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Pendant un instant, je crus qu'il ne s'arrêterait pas. Puis je le sentis ralentir avant de s'immobiliser brusquement. Je l'imitai, haletante. Il me lâcha, saisit un de ses sabres et le glissa dans ma main. Dès que la poignée aux pierres de lune toucha ma peau, une colère très ancienne s'empara de moi.
— Ouvrez la grille et cachez-vous, m'ordonna Ryko avant de faire volte-face.
Un soldat s'était arrêté derrière nous, prêt à attaquer. Ryko me poussa vers l'allée et se précipita sur lui.
— Courez ! hurla-t-il en lui donnant un coup de coude en plein visage.
J'obéis. A travers les battements affolés de mon cœur, j'entendis un autre souffle. Un soldat essaya d'agripper mon bras. Je l'esquivai, non sans apercevoir au passage un visage aux traits aplatis, une bouche édentée. Plus que quelques pas. Je regardai derrière moi.
Le soldat me poursuivait. Il courait plus vite que moi. Je m'élan-
çai tête baissée dans l'allée obscure. L'homme s'engagea à son tour dans le passage.
— C'est une impasse, ma petite, dit-il avec un large sourire.
Je levai mon arme. Croisant ses deux sabres au-dessus de sa tête, il se mit en position de combat.
— Je ne veux pas te faire de mal. Lâche donc ce joujou.
Je reculai légèrement. Deux sabres contre un — il me fallait une seconde arme. Encore quelques pas, et j'arrivai à la hauteur de la première pile de ballots. Il s'avança au même rythme que moi. Il me suffisait de tenir bon en attendant que Ryko et dame Delà me rejoignent. Je me dirigeai vers la deuxième pile, où Ryko avait dissimulé les sabres du mort.
— Allez, dit le soldat en me souriant d'un air encourageant.
Arrivée devant l'étroit corridor formé par les deux piles, je jetai un coup d'œil. Le bout était obstrué par le ballot renversé par 498
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Ryko. Des lambeaux déchirés de soie pâle jonchaient le sol. Pas de trace du sabre. Se trouvait-il derrière le ballot? Si j'allais de ce côté, je me retrouverais coincée. Mais l'allée était une impasse et il me serait impossible d'ouvrir la grille tout en tenant l'intrus à distance.
De toute façon, j'étais prise au piège.
Je m'élançai entre les deux piles. Je dérapai sur le sang de dame Delà et rampai jusqu'au ballot effondré. Derrière moi, j'entendis le soldat grommeler. M'agrippant à une poignée de jute, je tâtonnai fébrilement entre le ballot et le mur. Mes doigts heurtèrent la poignée de cuir. Je saisis le sabre.
- Cette fois, je te tiens, lança le soldat en s'avançant dans l'espace exigu.
Me retournant d'un bond, je me mis en position d'attaque, en levant le sabre de Kinra au-dessus de ma tête tandis que ma main gauche pointait l'autre lame vers la gorge de mon adversaire.
— Hoho, ricana le soldat en brandissant aussitôt ses armes. Qui t'a appris une chose pareille ?
Je fixai son regard en guettant le signe annonciateur de son attaque. Un léger soupir, un clin d'œil imperceptible. Quand il s'élança, j'étais déjà prête. Le sabre de Kinra para son coup et mon corps exulta en retrouvant le savoir de mon ancêtre. Et sa fureur.
J'abattis mon second sabre. Le soldat n'eut que le temps d'abaisser le sien pour contrer. Le choc secoua douloureusement mon bras, mais mon adversaire fut déséquilibré. Je le repoussai plus loin, désireuse d'échapper à l'espace confiné entre les ballots.
« Les coups de griffe du Tigre. »
Cette fois, je fis confiance à l'instinct guidant mon corps pour adopter la position surgie du fond des temps. Mes deux sabres accablèrent le soldat d'attaques si rapides et violentes qu'il parait avec peine. La pointe d'une lame perça son bras qui se mit à saigner.
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Il écarquilla les yeux et son souffle s'accéléra. Peu à peu, il recula dans l'allée devant mon offensive.
— Je suis capable de vous vaincre, dis-je calmement.
Je ne voulais pas lui faire de mal. Mon seul but était d'arriver à la grille.
