CHAPITRE 38

12 octobre 1963

 

« Comme je le disais », fit Penny.

Il sursauta. « Hein ? Oh ! oui…

— Tais-toi. Tu ne m’écoutais même pas. »

La Thunderbird abordait un tournant. Tout en bas, c’était la baie de San Francisco, dans le soleil et la brume.

« Tu n’es qu’un prof étourdi, c’est tout…

— D’accord », fit-il.

Il n’ajouta rien et se replia dans sa brume personnelle tandis que Penny négociait le tournant en épingle à cheveux de Grizzly Peak, au-dessus du campus de Berkeley, avant de filer sur Skyline. Il eut une brève vision d’Oakland, des îles vertes dispersées sur le fond gris-bleu de la baie de San Francisco, citadelle d’albâtre isolée, imprenable. Ils roulaient maintenant entre les pins et les eucalyptus. Avec la vitesse, ils tissaient un rideau flou à travers lequel il entrevoyait la terre brune des collines.

Penny avait ouvert le toit de la T-bird qu’ils avaient louée. Ses cheveux flottaient dans le vent.

« Le mont Tamalfuji ! » cria-t-elle en désignant ce qui ne semblait qu’une minuscule éminence, loin au nord de la baie. Ils s’engagèrent dans la longue descente vers Broadway Terrace, dans un concert de gémissements de freins et de craquements d’embrayage. Les senteurs musquées de la forêt les enveloppèrent bientôt. Ils surgirent de la pente boisée pour retrouver des maisons aux formes anarchiques, multicolores. Ils roulèrent encore un moment et la circulation, qui avait été dense durant un instant, redevint fluide, tranquille et discrète. Ils approchaient de la maison des parents de Penny. Le quartier était résidentiel, avec un nom très chic : Piedmont. Gordon songea à Long Island, à Gatsby, aux limousines jaunes.

Les parents de Penny lui apparurent comme totalement ternes. Mais il n’arrivait pas à décider si c’était à cause de lui ou bien d’eux. Il n’arrivait pas à arracher ses pensées de l’expérience et des messages. Il devait bien exister un outil qu’il n’avait pas encore essayé et qui lui permettrait de trouver la clé du mystère. Penny lui avait dit d’essayer sous un autre angle. Ça, il ne l’avait pas oublié. Il s’aperçut qu’il pouvait participer à une conversation, sourire et jouer à l’invité sans vraiment participer. Le père de Penny était grand, costaud, bronzé, bourru et rassurant. Le genre d’homme qui savait multiplier les dollars, avec les tempes grisonnantes et une solide bonne humeur. La mère de Penny se révéla d’un tempérament tranquille. C’était certainement une maîtresse de maison exemplaire. Elle devait faire partie de tas de clubs et d’associations de charité, se dit Gordon. Il avait le sentiment de les avoir rencontrés bien des fois, comme les personnages familiers d’un film dont il avait le titre sur le bout de la langue.

Ils les avaient invités à demeurer à la maison, mais Gordon préférait un motel qu’il avait choisi, sur University Avenue. Comme ça, dit-il, ils étaient dans le centre, mais, en vérité, il ne tenait nullement à éviter cette question brûlante : allaient-ils. Penny et lui, coucher dans la même chambre dans la forteresse familiale ? Non, vraiment, il ne se sentait pas encore prêt pour cela. Pas ce week-end, du moins.

Le père de Penny avait entendu parler de l’histoire de Saul, bien sûr, et il désirait qu’ils en parlent un peu. Gordon lui en dit juste assez pour ne pas être impoli, puis dévia la conversation sur la physique, les travaux en cours à La Jolla, et ainsi de suite. Le père de Penny — « Jack », dit-il en lui serrant la main avec un bon sourire, « appelez-moi Jack » — avait collectionné quelques bouquins d’astronomie pour élargir ses connaissances. Gordon ne tarda pas à découvrir que c’était pour lui beaucoup plus qu’un simple passe-temps. Jack le submergea de discours sur les étoiles et l’émerveillement que l’on éprouvait en découvrant l’univers. Il avait l’esprit vif et curieux. Il posait sans cesse des questions incisives et Gordon ne tarda pas à se retrouver dans les ultimes retranchements de ses connaissances en astronomie — qui étaient plutôt limitées. Les femmes discutaient dans la cuisine et il contre-attaquait en expliquant le cycle du carbone, les supernovae et les amas globulaires. Il faisait appel à tout ce qu’il avait pu retenir des conférences. Jack l’accrocha à plusieurs reprises et il commença à se sentir mal à l’aise. Il pensait à l’examen de Cooper.

