EON

E T L E D O U Z I È M E

DRAGON

Dragon

Bœuf

Dragon

Dragon

Rat

Dragon

Dragon

Lapin

Cochon

Dragon

Dragon

Dragon

Chien

(Dragon

Miroir)

Dragon

Serpent

Dragon

Cheval

Dragon

Chèvre

Dragon Beouf Dragon Chèvre

Gardien de la Décision

Gardien de la Bienveillance

Violet

Argent

Œil du dragon : Sire Tyron

Oeil du dragon : Sire Tiro

Dragan Tigre

Dragon Singe

Gardien du Courage

Gardien de l'Ingéniosité

Vert

Ebène

Œil du dragon : Sire Elgon

Œil du dragon : Sire Jessam

Dragon Lapin

Dragon Coq

Gardien du Calme

Gardien de la Fermeté

Rose

Marron

Œil du dragon : Sire Silvo

Œil du dragon : Sire Bano

DRagon Dragon

Dragon Chien

(Dragon Miroir)

Gardien de l'Honnêteté

Gardien de la Vérité

Ivoire

Rouge

Œil du dragon : Sire Garon

Œil du dragon : Aucun.

Le dragon Miroir a disparu

Dragon Cochon

depuis plus de 500 ans.

Gardien de la Générosité

Gris colombe

Dragon Serpent

Œil du dragon : Sire Meram

Gardien de l'Intelligence

Cuivre

Dragon Rat

Œil du dragon : Sire Chion

Gardien de l'Ambition

Bleu

Dragon Cheval Œil du dragon : Sire Ido Gardien de la Passion

Orange

Œil du dragon : Sire Dram

N O T E L I M I N A I R E

Extrait des premiers écrits de Jion Tzu Personne ne sait comment les premiers Yeux du dragon conclu-rent leur marché périlleux avec les douze dragons énergétiques de la chance. Les rares écrits et poèmes ayant traversé les siècles commencent l'histoire bien après que l'homme et l'esprit animal eurent fait un pacte pour protéger notre pays. Cependant, on dit qu'il existe encore un livre noir qui raconte les débuts violents de l'antique alliance et lui prédit une fin catastrophique.

Les dragons sont des êtres élémentaires, capables de manipuler le hua, l'énergie naturelle présente en toute chose. Chaque dragon est en phase avec l'un des Animaux célestes du cycle de puissance de douze années, lequel se déroule en respectant le même ordre depuis l'origine du temps : Rat, Bœuf, Tigre, Lapin, Dragon, Serpent, Cheval, Chèvre, Singe, Coq, Chien et Porc. Les dragons sont également les gardiens des douze Directions du Ciel et les garants des douze Vertus Supérieures.

Au premier jour de chaque année nouvelle, on entre dans la période d'un des animaux du cycle, dont le dragon devient l'ascendant, ce qui signifie que son pouvoir double pendant les douze mois de cette année. Le dragon ascendant s'unit alors à un nouvel apprenti, afin de l'initier à la Magie du dragon. Tandis que ce jeune 13

E O N E T L E D O U Z I È M E P R A G O N

garçon entre dans sa vie nouvelle, l'apprenti précédent accède au rang d'Œil du dragon et à la maîtrise totale de son pouvoir. Il remplace son maître, l'ancien Œil du dragon, lequel se retire, épuisé et affaibli irrémédiablement par ses douze ans d'union avec le dragon.

C'est un pacte violent, qui donne une immense puissance à l'Œil du dragon, assez pour changer le cours des moussons, détourner les fleuves et arrêter les tremblements de terre. En échange d'un tel pouvoir sur la nature, l'Œil du dragon cède peu à peu son hua à son dragon.

Seuls les garçons capables de voir un dragon énergétique peuvent espérer prétendre au rang d'Œil du dragon. Pouvoir apercevoir son dragon de naissance est un don peu fréquent, et il est plus rare encore de voir l'un des autres dragons énergétiques. Au premier jour de chaque année, douze garçons nés douze ans plus tôt font face au dragon ascendant en priant pour que leur don soit suffisant pour la créature magique. Celle-ci choisit l'un d'entre eux, et en cet instant d'union — et seulement en cet instant —, tous les hommes peuvent voir le dragon dans l'éclat de sa gloire.

Les femmes sont exclues du monde de la Magie du dragon. On prétend qu'elles ne font que corrompre cet art, qu'elles n'ont pas la force physique ni la fermeté de caractère nécessaire pour communier avec un dragon énergétique. On estime également que le regard féminin, trop porté à se contempler soi-même, ne peut voir la réalité du monde de l'énergie.

C H A P I T R E

Je laissai les pointes de mes deux sabres s'enfoncer dans le sable de l'arène. Ce mouvement était incorrect, mais la douleur irradiant mon ventre me forçait à m'accroupir. j'observai les pieds nus du maître d'armes Ranne qui s'avançait d'un pas traînant, en se mettant d'aplomb pour assener un grand coup. M'entraîner avec lui me rendait toujours malade d'angoisse, mais cette fois c'était différent. J'étais sur le point de perdre mon sang. Avais-je mal compté les jours de lune ?

— Qu'est-ce que tu fabriques, gamin ? demanda-t-il.

Je levai les yeux. Ranne était en position, prêt à abattre ses deux sabres en un mouvement élégant qui pourrait me trancher la tête.

Ses mains se crispèrent sur les poignées. Je savais qu'il avait envie d'aller jusqu'au bout et de débarrasser l'école de l'estropié. Mais il n'osa pas.

— Serais-tu déjà épuisé? lança-t-il. Cette troisième figure était encore pire que d'habitude.

Je secouai la tête en serrant les dents pour résister à une nouvelle douleur fulgurante.

— Ce n'est rien, maître d'armes, déclarai-je en me redressant avec précaution.

Je gardai mes sabres pointés vers le bas. Ranne se relâcha et fit un pas en arrière.

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E O N E T E D O U Z I M E D R A G O N

— Tu n'es pas prêt pour la cérémonie de demain, dit-il. Tu ne seras jamais prêt. Tu n'es même pas capable de finir l'enchaînement d'approche.

Se retournant avec un mouvement circulaire, il regarda d'un air menaçant les autres candidats agenouillés autour de l'arène d'entraînement.

— Cet enchaînement doit être parfait si jamais vous voulez approcher des miroirs. C'est compris?

— Oui, maître d'armes ! glapirent onze voix.

— Je vous en prie, lançai-je. Si vous le permettez, )e vais essayer encore.

Une nouvelle crampe lacéra mon corps, mais je ne bougeai pas.

— Non, Eon-jah. Retourne dans le cercle.

Je perçus le malaise qui s'emparait des onze autres candidats.

Ranne avait ajouté à mon nom le mot jah, une antique formule censée conjurer le mauvais sort. Je m'inclinai en croisant mes sabres pour saluer le maître d'armes, non sans imaginer ce que je ressentirais en plongeant les deux lames dans sa poitrine. Derrière Ranne, l'énorme silhouette opaque du dragon Tigre se déploya et me regarda fixement. Ma colère semblait avoir toujours pour effet de l'éveiller. Je me concentrai sur le dragon Lapin, dont je fis apparaître la forme chatoyante dans l'espoir que le gardien du Calme m'aiderait à apaiser ma fureur.

Dans le cercle des candidats, Dillon remua légèrement et jeta un regard sur l'arène. Avait-il senti la présence des dragons? Bien qu'il fût plus réceptif que les autres, même lui ne pouvait voir un dragon énergétique sans méditer pendant des heures. J'étais l'unique candidat capable de voir les onze dragons à volonté. Ce pouvoir me prenait toute ma concentration et m'épuisait, mais lui seul m'avait permis de supporter ces deux dernières années passées à s'entraîner sans relâche.

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C H A P I T R E

Retourne dans le cercle ! Tout de suite ! hurla Ranne.