— Ça m'étonnerait, fillette.
Son visage se durcit et il abattit son arme de toutes ses forces. Je le contrai de justesse. Mon poignet se tordit sous le choc, m'irradiant d'une douleur lancinante. Il fit tournoyer son second sabre en visant ma gorge. Je réussis à parer, mais la lame entailla la poignée du sabre de Kinra. Mes muscles se tendirent dans l'attente du coup meurtrier à la tête, qui allait suivre.
« La chute du Rat. »
Je me dégageai en me laissant tomber en arrière sur les pavés, si brutalement que j'en eus le souffle coupé. Au-dessus de moi, je vis la surprise du soldat dont le sabre fendit l'air avec une violence qui le fit chanceler. Je n'avais pas le temps de réfléchir. Hors d'haleine, je me jetai sur lui et plongeai le sabre de Kinra dans sa cuisse. Il poussa un hurlement et recula en s'arrachant lui-même à ma lame. L'un de ses sabres tomba par terre tandis qu'il agrippait la plaie sanguinolente. L'espace d'un instant, nous restâmes tous deux figés par la stupeur. Puis il s'élança en titubant vers moi, fou de rage et de douleur, en levant son second sabre pour m'assener un coup mortel.
« Le coup de fouet du Dragon. »
Je me revis brièvement en train de combattre Ranne dans l'arène. Mais, cette fois, je n'hésitai pas. Je pivotai sur mes mains et mes genoux à l'instant où il frappait. Son arme heurta bruyamment les pavés tandis que je me retournais pour enfoncer le sabre de Kinra dans son corps, en obéissant au savoir ancestral qui gui-dait l'arme vers les centres vitaux de son hua. Quand je retirai la 500
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lame, la force de vie du soldat s'échappa en un flot de sang. Après un cri d'agonie, il poussa un râle ultime et s'°ffondra à côté de moi.
L'odeur âcre de l'urine se mêla à celle du sang. Tel était le parfum de la mort.
je reculai précipitamment, m'adossai à une caisse. Même si l'esprit avait déjà quitté ses yeux, leur regard fixe me pétrifiait. Mes mains lâchèrent les sabres. Voilà donc ce que je lui avais fait. J'avais arrêté le cours précieux du hua. Je me raccrochai à la raison. Il essayait de me tuer, je n'avais fait que me défendre. Et j'avais survécu. Une joie féroce succéda à mon soulagement, puis je frissonnai d'horreur. Comme il était calme! La mort était si silencieuse, si indifférente. Elle ne prenait son importance que dans le cœur et l'esprit des hommes — et des femmes.
Je me détournai de ces yeux sans regard. La mort de cet homme serait à jamais importante pour moi.
Des pas précipités m'alertèrent. Saisissant le sabre de Kinra, je regardai l'entrée de l'allée. Ryko apparut soudain. M tenait dame Delà par la taille et la tirait avec lui.
- À la grille ! hurla-t-il.
Je me relevai péniblement.
— Ne tuez pas la fille !
Cette fois, c'était la voix d'Ido.
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Ryko traîna dame Delà devant la première pile. Elle s'appuyail sur lui de tout son poids, le visage dangereusement pâle.
— Tenez-la, dit-il.
Je la reçus dans mes bras en vacillant. Non sans peine, je réussis à la faire tourner et à l'adosser à la caisse. Du sang coulait à travers son pansement et son armure déchirée. Elle battit des paupières.
— Tout va bien ? demanda Ryko en regardant le sabre sanglant que j'avais à la main.
— Oui, assurai-je.
— Prenez.
Il me tendit le second sabre de Kinra, dont le contact éveilla une énergie nouvelle dans mon corps épuisé.
— Allez à la grille, je vais les tenir à distance.
L'entrée de l'allée fut soudain obstruée par des hommes. Les quatre premiers portaient l'armure noire des gardes personnels d'Ido. Deux d'entre eux s'avancèrent aussitôt en brandissant leurs sabres. Derrière eux, Ido inspecta du regard l'étroit passage qu'il dominait de sa haute taille. Bien que son visage fût plongé dans l'ombre, je sentis qu'il venait de me voir.