Finalement, ils prirent une bière avant le déjeuner et Jack se lança dans d’autres sujets. Linus Pauling venait de recevoir le prix Nobel. Qu’en pensait Gordon ? Est-ce qu’il n’était pas le premier à décrocher deux fois le prix ? Non, dit Gordon. Il y avait eu Marie Curie. Elle avait reçu deux Nobel : un en physique, l’autre en chimie. Il craignit brusquement que cela ne les dévie sur la politique. Il était presque certain que Jack était de l’école « Désarmement = Munich » animée par William Knowland, de La Tribune d’Oakland. Mais Jack contourna habilement l’obstacle. Ils déjeunèrent d’une soupe et de steaks bien persillés et saignants. Les jacarandas cachaient une partie du panorama dont on jouissait depuis la salle à manger. Les autres pièces ouvraient sur la baie et sur les collines boisées. Les steaks étaient vraiment parfaits.

« Tu vois ? dit Penny. Ajax devine ce que tu vas faire avant que tu le saches toi-même. »

Gordon observait le cheval. Il renâclait, frémissait et se cabrait. Penny le lança au trot. Ajax lui obéit à la seconde, les naseaux dilatés, les oreilles dressées. Elle lui fit décrire quelques figures, lui pressant à peine le flanc, et le promena autour du corral.

Gordon était appuyé contre la balustrade. Un angle différent… Oui, oui… Ramsey avait tiré au clair tout ce qui concernait la biochimie. Mais ce n’était qu’une pièce du puzzle. Il en manquait beaucoup d’autres. Le seul élément solide était ce bon vieux AD 18 5 36 DEC 30 29.2. Un rythme obsédant qui ne conduisait nulle part. Pourtant, cela devait signifier quelque chose…

« Gordon ! Je vais faire un tour avec Ajax. Tu veux venir ?

— Non… Je préfère ne pas monter à cheval.

— Allons ! »

Il secoua la tête, l’esprit ailleurs. Tout ce dont il se souvenait de ses premières leçons, c’est comment on évitait les coups de pied. Il fallait rester collé au cheval quand on était derrière lui. Il croyait alors qu’il n’avait pas assez de place pour une bonne ruade. Il paraissait aussi qu’il suffisait de lui flatter la queue pour qu’il en déduise que vous n’étiez pas la bonne cible pour soulager ses petites colères. On perdait tout intérêt à ses yeux, mais cela semblait plutôt douteux aux yeux de Gordon. Après tout, ce n’était qu’un animal, incapable d’une telle déduction.

Il suivit Penny en empruntant la ligne des crêtes. AD 18 5 36 DEC 30 29.2. Ils étaient juste au-dessous des collines d’Oakland. Dans le lointain, ils pouvaient distinguer le paysage brun et accidenté du comté de Contra Costa. Les séquoias et les pins répandaient une senteur pénétrante et chaude que Gordon ne reconnut pas. MAXIMUM 263 KEV. DANS SPECTRE TACHYON. À chaque pas, il soulevait un fin nuage de poussière. L’après-midi s’achevait. Des ombres bleues dansaient sous les sabots d’Ajax. Il se souvint que Jack lui avait dit que Penny venait ici tous les jours quand elle était au collège. Gordon avait failli émettre quelque plaisanterie cynique sur les implications freudiennes de l’amour du cheval chez les adolescentes, mais il lui avait suffi d’un bref regard de Penny pour se taire. PEUT ÊTRE VÉRIFIÉ PAR RMN. Dans sa jeunesse, il avait fait plus de foot sur les terrains vagues que d’équitation. Le bruit des sabots… Il lui revenait des images de Gary Cooper, ou bien d’Ida Lupino tandis que Penny chevauchait sous les séquoias. Une image de sérénité devant laquelle il se sentait désarmé, embarrassé, déplacé. Les chaussures noires que sa mère avait achetées pour lui chez Macy’s n’était vraiment pas faites pour ces régions lointaines, toute cette nature qui lui apparaissait comme étrangère. AD 18 5 36 DEC 30 29.2, AD 18 5 36 DEC 30 29.2. Oui, vraiment étrangère.