Je me raidis et reculai. Trop vite. Le sable se déroba sous ma jambe infirme, qui se tordit. Je tombai en heurtant violemment le sol. Le choc de la surprise passé, je sentis la douleur déchirer mon épaule, ma hanche, mon genou. Ma hanche ! Avais-je encore aggravé son état? Je palpai la peau et les muscles pour sentir l'os déformé. Non, il ne me faisait pas mal. Il était intact. Et les autres élancements douloureux commençaient déjà à s'estomper.

Dillon s'avança à genoux en soulevant un nuage de sable. Ses yeux étaient inquiets. L'idiot, il n'allait faire qu'empirer les choses.

— Eon, es-tu... ?

— Restez à vos places ! cria Ranne.

Il me donna un coup de pied.

— Relève-toi, Eon-jah. Tu es un affront à la profession d'Œil du dragon. Debout !

Je me hissai péniblement sur mes mains et mes genoux, prête à rouler de côté s'il me frappait de nouveau du pied, mais il ne bougea pas. J'attrapai mes sabres et me mis debout. Quand je me redressai, une nouvelle crampe tordit mon ventre. C'était pour bientôt.

Il fallait que je rentre chez mon maître avant que le sang n'apparaisse. Depuis que mon corps avait commencé à nous trahir, voilà six mois, mon maître gardait sous clé dans sa bibliothèque, à l'abri des regards indiscrets, une provision de linges doux et d'épongés.

La cloche de la demi-heure venait de sonner. Si Ranne me laissait partir, je pourrais rentrer à la maison et revenir avant l'heure pleine.

— Maître d'armes, pourrais-je me retirer de l'entraînement jusqu'à la prochaine cloche ? demandai-je.

Tout en baissant la tête avec humilité, j'observai le visage brutal et obstiné de Ranne. Il devait être né dans une année du Bœuf. A moins qu'il ne fût une Chèvre.

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Le maître d'armes haussa les épaules.

— Rapporte tes sabres à l'arsenal, Eon-jah. Tu n'as pas besoin de revenir. Ce ne sont pas quelques heures d'entraînement qui vont améliorer tes chances pour demain.

Il me tourna le dos et invita Baret, son favori, à prendre ma place sur l'arène. J'avais reçu mon congé.

Dillon m'observa d'un air soucieux. Nous étions les deux candidats les plus faibles. Même s'il avait douze ans, l'âge requis, comme tous les garçons du cercle, il était aussi chétif qu'un gamin de huit ans. Quant à moi, j'étais l'estropié. Dans le passé, personne n'aurait envisagé notre candidature pour devenir Œil du dragon. Il semblait exclu que le dragon Rat puisse nous choisir lors de la céré-

monie du lendemain. Tous les parieurs attribuaient à Dillon une cote de un contre trente. Ma propre cote était de un contre mille.

Cependant, les pronostics avaient beau nous être défavorables, même le Conseil ignorait comment un dragon faisait son choix.

Je fis semblant de bâiller à l'adresse du dos de Ranne, dans l'espoir d'arracher un sourire à Dillon. Ses lèvres se relevèrent brièvement, mais son expression resta tendue.

Une nouvelle crampe déchira mes entrailles. Je retins mon souffle en attendant qu'elle fût passée. Je me détournai et m'avan-

çai avec circonspection vers le petit bâtiment de l'arsenal, en soulevant le sable fin avec ma jambe infirme. Dillon avait raison d'être inquiet. Même si les candidats ne combattaient plus pour avoir l'honneur d'approcher des miroirs, nous devions toujours prouver notre force et notre endurance en exécutant les enchaînements rituels de figures avec deux sabres. Au moins, Dillon parvenait à aller jusqu'au bout de l'enchaînement d'approche, même de façon peu brillante. Je n'avais jamais réussi à me tirer des mouvements complexes de la Troisième Figure dragon Miroir.

On assurait qu'il fallait une grande résistance physique et 18

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mentale pour négocier avec les dragons énergétiques et manipuler les puissances de la terre. Certains candidats prétendaient même qu'un Œil du dragon abandonnait peu à peu sa propre force vitale à un dragon afin de pouvoir manœuvrer les énergies, et que ce pacte le faisait vieillir prématurément. Mon maître avait été l'Œil du dragon Tigre durant le dernier cycle. D'après mes calculs, il ne devait guère avoir plus de quarante ans, cependant son aspect et son attitude étaient ceux d'un vieillard. Peut-être un Œil du dragon se dépossédait-il vraiment de sa force vitale. A moins que mon maître n'ait été vieilli par les épreuves de la pauvreté et de la malchance. Il avait tout misé sur ma réussite.

Je regardai par-dessus mon épaule. Ranne observait Baret qui exécutait la première figure. Avec tous ces garçons robustes se dis-putant l'honneur de le servir, était-il envisageable que le dragon Rat choisisse une créature infirme comme moi? Puisqu'il était le gardien de l'Ambition, peut-être resterait-il insensible aux proues-ses physiques. Me tournant vers le nord-nord-ouest, je me concentrai jusqu'au moment où je vis le dragon Rat miroiter sur le sable comme un mirage du désert. Comme s'il sentait mon regard, le dragon redressa son cou et agita son épaisse crinière.

S'il me choisissait, je jouirais pendant vingt-quatre ans d'une position prestigieuse, d'abord comme apprenti de l'Œil du dragon en titre puis, après qu'il se serait retiré, en manipulant à mon tour les énergies. Je gagnerais des montagnes d'argent, même en versant vingt pour cent de mes revenus à mon maître. Plus personne n'oserait me cracher au visage, faire un signe conjuratoire en me voyant ou se détourner de moi avec dégoût.

S'il ne me choisissait pas, je pourrais remercier le ciel si mon maître me gardait comme domestique dans sa maison. Je serais comme Chart, le préposé aux eaux sales, dont le corps était tordu de façon aussi sinistre que grotesque. Il avait été mis au monde 19

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quatorze ans plus tôt par Rilla, une des servantes célibataires.

Malgré la répugnance que lui inspirait la difformité du nourris-son, mon maître l'avait autorisé à rester dans sa maisonnée. Chart n'était jamais sorti des quartiers des serviteurs. Il vivait sur une natte près des fourneaux de la cuisine. En cas d'échec demain, je ne pouvais qu'espérer que mon maître se montrerait aussi clément envers moi. Avant d'être découverte par lui, quatre ans plus tôt, je travaillais dans une saline. Mieux vaudrait partager la natte de Chart près des fourneaux que de reprendre cette vie misérable.

Je m'arrêtai de marcher et concentrai de nouveau ma pensée sur la recherche du dragon Rat, en essayant de capter l'énergie de l'immense créature. « Parle-moi, l'implorai-je. Parle-moi. Choisis-moi demain. Choisis-moi, je t'en supplie. »

Pas de réponse.

La douleur sourde dans ma tête devint d'une intensité insoutenable. Mon effort pour le garder en vue était trop grand. Le dragon s'échappa de mon esprit, en emportant avec lui toute mon énergie. J'enfonçai un sabre dans le sable pour m'empêcher de tomber et me mis à suffoquer. Imbécile ! Je ne retiendrais donc jamais la leçon? LJn dragon ne communiquait qu'avec son Œil du dragon et son apprenti. Je respirai profondément et retirai le sabre du sol.

Pourquoi, dans ce cas, pouvais-je voir les onze dragons au grand complet? D'aussi loin qu'il m'en souvînt, j'avais été capable de plonger mon esprit dans le monde énergétique et de voir leurs énormes silhouettes translucides. Pourquoi un don aussi extraordinaire habitait-il ce corps repoussant?

Avec soulagement, je quittai le sable de l'arène pour m'engager sur les pavés de la cour de l'arsenal. Les crampes irradiant mon ventre avaient cédé la place à une douleur diffuse. Assis sur une caisse près de la porte de l'arsenal, Hian, le vieux maître d'armes, essuyait un petit poignard noirci.

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Tu as encore été mis dehors? demanda-t-il quand je passai devant lui.

Je m'immobilisai. C'était la première fois qu'il m'adressait la parole.

— Oui, maître, dis-je en inclinant la tête dans l'attente de ses sarcasmes.

Il leva le poignard devant lui et inspecta la lame.

— Il me semble que tu t'en sortais bien.

