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— Il n'en est pas question, lança-t-il. Nous allons repartir tout de suite par la porte des Concubines.
— Non ! s'exclama-t-elle en agrippant son bras pour s'appuyer plus que pour insister. Sethon s'est emparé de dame Jila et du petit prince. Vous ne comprenez donc pas? Il va les tuer et revendiquer le trône. Nous devons l'en empêcher.
Elle se tourna vers moi.
— Sire Eon, donnez-moi le livre. Nous allons trouver le nom de votre dragon. Ensuite, vous vaincrez ce criminel.
J'entendis en moi-même la voix douloureuse de mon maître, rendue presque inaudible par le poison suffoquant son hua : « Empê-
che-le ! » Peu importait qu'il parlât d'Ido ou de Sethon. Il fallait que je les mette tous deux hors d'état de nuire.
Mon maître n'était pas le seul à qui j'avais donné ma parole.
J'avais fait un pacte avec le prince Kygo, pour nous aider mutuellement à survivre. Il avait dit que je n'avais pas d'honneur. Etait-ce vrai ? Allais-je trahir mes promesses ?
Ryko secoua la tête.
— Nous repartons. J'ai pour devoir de vous mener en lieu sûr.
— Non ! me révoltai-je.
Ils me regardèrent tous deux fixement.
— J'aimerais que tel soit votre devoir, Ryko, mais ce n'est pas le cas. Votre devoir consiste à me servir. Et le mien exige que j'empê-
che Ido et Sethon de triompher. Au nom de l'Empereur Perle.
« Et au nom de mon maître », ajoutai-je intérieurement.
— Nous ne savons pas si l'Empereur Perle a pu s'enfuir. Il est probablement mort, et l'enfant de dame Jila est donc notre nouveau souverain. Nous devons tout faire pour les sauver, lui et sa mère.
Ryko se raidit, piqué au vif par mes paroles.
— Comme vous le dites vous-même, j'ai le devoir de vous servir.
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Cependant, je dois également vous protéger. Il n'est pas question que je vous conduise à une mort certaine.
j'affrontai son regard obstiné.
— Vous n'allez pas me conduire mais me suivre.
Devant son hésitation, je lançai avec chaleur :
— Qui d'autre peut le faire, Ryko ? Je suis l'espoir de la Résistance, c'est vous qui l'avez dit.
— C'était au temps où vous étiez sire Eon, l'Œil du dragon Miroir.
— Je suis toujours l'Œil du dragon Miroir.
Dame Delà s'interposa :
— Cessez cette querelle absurde. Nous n'avons pas le choix.
Nous devons sauver dame Jila et le prince.
Je hochai la tête.
— Donnez-moi un poignard.
Ryko fixa d'un air morne ma main tendue.
— Au nom de Shola, arrêtez de lutter contre l'inévitable et donnez-lui un poignard, lança dame Delà.
Elle s'appuya sur un ballot en respirant avec peine.
— Allez.
Il dégaina un poignard et posa rudement sur ma paume le manche recouvert de cuir. Glissant mes doigts sous les nœuds de ma ceinture épaisse, je commençai à taillader la soie. Dame Delà sursauta.
— Que faites-vous ?
— Deux soldats vont emmener sur la place une servante prisonnière.
La ceinture se détacha. Je me dégageai de la robe historiée, qui tomba à mes pieds. Le clair de lune fit étinceler les profondeurs obscures des perles noires et argenta mes bras pâles. Levant les yeux, je vis Ryko contempler mon corps, qui n'était plus vêtu que de trois 483
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tuniques et d'un pantalon vert émeraude. Sous son regard, je pris soudain conscience de mes formes sous la soie fine. Je croisai mes bras sur ma poitrine. Il se racla la gorge et se posta en hâte au bord des ballots. Dame Delà le regarda battre en retraite.
— Votre plan se tient, dit-elle froidement. Mais vous allez devoir retirer vos chaussures et votre pantalon, si vous voulez être crédible.
J'ôtai mes chaussures boueuses puis m'accroupis pour dénouer mon pantalon sous mes tuniques.
— N'oubliez pas vos cheveux, ajouta dame Delà.
