12 août 1963
« Vous croyez que ça suffit ? demanda Cooper, l’air dubitatif.
— Pour maintenant, oui. Et qui sait ? » Gordon haussa les épaules. « Pourquoi ça ne serait pas suffisant comme ça ?
— Il faudrait au moins que je complète par quelques observations en haute intensité.
— Ce n’est pas très important.
— Après ce qui m’est arrivé avec le comité, j’ai besoin d’être sûr que…
— Mais la solution n’est pas d’accumuler les relevés. Il faut surtout lire des ouvrages de base, analyser vos données, ce genre de chose… Ça ne sert à rien d’entasser des chiffres.
— Vous êtes certain ?
— Vous pourriez terminer cette série demain.
— Mmm… Bon, O.K. »
À vrai dire, Cooper aurait sans doute pu renforcer son dossier avec un supplément de données. Mais Gordon n’avait jamais apprécié cette pratique qui consistait à remesurer le moindre effet, sans doute parce qu’il considérait que cela ne pouvait qu’éteindre l’imagination. Au bout d’un temps, on ne voyait plus que ce que l’on voulait voir. Et comment pouvait-il être certain que Cooper relevait bel et bien toutes les données au fur et à mesure ?
C’était là une raison suffisante pour écarter Cooper du montage de résonance, mais les vrais motifs de Gordon étaient ailleurs. Claudia Zinnes commencerait en septembre. Si elle tombait sur une anomalie, Gordon voulait pouvoir reprendre les relevés en simultané.
Quand il rentra du labo, il avait faim. Penny avait déjà dîné et elle regardait les informations de 11 heures.
« Tu veux quelque chose ? demanda-t-il depuis la cuisine.
— Non.
— Tu regardes quoi ?
— La Marche sur Washington.
— Quoi ?
— Tu sais. Martin Luther King. »
Il ne s’était pas préoccupé des informations depuis quelque temps. Il n’insista pas. S’il se mettait à discuter politique avec Penny, cela risquait de tourner mal. Depuis son retour, elle s’était montrée d’une désinvolture étudiée. Une trêve bizarre s’était établie entre eux, pas la paix.
Il entra dans le living, baigné de la lumière bleutée de la télé.
« Eh ! Le lave-vaisselle ne marche plus.
— Hon, hon, fit-elle vaguement en tournant la tête.
— Tu as appelé le dépanneur ?
— Non. Cette fois, c’est ton tour.
— Mais je l’ai déjà fait la dernière fois.
— En tout cas, je ne le ferai pas. J’ai horreur de ça. Laisse-le comme ça.
— Tu t’en sers plus que moi.
— Ça aussi ça va changer.
— Comment ?
— Fini de me casser à faire les repas.
— Je ne m’en étais jamais rendu compte.
— Comment est-ce que tu le pourrais ? Tu ne saurais même pas faire fondre du beurre.
— Crédibilité : deux mauvais points, dit-il doucement. Tu sais parfaitement que je peux me faire cuire deux ou trois petits trucs.
— Tu parles.
— Je suis sérieux. » Son ton était plus sec, tout à coup. « Je vais être souvent au labo et…
— On applaudit bien fort.
— Pour l’amour de Dieu !
— Donc, je ne serai plus tellement là.
— Et moi, je ne ferai que passer.
— Au moins, tu fais quelque chose.
— Merde, c’est ça qui t’indispose ?
— Tu fais dans la métaphore ?
— Non, je te demande pourquoi tu me fais cette sortie.
— Je pensais que tu croyais vraiment que j’étais indisposée. Comme tu ne m’as pas touchée depuis que tu es rentré.
— Ah ?
— Parce que tu ne t’en es pas aperçu ?
— Si, je m’en suis aperçu, dit-il avec une grimace.
— Pourquoi ?
— Je n’y pensais pas.
— Tu n’y pensais pas.
— Disons que j’étais occupé.
— Tu crois que je ne le sais pas ? Voyons, Gordon. J’ai bien vu ta tête quand tu es descendu de l’avion. Nous devions aller prendre un verre à El Cortez, nous balader en ville. Déjeuner ensemble.
— O.K., O.K. Écoute, j’ai faim.
— Eh bien, tu peux manger. Moi, je regarde le débat.
— Bien. Tu veux du vin ?