Je redressai la tête et rencontrai son regard. Le blanc de ses yeux paraissait jaune dans son visage rougi par le feu de la forge.

— Avec ta jambe, tu n'arriveras jamais à faire correctement la Troisième Figure dragon Miroir, reprit-il. Essaie donc la Deuxième l igure inversée dragon Cheval. Il existe un précédent. Ranne aurait dû t'en parler.

Je restai impassible, mais ne pus m'empêcher de sentir un espoir s'insinuer en moi. Était-ce vrai? Mais pourquoi me mettait-il au courant ? Peut-être voulait-il simplement se moquer de l'infirme.

Il se leva en s'appuyant au montant de la porte.

— Je comprends ta méfiance, mon garçon. Tu devrais pourtant interroger ton maître. C'est un des meilleurs connaisseurs de l'histoire que nous ayons. Il te dira que j'ai raison.

— Oui, maître. Merci.

Lin cri aigu nous fit tourner la tête au même instant vers les candidats dans l'arène. Baret était à genoux devant Ranne.

— Le maître d'armes Louan était considéré comme l'un des meilleurs instructeurs pour la cérémonie d'approche, dit Hian d'un ton neutre. Il est dommage qu'il se soit retiré. As-tu des sabres d'entraînement chez toi ?

J'acquiesçai de la tête.

— Alors entraîne-toi à la Seconde Figure inversée ce soir. Avant le début de ton rituel de purification.

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Il descendit les deux marches d'un pas vif puis se retourna vers moi.

— Et dis à ton maître que le vieux Hian le salue.

Je le regardai se diriger lentement vers la porte de la forge. Un marteau s'ahattant au loin sur une enclume semblait rythmer sa marche. S'il avait raison et que je pouvais remplacer la Troisième Figure dragon Miroir par une Deuxième Figure inversée dragon Cheval, il ne me serait pas difficile de terminer l'enchaînement d'approche.

Pénétrant dans la fraîche pénombre de l'arsenal, j'attendis un instant que mes yeux s'habituent à l'obscurité. Cela faisait trois siè-

cles qu'il n'y avait plus de dragon Miroir, de sorte qu'il importait peu de changer l'enchaînement d'approche. Aucun dragon ne se mettrait en colère, aucun Œil du dragon ne s'offenserait. Certains érudits particulièrement radicaux avaient même proposé d'éliminer tout à fait l'enchaînement dragon Miroir de la cérémonie, mais le Conseil avait décrété qu'il fallait continuer d'honorer le dragon absent. Après tout, il était le symbole de l'empereur. Les vieilles légendes affirmaient que la famille impériale descendait de dragons et que ses membres avaient encore du sang de dragon dans leurs veines.

Hian ne se trompait pas : mon maître était un grand connaisseur de l'histoire. 11 aurait vite fait de découvrir s'il était possible de modifier l'enchaînement d'approche. Toutefois, il me faudrait d'abord lui avouer, à la veille de la cérémonie, que j'étais incapable d'exécuter la figure du dragon Miroir. Je frissonnai en songeant aux contusions douloureuses que m'avait values son dernier accès de mécontentement. Je savais que c'était le désespoir qui le rendait violent. Au cours des dix dernières années, mon maître avait entraîné six candidats et tous avaient échoué. Je n'avais pourtant aucune envie de subir son courroux. Mes mains se crispèrent sur 22

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les poignées des sabres. Il fallait que j'apprenne si cette Deuxième l igure dragon Cheval était autorisée. C'était ma seule chance.

Mon maître n'était pas stupide. Il modérerait ses coups avant la cérémonie. L'enjeu était trop important. Et si ses textes historiques corroboraient les dires de Hian, j'aurais au moins quatre heures pour m'initier aux secrets de la nouvelle figure. Ce n'était pas long, mais ça devrait suffire. J'élevai les sabres au-dessus de ma tête, afin de commencer la Deuxième Figure inversée, puis j'abattis le sabre de gauche en amortissant mon geste du fait de l'espace limité.

— Dis donc, ne brandis pas ces sabres comme ça ! s'exclama le soldat préposé à l'arsenal.

Je m'arrêtai net et pointai les lames vers le bas.

— Excusez-moi, soldat, déclarai-je en hâte.

Cet homme maigre et blême adorait faire des sermons. Je lui tendis les poignées des deux sabres, en tenant les lames baissées.

Avant de les prendre, ses mains se crispèrent en un bref signe de conjuration.

-Tu les as abîmés? demanda-t-il en inspectant l'acier tranchant.

— Non, soldat.

— Ce sont des armes coûteuses, tu sais, pas des jouets. Il faut les traiter avec respect. Ne donne pas de grands coups avec quand tu es à l'intérieur. Si tout le monde...

— Merci, soldat, lançai-je en reculant vers la porte avant qu'il puisse se lancer dans une tirade.

Il parlait encore lorsque je descendis les marches.

Pour sortir de l'école, le plus simple était de traverser l'arène et de franchir le portail principal, mais je n'avais pas envie de marcher de nouveau sur le sable ni d'attirer l'attention de Ranne. Je m'engageai donc sur le sentier descendant en pente raide vers le portail sud de l'école. Les efforts de l'entraînement avaient endolori ma 23

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hanche gauche et les crampes tordant mon ventre m'empêchaient de respirer. Lorsque j'atteignis le portail sud et passai devant le garde renfrogné, j'étais en sueur à force de me retenir de crier.

Une douzaine d'échoppes bordaient la rue derrière l'école et formaient la lisière du marché aux vivres. L'air était chargé de relents de graisse de cochon rôti et de canard à la chair croquante.

M'appuyant au mur de l'école, je laissai la pierre rafraîchir mon dos tout en regardant une fille de cuisine se frayer un chemin dans la foule du marché bruissant de commérages et s'arrêter devant l'éventaire du vendeur de porc. Elle devait avoir seize ans, comme moi, et ses cheveux noirs étaient tirés en arrière pour former la tresse caractéristique des filles non mariées. ]e tâtai le bout de ma courte natte réglementaire de candidat. Si j'étais choisie demain, je la laisserais pousser jusqu'à la taille afin de pouvoir arborer la double tresse de l'Œil du dragon.

Les yeux baissés, la fille désigna du doigt un jambon fumé sur l'éventaire. Le jeune apprenti emballa le morceau dans un linge et le posa sur le comptoir. Elle attendit qu'il ait reculé pour glisser sa pièce de monnaie près du paquet avant de le prendre. Ils n'avaient pas échangé un mot, ne s'étaient pas regardés ni touchés. Cette scène était des plus convenables et, pourtant, je sentais quelque chose entre eux.

Même si j'avais conscience au fond de moi de ne pas agir correctement, je concentrai sur eux mon regard comme je le faisais avec les dragons. Au début, rien ne se passa. Puis j'éprouvai en moi-même un mouvement étrange, comme si je me rapprochais, et soudain un jaillissement d'énergie orange surgit entre la fille et le garçon et tourbillonna autour de leurs corps comme une mousson miniature. LJn malaise s'empara de mes entrailles et de mon esprit. J'avais l'impression d'être entrée par effraction. Baissant les yeux, je détournai mon regard intérieur. Quand je les regardai 24

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do nouveau, la fille s'éloignait déjà. Il n'y avait plus aucune trace d'énergie autour d'eux. Rien ne subsistait de cette lumière vibrante dont mon esprit était encore ébloui. Pourquoi étais-je ainsi capable d'entrevoir une énergie humaine aussi intime? Ni mon maître ni aucun de mes instructeurs n'en avaient jamais parlé. L'émotion n'était pas du domaine de la magie du dragon. Encore une anoma-lie qu'il me faudrait cacher aux autres. Je m'écartai brutalement du mur, désireuse de libérer mes muscles de la tension laissée par mon pouvoir et par ma honte.