Je touchai mes deux nattes d'Œil du dragon, soigneusement tressées et nouées au sommet de mon crâne. Avec son bras blessé, elle ne pourrait pas les dénouer.
— llyko, vous allez devoir défaire mes nattes.
Je lui tendis le poignard et me retournai.
— C'est de la folie, grogna-t-il.
11 tira si fort sur les tresses que des larmes me montèrent aux yeux. Tandis qu'il tranchait les liens attachés par les mains expertes de Rilla, je détachai avec précaution les perles de mon bras. Elles ne résistèrent pas, en dehors d'un léger tremblement qui n'était peut-
être imputable qu'à mes mains.
— Dame Delà.
Elle s'approcha en plaquant son bras blessé contre son corps. Je glissai les perles puis le livre sur sa main valide.
— Donnez-moi le nom de mon dragon.
— S'il est écrit ici, je le trouverai, promit-elle.
— Ryko, prenez mes sabres. Je ne veux pas les laisser ici.
Je sentis mes nattes se dénouer et retomber lourdement sur ma nuque.
— Voilà, c'est fait, dit-il d'un ton bourru.
Saisissant une natte, je libérai les boucles avec mes doigts. Il 484
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tourna autour de moi pour observer mon retour maladroit à la féminité. Devant son regard changé, je redressai le menton. Allais-je encore baisser dans son estime ?
— Si vous pouvez oublier les années où vous avez été un garçon, vous ne devriez pas éveiller les soupçons, déclara-t-il en faisant écho à mes propres doutes.
— Je ne serai qu'une servante terrifiée parmi tant d'autres, assurai-je en grimaçant un sourire. Ce ne sera même pas une comé-
die.
Il poussa un grognement.
— Vous avez le courage d'un guerrier.
Je le regardai se détourner pour ramasser les vêtements par terre.
— Non, assurai-je. Vous vous trompez.
Il cessa un instant d'enfoncer la robe inestimable entre deux ballots.
— Etes-vous terrifiée en cet instant ?
Rouge de honte, j'acquiesçai de la tête.
— Cela vous empêchera-t-il d'agir ?
— Non.
— C'est exactement ce qu'on appelle le courage d'un guerrier.
Il se pencha, prit mes sabres et les glissa dans les deux fourreaux fixés à ses hanches.
— C'est également le courage d'un animal aux abois, observa dame Delà d'un ton ironique.
Ouvrant le livre à la clarté de la lune, elle plissa les yeux pour lire.
— Vous voyez quelque chose? demandai-je aussitôt tout en dénouant ma seconde natte.
Elle claqua la langue avec agacement.
— L'écriture est très pâle. Il me faudrait plus de lumière.
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Elle bougea le livre en fronçant les sourcils.
— Ce texte est l'œuvre d'une femme nommée Kinra. Le dernier Œil du dragon Miroir.
J'interrompis ma besogne.
— Kinra?
— Vous connaissez ce nom ? s'étonna-t-elle.
Soulevant avec fébrilité mon bandeau de poitrine, je sortis les deux tablettes mortuaires.
— Regardez!
Je brandis la tablette de Kinra.
— Cette femme est mon ancêtre !
Ils observèrent tous deux la tablette usée par le temps. Ryko pinça les lèvres en sifflant sans bruit.
— Je ne savais pas que les pouvoirs des Yeux du dragon pouvaient être héréditaires.
— Peut-être n'est-ce le cas que pour l'Œil du dragon Miroir, dit lentement dame Delà. L'unique femme Œil du dragon.
Je caressai le parchemin rigide. Kinra l'avait touché, elle aussi.
Mon aïeule. Une fierté mêlée de vénération m'envahit à la pensée que j'étais l'héritière d'une lignée d'Yeux du dragon.
Une image s'imposa soudain à moi. Lors de ma première visite à la bibliothèque d'Ido, quand j'avais tendu la main vers le livre et que les perles s'étaient enroulées autour de mon bras, j'avais senti en elles la même rage que dans les deux sabres de cérémonie. Ces sabres devaient eux aussi avoir appartenu à Kinra.
— Je viens de me rappeler...