— Bien sûr. S’il en reste pour plus tard.
— Plus tard ?
— Ma mère aurait dû m’apprendre à être plus directe. Plus tard, quand nous aurons baisé.
— Oh ! oui. Bien sûr qu’on va baiser. »
Ils firent comme ils l’avaient promis. Ce ne fut pas très brillant.
Gordon démonta tout l’appareillage de Cooper pour le ramener aux composants de base. Puis il reconstruisit tout, vérifiant l’isolation de la moindre pièce, cherchant une faille possible dans le montage qui aurait permis à un signal étranger de pénétrer dans le circuit. Il avait presque terminé de tout remonter lorsque Saul Shriffer surgit sans prévenir.
« Gordon ! Je passais à La Jolla et je me suis dit que j’allais vous rendre visite.
— Hello », marmotta Gordon en essuyant ses mains sur son jean huileux. Derrière Saul, un homme entra dans le labo. Il tenait un appareil photo.
« Je vous présente Alex Paturski, de Life. Ils vont publier un article sur l’exobiologie.
— J’aimerais prendre quelques photos », dit Paturski.
Gordon murmura que, oui, bien sûr, et en quelques secondes Paturski eut déployé des écrans réflecteurs et divers accessoires. Saul évoqua les réactions provoquées par son émission.
« Effrayant exemple de mesquinerie intellectuelle, dit-il. Personne ne veut nous suivre. Je n’ai pas trouvé un seul type de la communauté astronomique qui ait accepté de me consacrer plus de cinq secondes. »
Gordon décida de ne pas lui parler de Claudia Zinnes. Paturski tournait dans le labo. À chaque déclic un éclair jaillissait.
« Eh ! Vous voulez regarder un peu par là ? »
Et Saul obéissait. Gordon le suivait. Il se dit qu’il aurait dû porter autre chose que son T-shirt et son jean. Comme par hasard, c’était la première fois qu’il ne mettait pas sa veste Oxford et son pantalon.
« Fantastique, messieurs », déclara Paturski en guise de conclusion.
Saul se promena un instant entre les appareils. Gordon lui montra quelques-uns de ses tracés préliminaires. La sensibilité était encore faible mais les courbes correspondaient à l’évidence à des lignes de résonance claires.
« Quel dommage ! fit Saul. Je suis sûr qu’il suffirait d’autres résultats pour que toute cette affaire éclate, vous savez. » Il fixa Gordon. « En tout cas, prévenez-moi si vous accrochez quoi que ce soit. D’accord ?
— Que ça ne vous empêche pas de dormir.
— Non, je suppose que non, dit Saul, pour un instant apparemment déconcerté. Je croyais vraiment que nous tenions quelque chose.
— C’est peut-être vrai.
— Oui. Oui, c’est peut-être vrai. Ne vous enfermez pas dans l’idée que tout est fichu, hein ? Quand tout ça se sera calmé, quand les gens auront fini de se marrer… Eh bien, ça nous fera un bon article. Quelque chose dans Science avec un titre du genre “Un bon coup dans les moulins de l’orthodoxie”. Ça pourrait marcher, non ?
— Hon, hon, fit Gordon.
— Bon, Alex et moi, nous devons rejoindre Palomar en passant par Escondido.
— Un programme d’observation ? demanda Gordon d’un ton désinvolte.
— Non. Non, vous savez, je ne suis pas vraiment dans l’observation. Je serais plutôt le type à idées. Alex veut prendre quelques clichés, c’est tout. C’est un endroit assez impressionnant.
— Oh ! oui… »
Dès qu’ils furent repartis, il se replongea dans l’expérience.
Le premier jour de la relance du montage de résonance, Gordon eut des problèmes de rapport signal-bruit. Le deuxième jour, des parasites capricieux rendirent les résultats obscurs. L’un des échantillons d’indium se comportait bizarrement et il dut recycler tout le montage, vidanger le bain froid et retirer l’échantillon défectueux. Ce qui lui prit des heures. Ce n’est qu’au troisième jour que les courbes de résonance commencèrent à prendre une physionomie normale. Elles étaient d’une précision rassurante et collaient plutôt bien à la théorie, dans les limites de l’erreur expérimentale. Splendide, songea Gordon. Aussi splendide que banal. Il laissa tourner le montage toute une journée, en partie pour s’assurer de la stabilité des composants. Il trouva le temps de vaquer à des travaux ordinaires — stimuler Cooper, préparer quelques notes de cours pour le semestre à venir, couper les minuscules brins gris d’antimoniure d’indium sur les appareils à immersion d’huile dont les fils chauffaient. Avant de replonger dans le labo, toutes les deux heures, pour quelques rapides mesures de résonance. Bientôt, il s’installa dans la routine. Tout roulait normalement. Les courbes elles aussi demeuraient normales.