La maison de mon maître se trouvait trois rues plus loin et il fallait monter sans cesse pour y parvenir. La douleur à ma hanche, qui n'avait été d'abord qu'un symptôme familier de surme-nage, était devenue un avertissement plus pressant. J'aurais besoin d'un bain brûlant si jamais je voulais avoir la moindre chance de m'exercer à l'enchaînement d'approche. La ruelle près du vendeur de porc constituait un raccourci appréciable. A condition d'être déserte, toutefois. Protégeant mes yeux du soleil, je scrutai l'étroit boyau. La voie semblait libre. On n'apercevait aucun garçon des docks en train de partager une pipe à la sauvette ou d'attendre un infirme quelconque pour s'amuser à le pourchasser. J'allais m'avancer quand un mouvement dans la foule me fit hésiter. Les gens se massèrent précipitamment au bord de la chaussée et tombèrent à genoux. Je savais ce qui signifiait leur silence soudain.

— Écartez-vous devant la dame Jila ! Faites place à la dame Jila !

La voix était aiguë, mais elle appartenait à un homme. Un palanquin orné de sculptures délicates descendait la rue sur les épaules de huit porteurs en sueur. La passagère était cachée par des rideaux de soie violette. Douze gardes, vêtus de tuniques violettes et armés de sabres recourbés, l'encadraient d'une haie protectrice. Ils faisaient partie des Hommes d'Ombre, les eunuques soldats de la cour impériale, toujours prompts à rouer de coups 25

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ceux qui négligeaient de s'écarter ou de s'incliner assez vite. Je me laissai tomber sur mon genou valide et ramenai sous moi ma jambe infirme. La dame Jila ? Il devait s'agir d'une des favorites de l'empereur, si elle était autorisée à sortir du palais. Je plongeai en avant, comme il convenait devant les nobles de la cour.

À côté de moi, un homme trapu portant les jambières et le manteau ciré des marins s'assit sur ses talons et regarda s'approcher le cortège. S'il ne se prosternait pas, il allait attirer l'attention des gardes, lesquels ne s'embarrassaient guère de savoir qui ils frappaient.

— C'est une dame de la cour, messire, chuchotai-je d'un ton pressant. Vous devez vous incliner. Comme ceci.

Je penchai mon corps dans la posture appropriée. L'homme me jeta un coup d'œil.

— Penses-tu qu'elle mérite nos courbettes ? demanda-t-il.

Je fronçai les sourcils.

— Que voulez-vous dire ? C'est une dame de la cour. Peu importe de savoir ce qu'elle mérite. Si vous ne vous inclinez pas, vous serez roué de coups.

Le marin éclata de rire.

— Voilà une approche très pragmatique de la vie ! déclara-t-il. Je vais suivre ton conseil.

Il se pencha en avant, sans cesser de sourire.

Je retins mon souffle au passage du palanquin, en plissant les yeux tandis que la poussière s'élevait puis retombait. J'entendis à quelques pas de nous le plat d'un sabre s'abattre sur un marchand pas assez rapide qui s'écroula, assommé par le premier garde de l'escorte. Le palanquin tourna au bout de la rue, et la foule soupira avec soulagement. Tandis que les gens se levaient en brossant leurs vêtements, leurs commentaires d'abord timides se firent plus bruyants. Je posai mes paumes par terre et tendis ma jambe pour 26

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me lever, mais je sentis brusquement deux mains vigoureuses se glisser sous mes aisselles et me soulever.

Ça y est, mon garçon.

Ne me touchez pas ! m'écriai-je en sautant en arrière, les bras i roisés sur la poitrine.

Il n'v a pas de mal ! dit-il en levant les mains. Je voulais juste payer ma dette. Grâce à toi, mon dos a évité un bon coup de sabre.

Il sentait l'huile de poisson, la sueur et le varech. Un souvenir me revint en un éclair : je soulevais un lourd chapelet d'algues noires et ma mère hochait la tête en souriant, les glissait dans le panier qu'elle portait en bandoulière sur son corps mince. Puis l'image s'évanouit. Trop vite pour que je puisse la retenir, comme toutes les autres réminiscences de ma famille.

Excusez-moi, messire, vous m'avez surpris, dis-je en serrant mes bras sur ma poitrine. Merci pour votre aide.

Je m'inclinai poliment et m'écartai de lui. Ma peau frissonnait encore sous le choc de ce contact imprévu.

La ruelle d'en face n'était plus déserte. Un groupe de garçons des docks s'était formé au bout et ils jouaient aux dés assis sur les talons. J'allais devoir faire un long détour - la douleur de ma hanche devint soudain plus intense, comme pour protester.

Le marin s'arrêta de nouveau près de moi.

- Peut-être pourrais-tu m'aider encore, dit-il. Sais-tu où se trouve la porte des Fonctionnaires?

Son ton était celui d'une interrogation courtoise, son visage n'exprimait ni soupçon ni perplexité. Mon regard erra des joueurs de dés au marin. Ce dernier n'était pas spécialement grand, mais il avait des épaules puissantes et des rides sévères marquaient son visage hâlé. Je regardai s'il était armé et constatai qu'il portait un poignard à la ceinture. Ça devrait faire l'affaire.

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— Je vais moi-même dans cette direction, messire, déclarai-je en lui faisant signe de me suivre dans la ruelle.

Ce n'était pas exactement le chemin, mais ce serait toujours plus rapide pour lui que les rues du centre.

— Je m'appelle Tozay, dit-il en s'arrêtant à l'entrée de la ruelle.

Je suis maître pêcheur à Kan Po.

Il joignit les mains et inclina la tête, comme font les adultes pour saluer un enfant.

Mes études sur les flux sacrés m'avaient appris que Kan Po se trouvait sur la côte. Le site de son port était l'un des plus favorables du royaume : une baie en forme de bourse entourée par sept collines qui retenaient les influx de la chance. C'était de là qu'on gagnait les îles, et le monde s'étendant au-delà.

— Je m'appelle Eon, répliquai-je en m'inclinant derechef. Je suis candidat au rang d'Œil de dragon.

Il baissa les yeux sur moi d'un air stupéfait.

— Eon ? Le candidat infirme ?

— Oui.

Je restai impassible.

— Eh bien ! s'exclama-t-il. Quelle surprise !

Il s'inclina devant moi comme s'il était honoré de faire ma connaissance. Prise au dépourvu par ce brusque changement de statut, je hochai la tête avec embarras.

— Nous avons tous entendu parler de vous par le colporteur de nouvelles, déclara maître Tozav. Il est passé par notre ville voilà quelques mois et nous a appris que le Conseil avait décidé de vous laisser approcher les miroirs. Cette nouvelle a fait grand plaisir à mon fils. Il a un an de moins que vous, puisqu'il vient d'avoir onze ans. Normalement, il devrait pêcher avec moi pour apprendre son métier, mais il a perdu un bras l'hiver dernier, à la suite d'un accident avec un filet.

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Le visage large du marin se crispa sous l'effet du chagrin.

— Cela doit être dur pour lui, dis-je.

Je baissai les yeux sur ma jambe tordue — au moins, elle était intacte. Je ne me rappelais pas grand-chose de l'accident où ma hanche gauche avait été broyée, mais je me souvenais du médecin penché sur moi avec une scie rouillée en se demandant à quel endroit il allait couper. A l'instant où il allait m'amputer de toute la jambe, mon maître l'arrêta et fit venir le rebouteux. Il m'arrivait encore de sentir l'odeur de sang séché et de chair pourrissante sur la lame dentelée de la scie.

Nous reprîmes notre chemin. Je jetai un nouveau coup d'œil furtif sur la ruelle et constatai que les garçons des docks nous guettaient déjà. A mon côté, maître Tozav se raidit en apercevant la bande de voyous indolents.

— C'est une épreuve pour lui, et aussi pour la famille, dit-il en effleurant des doigts la poignée de son poignard. Attendez, j'ai un caillou dans ma chaussure.

Je me retournai et le regardai se baisser et introduire un doigt dans sa botte défraîchie.

— Vous êtes un malin, pas vrai? reprit-il à voix basse. Enfin, si vous voulez un garde du corps, vous feriez mieux de vous mettre de l'autre côté.

Son regard était impérieux, mais il n'avait pas l'air en colère. Je hochai la tête et me plaçai sur sa gauche.

