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C H A P I T R E

Rilla était assise en face de moi dans le palanquin aux lourds rideaux. Sa sérénité habituelle avait cédé la place à une excitation rentrée. Elle avait sur ses genoux un panier contenant des mets délicats, restes de mes repas qu'elle avait choisis pour Chart. Ses doigts serraient l'anse avec tant de force que leurs jointures trans-paraissaient sous la peau fine. Elle n'avait pas revu son fils depuis notre installation au palais, et je savais qu'elle était inquiète. Je souris intérieurement. Elle n'aurait pas à s'inquiéter longtemps pour le bien-être de Chart. Le plaisir que je ressentais était un répit bienvenu. J'étais si soulagée d'éprouver autre chose que la peur et un chagrin incessants.

J'avais ordonné aux porteurs de venir dès l'aube, avant que les noceurs du Douzième Jour se réveillent et arpentent les rues en titubant. Nous étions au neuvième et dernier jour de mon deuil. Je n'étais pas censée sortir encore en public, mais nous devions partir pour la province de Daikiko le lendemain matin. Si j'avais attendu la fin officielle du deuil, je n'aurais pas eu le temps d'exécuter mon projet. Je savais au fond de moi qu'il fallait régler cette affaire au plus tôt.

— Seigneur, je vous remercie de me laisser rendre visite à Chart, dit Rilla une nouvelle fois.

Elle baissa la tête en essayant de regarder dehors par l'interstice des rideaux. Son visage préoccupé se détendit soudain en un sourire.

— Je crois que nous approchons de chez nous.

Ecartant les rideaux, je vis les lions de pierre qui montaient la garde à l'entrée du domaine de mon maître — mon domaine. La maisonnée avait été avertie de mon arrivée et les six domestiques, dirigés par Irsa, étaient sortis en hâte par la porte de service. Ils portaient tous un petit ruban rouge fixé à la manche gauche de leur tunique de travail, en signe de deuil. Quand la litière s'arrêta, ils 329

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étaient alignés le long de l'allée et s'apprêtaient d'un air soumis .1

saluer leur nouveau maître. Bien entendu, Chart n'était pas là. Il nous attendait certainement dans la cuisine.

J'entendis Ryko ordonner aux gardes de prendre position autour de la maison. Puis Rilla écarta les rideaux et descendit avant de m'aider à sortir à mon tour du palanquin. Même si elle s'effor çait de garder un air digne, ses gestes trahissaient son impatience.

Dès que je mis pied à terre, les domestiques tombèrent à genoux et s'inclinèrent. Une allégresse féroce s'empara de moi à l'impro viste. Je m'éclaircis la voix et passai devant eux, en observant le dos tremblant d'Irsa et la nuque crasseuse du jardinier Lon. Rilla ouvrit les deux battants de la porte en s'inclinant. Pour la première fois de ma vie, je franchis le seuil de ma propre maison.

Le vestibule était vide, en dehors d'un épais tapis qui étouf-fait nos pas. Je respirai l'odeur familière de fumée de brasero, de bouillon, d'herbes à lessive et de cire. Le parfum de mon foyer. De mon maître. Le chagrin s'abattit sur moi et je m'immobilisai au fond de l'entrée, éperdue de douleur.

— Seigneur, puis-je aller voir Chart ? demanda Rilla.

— Bien sûr.

Elle se dirigea vers l'annexe de la cuisine.

— Attendez, la rappelai-je. Je parlerai aux domestiques dans quelques minutes. Faites en sorte qu'ils soient tous dans la cour centrale. Y compris Chart.

Elle fronça les sourcils un instant d'un air surpris, puis elle acquiesça de la tête et courut retrouver son fils.

J'étais seule dans le vestibule. Sur ma gauche, une porte donnait accès à la salle de réception, une des parties de la maison où je n'avais jamais été autorisée à pénétrer. J'ouvris la porte à deux battants. Mon maître avait préféré le style traditionnel pour cette salle. La table basse, les coussins durs et les nattes du sol étaient les 330

C H A P I T R E

mêmes que dans l'appartement aux Pivoines. Je refermai bientôt la porte car une autre pièce interdite retenait déjà mon attention : la i liambre à coucher de mon maître.

Elle se trouvait au bout du couloir, en face de la bibliothèque.

Je m'immobilisai un instant devant la porte, comme si j'étais une intruse. Puis je tournai la poignée de cuivre en forme de cercle des dragons, et la porte s'ouvrit silencieusement.

Les volets étaient ouverts et la lumière du matin faisait ressortir l'austérité morne de la pièce. Son mobilier était presque aussi Spartiate que celui du cagibi où je dormais. Lin lit de bois, une armoire, lin brasero — c'était tout. Je savais qu'elle avait abrité autrefois des meubles somptueux. Les servantes se rappelaient un tapis si épais qu'il fallait le brosser chaque jour, ainsi qu'un écran peint par un artiste célèbre. Mais mon maître les avait vendus au cours des dernières années.

Je m'avançai sur le sol nu et m'approchai du lit. La literie était fraîche. Sans doute était-elle prévue pour moi. Cette pensée me troubla. Un drap de coton, si délavé qu'il avait la couleur du sable, était soigneusement plié au bout du matelas. Après un coup d'œil sur le couloir vide, je me penchai et respirai l'étoffe. Elle était propre et avait séché au soleil, mais elle ne sentait pas mon maître.

Au milieu de cet ensemble aussi sobre que fonctionnel, une tache de couleur frappa mon regard. Une boîte laquée rouge était posée sur une petite table qui m'avait échappé jusqu'alors. Elle seule mettait une note de vie dans la pièce. Je contournai le lit pour aller examiner cette boîte. Ornée de motifs dorés, elle arborait sur son couvercle le caractère « double bonheur » sculpté en jade. Sans doute valait-elle beaucoup d'argent. Pourtant, mon maître ne l'avait pas vendue.

Avait-elle de l'importance pour lui ? Je la soupesai avec curiosité.

Peut-être était-elle le dernier vestige de sa fortune. Je trouvai du 331

E

T E D O U Z I È M E D R A G O N

bout des doigts le petit levier assurant l'ouverture. Le couvercle se souleva.

Pendant un instant, je ne reconnus pas l'objet au fond de la boîte, tant il était loin de sa place normale. C'était mon nécessaire à couture. Mon maître devait l'avoir découvert caché dans ma vieille armoire. Pourquoi se trouvait-il dans ce coffret précieux, où il reposait comme un joyau ?

La réponse était aussi simple que l'ameublement de cette pièce : parce qu'il m'appartenait.

Mon maître m'aimait. Cette certitude surgit en moi des mêmes ténèbres où vivait Eona. Un gémissement m'échappa. Je l'avais toujours su, toujours refoulé au plus profond de mon être. Qu'aurais-je pu faire d'autre? Qu'aurait-il pu faire d'autre?

J'effleurai le boîtier de bambou, caressai le bois lisse. Cet objet était si pauvre, si quotidien et, pourtant, il avait été gardé précieusement. D'abord comme le présent inestimable d'une mourante, puis comme un souvenir secret pour un homme à l'agonie.

Sentant une présence dans mon dos, je me retournai. Rilla était sur le seuil.

— Les domestiques sont rassemblés, seigneur, annonça-t-elle.

En voyant mon visage, elle s'exclama :

— Que se passe-t-il ?

— Rien.

Je refermai le couvercle.

— Je serai là dans un instant. Laissez-moi.

Elle s'inclina et se retira. Je reposai la boîte sur la table. Les mains pressées sur mes yeux, je luttai contre la tristesse. 11 était préférable de nier certaines vérités.

Je pris le long passage reliant la maison principale à la cuisine, afin de pouvoir à loisir retrouver le masque impassible de sire Eon 332

C H A P I T R E

et préparer mon discours. Même si je n'avais guère eu le temps de prendre mes dispositions, l'essentiel était prêt, je palpai les tablettes métalliques dans ma poche. J'étais impatiente de voir l'expression de Chart quand je les sortirais.

En approchant de la cour, j'entendis Irsa annoncer mon arrivée.

Les domestiques étaient déjà agenouillés sur les pavés durs quand j'apparus. Que de fois j'avais entendu Rilla ou Irsa m'intimer de tomber à genoux à l'approche de mon maître. A présent, je ne m'agenouillais plus que devant les membres de la famille impé-

riale.

Même Chart s'était incliné. Le jardinier Lon l'avait appuyé contre son épaule solide et avait placé une main protectrice sur le dos du garçon. Cet homme avait toujours été généreux. La nuque de Chart était tendue par son effort pour rester en position, mais l'aperçus un instant son visage souriant. Au moins, lui était heureux de me voir. Irsa me regardait furtivement. Elle était certainement inquiète à l'idée de payer bientôt pour ses brutalités passées.

Il était tentant de lui faire regretter tous ses coups de pied, ses insultes, ses petites trahisons, mais j'avais déjà décidé d'y renoncer.

D'après un proverbe, la défaite révélait la vérité d'un caractère.

Il me semblait qu'elle apparaissait aussi dans la victoire.

La cour me parut plus petite et miteuse que dans mon souvenir, mais le même chat m'observait toujours depuis sa place au soleil, près de mon ancienne porte. Je me raclai la gorge et ils s'assirent tous de nouveau sur les talons, attentifs. Leur déférence silencieuse me troubla. D'un seul coup, j'avais oublié mon discours soigneusement préparé. Ma panique s'apaisa quand je vis Chart lever une main en me faisant un clin d'œil avec application. Je retrouvai la mémoire.