« Professeur Bernstein ? » La voix était celle d’une femme, aiguë et perçante. Il se demanda vaguement s’il reconnaissait l’accent du Midwest.
« Oui, fit-il enfin.
— Ici Adele Morrison, du Senior Scholastic Magazine. Nous consacrons un grand article à la… la découverte que vous avez faite, vous et le Pr Shriffer. Nous la présentons comme un exemple de controverse scientifique. Je me demandais…
— Pourquoi ?
— Pardon ?
— Pourquoi parler de ça ? Je préfère qu’il n’en soit pas question.
— Ma foi, professeur Bernstein… Je ne sais pas, mais le Pr Shriffer s’est montré plus coopératif. Il m’a dit que nos lecteurs, qui sont surtout des lycéens, pouvaient profiter de l’étude que vous avez faite…
— Je n’en suis pas aussi certain.
— Écoutez, professeur, je ne suis qu’une secrétaire de rédaction. Ce n’est pas à moi de décider. Je crois que cet article est… Vous savez, nous avons déjà les épreuves. Il y a surtout une interview avec votre collègue, le Pr Shriffer.
— Mmm… »
Miss Morrison haussa le ton. « On m’a simplement demandé si vous aviez quelque commentaire à faire sur cette… euh… controverse. Nous pouvons toujours ajouter ça au niveau des épreuves, vous savez…
— Non. Non, je n’ai rien à dire.
— Vous êtes bien certain. Le rédacteur m’a demandé si…
— J’en suis certain. Laissez tout comme ça.
— Eh bien, d’accord. Nous avons tout un tas d’autres professeurs qui sont cités dans notre article et leurs commentaires sont plutôt sévères. Je voulais que vous sachiez cela. »
Un instant, il hésita.
Il aurait pu demander des noms, des commentaires et préparer une réponse à toutes ces critiques. La fille attendait, dans ce léger sifflement qui trahissait les communications à longue distance. Elle était assez forte, se dit-il. En fait, elle était presque parvenue à l’accrocher.
« Non, ils peuvent dire ce qu’ils veulent. Que Saul en prenne la responsabilité. »
Il raccrocha. Les maîtres à penser de cette grande nation étaient libres de déclarer n’importe quoi. Il n’espérait qu’une chose : que l’article n’augmenterait pas la fréquence des visites de dingues…
Le soleil semblait avoir desséché toute chose et effacé les perspectives.
Penny, dégoulinante, se laissa tomber au côté de Gordon.
« Trop de coups de balai, lâcha-t-elle. Et la marée contraire. Je n’arrêtais pas d’être rejetée dans les pilotis.
— Courir, dit-il, c’est moins dangereux.
— Mais tellement plus ennuyeux.
— En tout cas, ça n’est pas inutile.
— Peut-être… Oh, ça me rappelle : il faut que j’aille voir mes parents, bientôt. Avant la rentrée, mais Papa est en voyage d’affaires.
— Pourquoi te souviens-tu de ça brusquement ?
— Hein ? Oh… Tu disais que ce n’était pas inutile de courir, et je me suis souvenue d’un de mes étudiants, le dernier semestre. Il s’était servi du mot le plus long que je connaisse dans un devoir que je devais noter. C’était “floxinaucinihilipilification”. Ce qui devrait signifier “l’acte de considérer comme inutile”.
— Vraiment ?
— Oui. Je n’ai rien trouvé dans le dictionnaire américain mais c’était bel et bien dans le Oxford.
— Et ?…
— C’est le dictionnaire que mon Papa m’a offert. »
Avec un sourire, Gordon se laissa couler dans le sable tout en ramenant un Esquire sur sa figure pour échapper en partie au soleil.
— Tu sais que tu es une fille passablement non linéaire ?
— Et qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
— C’est un compliment, crois-moi.