— J'espère simplement que vous ne m'entraînez pas trop loin de mon chemin, observa-t-il en se redressant, les yeux fixés sur les garçons.

— C'est vraiment un raccourci, assurai-je.

Il me jeta un rapide coup d'œil.

— Plutôt pour vous que pour moi, non ?

— Pour nous deux. Mais peut-être un peu plus pour moi.

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Il poussa un grognement amusé et posa sa main sur mon épaule.

— Restez près de moi.

En avançant vers la bande, maître Tozay ralentit son pas pour se mettre à mon rythme. Le plus robuste des garçons, qui arborait la peau sombre et le cou de taureau des natifs des îles, nous envoya un caillou d'un coup de pied négligent. Le caillou jaillit, rebondit et manqua de peu ma jambe. Ses trois amis se mirent à rire. Maigres et vifs, c'étaient des gamins de la ville, dont l'insolence désœuvrée avait toujours besoin d'un meneur. L'insulaire ramassa une grosse pierre et la frotta avec son pouce.

— Bonsoir, les gars, lança maître Tozay.

Le meneur cracha une chique brunâtre qui atterrit à nos pieds.

En bougeant, il fit sortir de son vêtement un pendentif suspendu à un mince cordon de cuir : un coquillage blanc sculpté d'un motif de bambous entourés par un cercle. Maître Tozav le vit comme moi et s'arrêta, en posant sa main sur mon bras pour que je l'imite.

Il me fit passer derrière lui puis se tourna vers l'insulaire. Les autres voyous se poussèrent du coude, impatients de jouir du spectacle.

— Tu es du Nord, pas vrai ? demanda maître Tozav. Tu viens des îles lointaines ?

Les épaules du garçon se raidirent.

— Je suis de Trang Dein, répondit-il en levant le menton.

Je me penchai sur la droite pour mieux l'observer. LJne année plus tôt, l'empereur avait envoyé une expédition punitive à Trang Dein afin de châtier les habitants pour leur indépendance effrontée. On murmurait dans les tavernes de la ville que tous les prison-niers de sexe masculin avaient été châtrés comme des bestiaux et enrôlés de force dans la flotte impériale. Ce garçon n'avait qu'une quinzaine d'années, mais il était assez grand pour être considéré comme un homme. Faisait-il partie du bétail humain de Trang 30

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I )ein ? Je baissai les yeux mais il portait l'ample tunique et le pantalon des travailleurs des docks, de sorte que je ne pouvais voir ce qu'il en était.

A moins que... L'énergie d'un esclave châtré ne devait pas être différente de celle d'un homme normal. Peut-être mon nouveau regard intérieur pourrait-il le percer à jour comme il l'avait fait avec la fille de cuisine et l'apprenti. Le souvenir de l'instant où j'avais observé la mousson lumineuse de leur union m'emplissait de honte, cependant je me concentrai afin de pénétrer dans le monde énergétique. J'eus de nouveau cette étrange sensation d'avancer, puis une lumière surgit, si éclatante que des larmes me montèrent aux yeux. Il m'était impossible de distinguer une énergie individuelle, je ne voyais qu'une masse indistincte, un bouillonnement de rouge, de jaune et de bleu. Puis, comme l'ombre tremblante d'un nuage, une autre présence. Une souffrance intense irradia alors mon bas-ventre, mille fois pire que mes douleurs chaque mois, comme si des pointes de fer déchiraient mes entrailles. Seul un pouvoir engendré par des esprits malfaisants était capable de provoquer un tel supplice. Mon regard intérieur se troubla. Je respirai en frissonnant tandis que la ruelle redevenait visible. La souffrance s'évanouit.

Plus jamais je ne m'immiscerais dans des énergies aussi violentes.

A côté de moi, j'entendis la voix de maître Tozay :

— Je pêche au large de Kan Po. J'ai engagé plusieurs gars de ton île comme matelots sur mes bateaux. Avant l'expédition punitive, évidemment. C'étaient tous de bons travailleurs.

L'insulaire hocha la tête d'un air méfiant.

— Les îles sont calmes, maintenant, continua Tozay avec douceur. Les soldats ne sont plus aussi nombreux à Ryoka. Certains des disparus retournent chez eux.

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Le garçon laissa tomber la pierre et saisit à tâtons le coquillage sculpté, qu'il agrippa comme un talisman. Après avoir regardé ses compagnons derrière lui, il se tourna vers maître Tozay et baissa la tête, comme pour se séparer du reste de la bande.

— Engagez-vous encore des matelots? demanda-t-il d'une voix mal assurée.

— J'ai peut-être une place pour toi, répondit le marin. Si tu cherches un travail honnête, retrouve-moi demain sur le quai du Poisson-Epieu. Je t'attendrai jusqu'à la cloche de midi.

Maître Tozay se retourna et m'emmena en me protégeant de son corps. Tandis que nous sortions de la ruelle pour nous engager dans la rue des Pâtissiers grouillante d'activité, je jetai un dernier coup d'œil au jeune insulaire. Oublieux de ses camarades, il nous regardait fixement, la main serrée sur son pendentif.

— Que porte-t-il à son cou ? demandai-je à maître Tozay en traversant la rue. Un porte-bonheur?

Je sentais que ce pendentif devait avoir une signification plus profonde. Maître Tozay poussa un grognement.

— Non, je n'appellerais pas ça un porte-bonheur.

Il m'observa avec attention.

— Vous avez le visage d'un diplomate, Eon. Je parie que vous en savez beaucoup plus long que vous ne le laissez voir aux autres.

Dites-moi donc ce que vous avez remarqué des changements à l'œuvre dans notre pays?

Jamais il n'y avait eu autant de mendiants, d'expéditions punitives, d'arrestations, de propos hostiles à la cour impériale. J'avais aussi surpris mon maître en train de converser à voix basse avec des hommes de son rang. L'empereur était malade, disaient-ils. Son héritier était trop jeune et la cour se divisait en factions.

— Ce que j'ai remarqué, c'est qu'il est plus sûr d'avoir le visage d'un diplomate et la langue d'un muet.

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C H A P I T R E

Ma réponse narquoise fit rire maître Tozay.

— Voilà qui est parler prudemment !

Après avoir jeté un regard à la ronde, il m'entraîna dans l'espace étroit entre deux échoppes.

Le pendentif de ce garçon est un emblème insulaire censé apporter courage et longue vie, dit-il en se penchant pour me parler à l'oreille. C'est également un symbole de résistance.

— Contre l'empereur? demandai-je en chuchotant, car je savais combien ces mots étaient dangereux.

— Non, mon enfant. Contre le véritable pouvoir régissant ce pays. Le Grand Seigneur, sire Sethon.

11 s'agissait du frère de l'empereur, fils d'une concubine. Lorsque l'empereur était monté sur le trône, la tradition aurait voulu qu'il fasse exécuter son frère Sethon ainsi que tous les autres enfants mâles des concubines de son père. Toutefois notre empereur était un souverain éclairé, un homme cultivé. Non content de laisser vivre ses huit frères cadets, il avait fait d'eux ses généraux et placé l'aîné à la tête de ses armées. Notre empereur était aussi confiant qu'érudit.

— Mais sire Sethon commande les troupes impériales. Que peuvent les insulaires contre une telle puissance? observai-je.

Maître Tozay haussa les épaules.

— Pas grand-chose. Cependant, d'autres forces, plus influentes, restent fidèles à l'empereur et à son fils.

Il s'interrompit lorsqu'une vieille femme s'arrêta devant Inventaire de l'échoppe voisine pour tâter des gâteaux à la levure.

— Venez, ce n'est pas une conversation pour un lieu aussi fré-

quenté, me souffla-t-il. Ni pour aucun autre lieu, à vrai dire.

Il se redressa.

— l'ai envie d'une pâtisserie. Pas vous?

Je brûlais de lui demander qui s'opposait à sire Sethon, mais le 33

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sujet était manifestement épuisé pour le moment. D'ailleurs, cela faisait bien longtemps que je n'avais pas mangé de gâteau. Ce genre de luxe n'était pas de mise dans la maisonnée frugale de mon maî-

tre.