— Je la veux vivante, ordonna-t-il d'une voix presque caressante Vous pouvez tuer les autres.
Ryko ramassa les armes du soldat mort.
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— Au nom de Shola, allez-y, lança-t-il. Je ne tiendrai pas longtemps.
Il courut affronter les gardes, qui avaient déjà atteint la première pile. Ils se mirent en position de défense et le choc des lames d'acier résonna entre les murs. Sous la violence des coups de ses adversaires, Ryko recula vers nous. Il se servait de son corps énorme pour barrer le passage étroit. À côté de moi, dame Delà remua, réveillée par le fracas du combat. Dans un effort désespéré, Ryko réussit à parer de justesse une attaque simultanée des deux gardes. Il ne tar-derait pas à succomber sous le nombre.
— Aidez-moi, souffla Dame Delà en fouillant sous son armure.
Je vais continuer de lire...
Elle retira sa main, incapable d'arracher le livre à l'enchevê-
trement des attaches de cuir. Nous savions toutes deux qu'il était trop tard, mais je glissai mon sabre sous mon bras pour dégager le volume. Quand il fut dans ma main, les perles se déroulèrent en s'agitant comme en signe de bienvenue. Je les repoussai sur la couverture.
— Si les choses tournent mal, dis-je, rejoignez la grille.
Les sabres me chuchotaient un chant guerrier, impatients de combattre. Dame Delà jeta un coup d'œil sur Ryko.
— Je resterai jusqu'au bout.
Me retournant, j'évaluai mes adversaires avec les yeux expéri-mentés de Kinra. Ryko avait été touché. Du sang s'échappait d'une profonde entaille dans son avant-bras. Même si la blessure était superficielle, elle le fatiguerait. L'un de ses adversaires était à terre, inerte. L'autre était sur le point de me rejoindre, un jeune homme aux gestes trop vifs et au sourire effronté. Deux autres gardes s'approchaient. Au bout de l'allée, Ido attendait que Ryko succombe.
Je pris une profonde inspiration et poussai un hurlement, libérant une décharge de hua qui me précipita dans le combat.
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À l'instant où le jeune garde dépassait Ryko, je l'affrontai en faisait tourbillonner mes sabres. Il para le coup le plus bas, mais ne détourna pas à temps celui que j'assenai par le haut. La lame l'atteignit sur le côté et déchira sa joue. Comme il chancelait, je frappai, en visant l'épaule, le point faible de son armure. Le talent et la rapidité venus de mon ancêtre m'emplissaient d'allégresse. Il para le coup, mais la surprise le rendait maladroit. À l'instant où je brandis mon second sabre, je sus qu'il allait atteindre sa cible. La lame s'enfonça dans son cou, broyant l'os et tranchant l'épine dorsale. Quand il s'effondra, j'avais déjà dégagé mon arme en suivant mon instinct immémorial, prête à continuer la lutte.
Je jetai un coup d'œil sur dame Delà. Elle rampait derrière la pile la plus proche de la grille, en inclinant le livre pour qu'il soit éclairé par la lune. Devant moi, acculé contre les ballots, Ryko affrontait la grêle des coups de ses deux adversaires. Il parait la plupart et esquivait fébrilement les autres. Le ballot derrière lui était criblé d'entailles poussiéreuses.
Holà ! criai-je en me ruant sur son adversaire le plus proche.
L'homme se retourna aussitôt. Rvko me regarda avec une stupéfaction qui se transforma bientôt en fureur. Puis le garde m'em-pêcha de le voir. Plus âgé et moins téméraire, il avait un visage maigre aux yeux rusés.
- Vous devriez vous rendre, lança-t-il. Cela permettrait peut-
être à vos amis de survivre.
Je répondis par la Troisième Figure dragon Singe : une série de coups rapides en direction de la gorge. Mais je n'avais pas en face de moi un jeune présomptueux. Il me contra avec tant de violence que mes sabres s'écartèrent et glissèrent sous mes doigts. Dégageant son sabre droit, il entreprit de frapper ma tête avec la poignée. Les dents serrées, je resserrai ma prise et abattis mon arme.