— Eh bien ?
— Eh bien, quoi ?
— Veux-tu venir à Oakland avec moi ou non ?
— Tout ça pour ça ?
— Oui, malgré tes échappatoires.
— Échappatoires ?… Penny, tu as lu beaucoup trop de Kafka. Bien sûr, que je viens.
— Quand ?
— Comment pourrais-je le savoir ? Après tout, il s’agit de tes parents, de ton voyage. »
Elle hocha la tête. Une expression étrangement tendue se dessina brièvement sur son visage et Gordon s’interrogea sur les sentiments qu’elle pouvait éprouver sans trouver la moindre trace de réponse. Il allait entrouvrir les lèvres pour risquer une question, mais il se retint. Le voyage à Oakland faisait-il partie d’une sorte de rite de séduction ? se demanda-t-il. Penny voulait-elle simplement le présenter à ses parents ? Non, il pouvait faire erreur. Le phénomène, après tout, pouvait très bien être limité à la côte est. Mais depuis que Penny lui avait déclaré qu’elle ne l’épouserait pas tout en restant avec lui, elle était devenue à ses yeux un vivant mystère. Avec un soupir, il décida de chasser ce problème de ses pensées.
Il se plongea un instant dans la presse et s’exclama brusquement : « Hé ! Ils disent que l’accord sur l’arrêt des essais nucléaires est entré en application !…
— Évidemment, murmura Penny en sortant vaguement de sa torpeur, Kennedy a signé depuis des mois.
— Ça a dû m’échapper », dit-il.
Il songeait à Dyson, au projet Orion, à tout ce rêve fascinant qui s’estompait maintenant, qui mourait. Personne ne ferait le grand bond jusqu’aux planètes. Le programme spatial était désormais voué à se traîner avec les fusées à carburant liquide. Pourtant, des gens nouveaux, des idées neuves affluaient à La Jolla. On était loin de l’époque de Chandler, se dit-il. Kennedy, qui avait signé l’Accord sur l’arrêt des expériences nucléaires, avait assassiné le projet Orion, mais il avait également fédéralisé la garde nationale d’Alabama pour empêcher George Wallace de l’utiliser pour combattre le programme d’intégration raciale. Medgar Evers avait été tué à peine quelques mois auparavant. Dans tout le pays, les esprits changeaient.
Gordon ferma le magazine, se laissa rouler sur le côté et ferma les yeux dans le soleil. La brise portait le parfum âcre du banc de varech qui pourrissait à l’extrémité de la plage. Au diable la presse, songea-t-il. La presse et l’actualité. La politique concerne un moment, avait dit Einstein. Une équation concerne l’éternité.
S’il avait à choisir, Gordon serait du parti des équations.
Ce soir-là, il emmena Penny dîner et danser au El Cortez. Ça n’était guère dans ses habitudes, mais il devait se préoccuper de cette tension qui s’était installée entre eux. Il lui parla après le dîner, entre deux verres.
« Penny, ce qui se passe entre nous… c’est assez compliqué…
— Non, c’est complexe », rectifia-t-elle.
Il hésita avant de murmurer : « Eh bien, d’accord, mais…
— Il y a une différence », insista-t-elle.
Pour quelque raison, cela le mit en colère. Il décida de ne plus rien dire et la soirée s’écoula dans le style indifférent de la sortie conjugale qu’elle semblait apprécier. Elle ne cessait de le surprendre par le contraste entre l’intellectuelle littéraire qu’elle était par moments, pour devenir ensuite l’Américaine moyenne, ordinaire, totalement terre à terre. Mais sans doute faisait-elle partie intégrante de cette époque, de cette période de changement.
Ils ne dansèrent que les slows. Penny avait mis une robe étroite et rose. Ses mouvements étaient légers et précis. Gordon, par contre, portait de grosses chaussures noires qu’il avait rapportées de New York et il lui arrivait de casser le tempo. Le chanteur avait une voix bluesy. People stay, just a little bit longer. We wanna play, just a little bit more.
Brusquement, Penny le pressa contre sa poitrine avec une force surprenante et lui murmura à l’oreille : « Sam Cooke. » Il ne comprit pas ce qu’elle voulait dire. L’idée que l’on pût connaître le nom du compositeur d’une chanson pop lui semblait presque incroyable.