— Sire Brannon, puisse son esprit demeurer au jardin des délices célestes, m'a légué ce domaine et les serviteurs qui y sont attachés, dis-je en me forçant à parler d'une voix égale.

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E O N E

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Personne ne sembla surpris. Les nouvelles voyagent vite, claie, les quartiers des domestiques.

— La maison et le personnel resteront inchangés, à quelque, détails près...

lrsa se décomposa. Elle pensait sans doute que le marché ans esclaves l'attendait. Cependant, c'était Chart qui m'intéressait. | r n'avais que rarement l'occasion d'être un messager de la chance.

Je brandis les deux disques d'affranchissement — deux penden tifs de cuivre suspendus à des cordelettes de cuir et portant graves le décret libérateur et le sceau impérial.

— Tout d'abord, j'affranchis Chart et Rilla.

Chart me regarda fixement, pétrifié par la surprise. Seule si bouche s'ouvrait et se refermait comme celles des carpes géantes de l'empereur. A côté de moi, Rilla avait le souffle coupé.

Il n'avait pas été facile de faire accélérer les formalités en leur faveur, mais je m'étais vite aperçue que l'or faisait des prodiges.

Il valait la peine de dépenser la moitié de l'argent de mon deuil pour voir la joie illuminer leurs visages. Et le meilleur était encore à venir.

— De plus, je fais de l'affranchi Chart l'héritier de ce domaine.

Chart bascula en avant. Sans les réflexes rapides de Lon, il aurait heurté les pavés. Je me précipitai vers lui et tombai à genoux. Rilla me rejoignit aussitôt pour soutenir la tête de son fils.

— Tout va bien ? demandai-je.

Il était blotti dans les bras de Lon.

— Il n'a rien, assura Rilla en regardant le jardinier avec gratitude.

Les doigts maigres de Chart se refermèrent sur mon poignet.

— Je suis libre ?

Je hochai la tête.

— Et tu es mon héritier

334

C H A P I T R E

Seigneur, dit Rilla en saisissant mon autre main et en l'em-brassant. Merci, seigneur. Vous avez eu un geste magnifique.

-Votre héritier ? balbutia Chart. Vous... faites de moi... votre héritier?

Oui. Tu dirigeras la maisonnée lorsque je serai au palais. Tu

.mras ta propre chambre et tout ce que tu voudras.

Des larmes sillonnèrent son visage crasseux.

— Je dirigerai... la maisonnée?

Je me tournai vers les autres domestiques.

— Vous entendez? Chart est désormais l'héritier de ma maison.

Ses ordres seront les miens.

J'adressai ces derniers mots à Irsa, en observant avec mépris son dégoût horrifié.

— C'est compris?

Les lèvres serrées, elle baissa la tête.

— Oui, seigneur.

Je jetai aux autres un regard menaçant, et ils s'empressèrent de s'incliner à leur tour d'un air soumis. Cependant, Chart s'agrippait a mon poignet.

— Comment... pourrais-je... diriger ? chuchota-t-il d'une voix affolée.

Avait-il peur? J'avais été tellement prise par mon projet que cette possibilité ne m'avait même pas effleurée.

— Ne crains rien, répondis-je. Je vais te donner un serviteur personnel. Il te servira de bras et de jambes.

Chart secoua la tête.

— Je ne sais pas... lire et écrire... ni le reste.

Rilla caressa les cheveux de son fils.

— Tu apprendras, dit-elle fermement. Tu es si intelligent.

File me sourit.

— Sire Fon nous a comblés.

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E O N T L E D O U Z I M E D R A G O N

Lon se pencha soudain vers moi en s'inclinant.

— Seigneur, puis-je dire quelque chose ?

— Bien sûr.

— Je sollicite la permission de devenir le serviteur personnel de Chart. Je suis fort et je connais les lettres. Je pourrais comment ei son éducation.

Lon savait lire et écrire ? Je ne m'en étais pas doutée. En fait, je ne savais pas grand-chose de lui. Je le regardai avec attention. Il s'ét.ui toujours montré gentil avec Chart, sans s'affecter de son infirmité.

Et il avait de l'ambition. En devenant un serviteur à l'intérieur de la maison, il améliorerait nettement sa condition. Cela devrait l'in citer à bien faire. Décidément, cette solution semblait séduisante.

Je jetai un regard interrogateur à Chart, qui hocha lentement l.i tête.

— Qu'en pensez-vous, Rilla? demandai-je.

Elle regarda Lon de haut en bas.

— Je sais que vous êtes robuste et travailleur. Mais êtes-vous bon ?

La faiblesse des autres éveille-t-elle le pire ou le meilleur en vous?

— Mère protesta Chart en roulant des yeux.

Lon sourit au garçon.

— Votre mère veille à vos intérêts.

11 fit un salut militaire à Rilla et déclara :

— L'honneur aussi bien que ma condition m'engageraient à trai ter avec respect le fils d'une affranchie.

Elle rougit en se voyant ainsi rappeler sa liberté nouvelle.

— Ce ne sont que des mots ! dit-elle d'un ton brusque mais en souriant.

Se tournant vers moi, elle hocha la tête à son tour.

— C'est entendu.

Je tenais encore les disques d'affranchissement. Je me hâtai de dénouer les cordelettes.

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C H A P I T R E

Voici le gage de votre liberté, Rilla.

I n lui tendant le pendentif, une pensée soudaine me glaça. Rilla n'était plus liée à mon sort, elle pouvait me quitter. Et une voix

,iu fond de moi me chuchotait que cette femme était la seule perM m ne vivante à connaître mon secret.

Rilla...

Je m'interrompis, incapable d'exprimer ma crainte. J'aurais eu I ,nr de me méfier d'elle. Le disque resta en suspens entre nous, l'ilis, nos regards se croisèrent et je vis qu'elle avait compris. Elle

|u it le pendentif dans sa main.

Les hommes ne sont pas les seuls à avoir de l'honneur, seigneur, dit-elle à voix basse. Je ne vous abandonnerai jamais.

Honteuse d'avoir douté d'elle, j'acquiesçai de la tête. Puis je levai le disque de son fils.

- Voici ta liberté, Chart.

II le regarda avec avidité.

Je dois... le porter?

Je lui passai le pendentif autour du cou et l'arrangeai sur sa lunique rapiécée. 11 allait falloir que je renouvelle sa garde-robe. Il pressa le disque contre sa poitrine, comme s'il craignait de le voir disparaître.

— Merci...

- Allons fêter cet événement dans la bibliothèque, lançai-je.

Rilla, voulez-vous dire aux servantes d'apporter du vin? Elles devront aussi préparer une chambre pour le nouvel héritier.

Accroupi à mes pieds, Chart se mit à pouffer.

— Je m'en charge, dit Rilla.

Elle avait retrouvé sa grâce habituelle, mais j'avais l'impression qu'Irsa et les autres allaient bientôt apprendre ce qu'était la vengeance d'une mère. Claquant des mains avec énergie, elle commença à distribuer des ordres.

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E O N T L E D O U Z I M E D R A G O N

Lon se releva avec aisance, bien qu'il tînt Chart dans ses bras, et me suivit dans la maison. Me retournant un instant dans le frai', couloir, je vis qu'il écoutait les commentaires excités de son non veau maître. Manifestement, il savait reconnaître des mots dans ces sons indistincts. Peut-être parce que, contrairement à Irsa, il considérait le jeune infirme comme un être doué de raison.

Quand j'entrai dans la bibliothèque, je fus prise au dépourvu par les traces de la présence de mon maître. Le dernier rouleau qu'il avait étudié était déployé sur le bureau, une plume gisait près d'une lettre inachevée, les herbes qu'il faisait brûler pour favoriseï sa concentration embaumaient encore l'air.

Je sentis se réveiller en moi le chagrin familier, que la joie de libérer mes amis avait tenu à distance. Après avoir fermé la porte, je m'adossai à son battant solide et indiquai à Lon le fauteuil des visiteurs. Il y installa Chart avec précaution.

— Merci, Lon, dis-je en me forçant à m'approcher du bureau de mon maître.

Je me sentais incapable de m'asseoir à ce bureau. C'était encore trop tôt.

— Allez voir Rilla, elle vous indiquera ce que vous devez faire.

Demandez-lui ensuite de nous rejoindre à la bibliothèque.

Lon s'inclina.

— Oui, seigneur. Merci.

Se tournant vers Chart, il s'inclina derechef.

— Merci, maître.

Chart ouvrit de grands yeux devant ces égards inhabituels. J'attendis que Lon eût fermé la porte, puis je lançai :

— Ça te fait un drôle d'effet de voir les gens s'incliner devant toi, pas vrai ?

Il se frappa le front.

— Ça me donne... mal... à la tête.

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C H A P I T R E

Il m'adressa un large sourire.

- Vous... vous êtes habitué ?

|e secouai la tête.

- Je ne me suis habitué à rien.

Il palpa le disque d'affranchissement sur sa poitrine.

-C'est dur... parfois... d'être libre?

Ce fut mon tour d'ouvrir de grands yeux. Tout s'était passé si vile qu'il ne m'était jamais venu à l'esprit que j'étais libre. C'était pourtant un fait. J'étais un seigneur. 11 était d'autant plus étrange que je n'éprouve aucun sentiment de liberté.

- Merci, reprit Chart d'un ton sérieux en soulevant le disque.

( .'est si important... pour mère. Et pour... moi.

Il prit une profonde inspiration.

- Le maître m'a dit... de vous dire... quelque chose...

Il s'interrompit en déglutissant avec peine.