— Il ne faut pas que je m'attarde..., objectai-je.

— Allons, ce ne sera pas long. Nous mangerons en marchant.

Avez-vous un vendeur à me conseiller?

J'acquiesçai de la tête. Un gâteau ne prendrait pas beaucoup de temps. Apercevant une brèche dans la foule progressant lentement, je m'y engoulfrai avec maître Tozay et le menai à l'angle du marché du Nuage Blanc. L'endroit était encore plus animé que d'ordinaire, car le soleil de l'après-midi incitait les badauds à chercher l'ombre des larges voiles de soie blanche tendus entre des poteaux sculptés. Nous passâmes devant l'échoppe d'Ari l'Étranger, qui servait du café à plusieurs commerçants. L'arôme pénétrant de l'étrange boisson noire imprégnait l'atmosphère. Ari m'avait donné un jour un bol de café, et j'avais aimé son amertume savoureuse et la légère excitation où il m'avait plongée. Je touchai le bras de Tozay en lui montrant l'échoppe de pâtissier à notre gauche, dont le comptoir disparaissait derrière les clients.

— On dit que les gâteaux aux haricots rouges sont bons ici, déclarai-je en me hissant sur la pointe des pieds pour apercevoir les plateaux de friandises alignés avec ordre.

La mousse de haricot et la pâte à gâteau répandaient dans l'air leurs effluves suaves et brûlants. Une faim lancinante s'ajouta à la douleur déchirant mes entrailles. Maître Tozay hocha la tête, s'in-troduisit dans la foule en s'inclinant avec politesse et parvint à se glisser devant une cliente hésitante. En regardant son large dos et sa nuque hâlée, j'eus de nouveau une brève réminiscence. J'étais portée sur le dos d'un homme imposant et sentais sous ma joue la chaleur salée d'une peau tannée par le soleil. Mais une nouvelle M

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lois, je ne réussis pas à faire durer cette image. Était-ce un souvenir de mon père? Je n'avais plus aucune idée de son aspect. Un instant plus tard, maître Tozay revint en tenant dans chaque main un gâteau enveloppé dans un cornet de papier rouge.

— Voilà pour vous ! Faites attention, le marchand a dit qu'ils sortaient tout juste de la marmite à vapeur.

— Merci, messire.

La pâtisserie brûlait ma paume à travers le mince emballage. Je baissai le papier pour confectionner une sorte de poignée. Il aurait mieux valu attendre que le gâteau refroidisse, mais son parfum était trop tentant. Je mordis dedans en faisant tourner autour de ma langue la pâte encore fumante.

— Exquis! s'exclama maître Tozay tout en éventant sa bouche avec sa main.

Je hochai la tête, réduite au silence par la douceur soudaine de l'épaisse garniture incendiant délicieusement mes papilles.

Il fit un geste en avant avec son gâteau.

— Est-ce la direction de la porte ?

Je déglutis et aspirai un peu d'air frais.

— Oui, vous n'avez qu'à suivre les voiles blancs jusqu'au bout, répondis-je en désignant la voûte de soie. Ensuite, tournez à droite.

En continuant à marcher, vous arriverez à la porte des Fonctionnaires.

Maître Tozay sourit.

— Vous êtes un brave petit ! Si jamais vous vous rendez à Kan Po, venez me voir. Vous serez toujours le bienvenu.

Après un instant d'hésitation, il posa sa main sur mon épaule.

— Si ce dragon a le moindre bon sens, il vous choisira demain, dit-il en me secouant doucement.

Je lui rendis son sourire.

— Merci, messire. Et bon voyage.

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Il hocha la tête et leva sa pâtisserie en guise de salut, avant de se mêler au flot des chalands avançant au milieu de l'allée. Tandis que sa silhouette robuste disparaissait dans la masse colorée de la foule, il me sembla qu'il emmenait avec lui ma mère et mon père. Deux souvenirs indistincts qui s'effaçaient déjà, ne laissant que l'empreinte d'un sourire semblable au mien et le parfum d'une peau tiède au soleil.

C H A P I T R E 2

La cloche de l'heure sonnait quand je soulevai enfin le loquet de la grille pour rejoindre la cuisine de la maison de mon maître.

Irsa, l'une des servantes esclaves, se tenait devant l'entrée de service avec le garçon meunier. | e la regardai rire, les mains posées sur les hanches pour mieux en dessiner la forme opulente, tandis que le jeune homme hissait un énorme sac sur son épaule.

Lorsqu'elle m'aperçut, elle s'abrita en hâte sous la porte. Cessant de minauder, elle se mit à chuchoter des commérages. Le gar-

çon meunier se retourna pour m'observer, les doigts crispés en un geste conjuratoire. Détournant les yeux, je fis semblant d'être occupée à fermer la grille. Mieux valait attendre qu'il ait suivi Irsa dans la réserve.

Quand la cour fut déserte, je remontai lentement l'allée menant à la cuisine. Lon, le jardinier, était à genoux et réparait la clôture basse de bambou qui entourait le jardin du Soleil. Comme je lui faisais un signe de tête en passant, il agita sa main crasseuse. Bien qu'il se tînt le plus souvent à l'écart, Lon me saluait toujours avec une politesse tranquille et avait même un sourire pour Chart, le préposé aux eaux sales. Cependant, rares étaient les domestiques de mon maître qui imitaient la gentillesse du jardinier. Notre petite maisonnée se divisait en deux clans : ceux qui crovaient qu'un estropié pouvait devenir un Œil du dragon, et ceux qui E O N E T 1 E D O U Z I E M E D R A G O N

étaient d'opinion contraire. Tous les gens au service de mon maî-

tre savaient que sa fortune était presque épuisée. Il n'aurait pas les moyens d'entraîner un autre candidat. Si je n'obtenais pas demain la prime d'apprentissage et les vingt pour cent revenant à mon maître, il serait ruiné.

La porte de la cuisine était ouverte et je franchis le seuil surélevé qui empêchait les esprits mauvais d'entrer dans la maison. Aussitôt, la chaleur des énormes fourneaux brûla ma peau et je sentis une odeur âcre de sauce à la prunelle marinée et de poisson salé : le souper de mon maître. Kuno, le cuisinier, leva les yeux du radis blanc qu'il coupait en rondelles.

— C'est vous?

Il se concentra de nouveau sur le légume.

— Le maître a déjà commandé le gruau, dit-il en désignant de sa tête rasée une petite marmite suspendue au-dessus du feu. Ne vous en prenez pas à moi quand vous le mangerez. Je n'ai fait que suivre ses instructions.

Ce serait mon souper. Le rituel de purification prévoyait que je ne mangerais qu'un gruau de millet avant de passer la nuit à prier mes ancêtres de m'aider et de me guider. Quelques mois plus tôt, j'avais demandé à mon maître si le fait que j'ignore tout de mes ancêtres ne comptait pas. Il m'avait regardée un instant puis s'était détourné.

— Bien sûr que ça compte, avait-il lancé.

Mon maître se montrait très minutieux. 11 disait que nous devions respecter scrupuleusement la tradition des Yeux du dragon afin de ne pas attirer l'attention du Conseil. Je ne pouvais qu'espérer que les textes historiques mentionnaient le précé-

dent invoqué par le vieux Hian pour la Deuxième Figure inversée dragon Cheval. Et que mon maître trouverait cette mention à temps.

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C H A P I T R E 2

I In son rauque s'éleva derrière la grande table de bois qui trô-

ii,ut au centre de la pièce. Chart m'appelait sur sa natte près des lourneaux.

Il vous attendait, déclara Kuno. Je l'ai eu dans les jambes toute la journée.

II trancha le bout du radis blanc avec une énergie redoublée.

Dites-lui que je ne suis pas aveugle. Je sais qu'il a volé du fromage.

Ils avaient beau travailler tous deux dans cette cuisine depuis onze ans, Kuno refusait toujours de parler à Chart ou même de le regarder. Sa malchance était trop terrifiante.