Ce soir-là, ils firent l’amour quand ils furent revenus au motel et Penny lui parut changée. Ses hanches étaient plus fermes, ses os plus marqués. Elle était plus dure. C’était une cavalière, une fille de l’Ouest. Elle savait que les artichauts poussaient sur une espèce de buisson et pas sur les arbres. Elle était capable de faire la cuisine dans une cheminée. Ses seins se redressèrent plus vite sous ses lèvres, les pointes, roses et douces, étaient plus raides qu’autrefois.

À l’Ouest, il y avait du nouveau, songea-t-il.

Le dimanche, en fin de matinée, Jack les emmena visiter une plantation de noyers, près d’Alamo. Il avait investi dans les récolteuses mécaniques. La machine soufflait et grondait tandis que son bras empoignait les troncs et secouait les arbres pour en faire tomber un déluge de noix. Les hommes guidaient un engin muni de larges bandes de caoutchouc qui rassemblaient les noix en rangées irrégulières. Une ramasseuse suivait. Les noix étaient encore dans leur coque verte. La ramasseuse laissait de côté la terre et les branches cassées. Jack expliqua que cette nouvelle méthode serait très rapidement rentable. Les noix étaient ensuite acheminées par camion jusqu’à un dispositif de brosses et de grilles qui les décortiquaient. Un four à gaz naturel parachevait l’opération.

« Ça va révolutionner la production », prédit Jack.

Gordon observait les hommes et les engins. Il songea qu’on était dimanche. Mais la récolte n’attendait pas. Les noyers le changeaient agréablement des étendues désertiques de la Californie du Sud. Ces grands ombrages verts lui rappelaient le nord de l’État de New York. Le seul élément dérangeant, proprement californien, c’était ce grand bras mécanique qui s’acharnait sur les arbres : un robot frénétique, inquiétant.

« Est-ce que je pourrais vous emprunter quelques-uns de vos bouquins d’astronomie cet après-midi ? » demanda-t-il brusquement à Jack.

Jack ne put qu’acquiescer, dissimulant sa surprise sous un sourire. Penny leva les yeux au ciel et fit une grimace qui hurlait : Tu ne tarrêteras donc jamais de travailler, même le week-end ?

Un instant, Gordon se sentit blessé par cette accusation silencieuse. Puis, il haussa les épaules. Mais elle avait sans doute escompté quelque chose de ce week-end à Oakland, se dit-il. Peut-être espérait-elle qu’ils allaient s’entendre comme des copains, lui et Jack. Ça se pourrait bien… Tout dépendait des circonstances. Mais ce ne serait certainement pas pour ce week-end. Il avait parfaitement conscience d’évoluer dans une espèce de brume. Et, au cœur de cette brume, il y avait la solution de son problème. Pourtant, le fait de le savoir ne changeait rien. Et puis, dès qu’il essayait de refaire surface, il avait conscience qu’il ne comprenait pas les parents de Penny. Pas vraiment. Il couchait avec leur fille. Cette pensée ne le quittait pas. Oui, il narrivait pas à se détacher de la shiksa. Mais, dans ce cas, était-ce vraiment une attitude entendue chez les Californiens ? Ils avaient décidé d’ignorer purement et simplement la situation ? Il pouvait le supposer mais, malgré tout, il ne se sentait pas à son aise.