Je l'entendis siffler quand la lame taillada l'enveloppe de cuir, en
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manquant de peu ses doigts. Il recula en faisant virevolter son sabre avec adresse. J'étais toujours guidée par le savoir ancestral, mais mon corps commençait à se fatiguer. La rage de Kinra ne me soutiendrait plus très longtemps.
Du coin de l'œil, je vis Ido s'avancer sur l'allée en brandissant ses sabres. Ryko l'aperçut aussi et tenta de l'atteindre à la tête, en un mouvement désespéré qui le laissa sans défense. Il manqua son coup et se raidit quand l'arme de son adversaire s'enfonça dans son côté droit.
A cet instant, mon propre adversaire revint à l'assaut et je dus me concentrer pour contrer ses coups rapides qui menaçaient de me désarmer. Ryko était-il blessé? Mort? je ne pouvais détourner les yeux du garde, mais le bruit d'armes s'entrechoquant et d'efforts haletants me rendit courage.
— Écartez-vous, ordonna Ido.
Mon sabre fendit l'air vainement tandis que le garde se baissait sur le côté pour laisser place à son maître.
— Essayez de capturer l'insulaire vivant, lança Ido en désignant Ryko de la tête. Et trouvez-moi le démon femelle.
Le garde s'inclina et s'éloigna. Si Ryko était blessé, il ne pourrait résister longtemps à un combattant aussi habile. Je croisai mes sabres en m'efforçant de profiter de ce bref répit pour reprendre mon souffle.
Ido me sourit et croisa à son tour ses sabres. Il s'était débarrassé de sa lourde robe brodée d'Ascendant, et sa tunique de toile fine révélait la robustesse de sa poitrine et de ses épaules. J'avais fait l'ex-périence de sa force immense à Daikiko, dans la maison du Dragon.
Et sa rapidité n'était pas moins impressionnante, je fis bouger mes orteils en essayant de surmonter l'épuisement qui faisait trembler mes jambes.
— Pour une infirme, vous vous battez remarquablement, dit il.
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Peut-être avez-vous accès à davantage de pouvoir que vous ne le dites.
Je fixai ses yeux couleur d'ambre. Ils n'étaient pas argentés de hua — il ne recourait pas à la magie du dragon —, mais une lueur démente brillait dans leurs profondeurs. Comment combattre un fou ? Je serrai plus fort les sabres de Kinra, comme pour implorer en silence leur pouvoir de l'arrêter.
— Vous avez tué tous les autres Yeux du dragon, n'est-ce pas ?
lançai-je. Même les apprentis.
Je guettais la brusque tension qui annoncerait son attaque. Derrière moi, j'entendais Ryko continuer de se battre avec acharne-ment, mais je ne pouvais détourner mon regard d'Ido. Il s'avança, me faisant reculer d'un pas.
— Sethon m'a forcé la main. Il comptait se servir de moi pour s'emparer du trône, puis se retourner contre moi et me faire exé-
cuter par le Conseil.
Il ricana d'un air dédaigneux.
— A présent, le Conseil n'existe plus. Il ne reste que vous et moi, et un pouvoir dépassant tout ce que Sethon pourrait imaginer.
— Le seul résultat de votre entreprise, c'est que le pays est privé de ses protecteurs. Vous régnerez sur un désert.
— Vous ne comprenez pas ? Quand vous serez à moi, je deviendrai son protecteur.
Son visage était illuminé par sa propre conviction.
— Il est temps que le trône du dragon soit réuni au pouvoir du dragon.
Il délirait. C'était vraiment un fou.
D'un seul coup, ses armes fendirent l'air. Grâce aux réflexes de Kinra, mes sabres se levèrent à temps pour parer ses coups, mais leur violence me força à reculer. Il frappa de nouveau. Ses armes éraflèrent les poignées de mes sabres rassemblés en hâte. Mon 506
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savoir ancestral me dit qu'il était bien entraîné, beaucoup plus qu'un Œil du dragon normal. Il appuya de tout son poids sur les sabres croisés et mes muscles se tendirent pour résister. De près, je constatai que ses yeux étaient cernés par l'épuisement et l'usage des drogues. Ma tentative pour conquérir son dragon avait affaibli son pouvoir. Sa force restait pourtant énorme. Et son sourire me remplissait de terreur. Il voulait me faire mal.