Je contournai la table et agrippai son rebord usé pour garder mon équilibre en m'asseyant sur le sol de pierre à côté de Chart.

Il tapota mon genou avec son doigt recourbé tandis que sa bouche pendante se tendait lentement en un sourire.

— Tu as vraiment volé du fromage ? demandai-je à voix basse tout en évitant de m'appuyer du côté de ma hanche douloureuse.

Il hocha la tête avec vigueur et ouvrit sa main pour me montrer une croûte de fromage poussiéreuse. Les muscles de sa gorge se tordirent tandis qu'il s'efforçait de parler. J'écoutai les sons balbutiants en guettant les mots au passage.

— Pour... le... rat.

Il glissa la croûte dans ma main.

— Merci, dis-je en la fourrant dans ma poche.

Chart me donnait toujours des restes qu'il avait trouvés — ou volés. Il était persuadé que si je nourrissais l'énorme rat gris logeant derrière le débarras où je dormais, le dragon Rat me récompen-serait en me choisissant pour apprenti. Même si je doutais qu'un dragon énergétique fît attention à ce genre de choses, je donnai les restes au rat.

Chart tira de dessous son corps une épaisse tranche de pain de 39

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premier choix. Le pain de mon maître. Je jetai un coup d'œil à Kuno. Il était toujours penché sur son radis blanc. Me poussant sur la droite, je dissimulai à sa vue Chart et la tranche de pain.

— Comment as-tu fait pour l'attraper? Kuno va te fouetter, chuchotai-je.

— C'est pour vous... rien que du gruau ce soir... vous aurez faim demain.

Il laissa tomber le pain sur mes genoux.

J'inclinai la tête pour le remercier et le pain rejoignit le fromage dans ma poche.

— Je crois que c'est exactement ce qu'ils veulent, déclarai-je.

Nous affamer.

La bouche de Chart se tordit en un sourire perplexe. Je haussai les épaules.

— Nous sommes censés faire la preuve de notre endurance naturelle en menant à bien la cérémonie d'approche malgré notre faim et notre fatigue.

La tête de Chart s'agita sur le matelas.

— C'est stu... pide, articula-t-il.

Il respira profondément et appuya sa tête contre la caisse de bois pour l'immobiliser, sans me quitter du regard.

— Demain matin... vous viendrez me... dire au revoir?

Ses doigts serrèrent mon poignet.

— Vous viendrez dire... au revoir... avant la cérémonie ? Vous promettez ?

Chart savait que si j'étais choisie, je ne reviendrais pas. Tout nouvel apprenti était conduit au manoir de son dragon dès la fin de la cérémonie. Sa demeure, sa vie changeaient à jamais. Je sentis mon front brûlant se couvrir soudain de sueur à l'idée que dès demain, je pourrais être un apprenti Œil du dragon.

— Vous promettez? répéta Chart.

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Je hochai la tête, incapable de parler tant j'étais paniquée.

I ,u liant mon poignet, sa main resta suspendue en l'air.

Décrivez-moi... de nouveau... le manoir du dragon Rat.

Je ne l'avais vu qu'une fois. Quelques mois plutôt, lors d'un entraînement, Ranne nous avait fait courir autour du Cercle des I »ragons, cette série de manoirs bordant l'enceinte extérieure du palais impérial. On avait pris soin de bâtir chaque manoir au point île l'horizon correspondant au dragon qu'il honorait. Ils servaient de résidence et de lieu de travail aux Yeux du dragon et à leurs apprentis. Le manoir du dragon Rat se trouvait au nord-nord-ouest du Cercle. Bien qu'il ne fût pas le plus vaste ni le plus somptueux, il était au moins trois fois plus grand que la maison de mon maître.

Nous n'étions pas autorisés à pénétrer dans les manoirs, mais Ranne nous accorda une pause de cinq minutes dans le jardin s'étendant à la place du manoir du dragon Miroir. Trois siècles plus tôt, l'édi-lice avait entièrement brûlé. On ne distinguait que les fondations de pierre sillonnant l'herbe. J'avais parcouru son périmètre avec I >illon, et nous avions été stupéfaits par la multitude de ses pièces.

A côté de moi, Chart ferma les yeux pour mieux accueillir mon évocation.

— Deux statues en pierre du dragon Rat montent la garde à l'en-trée, dis-je en fermant à mon tour les yeux afin de me rappeler ma brève vision du manoir. Elles sont plus hautes que moi et deux fois plus larges. Le dragon de droite tient le compas d'Œil du dragon dans ses griffes, le second brandit les trois textes sacrés. Quand on passe devant eux, ils vous suivent de leurs yeux de pierre. De l'autre côté du portail s'étend une cour de pavés noirs soigneusement assortis qui conduit au...

- Vous perdez votre temps ! lança une voix.

Irsa. J'ouvris les yeux. Elle se tenait sur le seuil et brossait sa jupe d'une main vive.

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— Ce monstre ne comprend pas un mot.

Elle lissa sa tresse épaisse. J'échangeai un regard avec Chart.

Manifestement, le garçon meunier n'avait pas eu à se plaindre.

— P... u... te, dit Chart à voix haute.

Irsa fit une grimace censée parodier le visage de Chart et imita son élocution balbutiante, sans comprendre quel mot il avait prononcé. Chart me regarda en roulant les yeux et se jeta par terre en riant. Je ne pus m'empêcher de sourire tandis qu'elle battait en retraite.

— Espèce de monstre ! cria-t-elle en faisant un geste conjuratoire à l'adresse de Chart.

Puis elle se tourna vers moi.

— Le maître a dit que vous deviez le rejoindre dès que vous seriez rentré.

Elle ajouta perfidement :

— Evidemment, il ne vous attendait pas avant la fin de la séance d'entraînement.

— Où est-il ? demandai-je.

— Au jardin de la Lune, sur la terrasse.

Elle m'adressa un sourire narquois, car elle savait que le maître m'avait interdit de me rendre au jardin de la Lune.

— 11 a insisté pour vous voir dès votre retour.

Je m'agrippai au rebord de la table et me hissai sur mes jambes. Devais-je respecter l'interdiction de mon maître ou obéir à sa convocation immédiate ? 11 ne serait pas ravi de me voir rentrée si tôt. Sans compter les nouvelles que j'allais devoir lui annoncer.

— Fais ton travail, Irsa! intervint Kuno. Si tu continues de perdre ton temps, je vais te frotter les oreilles.

Après m'avoir jeté un dernier regard triomphant, Irsa s'engouffra en hâte dans le couloir obscur reliant la cuisine au bâtiment principal de la maison.

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I Vaprès un proverbe cité dans un passage un peu trucident des li \lrs des Yeux du dragon : Qui se heurte à un dilemme se Jait rosser le cul.

Que j'aille au jardin ou que j'attende, mon maître serait mécon-Irnl de moi. Puisque je ne pouvais éviter de lui déplaire, autant le rejoindre tout de suite. Au moins, je verrais enfin le jardin qui l'avait rendu si célèbre.

A demain, dis-je à Chart.

II esquissa un de ses sourires laborieux.

Je passai par-dessus le seuil et regagnai la cour. La clôture de pierre grise du jardin de la Lune se trouvait sur ma gauche. Je me dirigeai vers sa grille basse, qui avait la forme d'un tigre bondissant.

I M songeant à la colère de mon maître, je ralentis mon pas. Il y avait plus (.l'une manière de dire la vérité — je n'avais qu'à trouver celle qui le satisferait. Par-dessus la grille, on n'apercevait qu'un sentier Je galets noirs menant à un imposant mur d'ardoise, devant lequel line cascade se déversait sur une série de rochers disposés en un savant désordre avant de remplir une vasque de marbre blanc.

Mon maître avait dessiné ce jardin pour symboliser l'énergie leminine, et on racontait que lors de la pleine lune la beauté de ces lieux était telle qu'un homme pouvait y perdre son essence.

I n entendant ce discours, je m'étais demandé ce qui arriverait à u 11 homme privé de son essence. Deviendrait-il une femme? Ou quelque chose comme les Hommes d'Ombre de la cour impériale ?

