Printemps 1963
Gordon s’était fait à l’idée qu’il allait devoir passer une bonne partie de l’été avec Cooper. L’examen de candidature avait été une dure épreuve. Il avait fallu deux semaines à Cooper pour retrouver un peu de confiance en lui-même. Gordon, finalement, s’était décidé à lui parler d’homme à homme. Ils avaient défini un programme de routine. Tous les matins, Cooper poursuivrait ses études de base en vue de la deuxième session. L’après-midi et le soir, il travaillerait sur les relevés. En automne, il disposerait de suffisamment d’éléments pour une analyse détaillée. Avec l’aide de Gordon, il pourrait aborder l’examen avec un peu plus de confiance. Si la chance s’en mêlait, les données de sa thèse seraient au complet pour l’hiver.
Gordon écoutait, parlait peu, hochait la tête. Parfois, il semblait d’une humeur sombre. Les derniers relevés étaient rigoureusement réguliers, sans le moindre signal.
Lorsqu’il se penchait sur les registres de Cooper, Gordon éprouvait régulièrement une espèce d’abattement en voyant ces tracés absolument normaux et ordinaires. Ainsi l’effet pouvait disparaître comme ça ? Pourquoi ? Et comment ? Ou bien était-ce Cooper qui avait choisi de rejeter toutes les résonances qui ne correspondaient pas à sa thèse ? C’est sûr, si on ne cherche rien, on a toutes les chances de ne rien voir.
Mais Cooper couchait tout par écrit, comme tout bon expérimentateur. Ses notes étaient dans le plus parfait désordre mais elles étaient complètes. Gordon les explorait tous les jours, en quête du moindre griffonnage, de la plus infime lacune. Tout semblait normal.
Il pensait aux physiciens des années 30 qui avaient effectué les premiers bombardements de neutrons. Ils avaient consciencieusement réglé leurs compteurs Geiger de telle façon qu’ils s’arrêtent après l’interruption du barrage de neutron, cela afin d’éviter de créer une source d’erreur. Mais s’ils avaient laissé les compteurs branchés, ils auraient découvert que certaines substances émettaient des particules à haute énergie bien longtemps après. En se montrant précautionneux, ils étaient passés à côté de l’inattendu, la radioactivité artificiellement induite. Ils avaient raté un prix Nobel.
Il y avait un article sur la résonance spontanée dans le numéro de juillet de Physics Today, à la rubrique Découvertes et Recherche. Il comportait un extrait des relevés déjà publiés dans la Physical Review Letters et Lakin était abondamment cité. Selon lui, l’effet devait « révéler un nouveau mode d’interaction susceptible d’intervenir dans les composés du Type III-V tels que l’antimoniure d’indium et peut-être dans tous les composés pour autant que les expériences soient assez sensibles pour détecter l’effet ». Il n’était fait aucune mention des corrélations évidentes dans la fréquence des phénomènes de résonance spontanée.
Gordon décida d’attaquer le problème de la « résonance spontanée » sous un angle nouveau. Le concept de message lui semblait plausible. Tout au moins, il y avait quelque chose. Mais il ne pouvait pas non plus ignorer les rebuffades de ses collègues. Peut-être avaient-ils raison, après tout. Peut-être qu’une série de coïncidences exceptionnelle l’avait amené à croire sincèrement à l’existence de mots codés dans les signaux de l’oscilloscope. Mais, dans ce cas, où était l’explication ? Lakin craignait que le fait de se concentrer sur l’idée d’un message finisse par occulter le problème véritable. Bon, Lakin aussi avait peut-être raison… Donc, ils avaient tous raison. Quelle autre solution était possible ?
Durant plusieurs semaines, il travailla dans d’autres directions. La théorie qui était à la base de l’expérience originale de Cooper n’était pas particulièrement audacieuse. Gordon revit tous les postulats, refit les intégrales et vérifia chaque point. Il lui vint quelques idées neuves et il les étudia toutes l’une après l’autre, essayant de les faire coller avec les équations et les estimations d’ordre de grandeur. La théorie initiale laissait de côté certains termes mathématiques : il s’orienta dans cette direction, espérant découvrir soudain qu’ils pouvaient cesser d’être négligeables et fausser ainsi la théorie. Mais rien ne semblait correspondre à ce qu’il cherchait. Il relut les papiers d’origine dans l’espoir d’un indice nouveau. Pake, Korringa, Overhauser, Feher, Clark… Tout était classique, inattaquable. Pas la moindre échappatoire à la théorie canonique.