- Quand il serait... mort.

- Quoi donc ?

Je m'accroupis gauchement près de lui. Le maître lui avait-il dit qu'il m'aimait? Chart connaissait-il ma véritable identité? S'il savait la vérité, il avait bien gardé le secret.

- Il avait l'habitude de... venir à la cuisine... la nuit... quand il n'arrivait pas... à dormir... et il me... parlait. Il avait besoin de...

parler à quelqu'un.

Il s'humecta les lèvres pour se préparer à une nouvelle tirade.

- Il était... désolé. Il avait pensé que... c'était préférable. Mais il... regrettait de... vous avoir fait... si mal. Il avait cru... vous avoir tué.

- M'avoir tué ? Que veux-tu dire ?

- Quand il a... fait casser... votre hanche. Vous avez failli...

mourir. Vous ne vous... souvenez pas?

- Casser ma hanche?

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E O N T L E D O U Z I E M E D R A G O N

Quelle était cette histoire? Il s'agissait d'un accident. J'avais été renversée dans une rue par une charrette à cheval, peu après que mon maître m'eut ramenée de la saline.

Une vérité longtemps refoulée me cloua sur place. Des images indistinctes prirent peu à peu une netteté affreuse. Il n'y avait eu ni charrette ni cheval. Ce n'était pas un accident. Une certitude abominable s'imposa à moi. Je me rappelai un goût amer sur ma langue. Mes jambes lourdes. Un homme énorme, au visage tatoue, se penchait sur moi en brandissant un marteau. Cette souffrance!

Cette souffrance insupportable !

— Pourquoi? demandai-je d'une voix rauque. Pourquoi?

J'agrippai le bras de Chart.

— 11 t'a dit pourquoi ?

Chart se tassa dans son fauteuil.

— Non.

Mais moi, je savais pourquoi. Il m'avait estropiée pour cacher Eona. Il avait fait de moi un paria. Pour l'argent, pour le pouvoir.

Sa trahison me heurta de plein fouet, aussi violente que le marteau fracassant mes os. Il m'avait privée de mon corps. De mon intégrité. Je tentai de me lever, mais toute ma force était absorbée par la fureur qui montait en moi. La vieille douleur lancinait ma hanche. Je me mis à ramper pour fuir Chart, fuir ce supplice.

— Je croyais que... vous étiez... au courant.

— Au courant ? hurlai-je.

Je voyais bien que Chart était terrorisé, mais ma fureur était la plus forte. Ma tête heurta une étagère. Je me hissai sur mes jambes.

Devant moi, les rouleaux de mon maître étaient rangés avec soin.

Ses manuscrits chéris.

Je saisis une des boîtes et la jetai contre le mur. Le fracas du bois éclaté et du parchemin roulant à terre me galvanisa. La deuxième boîte atterrit sur le bureau, en faisant voler au passage les plumes 340

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et les pierres à encre. L'une après l'autre, je lançai les boîtes. Le bruit semblait nourrir ma rage et je courais le long des rayonnages pour les vider de plus en plus vite. Recroquevillé dans son fauteuil, ( Rart poussait des gémissements. J'entendis la porte s'ouvrir brutalement.

— Sire Eon !

Je me retournai, le bras levé. Sur le seuil, Rilla portait un plateau chargé de coupes de vin. Elle me regarda avec effarement.

- Que faites-vous ?

N'était-ce pas clair? Je détruisais mon maître. Je lui faisais mal.

Mais il était déjà mort.

Je lâchai la boîte que je tenais. Elle tomba par terre, en laissant s'échapper un parchemin froissé. A travers mes larmes, je vis Rilla s'avancer vers moi. C'est alors que, pour la première fois depuis la mort de mon maître, je me mis à sangloter convulsivement, comme pour déverser le trop-plein de mon chagrin et de ma rage.

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C H A P I T R E

Me penchant sur la petite lampe à huile près de mon lit, je plongeai mes doigts dans la bourse de cuir et en sortis une pincée généreuse de drogue solaire. Dehors, le silence d'avant l'aube était troublé par la rumeur des préparatifs de mes domestiques en vue de notre voyage à Daikiko. Bruits de sabots, craquements de char rettes sur les pavés. La voix de Ryko ordonnant à ses hommes de vérifier les bâts. Il serait bientôt temps de partir.

Je fis tomber la drogue dans le bol d'infusion de la faiseuse de fantômes que Rilla m'avait apporté avec mon petit déjeuner. La poudre flotta un instant à la surface puis finit par se dissoudre dans le liquide trouble. Après avoir refermé la bourse, je la glissai dans la poche de ma tunique de voyage avec le précieux compas au rubis.

La drogue solaire était ma dernière chance. N'ayant plus guère d'espoir de pouvoir déchiffrer le livre rouge avant l'épreuve, je ne voyais pas d'autre moyen que cette drogue pour entrer rapidement en contact avec le dragon Miroir. Ryko avait dit qu'elle exal tait l'énergie solaire des Hommes d'Ombre et leur rendait virilité et combativité. Elle favoriserait sans doute également l'influence du soleil en moi.

J'observai le bol fumant. Bien sûr, rien ne m'assurait qu'elle m'aiderait à approcher mon dragon. En revanche, il était très possible qu'elle me transforme comme sire Ido en un fou furieux. À

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moins que je ne sombre dans une méchanceté morose, comme I >illon. Peut-être l'infusion de la faiseuse de fantômes annulerait-elle l'effet de la drogue. Enfin, je ne pouvais ignorer la possibilité de mourir empoisonnée. Cette idée me glaçait.

Je saisis le bol et respirai l'odeur amère du breuvage. L'image du visage crispé de mon maître à l'agonie s'imposa à moi. Quelle mort affreuse !

La veille, j'avais pleuré tout mon saoul dans les bras de Rilla, mais il était encore trop tôt pour que j'oublie la traîtrise de mon maître. Rilla m'avait tirée de mon apitoiement sur moi-même en me rappelant durement que je ne pouvais me plaindre du sort que m'avait valu mon infirmité. Malgré tout, je ne pouvais pardonner. Plus tard, peut-être en serais-je capable mais, pour l'instant, l'énergie de la colère était nettement préférable à la léthargie du chagrin.

Je baissai les yeux sur le bol. L'infusion était devenue presque noire. J'y voyais trembler le reflet assombri de mon visage. LJne simple dose ne me tuerait certainement pas. Ni Ryko ni Dillon n'en étaient morts. Je m'inclinai devant l'autel au coin de la chambre, puis je portai le bol à mes lèvres. Que mes ancêtres me protègent, priai-je. Et je bus jusqu'à la dernière gorgée du breuvage amer.

Reposant le bol sur le plateau, je guettai un instant l'effet de la drogue dans mon corps. Je savais que c'était trop tôt, mais maintenant que je m'étais décidée, j'étais impatiente de voir si ça marchait.

On frappa doucement à la porte. J'abandonnai mon exploration intérieure.

— Entrez.

Rilla s'avança en hâte, chargée d'un long manteau de voyage.

Ryko dit que nous sommes prêts à partir dès que vous le voudrez, seigneur.

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Elle déploya le vêtement et je glissai mes bras dans les manches larges.

— Merci, Rilla. Chart est-il bien installé?

— Oui, seigneur, répondit-elle avec un sourire radieux.

Après avoir lissé une dernière fois le col raide du manteau, elle fouilla dans la poche de sa jupe.

— Il a voulu que je vous donne ceci.

Je dépliai le petit morceau de parchemin. Un unique caractère y était écrit à l'encre noire, d'une main incertaine : «désolé». Je souris.

— Il écrit déjà?

— Il y a travaillé avec Lon toute la nuit.

— Dites-lui qu'il n'a pas à être désolé. Il n'a fait qu'exécuter la volonté du maître.

— Je le lui dirai.

Elle toucha mon bras.

— Nous vous devons tant. Soyez remercié.

— Je vous suis tout autant redevable, répliquai-je.

Saisie d'un pressentiment menaçant, je me mis à arpenter la pièce.

— Il faut encore que je vous demande quelque chose, Rilla.

— Bien sûr. Tout ce que vous voudrez.

— Si jamais je vous dis de partir, emmenez Chart et quittez la ville le plus vite possible. Ne me posez aucune question. Contentez-vous de vous mettre à l'abri, par exemple dans les îles. D'accord ?

— Mais je ne voudrais pas quitter...

Je levai la main.

— Non. Promettez-moi que vous partirez. J'y tiens.

Elle hocha la tête, mais son regard était inquiet.

— Vous croyez qu'il faudra en venir là ?

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Je ne sais pas. J'espère que votre statut libre vous protégera.

Dans le cas contraire, vous devrez agir rapidement. Et il vous faudra de l'argent.

Je lui fis signe de me suivre.

— Venez avec moi, vite.

Je la conduisis dans la garde-robe. Ma tenue de candidat était rangée soigneusement en bas de l'armoire. Je la sortis et palpai l'ourlet jusqu'au moment où je sentis un objet métallique sous mes doigts.

— Chart m'avait donné ceci au cas où je devrais fuir. Vous vous souvenez?

Elle hocha la tête.

— Une monnaie du Tigre. Il me l'a montrée quand il l'a trouvée.

Je pris sa main et lui fis toucher la pièce sous la soie.

— À présent, elle est à vous. Elle vous permettra de vous en sortir pendant quelques mois avec Chart, si les choses tournent mal.

— Et vous? N'aurez-vous pas à vous enfuir?