( )u comme moi ?

La grille n'avait pas de loquet. Après avoir suivi du bout des doigts le contour puissant du tigre de métal, pour me porter chance ou peut-être dans l'espoir d'une protection, je la poussai jusqu'à ce qu'elle s'ouvre.

Le sentier noir semblait remuer devant moi comme une eau ondulant lentement. En marchant dessus, je compris pourquoi.

Les pierres avaient été choisies de façon à former un dégradé 43

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subtil du mat au brillant, où jouait le soleil. Des deux côtés du sentier, on avait dessiné au râteau des motifs tourbillonnants sur une étendue de sable. Après avoir refermé la grille dans mon dos, je m'avançai jusqu'à la cascade du mur. Mes pas inégaux résonnaient comme des pièces tintant dans une bourse. Le sentier faisait le tour du mur dans les deux directions. M'arrêtant un instant, je tendis l'oreille. Derrière le fracas de la cascade retombant dans la vasque, on entendait la rumeur assourdie d'une eau courante.

Ces bruits étaient les seuls indices d'un mouvement dans le jardin, mais je sentais dans mon esprit, plus profondément, le tambouri-nement léger d'un pouvoir soigneusement maîtrisé. Je choisis le sentier de gauche et contournai le mur pour pénétrer dans le jardin principal.

Le paysage était austère : des amas de rochers sur du sable aplani, des sentiers tortueux de galets noirs et blancs, et un réseau complexe de cascades, de ruisseaux et de pièces d'eau canalisant l'énergie tambourinante vers la terrasse en bois. Mon maître était agenouillé au centre de cette dernière, aussi sévère et dépouillé que le cadre qui l'entourait. Je m'inclinai très bas tout en guettant sa réaction. Il ne bougea pas. Son corps mince ne semblait frémir d'aucune colère. Une ombre au-dessus de moi me fit tressaillir. Je levai les yeux, mais il n'y avait rien. Ni oiseau, ni nuage. Toutefois, mes crampes et les douleurs de ma hanche s'étaient atténuées.

Le corps de mon maître se raidit.

— Que fais-tu ici?

— On m'a dit que vous souhaitiez me voir, maître, répondis-je en m'inclinant encore plus bas.

Je ne ressentais toujours pas de souffrance.

— Pourquoi es-tu rentré si tôt ?

— Le maître d'armes Ranne a dit que je n'avais plus besoin de m'entraîner, expliquai-je prudemment

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Tu ne devrais pas venir ici. Surtout en ce moment. Les énergies sont trop fortes.

Il se leva avec aisance et les broderies d'argent de sa turùque usée brillèrent au soleil.

Il faut que nous quittions cet endroit.

Il tendit la main et j'accourus. Tandis qu'il s'appuyait sur moi polir descendre de la terrasse, je me roidis pour tenir le coup. Il s'Immobilisa, sans lâcher mon bras.

Tu les sens ? demanda-t-il.

Je regardai son visage maigre, dont l'ossature paraissait encore

>1 us proéminente du fait de son crâne rasé.

Quoi?

Les énergies, reprit-il d'une voix légèrement irritée.

Je sens le Ilot d'énergie de l'eau coulant vers la terrasse, dis-je en baissant la tête.

Il claqua des doigts.

Lin novice pourrait le sentir. Tu ne perçois rien d'autre ?

- Non, maître.

Ce n'était pas vrai, mais comment expliquer le passage brûlant d'une ombre imaginaire ? Ou la douce délivrance qu'était l'absence de la douleur?

Il poussa un grognement.

— Dans ce cas, nous avons peut-être réussi.

Se détournant, il se dirigea avec vivacité vers la maison. Je le suivis deux pas en arrière, en faisant attention à ne pas glisser sur les galets. Pour une fois, je ne souffrais pas à chaque pas. Nous passâ-

mes devant un autel à la lune très simple - une pierre creuse et lisse placée sur deux rochers plus petits —, qu'entourait une paroi basse taillée dans du marbre. Puis le sentier s'élargit en rejoignant une autre terrasse, d'où il était possible non seulement de jouir de la vue mais de rentrer dans la maison. Deux portes sculptées étaient 45

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ouvertes sur une pièce remplie jusqu'au plafond de boîtes de rouleaux et meublée d'un cabinet et d'un bureau en bois sombre. La bibliothèque de mon maître. Encore un lieu qui m'était interdit

- jusqu'à présent. Je m'arrêtai pour contempler les étagères chargées de manuscrits. Mon maître m'avait appris l'écriture et j'avais lu tous les classiques et les textes des Yeux du dragon, mais je brû-

lais de connaître d'autres sortes d'ouvrages.

— Ne prends pas cet air hébété, me lança mon maître en me tendant la main.

Je l'aidai à monter sur la terrasse tandis que Rilla, la mère de Chart et la servante attitrée de mon maître, sortait de la bibliothè-

que et s'agenouillait sur le seuil. Pour la première fois, je remarquai les fils gris apparaissant dans sa tresse impeccable de femme non mariée. Ils étaient censés annoncer sa disgrâce, mais elle les portait avec une dignité tranquille. Mon maître avança un pied et elle ôta sa pantoufle de soie déchirée, puis celle de l'autre pied, qu'elle rangea avec soin sur une petite natte.

- Qu'on ne nous dérange pas, ordonna mon maître.

Il me tendit de nouveau la main, et je l'aidai à franchir le rebord du seuil.

Levant les veux vers moi, Rilla haussa les sourcils. Je répondis par un haussement d'épaules avant d'enlever en hâte mes sandales de paille, en m'appuvant au cadre de la porte pour garder l'équilibre. Aux endroits laissés nus par les lanières, mes pieds étaient noirs de crasse. Je léchai mes doigts et essuvai le dessus de mes pieds, mais ne parvins qu'à étaler la crasse.

— Ne bougez pas, chuchota Rilla.

Elle sortit un chiffon de sa poche et essuva ma cheville gauche.

- Ce n'est pas la peine, dis-je en essavant de retirer mon pied.

Personne n'avait touché ma jambe infirme depuis trois ans qu'elle était libérée de ses attelles. Rilla ne lâcha pas prise.

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C H A P I T R E 2

Un Œil du dragon a des domestiques, déclara-t-elle. Vous Icrlez mieux de vous y habituer.

I Ile nettoya mon autre pied.

Maintenant, donnez-moi vos sandales et entrez.

Quatre ans plus tôt, quand j'avais pénétré dans la maison de iiiiin maître, épuisée, affamée et prête à devenir un garçon pour lin peu de chaleur et de nourriture, Rilla avait été la seule à faire preuve de sollicitude à mon égard. Au début, j'avais pensé que l'était parce que j'étais estropiée, comme son tils, mais plus tard je i (inipris cju'il était indispensable pour elle qu'un candidat formé par mon maître réussisse.

Personne d'autre ne consentira à nous accueillir, me dit-elle un jour en caressant les cheveux poussiéreux de Chart. J'ai vu bien îles garçons arriver ici, Eon, mais aucun n'était aussi prometteur que vous. Vous êtes spécial.

Sur le moment, je crus qu'elle m'avait percée à jour, mais ce n'était pas le cas. Et même si elle avait deviné la vérité, elle n'en parlerait jamais. Son lien avec mon maître était trop fort. En tolé-

rant la présence de Chart, il s'était attaché Rilla beaucoup plus sûrement que par n'importe quel contrat de servitude.

Je lui tendis mes sandales en souriant pour la remercier. Elle me poussa dans la bibliothèque.

— Ferme les portes, Eon, commanda mon maître.

Debout devant le cabinet, il cherchait une clé dans le trousseau qu'il portait suspendu à son cou par un fil de soie rouge.

Après avoir fermé les portes, j'attendis d'autres ordres. Levant les yeux, il désigna de la tête le fauteuil prévu pour les visiteurs devant son bureau.

— Assieds-toi, dit-il en détachant une clé.

M'asseoir ? Dans un fauteuil ? Je le regardai introduire la clé dans la serrure. Avais-je bien entendu ? Je m'avançai sur le tapis épais et