Il était à son bureau, plongé dans ses calculs en attendant l’arrivée de Cooper, lorsque son téléphone sonna.
« Docteur Bernstein ? » C’était la secrétaire du département.
« Mmm…
— Le Pr Tulare aimerait vous voir.
— Oh… Oui, d’accord. Quand donc, Joyce ? »
Tulare était président.
« Maintenant, si ça vous va. »
Dès que Joyce l’eut introduit dans le grand bureau, Gordon vit que Tulare était penché sur un dossier personnel. Il comprit très vite qu’il ne pouvait s’agir que du sien.
« En bref, commença Tulare, je dois vous apprendre que votre accessit a été… euh… sujet à controverse.
— Je croyais que c’était l’usage. Je veux dire que…
— Ça l’est, ordinairement. Le département ne se réunit que pour débattre des promotions de professeur assistant à professeur adjoint — c’est-à-dire à poste fixe. Ou encore de professeur adjoint à professeur titulaire.
— Hon, hon, fit Gordon.
— Dans votre cas, l’accessit de professeur assistant échelon II à professeur assistant échelon III ne nécessite pas le vote de l’ensemble du département. Habituellement, nous demandons l’opinion des têtes du groupe du candidat — en ce qui nous concerne, celui des solides et de la résonance de spin. Je crains pourtant…
— Lakin a opposé son veto, c’est cela ?
Tulare eut un regard contrarié. « Je n’ai pas dit ça.
— Mais c’est ce que vous pensiez.
— Je n’ai pas à faire de commentaire personnel. »
Tulare s’interrompit un instant, les yeux fixés sur la pointe de son stylo, comme s’il cherchait désespérément à y lire une réponse.
« Vous réalisez cependant, reprit-il, que les événements de… de ces quelques derniers mois n’ont pas contribué à augmenter la confiance de vos confrères de la faculté.
— J’ai cru le comprendre… »
Tulare se lança dans une série de réflexions sur la crédibilité scientifique appuyée de phrases floues. Gordon l’écoutait en silence, avec le très vague espoir d’en tirer quelque chose. Tulare n’avait rien de l’administrateur classique qui se laissait bercer par le son de sa propre voix. Son sermon correspondait plutôt à une réaction de défense. Gordon était entré dans le bureau avec courage et assurance mais, à présent, il sentait une faiblesse étrange envahir ses jambes. L’affaire était grave. L’accessit n’était en général qu’une routine. Seuls les cas très douteux étaient sujets à caution. La grande épreuve était le saut de l’assistant au poste de professeur adjoint, c’est-à-dire, sur le plan matériel, la titularisation. Gordon avait débuté comme assistant échelon I et il était passé à l’échelon II dans l’année, ce qui était considéré comme plutôt rapide comme promotion puisque, dans la plupart des cas, la faculté exigeait deux ans. À l’échelon III et l’assistanat, il pouvait être promu professeur adjoint I, bien que l’itinéraire courant fût l’échelon IV, stade ultime avant le bond vers la titularisation. Et voilà maintenant qu’il n’allait pas passer normalement de l’échelon II au III comme prévu. Ce qui ne laissait rien présager de bon pour sa titularisation.
Une sensation de froid gagna sa poitrine.
« Bien sûr, disait Tulare, il faut être prudent dans tous les domaines, Gordon. »
Et il se mit à discourir sur la nécessaire réserve dont tout scientifique devait faire preuve, sur les vertus du scepticisme quant à ses découvertes propres. Puis, sans prévenir, il se lança dans l’histoire d’Einstein et du carnet de notes qui se terminait, comme chacun le savait, par : « J’en doute. Je n’ai eu que deux ou trois bonnes idées dans ma vie. »
La bonne humeur de Tulare était apparemment sincère. En fait, il semblait soulagé d’avoir transformé une entrevue pénible en une simple conversation.
« Vous le voyez bien, Gordon… Toutes les idées ne sont pas bonnes.
Gordon eut un pâle sourire. Il avait raconté cette même histoire à Boyle et aux Carroway et ils avaient ri. Mais il ne faisait aucun doute qu’ils l’avaient déjà entendue. Ils faisaient simplement plaisir à un jeune professeur qui avait dû leur apparaître comme un pitre.
Il se leva lentement, avec l’impression que ses jambes allaient se dérober sous lui. Il avait le souffle court sans raison. Il marmonna quelques vagues paroles. Il savait que le plus grave, pour lui, c’était l’accessit mais, en cet instant, il ne pensait qu’aux Carroway, à leurs sourires et à sa propre stupidité.