerai. Pour te dire quand je peux partir.

— Très bien, alors. Bientôt, j’espère. Elle n’a pas eu de nouvelles de toi, récemment.

— Oui, je sais. Bientôt. Bientôt. »

Il appela sa mère, pour qu’elle lui explique. Sa voix était affaiblie par la distance, ténue et aiguë. Mais elle semblait avoir un bon moral. Les docteurs étaient très gentils et très respectueux. Non, elle n’avait aucun problème pour les factures d’hospitalisation, qu’il ne se tracasse pas pour ça. Elle refusa qu’il vienne la voir tout de suite. Il était professeur, il avait des étudiants et pourquoi dépenser autant d’argent pour quelques jours seulement. Qu’il lui rende visite pour le Thanksgiving, ça serait bien assez tôt. Oncle Herb se faisait un peu trop de souci, c’est tout.

« Dis-lui de ma part, dit Gordon tout à coup, que j’essaie de ne pas être un potzer… Ici, mon travail est à un point crucial… »

Sa mère eut un silence. Potzer n’était pas exactement un mot correct. Mais elle ne le releva pas.

« Il comprendra, Gordon. Moi aussi, je te comprends. Fais ton travail. »

L’université avait préparé la conférence de presse de Ramsey et Hussinger. La station C.B.S. locale avait dépêché une équipe de trois hommes. Il y avait aussi le journaliste responsable de la chronique Une université sur le chemin de la célébrité, ainsi que des représentants du San Diego Union et du Los Angeles Times. Gordon se tenait au fond du hall. On projeta des diapos montrant les résultats, des photos d’Hussinger à côté des réservoirs d’essai et divers graphiques du déséquilibre des écosystèmes océaniques. L’assistance fut impressionnée. Ramsey relançait habilement les questions et Hussinger s’exprimait par rafales ultra-rapides. Il avait tendance à prendre de l’embonpoint tout en perdant ses cheveux. Il avait des yeux noirs au regard vif. Un reporter demanda à Ramsey ce qui l’avait conduit à supposer que des événements aussi terribles pouvaient découler d’une cause plutôt obscure. Ramsey feinta. Il regarda dans la direction de Gordon et émit une vague remarque à propos d’intuitions venues de nulle part. Des gens travaillaient et pensaient ensemble, quelqu’un disait quelque chose, on brassait le tout mais sans jamais vraiment savoir d’où avait jailli l’étincelle initiale. Vraiment, s’étonna le reporter, quelqu’un, à La Jolla, travaillait déjà sur ce type de recherche ? Ramsey eut l’air gêné.

« Je ne crois pas être en mesure de déclarer quoi que ce soit à ce sujet », marmonna-t-il. Gordon choisit ce moment pour s’éclipser avant que la conférence ne prenne fin. Dehors, l’air semblait enfumé. Il respira à fond, fut pris d’un étourdissement, puis d’une toux douloureuse. La lumière du soleil filtrait en rais pâles et changeants.

Hercule descendait sous l’horizon aux environs de 9 heures du soir et Gordon pouvait donc éteindre le dispositif à une heure raisonnable. Bien sûr, il lui restait toujours un travail de décodage à accomplir dans le cas où il relevait des interruptions dans les oncles de résonance. Mais, durant toute une semaine, il rentra à la maison à des heures presque normales. Puis, le niveau du bruit s’éleva une fois encore. Il se mit à recevoir des signaux sporadiques. Hercule était dans le ciel du milieu de la matinée jusqu’à la tombée de la nuit. Il passait sa journée à prendre des relevés. Après 9 heures, il préparait ses cours et corrigeait des problèmes. Il se remit à travailler de plus en plus tard au labo. Il lui arriva de s’endormir dans son bureau durant toute une nuit.

Quand il ouvrit la porte, Penny lui adressa un regard surpris. « Eh bien, eh bien… On n’a plus de courant ?

— Non. J’ai fini plus tôt. C’est tout.

— Mon Dieu, tu as l’air épuisé !

— Un peu fatigué, oui.

— Tu veux un peu de vin ?

— Pas du Brookside, si c’est ce que tu bois.

— Non, du Krug.

— Pourquoi y avait-il du Brookside ?

— Pour la cuisine.

— Hon, hon… »

Il prit du vin et quelques chips et s’assit à la table de la cuisine. Penny corrigeait des dissertations.

La radio beuglait une chanson. Il fronça les sourcils.

J’connais pas grand-chose en géologie. J’connais pas grand-chose en biologie. J’sais pas m’servir dune règle à calculer.

« Merde, arrête ça ! »

Penny penchait la tête pour mieux entendre.

« Mais Gordon, c’est une de mes chansons préférées ! »

Mais je sais que j’suis fait pour t’aimer-er-er…

Il se leva d’un bond et tourna sauvagement le bouton.

« Quel tas de conneries !

— C’est une très chouette chanson.

Il eut un rire rauque.

« Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui t’arrive ? s’exclama-t-elle.

— J’ai horreur qu’on fasse gueuler des musiques de merde !

— Et moi je te dis que tu es furieux parce que tu t’es fait baiser par le truc de Ramsey et Hussinger.

— Non, ce n’est pas ça.

— Pourquoi ? Tu leur laisses tous les honneurs.

— Ils les méritent.

— Mais l’idée n’était pas d’eux.

— Ils peuvent s’en servir. Je travaille sur un machin beaucoup plus important.

— Si ce machin marche.

— Il marchera. Le signal passe bien mieux.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Des éléments de biochimie. De nouveaux indices sur les tachyons.

— Et c’est bon ? Je veux dire, est-ce que ça peut te servir ?

— Je suis certain que tout ça va coller, dès que j’aurai suffisamment d’éléments. Il me faut juste une formulation précise pour confirmer mon idée, mon intuition, et ça sera fait.