Le seul moyen de me dégager, c'était de battre en retraite.
Cependant, si je reculais encore dans l'allée, il verrait dame Delà.
Ce serait l'arrêt de mort de la noble dame.
« La ruade du Cheval. »
Mon corps connaissait cette figure et mon esprit se raccrocha à cet espoir, je repoussai ses sabres vers le haut et frappai du pied son genou, avec une vigueur qui mit ma hanche infirme à la torture.
Il sauta en arrière et abattit son sabre sur mon pied, que je retirai de justesse. Je fis quelques pas titubants pour reprendre mon équilibre, et me rendis compte que j'étais à la hauteur de la cachette de dame Delà. Accroupie contre le mur, elle parcourait fébrilement les pages. Elle leva les yeux d'un air affolé, puis me reconnut et me lança un regard désespéré, comme pour me faire comprendre qu'elle était au bord d'une découverte.
Je retournai en hâte vers Ido, horrifiée à l'idée qu'il puisse suivre mon regard. Les coups assenés par Ryko semblaient ralentir. Sa force inébranlable allait-elle finir par céder?
— Votre entraînement ne saurait expliquer l'adresse dont vous faites preuve, dit Ido. De quelle sorte de pouvoir du dragon s'agit-il?
Sans prêter attention à sa question, je l'observai se préparer à sa prochaine attaque. Si je reculais encore, il verrait dame Delà.
J'adoptai la Seconde Figure dragon Bélier et me ruai sur lui en faisant des moulinets avec mes sabres. Tout mon corps fut ébranlé par 107
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le choc de l'affrontement. Mon sabre droit para son coup à la poitrine, qui était trop faible pour n'être pas une feinte. Ce savoir ne venait pas de moi, pas plus que le réflexe qui me permit de contrer le coup rageur qu'il portait vers mes jambes. Quand il se retira, il ne souriait plus.
— Ne soyez pas stupide, jeune fille, lança-t-il. Même vos talents imprévus ne pourront pas vous donner la victoire. J'ai besoin que vous restiez en vie, mais peu m'importe en quel état.
Je compris soudain sa tactique. Il visait mes mains, mes chevilles.
Son but n'était pas de me tuer mais de me réduire à l'impuissance.
Pendant un instant, ma vue se brouilla tant cette pensée m'emplissait de terreur.
— Seigneur, nous tenons l'insulaire, cria le garde âgé.
— Est-il vivant ? demanda Ido sans me quitter des yeux.
— Oui, seigneur.
Ido sourit.
— En vous rendant maintenant, Eona, vous épargnerez bien des souffrances à votre ami.
Mes mains se crispèrent sur les poignées de mes sabres. Il haussa les sourcils.
— A moins que vous ne soyez assez endurcie pour le laisser mourir sous la torture?
— Non, chuchotai-je.
Il s'avança. Je levai mes sabres en reculant. Si je cédais, il s'emparerait à jamais de ma volonté. Son sourire s'élargit.
— Amenez-le ici, ordonna-t-il.
Les deux gardes restants approchèrent en soutenant le corps effondré de Ryko. Sa tête pendait, inerte, et le sang s'écoulant en abondance sous son armure avait trempé l'étoffe de son pantalon, qui collait à sa cuisse. Ido fit signe aux gardes de lâcher leur fardeau. Il s'abattit sur le sol avec un bruit sourd, le visage tourné vers 508
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moi. Sa peau sombre était devenue livide. Jetant un coup d'œil aux gardes, je vis qu'ils étaient tous deux blessés. Ryko leur avait fait payer cher leur victoire.
Ido frappa du pied le flanc meurtri du géant qui poussa un gémissement. Il était à peine conscient.
- Alors ? lança Ido en me regardant.
Je savais que Ryko ne voudrait pas que je me rende. Mais je savais aussi que sire Ido n'avait aucune pitié. Il me forcerait à assister au supplice de mon ami, et cette double torture le remplirait d'aise. Je me contraignis à fixer l'Œil du dragon, même si je mourais d'envie de regarder du côté de dame Delà.
- Immobilisez-le.
Le garde plus âgé pressa un genou entre les épaules de Ryko et coinça sa nuque avec un bras. Le géant bougea mais n'opposa aucune résistance.