Une clameur énorme résonna brusquement dans l'allée, couvrant les hurlements désespérés des femmes. Je tressaillis. A côté de moi, dame Delà s'agrippa au ballot de jute. Ryko s'était avancé de nouveau au bord de la pile, les poignards levés. Les acclamations assourdissantes cédèrent la place à un nom scandé par 486
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d'innombrables poitrines : Sethon, Sethon, Sethon... Un chœur victorieux — et menaçant.
Ryko recula soudain, l'air dégoûté de lui-même.
— J'ai été trop lent.
- Holà, qui est là-dedans ? s'exclama une voix d'homme.
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Ryko attrapa mon bras.
— Tenez-vous prête, murmura-t-il.
Je rangeai les tablettes mortuaires sous mon bandeau de poitrine et adressai une prière aussi brève que fervente à Kinra, en lui demandant de nous protéger.
— Déclinez votre identité, ordonna la voix.
Ryko me serra plus fort.
— Homme d'armes Jian, cria-t-il en faisant signe à dame Delà.
Elle lui jeta un regard farouche puis cria à son tour :
— Eclaireur Perron.
Après avoir glissé en hâte le livre sous son armure, elle se posta près de moi en saisissant le poignard que lui tendait Ryko.
Pendant un instant de silence, nous échangeâmes des regards effrayés. Puis Ryko me poussa en avant en tordant mon bras dans mon dos. Maintenue par sa poigne de fer, je dus marcher en trébuchant entre eux. Le souffle coupé, je me débattis instinctivement.
La force de Ryko était vraiment terrifiante. Sans m'accorder un regard, le visage dur, il leva encore mon bras jusqu'au moment où la douleur fut telle que je courbai le dos, réduite à l'obéissance.
Tandis que j'avançais d'un pas chancelant, je ne voyais que les bottes et les jambes de deux soldats debout au fond de l'allée.
— Qu'avez-vous attrapé là? demanda l'un d'eux.
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Sa voix était chargée de concupiscence. Sur la place voisine, les clameurs se turent abruptement.
— Je l'ai trouvée au milieu des ballots, déclara Ryko.
— Ce n'est pas aux hommes d'armes de faire des rafles.
— Je ne faisais pas une rafle. Je l'ai juste trouvée en allant faire un besoin. Où dois-je l'amener?
— Toutes les femmes sont dans le jardin.
Le soldat fit une pause puis ajouta :
— Laissez-moi regarder.
Lâchant mon bras, Ryko tira sur mes cheveux pour me forcer à renverser la tête en arrière. Son geste était si brutal que je poussai un gémissement. Une force au fond de moi me poussa à résister. Je serrai mes mains sur son poignet en essayant de me libérer. Une telle douleur irradia alors mon crâne que le ciel nocturne se voila de larmes.
— C'est une lutteuse, commenta le soldat en attrapant ma mâchoire pour m'immobiliser.
Ses yeux à moitié cachés par son casque s'attardèrent sur mon visage et mon corps avec une approbation froide.
— Pas mal, dit-il. Vous savez, nous ne sommes pas forcés de l'amener là-bas. Personne ne regrettera une petite servante de plus ou de moins.
Ryko me tira en arrière.
— C'est moi qui l'ai trouvée.
Après avoir observé la stature du géant, le soldat haussa les épaules. Il se tourna vers dame Delà.
— Et vous, que faites-vous ici ?
— J'ai entendu un bruit. J'ai voulu jeter un coup d'œil.
Sa voix avait perdu toute sa suavité. Elle parlait comme un homme, d'un ton rendu plus âpre par la douleur. Du coin de l'œil, je vis sa main se poser sur sa plaie pour cacher son pansement improvisé.
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— Vous êtes blessé ? demanda le soldat.
— Ce n'est rien, affirma-t-elle en jetant un regard furieux à Ryko.
L'autre soldat, plus grand et mieux bâti, secoua la tête d'un air écœuré.
— Au nom de Shola, elle ne vaut pas la peine de se battre. Vous trouverez mieux dans les maisons de plaisir.
Avec une autorité naturelle, il pointa le doigt vers la droite.
— Un médecin s'est installé dans ce bâtiment, là-bas. Vous feriez mieux de vous faire soigner.
— Ce n'est rien de grave, répliqua précipitamment dame Delà.
Et je veux voir les exécutions.