Je ne répondis pas. Elle me serra la main très fort, puis se tourna vers le nécessaire à couture. Nous savions toutes deux que si elle et Chart devaient s'échapper, il serait déjà trop tard pour moi.

La cour du manoir du dragon Bœuf était encombrée de domestiques portant des bagages, attelant des bœufs ou menant des chevaux à grands cris. À force de hurler mon nom, mon cocher réussit à se frayer un passage à travers la foule et à arrêter ma voiture devant l'entrée principale du manoir.

Un serviteur s'approcha en s'inclinant.

— Sire Tyron vous salue respectueusement, seigneur, et vous prie de patienter. Il vous rejoindra bientôt.

L'homme m'offrit une coupe de vin sur un plateau, mais je refusai d'un geste. Mon goûteur était dans une charrette à l'arrière 345

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de mon cortège. Je me carrai dans ma somptueuse voiture et obser vai un cavalier qui tentait de calmer un cheval nerveux. Je savais ce que ressentait le cheval.

Sire Tyron sortit enfin du manoir. Je lui fis de la place tandis qu'il montait dans la voiture bien suspendue, qui oscilla sous son poids.

— Le prince vous a donc prêté son propre équipage ? s'exclamat-il.

Son ton jovial était démenti par l'expression inquiète de son visage. Les courroies de suspension soutenant la cabine se balancè-

rent en craquant quand il s'installa près de moi.

— A présent, plus personne ne peut douter du camp que vous avez choisi.

— Je ne crois pas qu'on en ait jamais douté, répliquai-je.

Sire Tyron hocha la tête.

— La même chose vaut pour moi.

Il s'essuya le front.

— Pardonnez-moi d'avoir renvoyé tous vos messagers. Nous ne pouvions prendre le risque de donner à Ido un prétexte pour annuler l'épreuve.

— Sire Ido n'a aucune envie de l'annuler. Il compte sur mon échec, et il a sans doute raison. Pensez-vous vraiment que je puisse apprendre à maîtriser le Roi Mousson en deux jours?

— Eh bien, dit Tyron en soupirant, il faut douze ans d'études à un apprenti pour contrôler le pouvoir de son propre dragon. Et autant de temps pour se préparer à son année d'ascendance.

Il tapota mon épaule.

— Cela dit, vous êtes capable de voir les douze dragons. Si jamais quelqu'un peut réussir, c'est vous.

Je souris faiblement. Ecartant le luxueux rideau de soie, il observa les hommes de sa suite prenant position derrière nous.

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C H A P I T R E I 6

( .'était le moment ou jamais de lui montrer mon compas sans être dérangés. Ma nervosité était telle que je ne parvins même pas à réciter une prière. Je sortis le compas de ma poche.

— SireTyron...

Il se tourna vers moi. Je brandis la bourse tout en dénouant à tâtons le cordon.

— Je voulais vous montrer ceci. Le prince me l'a restitué avec les

.»utres trésors du dragon Miroir.

La bourse s'ouvrit et le compas tomba sur ma paume tendue. Je sentis les perles frémir autour de mon bras.

— Quelle merveille! murmuraTyron.

Après m'avoir jeté un regard interrogateur, il prit le compas et caressa le rubis central.

— Il est magnifique.

Je me rapprochai de lui.

— Reconnaissez-vous l'écriture, sire Tyron ? Pouvez-vous la lire?

Il examina attentivement les cercles gravés autour du compas.

— Les animaux symboliques et les points cardinaux sont comme d'habitude, déclara-t-il enfin, mais les autres caractères me sont absolument inconnus. Ils doivent être très anciens.

La déception me coupa le souffle. Je fermai les yeux. Même un Œil du dragon ne pouvait lire le livre rouge. Ses secrets m'étaient à jamais inaccessibles. Il était impossible de le déchiffrer. Il me restait une dernière chance : la drogue solaire. Mais si elle ne marchait pas?

— Sire Eon.

Je rouvris les yeux. Tyron me regardait par-dessus le compas.

Son visage était blême.

— Est-ce l'unique compas que vous ayez? chuchota-t-il. Oui, c'est évident. On n'en a plus fabriqué après la disparition du dragon Miroir.

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Je compris soudain pourquoi il semblait consterné. Chaque compas était adapté à un dragon particulier. Ses informations secrètes se transmettaient d'Œil de dragon en apprenti, pour lequel on confectionnait un nouvel instrument. Cependant, je ne pouvais déchiffrer le compas dont j'avais hérité, en l'absence d'un Œil du dragon Miroir capable de m'en enseigner les mystères. Or il m'était impossible de me servir d'un autre instrument pour diriger le pouvoir de mon dragon. Absorbée par mes efforts désespérés pour lire le livre rouge, je n'avais même pas songé à un tel désastre.

Tyron se frotta les yeux avec lassitude.

— Parmi nos compagnons se rendant à Daikiko, je ne vois qu'Ido qui soit intéressé par les écritures anciennes. Toutefois, nous ne pouvons lui montrer ces caractères. S'il apprend que vous ne savez pas lire votre compas, il sautera sur l'occasion pour vous empêcher de siéger au Conseil.

— L'épreuve révélera tout, m'écriai-je. Il verra que je ne peux pas me servir du compas.

Tyron me rendit l'instrument en pressant un instant ma main d'un air rassurant.

— Ido doit déjà avoir fait les calculs ascendants pour déterminer les flux sacrés. Vous pourrez les utiliser. Et je vous apprendrai les rudiments nécessaires pour concentrer votre pouvoir à travers le rubis.

— Mais ses calculs concerneront l'Ascendant dragon Rat. Comment pourrais-je y recourir?

Tyron se mordit les lèvres.

— Vous êtes le Coascendant. J'espère qu'ils seront identiques aux vôtres. Ou, du moins, très proches.

— Vous dites que vous l'espérez, mais vous n'en êtes pas sûr?

Il secoua la tête.

— Personne ne sait ce qui se passera demain. Cette coascendance 348

C H A P I T R E 6

est un cas inédit. Nous ignorons si vous avez les mêmes pouvoirs redoublés que sire Ido, ou si le double pouvoir est partagé entre vous deux. C'est un mystère.

je le fixai avec incrédulité.

— En fait, vous êtes incapable de m'aider à passer cette épreuve, n'est-ce pas?

Il agrippa mon épaule et la secoua.

— Pour l'instant, nous devons avant tout vous apprendre à maî-

triser votre pouvoir. Concentrons-nous sur l'essentiel.

Se penchant par la fenêtre de la voiture, il cria :

— Hollin ! Viens par ici.

L'apprenti dégingandé nous rejoignit à grandes enjambées.

— Oui, seigneur.

En m'apercevant, il s'inclina.

— Salut à vous, sire Eon.

— Hollin, nous avons décidé que vous voyageriez avec nous, lança Tyron. Présentez vos excuses à dame Delà. Dites-lui que sire Eon a besoin de vous. Ensuite, demandez à Ridley de prendre votre place dans le chariot de la noble dame.

Le visage du jeune homme s'éclaira à l'idée de ne pas avoir à subir les cahots d'un char à bœufs.

— Hollin se souvient mieux que moi de ses débuts d'apprenti, déclara Tyron. Il vous enseignera les principes de base. Après quoi, nous étudierons les moyens de diriger le Roi Mousson.

La leçon se poursuivit toute la journée, sous une chaleur écra-sante, le long des routes bordées de paysans s'inclinant sur notre passage. L'odeur aigre de notre sueur flottait dans la voiture. Nos éventails de soie n'apportaient aucune fraîcheur. Il m'était presque impossible de me concentrer sur la voix sérieuse de Hollin tentant de m'expliquer les règles du jeu entre dragon et Œil du dragon.

— Vous rappelez-vous l'instant de votre union, sire Eon ?

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demanda-t-il avant de sourire d'un air penaud. Quelle question absurde. Tous les Yeux du dragon se rappellent cet instant. Songez à l'impression que vous avez eue d'être en deux endroits à la fois.

D'être tout ensemble homme et dragon.

Je hochai la tête, en tâchant de cacher mon affolement. Je n'avais pas eu l'impression d'être en deux endroits à la fois. Je n'avais senti que le jaillissement du pouvoir du dragon Miroir, et plus tard du dragon Rat. Cependant, je ne pouvais le dire à mes deux compagnons, car il m'aurait fallu avouer que je ne m'étais jamais unie pleinement à mon dragon. Mes mains se crispèrent sur la bourse de drogue solaire dans ma poche. Peut-être augmenterais-je mes chances d'entrer en contact avec le dragon Miroir en prenant plus d'une pincée par jour.

— Tout est dans l'équilibre, poursuivit Hollin. Ce n'est qu'avec de l'expérience qu'on reconnaît le moment où l'on donne trop de hua sans prendre assez de pouvoir.

Il essuya la sueur ourlant sa lèvre supérieure et se tourna vers son maître.

— Comment expliquer cet équilibre ?

Cela continua ainsi jusqu'au premier arrêt pour la nuit. Chaque pas en avant vers la connaissance était suivi par deux pas en arrière, du fait de mon expérience insuffisante.

Comme le voulait la coutume, les Yeux du dragon et leurs domestiques logeaient dans les maisons que des notables locaux leur cédaient respectueusement. J'étais si fatiguée que je sombrai dans l'inconscience dès que j'entrai dans ma chambre. Le lendemain matin, Rilla me réveilla en m'apportant un bol d'infusion de la faiseuse de fantômes. Quand elle sortit pour aller chercher mes vêtements séchant à l'air libre, je fis tomber deux grosses pincées de drogue solaire dans le gobelet de terre et l'avalai d'un trait.