- Étendez sa main et maintenez-la, commanda Ido à l'autre garde.
L'homme s'accroupit près de Ryko, tira sa main de dessous son corps et la posa à plat sur les pavés. Ido leva son sabre au-dessus des doigts du géant. Il se lécha les lèvres, comme s'il savourait cet instant.
- Baissez vos sabres, Eona, dit-il doucement.
Que les dieux et Ryko me pardonnent. Je ne bougeai pas.
Ido me regarda brièvement, avec un étrange sourire, puis abattit son sabre sur la main de Ryko. Le hurlement de mon ami me fit tressaillir. Il se débattit, en essayant de libérer sa main transpercée, mais le premier garde tenait fermement son poignet tandis que le second pressait son dos contre le sol. Un mince filet de sang coula par-dessous sa paume.
- Je continue? demanda Ido.
Il n'attendit pas ma réponse et retira brusquement le sabre, m
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en arrachant un nouveau cri déchirant au géant. J'entendis Ryko grincer des dents dans son effort pour réprimer ses plaintes. Il se mit à haleter bruyamment.
— Donnez-moi son autre main, ordonna Ido.
— Non ! hurlai-je. Non !
Les yeux obscurcis par la souffrance de Ryko se fixèrent sur moi.
— Tenez bon, souffla-t-il.
Je laissai tomber les sabres de Kinra. Les lames résonnèrent sur le sol de pierre.
— Brave petite, dit Ido.
Il fit signe au second garde.
— Prenez mon arme. S'il bouge, tranchez son poignet.
Lâchant la main de Ryko, le garde se leva et saisit le sabre d'Ido.
Le grincement de la lame fit frissonner Ryko.
— Et vous, lança Ido à l'autre garde, allez chercher le démon femelle. Elle est cachée derrière la dernière pile de caisses.
Je sentis tout espoir m'abandonner. Ido avait gagné.
Toujours penchée sur le livre, dame Delà suivait du doigt les caractères en traduisant à voix basse. Elle au moins n'avait pas renoncé. Le garde se leva du dos de Ryko et sortit un poignard d'un étui fixé à sa taille.
— Ne la tuez pas, ajouta Ido. Pas encore.
L'homme acquiesça en silence et s'avança. Je le regardai passer devant moi et contourner la pile d'un air méfiant. Dame Delà lui jeta un coup d'œil effrayé en le voyant approcher prudemment, puis elle baissa la tête et continua de lire.
A cet instant, Ido me rejoignit, si vite que je n'eus pas le temps de réagir. Saisissant brutalement mon bras, il m'entraîna en arrière vers le bout de l'allée. Je trébuchai et sentis mes pieds quitter le sol.
Il me porta à moitié jusqu'au mur, non sans mettre mon épaule au 510
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supplice. En poussant un grognement, il me plaqua contre le mur crasseux et lâcha mon bras, la pression de ses hanches suffisant à me maintenir debout. Son visage était si proche que ma vue était bouchée. Je ne voyais que sa bouche encadrée par sa barbe noire et luisante, et les ténèbres de ses yeux dilatés. Il était tellement lourd et musclé, à force d'entraînement et de drogue solaire.
Je me débattis pour échapper à sa puissance accablante, mais sa main chaude se referma sur ma gorge. Comme j'agrippais ses doigts, il secoua imperceptiblement la tête et commença à serrer.
Le souffle coupé, je lâchai prise et cessai de bouger. Il baissa la tête et posa ses lèvres sur les miennes, en relâchant lentement sa pression de façon que ma bouche s'ouvre pour respirer et s'offre à lui.
Sa langue lécha la mienne, m'imprégnant de son goût de vanille et d'orange. Puis il mordit soudain cruellement ma lèvre inférieure.
Je tressaillis de douleur, en goûtant cette fois la saveur tiède du sang.
— Nous allons donc enfin savoir, chuchota-t-il contre ma joue.
Chaque mot m'effleurait comme un baiser.
— Nous allons savoir ce qui se produit vraiment quand les deux derniers Yeux du dragon ne font plus qu'un.
— Nous ne sommes pas les deux derniers, lançai je d'une voix rauque.
— Vous pensez à Dillon ? demanda-t-il en reculant légèrement la tête.