— Dépêchez-vous, dans ce cas. Le Grand Seigneur est en pleine frénésie meurtrière.
Son œil dédaigneux m'effleura puis s'attarda sur Ryko.
— Vous aussi, vous devriez vous dépêcher.
Ryko poussa un grognement approbateur et me força à avancer en m'entraînant hors de l'allée. Derrière nous, l'un des soldats murmura quelque chose et son compagnon éclata d'un rire moqueur. LJn dégoût invincible m'envahit soudain.
— Continuez de marcher, me pressa Ryko.
Il relâcha suffisamment sa prise pour que je puisse me redresser contre son corps. Dame Delà n'était pas à côté de nous, j'es-pérais qu'elle était juste restée en arrière pour jouer les mauvais perdants.
Sous le portique se dressant devant nous, deux sentinelles nous regardaient avancer. Elles étaient affectées à l'entrée principale du jardin du Joyau profitable. Derrière les arcades, j'aperçus les silhouettes de soldats. Une foule de soldats, tous fascinés par un homme dont la voix ample et impérieuse réveilla en moi un cruel souvenir.
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Sethon.
La sentinelle de droite nous fit signe d'approcher.
— J'ai une prisonnière, annonça Ryko d'un ton sans réplique.
Je gardai la tête baissée, ne pouvant supporter d'être de nouveau jaugée par des yeux impitoyables.
— Amenez-la près de la pagode, grogna la sentinelle.
Ryko m'entraîna sans ménagement à travers le portique. Je ne m'étais pas attendue à une telle marée humaine. Nous étions environnés d'innombrables soldats, dont l'excitation impatiente répandait comme une odeur âcre de fauves prêts à la curée. Ils n'avaient d'yeux que pour une pagode élégante se dressant au milieu du jardin. Je ne distinguais que ses toits s'incurvant au-dessus des têtes, mais j'entendais rugir la voix de Sethon grisé par sa victoire.
— Je suis votre souverain ! hurla-t-il. Je suis l'empereur !
— L'empereur! braillèrent les soldats en réponse, comme des chiens féroces.
Des centaines de poings se dressèrent rageusement. Ryko m'attira contre lui.
— Attendez, me dit-il à l'oreille.
Je hochai imperceptiblement la tête. Nous ne pouvions rien faire tant que dame Delà ne nous aurait pas rejoints. Et il fallait qu'elle trouve le nom de mon dragon. Je frissonnai à l'idée qu'il ne figure pas dans le livre. Ou que, pire encore, même en connaissant son nom je sois incapable d'appeler le dragon Miroir.
Quatre soldats s'aperçurent de notre présence et nous lancè-
rent des regards de côté. Devant leur expression avide, je me pressai encore davantage contre Ryko. J'avais déjà vu ce regard chez le garde de la saline, quand il battait un homme à mort. Ils étaient assoiffés de sang. Ils voulaient voir la violence, la mort. N'importe quelle mort.
Derrière moi, je sentis Ryko se dresser de toute sa hauteur, la 491
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main crispée sur la poignée du sabre de Kinra. Trois des hommes détournèrent prudemment les yeux, mais le quatrième soutint son regard menaçant jusqu'au moment où la voix retentissante de Sethon attira de nouveau son attention sur la pagode. Je déglutis avec terreur. Que pouvions-nous faire contre cette foule ivre de carnage ?
- Je descends des dragons de jade, hurla Sethon. Mes droits sont légitimes. Je m'en rapporte à la tradition de Reitanon.
- Reitanon, Reitanon, psalmodièrent les soldats.
- Non ! cria une femme. Non !
Cette voix terrifiée était celle de dame Jila.
Je me contorsionnai contre Ryko pour essayer de voir quelque chose. La vaste place était aménagée en un jardin d'érudit. Une suite de terrasses pavées était bordée d'arbres ornementaux, de rochers et d'étangs reliés entre eux de façon à créer un courant d'énergie paisible. Cependant, toute cette paix harmonieuse avait disparu en ce jour. Des soldats piétinaient les espaces bien dessinés, en imposant leur propre monde de laideur. LJne brèche s'ouvrit enfin entre les têtes et j'aperçus la pagode centrale, où étincelait un dieu de la Guerre : le Grand Seigneur Sethon, coiffé d'un casque à cornes et revêtu d'une armure dont les plaques de métal précieux et les rivets dorés brillaient à la lueur des torches.