La petite chambre était étouffante. Rilla m'avait laissé une robe 350

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en coton, dans laquelle je m'enveloppai en me levant pour me diriger vers la fenêtre aux volets clos. Au cours de la nuit, les enseignements de Hollin semblaient s'être métamorphosés en une suite de mots sans queue ni tête. Tout ce dont je me souvenais, c'était qu'il m'avait expliqué comment exploiter le pouvoir d'un flux sacré, après quoi sire Tyron l'avait pressé de passer à un autre sujet.

Et j'avais devant moi encore une journée d'initiation accélérée. Je craignais fort de ne pas en retenir grand-chose.

J'ouvris les volets et contemplai la cour intérieure exiguë de la maison. Le propriétaire était assez riche pour s'offrir un petit jardin d'agrément coincé contre le mur. J'aperçus dame Delà sur son unique allée tortueuse. A présent que la période du deuil officiel était passée, elle portait une robe de voyage bleue dont la manche s'ornait d'un ruban rouge, en souvenir du défunt. Comme si mon regard l'avait appelée, elle se retourna et mit un genou à terre avec grâce tout en détournant poliment les yeux du désordre de ma toilette. Je serrai la robe autour de mon corps et levai la main pour saluer la noble dame.

— Dame Delà. J'espère que vous avez passé une nuit agréable.

— Oui, je vous remercie.

Elle se releva et je vis que son visage avait retrouvé son soigneux maquillage de femme.

— Serait-il possible de vous parler avant de reprendre la route, seigneur ? Je voudrais évoquer avec vous quelques questions d'étiquette.

— Bien sûr.

— Après la collation de Gratitude?

J'acquiesçai de la tête puis me retirai dans la chambre. La tradition voulait que le seigneur en visite remerciât son hôte en prenant avec lui et ses fils la collation du matin.

Comparé à ce que j'avais connu durant les dernières semaines, 351

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la chère était frugale : une bouillie de riz aux quatre condiments, un potage aux œufs brûlant et parfumé, des beignets au soja et un pain de blé fin. Comme je versais un condiment sucré sur la pâle bouillie de riz, je songeai qu'autrefois j'aurais considéré ce pauvre repas comme un festin.

Mon hôte me rappelait un chien marron qu'on voyait souvent rôder dans la saline : lui aussi était désireux de plaire. Fier et ému de partager son repas avec un seigneur Œil du dragon, il s'inclinait trois ou quatre fois à chaque remarque que je faisais et ne réussit à terminer qu'une seule de ses phrases :

— Votre engagement sacré pour la protection de notre terre est un grand réconfort pour nous, seigneur.

Ses fils, qui étaient son portrait en plus petit, hochèrent la tête avec énergie tout en avalant leur soupe en silence. Je baissai les yeux sur mon propre bol. A l'idée que ma survie n'était qu'un des enjeux de cette partie, j'avais perdu l'appétit. La province entière comptait sur moi pour manipuler les forces de la terre et apporter la bénédiction d'une récolte abondante. Je tâtai la bourse dans ma poche. Pouvais-je prendre le risque d'une pincée supplémentaire de drogue solaire ? Trois en une heure, c'était sans doute excessif. Il serait plus raisonnable d'attendre le dîner et d'espacer les doses.

Dès que l'épreuve de ce repas fut terminée, dame Delà s'approcha de moi en regardant à la ronde d'un air inquiet.

— Pourrions-nous avoir maintenant un entretien privé, seigneur?

Je soupirai. L'instant était rien moins que propice à une leçon de politesse. Mon esprit était déjà gavé d'informations.

— Est-ce vraiment urgent? demandai-je. Nous pourrons certainement régler les questions d'étiquette quand nous serons en vue du village.

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Elle s'approcha si près que je sentis l'odeur de frangipane impré-

gnant ses cheveux.

— 11 ne s'agit pas d'étiquette, je veux vous parler de l'épreuve.

— Alors allons au jardin, dis-je avec brusquerie.

J'avais l'impression qu'un ressort était près de sauter dans mon corps. Marcher un peu soulagerait peut-être la tension de mes muscles.

Dame Delà attendit que nous fussions au bout de l'allée du jardin pour prendre la parole.

— J'ai entendu des bruits, seigneur.

Apercevant une servante secouant des draps, elle m'entraîna encore plus loin.

— Sire Ido a l'intention de saboter votre épreuve.

— Vu la tournure des événements, il n'aura même pas à se donner cette peine, répliquai-je lugubrement. Vos informateurs savent-ils comment il compte s'y prendre?

Je serrai les poings. Chacune de mes articulations semblait douloureusement contractée, alors que ma hanche me faisait moins souffrir que d'ordinaire.

Elle fit non de la tête.

— Que voulez-vous que cela me fasse, dans ce cas ? Il est inutile de venir me répéter de vagues ragots de servante. Donnez-moi des détails.

Je m'éloignai d'un air furieux, la laissant pétrifiée de surprise.

A quoi me servaient ces bruits? J'avais besoin de renseignements précis, d'indications stratégiques. Je frappai au passage une branche s'incurvant élégamment au-dessus de l'allée. À ma grande satisfaction, elle se brisa net.

De retour dans la voiture avec sire Tyron et Hollin, il me fut impossible de trouver une position confortable. Mon bassin était endolori, une éruption sur ma nuque me démangeait. Après une 353

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nuit sans sommeil, Hollin avait les yeux battus et bâillait sans cesse Quant à sire Tyron, il exhalait une odeur rance de vieillard en sueur. Surmontant ma nausée, je me concentrai sur leurs paroles

— En tant qu'Ascendant, déclara sire Tyron, vous êtes charge de donner clairement vos ordres aux autres Yeux du dragon, alin qu'ils puissent diriger le pouvoir de leur dragon pour éloigner la mousson des récoltes et la pousser vers la digue.

— C'est un numéro d'équilibriste, ajouta Hollin. Chaque dragon contrôle une direction spécifique sur le compas. Vous devez dont indiquer à son Œil du dragon quelle quantité de pouvoir il doit uti liser à quel moment précis de façon à déplacer la mousson.

Il s'aperçut de mon air consterné.

— Je sais que ça paraît infaisable, mais les Yeux du dragon sont assis en cercle, chacun à sa place sur le compas, de sorte qu'il est aisé de savoir lequel travaille avec quel dragon.

— Et comme vous êtes capable de voir tous les dragons, ce devrait être plus facile pour vous, renchérit sire Tyron d'un ton encourageant. Aucun autre Œil du dragon ascendant n'a encore eu ce don.

— Mais comment saurai-je quelle quantité de pouvoir est nécessaire?

Sire Tyron jeta un coup d'œil à Hollin.

— Eh bien ? insistai-je. Comment le saurai-je ?

Le seigneur se frotta le nez.

— C'est une question d'entraînement, marmonna-t-il. II faut que vous appreniez à sentir les caractéristiques du pouvoir de votre dragon.

— Mais puisque je n'ai pas le temps de m'entraîner? m'écriai-je en frappant violemment le plafond sculpté de la cabine. Tout cela est inutile. Totalement inutile !

Je tapai le dos du cocher.

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Arrêtez-vous !

La voiture stoppa net. M'élançant au-dehors, je me dirigeai vers le fossé séparant la route des nobles et le sentier boueux des paysans. Emportée par ma fureur, je me rendis compte vaguement que je boitais à peine. Derrière la voiture, le reste du cortège s'ar-rêtait à son tour. Des têtes se penchaient pour voir ce qui se passait.

Je regardai fixement les rizières plates, incapable de former une pensée cohérente tant la colère et la peur faisaient rage dans mon esprit. Du coin de l'œil, je vis Ryko mettre pied à terre et mener son cheval dans ma direction.

— Seigneur, dit-il en faisant son bref salut de garde. Puis-je vous aider?

— Pouvez-vous m'enseigner en un après-midi le savoir qu'un (Eil du dragon assimile en douze années?

— Non, seigneur.

Son cheval s'ébroua et passa la tête par-dessus son épaule.

— Vous ne pouvez donc pas m'aider. Laissez-moi.

J'allais m'éloigner quand il m'attrapa par-derrière et me força à le regarder.

— Qu'avez-vous sur la nuque ?

— Ne me touchez pas ! criai-je. Je vais vous faire fouetter.

Effarouché, le cheval recula en entraînant Ryko. Celui-ci tira sur la bride et rassura sa monture par des caresses et des murmures apaisants. M'écartant à mon tour, je palpai des boutons sur ma nuque.

Ryko me fixa d'un œil sévère.

— Quelle dose prenez-vous, seigneur?

— Je pourrais vous faire fouetter.

— Oui, seigneur. Mais dites-moi quelle quantité de drogue solaire vous prenez.

Je détournai les yeux de son visage implacable.

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— Deux pincées.

Il en eut le soufile coupé.

— Un homme adulte ne supporte que la moitié de cette dose chaque jour. Il faut que vous arrêtiez, seigneur. Vous mettez votre vie en danger.

— Je n'en ai besoin que jusqu'à demain.

— Seigneur..dit-il en se rapprochant.

— Retournez à votre place, garde Ryko.

Il hésita, manifestement partagé entre l'obéissance et l'inquié-

tude.

— Je vous dis de retourner à votre place ! hurlai-je en proie à une rage soudaine. À moins que vous ne préfériez que je vous relève de vos fonctions ?