Je croisai son regard. Des fils d'argent se mêlaient à l'ambre de ses yeux. Je sentis son charisme comme une caresse sur ma peau.
— Pauvre Dillon, dit-il. J'ai réuni son hua au mien. Il n'a plus de lien individuel avec le dragon Rat.
Son index suivit la ligne de ma mâchoire.
— De toute façon, le peu de pouvoir qu'il lui reste sera bientôt épuisé.
SU
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Son autre main tira d'un coup sec sur le col de ma tunique. La soie fine se déchira, livrant à son regard mon épaule et le bandeau de poitrine.
Un bruit de lutte lui fit tourner la tête. Dame Delà cria :
— Elle est le dragon Miroir, elle...
Sa voix se tut soudain, comme si une main la bâillonnait.
Qu'avait-elle essayé de me dire ? Je savais déjà qu'elle était le dragon Miroir.
Ido se retourna vers moi.
— Elleï II s'agirait d'un dragon femelle?
Il rit tout bas, émerveillé.
— Bien sûr, j'aurais dû deviner. Votre pouvoir est d'essence féminine. Pas étonnant que le livre parle de l'union du soleil et de la lune.
Sa main frôla l'épais tissu couvrant ma poitrine et descendit jusqu'à ma taille, en tirant sur la toile fine de mon caleçon. Je tressaillis, mais sa main se serra de nouveau sur ma gorge. Ma vue se troubla. Comme je commençais à suffoquer, il relâcha sa pression pour que j'aspire un peu d'air. Son visage était durci par une résolution inexorable. Je savais que je ne pouvais m'opposer à lui physiquement, mais il n'obtiendrait pas tout de moi.
— Vous ne pourrez pas me faire entrer dans le monde énergétique, lançai-je d'un ton de défi.
— Croyez-vous que je ne puisse m'introduire de force que dans votre corps ?
Ses yeux étaient un océan argenté. Je sentis son pouvoir me frapper comme un coup de poing.
— Chaque fois que vous appeliez mon dragon, vous vous ouvriez davantage à lui, me murmura-t-il à l'oreille. Et à moi.
Un goût de vanille et d'orange emplit ma bouche. Je sentis un pouvoir chercher à pénétrer en moi. Un pouvoir bleu, qui tordait 312
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et déformait l'allée en un tourbillon de couleurs. Le visage d'Ido fut transfiguré par une énergie vibrante, puis redevint de chair et d'os. Il leva les yeux, et ses doigts forcèrent ma tête à se renverser en arrière.
Le dragon Rat était au-dessus de nous. Les écailles bleues de son ventre brillaient comme un ciel d'été. Il nous regarda. La perle ornant sa gorge se mit à resplendir d'un pouvoir éblouissant. Ses énormes yeux d'esprit s'enfoncèrent en mon être et trouvèrent un chemin argenté qu'assombrissait encore la présence grise de la drogue solaire.
Ido était dans mon esprit. « À présent, vous m'appartenez vraiment », dit sa voix en moi.
— Non ! soufflai-je.
Une voix stridente perça la tempête bleue déferlant sur mes sens :
— Elle est le dragon Miroir. Vous m'entendez ? Son nom est votre nom ! Elle est le miroir !
Dame Delà. Je tentai de me concentrer sur ses paroles.
Comme un kaléidoscope inversé, les dernières semaines s'éclairèrent soudain d'une évidence amère. A l'instant de notre union, le dragon Miroir n'avait pas essayé de m'arracher mon nom mais de me donner son propre nom. Notre nom. Pendant tout ce temps
- chez mon maître, dans le bassin du bain, au bord de la route —, je n'avais cessé de la refuser, de lui barrer le chemin, de la refouler avec des drogues. Et depuis le début, le minuscule noyau doré de mon pouvoir était présent au cœur de mon être, et m'attendait.
— Eona, chuchotai-je.
La réalité de ce nom était comme une griffe déchirant la peur, détruisant la prison du malentendu, dissipant le voile affaibli des drogues. Elle s'abattit sur le flot bleu irrésistible et fraya un passage à un frêle espoir.
Les doigts d'Ido s'enfoncèrent dans ma chair. «Que faites-vous?»