Deux soldats traînèrent une femme et la jetèrent aux pieds de Sethon. Elle se cramponnait à quelque chose. Dame Jila et son fils, le prince cadet. J'allais m'élancer, mais Ryko me retint d'une poigne d'acier.
- Je sais, chuchota-t-il. Je sais.
Où était dame Delà? Je me tournai en tous sens pour la voir.
Sans elle et le livre, nous étions impuissants.
- Près des arcades, dit Ryko à voix basse.
Affalée contre le mur, une main sur son épaule et l'autre sur 492
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son ventre, on aurait dit un simple soldat blessé désireux de ne pas manquer le spectacle. Toutefois, le regard de ce soldat n'était pas fixé sur la pagode, mais sur un objet caché derrière son coude replié et son corps pelotonné.
Elle dut sentir mon regard éperdu, car elle leva les yeux. Son expression désespérée répondit à ma question muette. Elle baissa de nouveau la tête sur le livre rouge.
— Vos prétentions n'ont aucun fondement ! hurla dame Jila. Mes fils sont les héritiers légitimes !
Un bébé commença à pleurer. Des cris de rage et des plaintes stridentes s'élevèrent sous la pagode, au pied des rochers. J'aperçus fugitivement des gardes enchaînés se battant avec des soldats, une rangée de concubines agenouillées, en larmes. Puis tous disparurent à mes yeux.
Une tension fiévreuse régnait dans la foule. Autour de nous, les visages étaient empreints d'une impatience féroce. Je parvins enfin à distinguer de nouveau la pagode. Dame Jila était à genoux, le bébé serré dans ses bras. Sethon les toisa puis fit un geste négligent.
Un soldat s'avança aussitôt pour saisir l'enfant. Un autre signe des doigts, et un unique tambour se mit à battre avec lenteur. Dame Jila hurla en se débattant pour garder son fils. Sethon s'approcha et la frappa violemment de sa main gantée de fer. La tête de la malheureuse se renversa en arrière, ruisselante de sang, mais elle ne lâcha pas son bébé. Il la frappa de nouveau. Elle s'abattit sur le sol et le soldat arracha l'enfant à son étreinte désespérée. Dans mon dos, je sentais le cœur de Ryko battre à tout rompre, ses muscles se tendre pour résister au désir de courir leur porter secours.
— Nous ne pouvons pas laisser faire ça, dis-je d'une voix enrouée.
— Nous arrivons trop tard, chuchota-t-il. Trop tard.
Dame Delà était toujours courbée sur le livre. Je n'entendais 493
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que le roulement du tambour et les supplications de dame Jila. Il fallait que je fasse quelque chose. Que j'empêche Sethon de commettre ce crime.
Je touchai les plaques mortuaires sur ma poitrine. «Protégez-moi d'Ido», priai-je. Puis je concentrai mon regard intérieur et m'immergeai dans le monde énergétique, en m'enfonçant comme une flèche en plein cœur du dragon Rat.
Une énergie bleue explosa en moi. Mes sens se troublèrent jusqu'au moment où la foule et les édifices se fondirent en un tourbillon argenté de hua. La sensation du corps de Ryko contre le mien se dissipa, comme si je flottais dans l'eau. Ma vision intérieure tournoya en une chute vertigineuse puis se précisa.
Le dragon Rat dominait la place de son corps immense. C'était le seul dragon visible. Un pressentiment funeste m'étreignit. L'absence des autres dragons signifiait-elle que leurs Yeux du dragon étaient morts?
De redoutables griffes opalines déchirèrent l'air, un cri terrible résonna douloureusement dans ma tête. La perle bleue chatoyant sous son museau palpitait. Ses énormes yeux d'esprit se fixèrent sur les miens et je reconnus le pouvoir infini de la mort, de la destruction et du flan. A ses pieds, la silhouette minuscule de Sethon brandissait son sabre vers l'enfant se débattant vainement dans les mains du soldat.
— Non ! hurlai-je.