Sa mâchoire se serra, mais il s'inclina et fit faire demi-tour à son cheval. Je passai ma main sur mon front pour tenter de desserrer l'étau de souffrance oppressant ma tête. Ryko ne pouvait-il pas comprendre que je n'aurais plus besoin de la drogue une fois maî-

trisé le Roi Mousson ?

Je le regardai enfourcher sa monture et reprendre son poste derrière ma voiture. Ma colère avait disparu aussi vite qu'elle était venue. Il ne faisait que son devoir en essayant de me protéger.

J'avais envie de le rappeler pour lui dire que je cesserais de prendre de la drogue solaire dès demain, mais les regards curieux de l'escorte m'arrêtèrent.

SireTyron se pencha par la fenêtre de la voiture.

— Sire Eon, nous devons continuer si nous voulons atteindre le village avant la nuit.

Je levai la main afin de lui montrer que j'avais entendu, mais je me retournai pour contempler les rizières. Mon corps devait avoir absorbé assez de drogue solaire pour me permettre de voir le dragon Miroir. Peut-être même pourrais-je enfin entrer en contact avec lui.

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Plissant les yeux, j'éveillai ma vision intérieure et me mis en quête des chemins de mon hua. Tandis que la douleur oppressant ma tête s'intensifiait, les rizières perdirent leurs contours dans la brume du monde énergétique. Cependant, tout était déformé et défilait à toute vitesse en une masse colorée mêlant indistincte-ment le vert, l'orange, le bleu, le violet, le rose et le gris. Je sentis plus que je n'entendis un bourdonnement lancinant. Me bouchant les oreilles, je m'enfonçai dans l'énergie bouillonnante et tentai de distinguer du rouge dans le tumulte des couleurs. Mais leur écoulement était trop rapide, trop violent. Le pouvoir ruisselant m'en-cercla en tournoyant si vite que ma vue en était brouillée. Toutes les couleurs finirent par se fondre en un tourbillon de bleu agressif.

Tout s'arrêta. Puis le bleu m'envahit en rugissant, et je cessai de voir et d'entendre.

L'espace d'un instant, je restai en suspens dans une panique silencieuse, azurée. Je tombai à genoux, en heurtant violemment la chaussée pavée. Tout était bleu : dans mes yeux, dans mes oreilles, dans ma bouche. Mes mains se déchirèrent tandis que je palpais à tâtons les pavés rugueux, en quête d'un peu de raison. Le bleu me lacérait. J'avais sur la langue un goût de vanille, d'orange. Le dragon Rat !

Je me forçai à m'asseoir sur mes talons, en essayant désespéré-

ment de récupérer un peu de vision intérieure. L'éclat argenté de mon hua s'assombrissait, mes sept points de puissance succombaient au déferlement du bleu. Je n'avais d'autre issue que de m'enfoncer davantage. Plus profondément en moi, j'atteignis une épaisse énergie grise qui nourrissait l'embrasement éblouissant du bleu.

La drogue solaire? Je continuai mon exploration, en progressant d'abord avec peine puis en m'abandonnant à l'attraction d'une faible lueur dorée logée dans mon troisième point de puissance. Un grain minuscule dont l'éclat résistait au sombre tourbillon.

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Éperdue, je me raccrochai à cette pâle énergie, la projetai dans le maelstrôm bleu. Elle transperça le pouvoir tournoyant et j'en tendis un cri s'échapper de mes lèvres, comme l'appel d'un aigle blessé. La masse bouillonnante se contracta, éclata et disparut.

— Qu'avez-vous, seigneur ?

C'était la voix de Ryko.

— Parlez-moi, je vous en prie.

Je m'effondrai de côté en haletant.

— Allez chercher Rilla, ordonna-t-il à quelqu'un. Et dame Delà.

Les ténèbres s'éclaircirent et j'aperçus le visage de Ryko au-des sus de moi. Tendant la main, j'agrippai le devant de sa tunique.

— Je n'en ai besoin que jusqu'à demain, lançai-je d'une voix rau que. Ensuite, j'arrêterai.

La drogue faisait son effet, j'en étais certaine. Je remuai ma tête, mollement appuyée sur les genoux de Rilla, et observai le ciel qui défilait au rythme de la voiture oscillant sur la route. Assise en face de nous, dame Delà somnolait dans la chaleur étouffante. Leur silence indulgent était un soulagement. Sire Tyron avait fini par admettre que je n'étais pas en état de continuer les leçons et s'était retiré dans sa propre voiture qui nous suivait. De ce point de vue, au moins, mon évanouissement au bord de la route avait eu du bon.

Fermant les yeux, j'examinai avec soin mes conclusions quant au pouvoir bleu. Il s'agissait sans aucun doute du dragon Rat.

J'avais encore sur la langue son goût de vanille. J'étais persuadée que l'épais pouvoir gris de la drogue solaire m'avait ouverte à son énergie, d'une façon ou d'une autre, de sorte qu'il avait déferlé en moi comme de l'eau à travers une vanne, empêchant le dragon Miroir d'approcher. J'avais envisagé l'hypothèse terrifiante d'une attaque de sire Ido par l'intermédiaire de son dragon. Toutefois, même au plus fort de ma panique, je n'avais perçu aucune 358

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influence extérieure dans l'assaut du dragon Rat. Malgré sa violence, il ne s'était pas montré agressif.

Mais comment avais-Ae pu l'arrêter? Était-ce l'effet de ce pâle noyau d'énergie au fond de moi ? Je le soupçonnais d'avoir un rapport avec mon identité cachée. Il devait s'agir d'une sorte d'énergie lunaire dont je n'étais pas encore venue à bout. Quelle que fût sa nature, elle était assez puissante pour repousser un dragon. Se pouvait-il qu'elle tînt également à distance le dragon Miroir ?

Horrifiée par cette pensée, je rouvris les yeux.

— Voulez-vous boire, seigneur ?

Rilla penchait sur moi son visage inquiet.

— Non. Dans combien de temps arriverons-nous au village?

Dame Delà bâilla, en cachant sa bouche derrière son éventail déployé.

— Sire Tyron a dit que nous y serions avant la nuit, donc dans moins de deux heures.

Je hochai la tête et refermai les yeux pour réfléchir au problème du dragon Rat. Les écorchures sur mes mains étaient un rappel cuisant de son pouvoir irrésistible.

Puisque la drogue solaire m'avait ouverte à lui, elle devrait également me rendre réceptive au dragon Miroir. Tous deux étaient ascendants et avaient un lien avec moi. Non seulement la drogue solaire rendait possible mon union avec eux, mais elle accroissait le pouvoir des dragons. Si j'en prenais suffisamment, elle supprime-rait sans doute ce qu'il restait d'énergie lunaire en moi.

11 fallait simplement que je trouve un moyen d'écarter le dragon Rat, afin de pouvoir m'unir au dragon Miroir.

La solution était si évidente que je m'assis d'un bond. Je n'aurais pas besoin de contenir le dragon Rat durant l'épreuve! Sire Ido le maîtriserait. La créature bleue ne pourrait pas m'inonder de son pouvoir et barrer le chemin au dragon Miroir. Je n'avais qu'à 359

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réassurer que mon énergie solaire soit aussi intense que possible, de façon à m'ouvrir à mon dragon, accroître son pouvoir et me débarrasser enfin de mon énergie lunaire.

Rilla toucha mon bras.

— Seigneur?

— Je vais boire un peu, après tout, dis-je en saisissant la bourse de drogue.

Quand nous entrâmes dans le village, les ombres douces du crc puscule se fondaient peu à peu dans la nuit. La route était jalon née de longues torches, entre lesquelles les villageois agenouilles psalmodiaient des prières et s'inclinaient sur notre passage. Des drapeaux rouges étaient suspendus entre les maisons et les bou tiques. Sur chaque porte, une affiche arborait le caractère « mois son abondante ». L'odeur du porc rôti et du pain chaud embaumait l'air nocturne, en se mêlant à la douceur entêtante de l'encens.

C'étaient déjà les saveurs et les parfums de la fête de la Mousson.

Mon cocher arrêta les chevaux à la lisière d'une vaste place bordée de boutiques à deux étages. Une lanterne de papier rouge pendait à chaque fenêtre. Cet éclairage me permit de distinguer le Compassarium dressant au centre son estrade circulaire en pierre, sur laquelle les Yeux du dragon se livreraient à leurs opérations magiques.

A l'autre bout de la place, sire Ido et les autres Yeux du dragon étaient assis à une longue table de banquet. Un siège vide près de sire Ido était manifestement destiné au Coascendant. Réprimant un frisson, je descendis de voiture. De sa place, dame Delà me sourit d'un air encourageant tandis que le cocher faisait repartir les chevaux. Rilla et elle ne pouvaient m'accompagner. Aucune femme n'était admise sur la place tant que les Yeux du dragon n'avaient pas maîtrisé le Roi Mousson.

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)e fus accueillie par trois vieillards, dont la tenue de cérémonie consistait en tuniques de coton brunâtres ornées de broderies grossières. Ils s'inclinèrent à genoux devant moi.

— Œil du dragon Miroir, dit le chef de la délégation en relevant légèrement le menton mais sans oser croiser mon regard. Je suis le doyen Iron. Je suis infiniment honoré de vous recevoir dans notre humble village, vous et votre dragon. Quelle joie que le douzième dragon soit de retour parmi nous ! Et quelle joie qu'il ait choisi un jeune Œil du dragon doué d'un tel pouvoir. Nous vous assurons de notre immense gratitude pour votre intervention sacrée en notre faveur.

Je me raclai la gorge.

— Merci. Quand le Roi Mousson est-il attendu ?