— Et quelle est ton intuition ? *

Il secoua la tête, lentement.

« Allons… Tu peux bien me le dire, à moi.

— Non. Non… à personne. Jusqu’à ce que je sois sûr. Tout ça, tu comprends, c’est à moi. Je ne veux pas que quoi que ce soit filtre avant que ce soit dans la poche, tu comprends ?

— Mais bon Dieu, Gordon, c’est moi : Penny. Tu sais qui je suis ?

— Écoute, je ne veux pas…

Merde alors, ça ne va plus dans ta tête, tu sais ça ?

Si ça ne te plaît pas, tu peux me laisser seul.

— C’est peut-être bien ce que je vais faire, Gordon. Oui, c’est peut-être bien ce que je vais faire !… »

Il en vint à s’endormir dans la journée. Il s’éveillait en sursaut devant l’oscilloscope avec l’angoisse qu’un relevé ait pu lui échapper.

Il donnait ses cours d’électricité classique et de magnétisme comme en un rêve. Il allait d’un tableau à l’autre en jetant des formules, espérant que ce qu’il écrivait était encore lisible. Il se tournait vers ses élèves pour parler, mais il donnait l’impression de poursuivre un débat intérieur permanent. Il lui arrivait, à la fin d’un cours, de jeter un dernier regard sur les tableaux avant de sortir et d’être surpris en découvrant les lignes de gribouillages presque indéchiffrables qu’il laissait derrière lui.

Lakin évitait soigneusement d’aborder avec Gordon tout sujet autre que la routine du labo. Cooper, également, restait le plus souvent dans son petit bureau et venait de plus en plus rarement le voir, même lorsqu’il était bloqué par un point précis. Gordon ne se rendait plus guère jusqu’au bureau du Département de physique, au troisième étage. Les secrétaires ne le trouvaient plus que dans son laboratoire. Il apportait désormais son déjeuner et mangeait sur place tout en réglant les appareils, luttant contre les problèmes de rapport signal/bruit, guettant l’onde sautillante de la résonance.

« Docteur Bernstein ?

— Oui ? »

Il s’était assoupi devant l’oscilloscope. Les lignes de résonance n’avaient pas bougé, constata-t-il avec soulagement. À cet instant seulement, il leva les yeux sur l’homme grand et mince qui venait de pénétrer dans le laboratoire.

« Je suis de l’United Press. J’écris un article de fond à propos des résultats de Ramsey et Hussinger. Ils ont dérangé pas mal de gens, vous savez. Je me disais que je pourrais voir quelles ont été les contributions d’autres…

— Pourquoi êtes-vous venu me voir ?

— Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que c’était vous que le Pr Ramsey ne cessait de regarder pendant la conférence. Et je me suis demandé si vous ne pouviez être ces “autres sources” dont Ramsey a récemment admis que…

— Quand a-t-il dit ça ?

— Pas plus tard qu’hier, pendant que je l’interviewais.

— Merde.

— Qu’y a-t-il, docteur ? Vous avez l’air embêté.

— Non, rien… Écoutez, je n’ai rien à vous dire.

— Vous en êtes certain, docteur ?

— J’ai dit que je n’avais rien à vous dire. Et maintenant, sortez, s’il vous plaît. »

L’homme de l’U.P.I. ouvrit la bouche, mais Gordon lui montra la porte du pouce : « J’ai dit dehors ! Dehors ! »

Jour après jour, Gordon rassemblait des fragments de phrases. Les messages ne venaient plus en séries. Les données techniques se répétaient, probablement pour qu’elles soient correctes par recoupement, à cause des interférences et des erreurs de transcription. Mais pourquoi ? se dit Gordon. Tout cela correspond bien à ce que je pense. Mais il doit bien y avoir une explication à ce texte.

Une explication rationnelle et claire. Une nuit, il se retrouva en rêve dans Washington Square, et oncle Herb le regardait jouer aux échecs. Chaque fois qu’il déplaçait une pièce, oncle Herb déclarait d’un ton désapprobateur : « Dieu interdit qu’il n’y ait pas d’explication rationnelle. »

Le lundi 5 novembre au matin, il démarra très tard pour l’université. Il avait eu une dispute interminable avec Penny à propos de problèmes domestiques mineurs. Il mit la radio pour la chasser de son esprit. L’information du jour, c’était que Maria Goeppert Mayer, de l’université de La Jolla, venait de recevoir le prix Nobel de physique. Gordon en fut tellement stupéfait qu’il tourna dans Torrey Pines Road au tout dernier moment. Une Lincoln qui roulait pleins phares le klaxonna et il entrevit le regard furibond du conducteur. Il portait un chapeau. Mayer avait reçu le prix pour son modèle en couches du noyau. Elle le partageait avec Eugene Wigner, de Princeton, et Hans Jensen, un Allemand qui avait édifié le modèle à peu près en même temps que Maria.

Ce même après-midi, il y eut une conférence de presse. Maria Mayer se montra timide. Elle répondait d’une voix douce aux questions. Gordon jugea que la plupart étaient d’ailleurs stupides, mais c’était généralement le cas. Ainsi, cette femme si gentille qui s’était arrêtée un jour pour lui demander où il en était de ses résultats était maintenant prix Nobel. Il lui fallut un moment pour l’admettre. Il avait le sentiment soudain que tous les événements convergeaient vers ce lieu, ce moment. Les recherches qu’on effectuait à La Jolla étaient importantes. Il y avait les Carroway et l’énigme des quasars, Gell-Mann et sa disposition des particules, les visions de Dyson, Marcuse, Maria Mayer… Et l’on annonçait que Jonas Salk allait bâtir un institut… La Jolla était un nexus. Il était heureux de s’y trouver.