Je m'ouvris au pouvoir terrifiant du dragon. Il m'atteignit avec la force de milliers de poings déchaînés, en un torrent irrépressible d'énergie bleue où grondait une puissance destructrice venue du fond des âges.
Le tambour se tut.
«Tue-le! Tue Sethon ! » ordonnai-je. Et derrière mes mots déri-soires, il y avait toute la force de vie de la terre se concentrant en 494
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un élan dévastateur. J'entendis vaguement les pleurs de l'enfant s'interrompre brusquement. Trop tard. Au-dessus de la pagode, le dragon renversa en arrière sa tête gigantesque et poussa un hurlement désemparé. Ce chant funèbre déchirant se mêla au cri de souffrance d'une femme. Mais même cette clameur fut couverte par les vociférations affolées de la foule quand une vague défer-lante de pouvoir bleu jaillit du dragon et s'abattit vers le centre de la pagode et la silhouette étincelante de Sethon.
« Arrêtez! » L'ordre retentit dans ma tête. Ido.
Il était dans mon esprit et sa volonté resserrait son emprise sur la mienne. L'espace d'un instant, je me vis à travers ses yeux : pressée contre Ryko, le corps tremblant dans ma lutte pour le pouvoir, je ne tenais debout que grâce au soutien inflexible du géant. Autour de nous, les soldats s'accroupissaient en proie à une terreur incré-
dule devant ce déferlement d'énergie mortelle. Le dragon poussa un cri strident. Son pouvoir commença à se fissurer, se fragmenter. Je sentais la rage amère d'Ido tandis qu'il luttait pour réduire à l'obéissance le dragon et moi-même combattant de concert son autorité impitoyable.
« Pas encore », haleta sa voix dans mon esprit.
Il détourna de Sethon la vague de pouvoir bleu. Je sentais en moi le contrecoup douloureux de ses efforts. L'énergie déviée de sa cible heurta de plein fouet le portique au fond du jardin. Le marbre fracassé s'abattit en un déluge de pierre sur les soldats massés à cet endroit. Ido avait tant de peine à contenir le pouvoir de son dragon qu'il dut relâcher sa pression sur mon esprit.
Je creusai plus profond dans mon hua pour puiser l'énergie jaune de mon troisième point, en cherchant fébrilement l'étrange lueur opalescente qui m'avait déjà sauvée une fois de l'invasion du bleu.
Elle était là, encore minuscule mais plus brillante et dorée. Je m'en E O N E T L E D O U Z I E M E D R A G O N
saisis, concentrai son pouvoir et le projetai hors de moi en priant pour qu'il atteigne de nouveau sa cible.
La délivrance fut brutale. Le monde énergétique se dissipa d'un coup et je me retrouvai dans le jardin du harem en proie au chaos.
Mon corps était pris dans l'étau d'une douleur lancinante, je m'effondrai dans les bras de Ryko, dont la présence robuste était mon seul refuge au milieu de ce déferlement d'une souffrance accablante.
Il baissa sur moi ses yeux en larmes.
— Le prince est mort.
Je le savais déjà, mais cette confirmation fut comme une nouvelle blessure.
— Et dame Jila?
— Morte aussi.
Derrière nous, une voix rauque lança soudain :
— Ido arrive. Filons!
Ryko se retourna vivement. C'était dame Delà, qui scrutait la foule agitée. Au pied de la pagode, les gardes impériaux prison-niers avaient débordé leurs geôliers en se servant de leurs chaînes en guise d'armes. La mêlée furieuse barrait le chemin à Sethon.
Je suivis le regard de la noble dame vers la droite. Au milieu du tumulte, j'aperçus une petite troupe décidée se frayant un chemin devant l'édifice. Quatre gardes encadraient un grand homme au teint hâlé, vêtu des robes bleu et or de l'Œil du dragon ascendant.
Sire Ido.
Le monde se brouilla sous mes yeux terrifiés.
— Vite ! cria dame Delà.
Elle s'était déjà engagée sous les arcades et Ryko m'entraîna à sa suite. Autour de nous, des officiers rugissaient des ordres et dis-tribuaient des coups pour rassembler leurs hommes en déroute.
Le passage était encombré de soldats affolés fuyant le jardin ou y