L'homme à la droite du chef prit la parole :

— Nos guetteurs du ciel ont prédit qu'il arriverait demain après-midi, seigneur.

Parfait. Cela me donnait le temps de prendre au moins deux autres doses de drogue solaire.

— Seigneur, veuillez nous faire la grâce de participer au banquet d'accueil.

Je passai avec eux devant les rangées de villageois agenouillés en l'honneur de l'arrivée des seigneurs qui les sauvaient chaque année de la famine. Ryko me suivait comme mon ombre. À mon approche, des silhouettes reculèrent dans l'obscurité des fenêtres.

C'étaient des femmes et des enfants regardant à la dérobée l'Œil du dragon Miroir. Un homme dans la foule croisa accidentellement mon regard. Son expression respectueuse se changea en terreur.

Je m'attendais presque à le voir faire un signe conjuratoire, mais il s'inclina profondément. Après tout, j'étais un puissant Œil du dragon, un messager de la chance. J'effleurai la bourse se faisant plus légère dans ma poche. «Qu'il en soit ainsi», priai-je. Comme pour 361

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répondre, les perles s'agitèrent faiblement sur mon avant-bras.

Leur étreinte semblait s'être desserrée au cours des derniers jours.

Les anciens me conduisirent à ma place à côté de sire Ido. 11 était assis confortablement. Sa présence robuste et ténébreuse était sai sissante à cette table entourée d'hommes prématurément vieillis.

Derrière lui, Dillon paraissait plus maussade que jamais. A présent, je comprenais son caractère imprévisible et les accès de fureur de sire Ido. Nous étions tous habités par la même source brûlante de soleil, qui bouillonnait sous la surface de notre peau.

Dillon savait-il qu'il était drogué? J'aurais dû le prévenir, après avoir découvert la drogue solaire dans la bibliothèque, mais j'avais été emportée par mon chagrin à la mort de mon maître. Et par ma colère.

Ryko se posta derrière moi, à la place où aurait dû se tenir mon apprenti. Les autres Yeux du dragon me saluèrent à voix basse.

J'adressai un signe de tête à sire Dram, assis au centre de l'assemblée, ainsi qu'à sire Garon, qui me faisait face. Partisans tous deux de l'empereur, ils soutenaient ma cause.

— Sire Eon, nous commencions à croire que vous étiez retenu par vos ennuis au bord de la route, lança sire Ido.

Son beau visage arborait un sourire poli, mais ses yeux sombres brillaient comme ceux d'un loup. Comment avait-il appris mon malaise? Par son dragon? Ou par de simples ragots de domestiques?

— Je suis là, maintenant, répliquai-je. Insinuez-vous que je voudrais me soustraire à l'épreuve?

En entendant ma propre voix furieuse, j'enfonçai mes doigts dans ma cuisse pour tenter de me calmer. Ido me regarda avec une attention soudaine.

— Loin de moi cette pensée. Je vois que vous bouillez d'impatience de relever le défi.

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Il me dévisagea avec insistance.

Vous semblez même singulièrement excité.

Sire Tyron s'assit sur le dernier fauteuil vacant.

— Je suis content d'être arrivé ! s'exclama-t-il. Encore que mon lit me plairait davantage qu'un banquet provincial, je l'avoue. Espé-

rons que la cérémonie d'accueil sera brève, cette année.

Cet espoir fut déçu. La fête de la Mousson était la plus importante du village, et les habitants tenaient à nous honorer par un festin ponctué de divertissements. Tandis que se succédaient discours appris par cœur, danses traditionnelles et friandises locales, je sentais le regard de sire Ido peser sur moi. Tout en posant une main sur ma nuque pour cacher l'éruption, je me concentrai sur mon assiette ou les spectacles, comme un lapin faisant semblant de ne pas voir le loup à deux pas de lui.

Le dernier discours s'acheva enfin. Sire Tyron poussa un soupir de soulagement lorsque douze villageois, pétrifiés par l'honneur de leur mission, vinrent nous conduire aux chambres où nous passerions la nuit. Les guides chargés de sire Ido et moi-même reculè-

rent à l'approche du doyen Hiron, qui s'avançait en s'inclinant.

— Sire Eon, sire Ido, dit-il en nous saluant respectueusement.

La coutume veut que l'Œil du dragon ascendant soit toujours logé dans notre maison du Dragon. Nos aïeux l'ont bâtie en signe de gratitude pour les services rendus au village par les Yeux du dragon.

Il désigna d'un geste une jolie bâtisse de pierre derrière nous.

— Cette année, nous désirons honorer l'ascendance à la fois du dragon Miroir et du dragon Rat. Noifl; avons donc aménagé deux appartements distincts dans la maison.

Fier d'avoir trouvé cette solution, il sourit.

— J'espère que vous serez satisfaits, seigneurs.

Partager le même toit qu'Ido? Je devais avoir l'air horrifiée, car le sourire du vieillard s'effaça. Dans mon dos, Ryko se rapprocha.

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E O N E T L E D O U Z I E M E D R A O N

— Quelle merveilleuse idée pour faire face à cette situation inli.i bituelle, doyen Hiron! déclara Ido d'une voix amusée. Vous ne trouvez pas, sire Eon ?

Prise au piège par la politesse et la nécessité de sauver l'honneur du doyen, j'acquiesçai de la tête.

— Dans ce cas, veuillez nous suivre, dit le vieillard d'un ton allé gre.

Nos trois guides nous menèrent à la maison du Dragon, don!

la façade s'ornait de douze bannières peintes représentant les Ani maux célestes. Celles du Rat et du Dragon étaient plus grandes que les autres et trônaient au-dessus de l'entrée. Les villageois s'incli nèrent en nous invitant à les précéder. Je suivis sire Ido dans un couloir, dans lequel Ryko s'engouffra aussitôt.

— Vous ne devez pas rester ici, seigneur, chuchota-t-il tandis que nous pénétrions dans une petite cour.

Un jardin minuscule s'étendait au centre. Le bassin des carpes et le banc étaient ombragés par trois arbres nains soigneusement taillés, auxquels étaient suspendues des lanternes de papier. A gauche et à droite, les écrans de deux portes étaient ouverts. ( )n apercevait à l'intérieur deux grabats épais. Derrière le jardin, une autre pièce était fermée par une porte à deux battants et un second couloir révélait une natte de jonc posée sur le sol de pierre, ce qui suggérait l'existence d'un pavillon de bains — luxe exceptionnel.

Cet endroit était comme la matérialisation de la gratitude des vil lageois. 11 avait été construit pour des seigneurs par des gens qui se baignaient dans des baquets et dormaient sur de la paille.

Même si Ryko avait raison, je ne pouvais refuser ce logis sans humilier cruellement nos hôtes. Le doyen fit irruption dans la cour et nous regarda, inquiet de notre approbation. Je fis appel à toute ma politesse pour déclarer :

— Cette demeure est extrêmement harmonieuse. Merci.

4

C H A P I T R E I 6

Son visage s'illumina.

- Il y a là un bain avec une source chaude, dit-il fièrement en indiquant le couloir à la natte de jonc.

Il nous montra ensuite la porte à deux battants.

- Et ceci est une salle à manger. Vos effets ont été portés dans la chambre de gauche, sire Eon, et les vôtres, sire Ido, dans celle de droite. Si vous avez le moindre désir, des domestiques sont à votre disposition.

- C'est inutile, répliqua sire Ido avec brusquerie. Nous avons nos propres serviteurs.

Il sourit pour racheter ce manque d'amabilité.

- Vous avez fait merveille, doyen Hiron. Je vous remercie pour vos attentions, mais je dois maintenant me reposer en vue des fatigues de demain.

Il se tourna vers moi.

- J'imagine que sire Eon doit également être las.

- Bien sûr, bien sûr, dit le vieillard en reculant avec force cour-Ix'ttes. Si vous avez besoin de quelque chose...

11 disparut dans le couloir d'entrée. Un silence tendu s'installa entre nous trois. Sire Ido fit mine de se diriger vers moi. Aussitôt, Ryko bondit en avant, prêt à passer à l'attaque. Le visage d'Ido resta impassible, mais son corps se raidit dans la position d'un guerrier vigilant.

- Je serai en permanence avec sire Eon, gronda Ryko.

Sans lui prêter attention, sire Ido me regarda en plissant les yeux.

- Rappelez votre chien de garde, sire Eon. Autrement, je le ferai fouetter pour son insolence.

Lin bruit de pas dans la salle de bains nous interrompit. Rilla apparut, en compagnie de trois domestiques de sire Ido.

- Ryko! ordonnai-je d'une voix rauque.

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E O N E T L E D O U Z I E M E D R A O N

Il recula, mais resta sur le qui-vive. Sire Ido sourit mécham ment.

— Brave chien !

Puis il se tourna vers moi.

— Dormez bien, sire Eon. Je suis impatient d'assister demain ,i la démonstration de votre pouvoir. Espérons que vous serez plus efficace que votre bâtard des îles.

Claquant des doigts à l'adresse de ses domestiques, il leur indi qua la chambre de droite. Tandis que nous le regardions rentrei avec eux, Ryko me dit d'un air sombre :

— Je monterai la garde devant votre porte, seigneur. Et j'ai déjà posté des hommes à la fenêtre et à toutes les entrées possibles.

Je hochai la tête.

— Rilla dormira au pied de votre lit, ajouta-t-il tandis qu'elle s'approchait. N'est-ce pas, Rilla?

— Bien sûr, assura-t-elle après s'être inclinée.