La machine continuait à secouer les noyers en grondant et il sortit de ses réflexions. Il était resté longtemps immobile, les mains croisées dans le dos, dans son attitude habituelle de prof, les yeux fixés sur une motte de terre. Il se tourna brusquement et vit que tous les autres revenaient déjà à la voiture.

Penny eut un hochement de tête résigné à l’adresse de son père en montrant Gordon. Ah ! les codes de famille…

Il feuilleta les index des livres de Jack, mais il n’y avait rien à propos d’Hercule. Il chercha dans les constellations, examina les cartes de la Grande Ourse, d’Orion ou de la Croix du Sud selon les saisons. Comme tous les étudiants qui avaient grandi dans la lumière des villes, il n’avait besoin que de guides simples, élémentaires. En se penchant sur tous ces astres reliés par des traits blancs, il se demandait comment l’on avait pu y voir des chasseurs, des ours, des taureaux ou des cygnes. Et puis, tout à coup, un passage retint son attention :

Notre soleil se déplace en permanence, comme toutes les étoiles. Nous tournons autour du centre de notre galaxie à la vitesse approximative de 250 kilomètres par seconde. De plus, notre soleil se déplace vers un point proche de l’étoile Véga, dans lAmas dHercule, à environ 20 kilomètres par seconde. Dans quelques milliers dannées, les constellations que nous connaissons seront différentes, car tous leurs déplacements sont relatifs. Dans la figure 8, la constellation…

Ce fut Penny qui prit le volant pour le conduire jusqu’au campus de Berkeley. Elle n’avait pas hésité à quitter ses parents pour quelques instants pour revenir faire un tour dans le coin. Lorsqu’elle comprit que Gordon n’avait pas l’intention de se promener simplement sur le campus, elle changea d’attitude. Il fonça droit sur la bibliothèque du Département de physique. Elle était située dans un bâtiment tout proche du campanile, mais Gordon refusa d’emprunter l’ascenseur. Il disparut en agitant la main.

Si l’on tient compte de la rotation autour du centre galactique, le mouvement du soleil pourrait être décrit de façon précise comme une distribution du cosinus thêta. Nous nous déplaçons de l’antapex vers l’apex solaire. Étant donné que la position de l’apex solaire ne peut être définie que par une moyenne par rapport aux nombreux mouvements stellaires, il existe des incertitudes significatives. L’ascension droite ne peut être déterminée qu’à 18 heures et cinq minutes, la déclinaison à 30 degrés, plus ou moins 40 minutes.

Gordon relut plusieurs lignes. Des chiffres couraient dans sa tête. Il régnait ici un silence solennel, lourd comme l’odeur de l’encre d’imprimerie. Il dénicha un numéro plutôt fatigué de Astrophysical Quantities et vérifia une fois encore les coordonnées.

Apex Solaire

AD 18 5 (+/- 1) — DEC 30 +/- 40

Il prit un stylo dans sa poche de chemise et griffonna sans se soucier du regard sévère d’un bibliothécaire.

AD 18 5 36 — DEC 30 29.2

Puis il sortit dans la lumière d’automne. C’était la fin de l’après-midi et il faisait frais.

Dans l’avion qui les ramenait à San Diego, il dit : « Les coordonnées du message correspondent à l’apex solaire. Ça, c’est important. Je veux dire : par rapport aux incertitudes des mesures dont nous disposons.

— C’est pour ça qu’il y a ces signes plus et moins ? demanda Penny d’un ton sceptique.

— Exact.

— Je ne comprends pas.

— C’est la direction du Soleil — et de la Terre. Le chemin que nous suivons dans l’espace.

— Oh, oui… Oy veh.

— Pardon ?

— C’est bien ce que tu dis quand tu es surpris. Oy veh

— Non… C’est quand… Quand on a de la peine. Mais je ne le dis jamais.

— Mais si…

— Non.

— D’accord, d’accord… Mais qu’est-ce que tout cela signifie, Gordon ?

— Je n’en ai pas la moindre idée », dit-il.

Mais il mentait.