Elle jeta un coup d'œil à l'écran fermé de la chambre de sire Ido.

— Cela dit, il ne serait pas assez stupide...

Ryko haussa les épaules en nous accompagnant à la chambre de gauche.

— Ne prenons aucun risque. L'épreuve de demain sera décisive.

Nous ferons en sorte que vous y arriviez sain et sauf, seigneur.

Après quoi, ce sera à vous de jouer.

Je hochai de nouveau la tête. La peur me serrait la gorge. 11

n'existait qu'un moyen de m'en libérer. J'entrai dans la pièce pau vrement meublée.

— Apportez-moi une infusion, chuchotai-je en cherchant à tâtons la drogue solaire dans ma poche.

Rilla me suivit à l'intérieur et fit coulisser l'écran.

— Oui, seigneur.

366

c h a p i t r e 1 6

À travers l'écran de parchemin de la porte, on apercevait la silhouette rassurante de Ryko. M'asseyant sur le grabat, j'ouvris précipitamment la bourse. En prenant encore une dose, je perdrais toute chance de dormir cette nuit. Un rire amer m'échappa.

De toute façon, avec sire Ido à quelques pas de moi, je ne pouvais guère compter sur le repos.

C H A P I T R E 1

Les yeux embués par ces longues heures d'insomnie, je regardai la chambre s'éclaircir à l'aube du jour du Roi Mousson. L'humi dité était déjà si pesante qu'elle se pressait sur ma peau comme un corps moite. Au pied de mon grabat, Rilla remua puis sombra de nouveau dans le sommeil.

Je sortis du lit pour me verser un peu d'eau. Les perles du bout du volume rouge s'affaissèrent hors de ma manche et se balancé rent, inertes. Je les remontai sur mon avant-bras en les resserrant.

Leur étreinte s'affaiblissait de jour en jour.

Je pris avec précaution une bonne pincée de drogue dans la bourse. Elle coula à pic dans l'eau froide puis se répandit à la sur face comme une poudre sèche. Mieux aurait valu la dissoudre dans une infusion chaude, mais Rilla avait manifesté vigoureusement sa réprobation le soir précédent. Je ne voulais pas qu'elle se réveille et me voie prendre une nouvelle dose. Ryko avait dû lui parler des dangers de cette drogue et lui demander de me surveiller.

Ayant avalé d'un trait la mixture grise, trouble et amère, je me dirigeai vers la porte et l'ouvris. Ryko me dévisagea. Il avait les yeux cernés, les traits tirés.

— Tout va bien ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui, affirmai-je en sortant de la chambre. Mais il fait si chaud.

Je veux m'asseoir au jardin.

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C H A P I T R E 1 7

Après avoir observé la cour, Ryko hocha la tête. J'allai m'insi,il 1er sur le banc élégant. A cet instant, un messager couvert de poussière et titubant de fatigue émergea du couloir en compagnie d'un des hommes de Ryko.

Messire, dit le soldat à son capitaine. Cet homme dit qu'il a un message pour sire Ido.

Il ne s'est pas encore levé, répliqua Ryko.

La porte d'Ido s'ouvrit brusquement, faisant tressaillir le messager épuisé. Un domestique sortit en hâte, s'inclina devant moi puis se tourna vers le messager.

- Sire Ido va vous recevoir dans sa chambre, dit-il. Suivez-moi.

Le messager s'inclina devant moi et entra en clopinant dans la i liambre. LJn autre domestique apparut aussitôt après sur le seuil, fermant la porte dans son dos, il monta la garde, les bras croisés et les yeux aux aguets.

Ce messager a voyagé à toute allure, observa Ryko.

- Il est venu à cheval, dit le soldat. Sa monture devait être robuste.

Ryko lui lança un regard approbateur.

- Vous avez agi au mieux. Retournez à votre poste.

L'homme fit un salut militaire avant de s'engouffrer dans le i ouloir. Ryko s'immobilisa, silencieux. Comme moi, il devait s'ef-lorcer d'entendre ce qui se passait dans la chambre d'Ido. Mais on n'entendait que les oiseaux du matin et les grondements lointains du tonnerre du Roi Mouslon.

J'observai les rangées de villageois agenouillés autour de la place.

Ils psalmodiaient des prières pour notre succès. Où était Ryko?

Il était sorti peu avant midi pour en apprendre davantage sur le messager d'Ido, mais il avait promis qu'il serait de retour avant le début de l'épreuve. Je me tournai vers le groupe des apprentis, m

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qui attendaient à proximité avec des vivres et de l'eau au cas ou leurs maîtres souhaiteraient se restaurer. Dillon se tenait un peu à l'écart, tandis que Hollin calmait les plus jeunes. En revanche, lt géant insulaire était invisible.

Sire Tyron me regarda. Son visage était d'une pâleur inhabl tuelle.

- Etes-vous prêt ? demanda-t-il.

Non, je n'étais pas prête, mais les guetteurs du ciel avaicnl envoyé leurs messagers au village pour annoncer que le Roi Mous son se dirigeait vers l'intérieur des terres. Il serait là dans moilV, d'une demi-heure, avait déclaré le coureur hors d'haleine.

Je pressai le compas au rubis entre mes mains. Le disque d'or était frais contre ma peau. Juste avant l'arrivée du coureur, je m'étais arrangée pour prendre une autre dose de drogue solaire avec l'in fusion préparée par Rilla. Les deux produits m'avaient donné une migraine lancinante et mon front était trempé de sueur.

Je me forçai à examiner le Compassarium. Il m'était apparu la veille comme une estrade circulaire, de la taille d'une petite pièce, dénuée de tout signe distinctif. Aujourd'hui, c'était le centre du pouvoir des Yeux du dragon. À la lumière éblouissante du soleil, je voyais maintenant que les douze points du compas étaient marqués par des flèches de jade incrustées dans la pierre grise. Au-dessus de chaque flèche, un banc incurvé était encastré avec adresse dans ses deux voisins, de façon à former un cercle ininterrompu le long de l'estrade. Les sièges en bois arboraient chacun l'animal céleste cor respondant à chaque point. Les sculptures étaient si parfaites que les yeux du lapin semblaient briller, tandis que le singe tendait une main chapardeuse et que le serpent se préparait à s'élancer. Le dra gon en bois se dressant sur mon banc luisait d'un vernis tout frais.

Les artisans devaient avoir travaillé dur pour le terminer à temps pour la cérémonie.

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C H A P I T R E

I In peu plus tôt, sire Ido m'avait remis ses calculs des flux sacrés avec un sourire dédaigneux. Nous savions tous deux que, même nvec eux, je n'avais presque aucune chance de réussir, je projetai mentalement son schéma sur l'estrade, en essayant de mémoriser les points où les méridiens du profond pouvoir terrestre se croi-

•..lient sur le gigantesque compas de pierre. D'après Ido, la nouvelle minée avait modifié les flux énergétiques, de sorte qu'on tirerait le pouvoir le plus efficace des flux se croisant dans le secteur nord, bien entendu, ces calculs valaient pour le dragon Rat. Je me demandais au fond de moi si les flux se trouvaient réellement aux endroits Indiqués par Ido. N'avait-il pas profité de l'occasion pour mettre un nouvel obstacle sur ma route? Je pris une profonde inspiration et tentai de me concentrer sur le monde énergétique. Peut-être parviendrais-je à voir le réseau du pouvoir terrestre sous l'estrade.

— Sire Eon.

Une voix interrompit ma tentative.

— Qu'y a-t-il ?

Le doyen Hiron s'inclina devant moi.

— Seigneur, n'est-il pas temps de monter sur le Compassarium ?

Je hochai la tête. Ma peur était encore plus forte que mon irritation. L'épreuve était enfin arrivée. Les autres Yeux du dragon se tenaient chacun un peu à l'écart, absorbés par leurs propres préparatifs pour affronter las terribles efforts qui les attendaient.

— Puis-je ouvrir le cercle, seigneur? demanda Hiron d'une voix anxieuse.

— Oui, nous allons commencer.

J'observai de nouveau la foule, mais Ryko était toujours invisible. Le chef du village s'agenouilla sur la marche basse faisant le tour de l'estrade. Avec précaution, il poussa mon banc à l'intérieur, rompant ainsi le cercle des sièges. Après quoi il recula en hâte.

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— Seigneurs Yeux du dragon ! criai-je.

Ma voix fut couverte par les mélopées bruyantes. Je fis une nou velle tentative.

— Seigneurs Yeux du dragon, veuillez rejoindre vos places.

Cette fois, ils m'entendirent. S'inclinant avec ironie, sire Ido monta après moi pour montrer qu'il acceptait mon autorité durant l'épreuve. Les autres Yeux du dragon s'alignèrent en silence der rière lui, par ordre d'ascendance. Sire Meron, le jeune Œil du dra gon Porc qui avait été le dernier ascendant, fermait la marche. Les mélopées se firent plus fortes encore. Leur rumeur lancinante me perçait les oreilles comme le chant strident des cigales. Je condui sis les Yeux du dragon sur l'estrade de pierre, en prenant soin de ne pas marcher sur ma robe de soie rouge. La pression des perles autour de mon bras s'était encore relâchée au cours des derniè res heures. Je palpai ma manche pour vériher la position du livre.

Il avait un peu glissé, mais la plupart des perles le maintenaient encore en place.

Conformément a la tradition des Ascendants, je me postai au centre du Compassanum. Quand les autres Yeux du dragon eurent rejoint chacun sa flèche de jade, le doyen Hiron encastra de nou veau mon banc entre ses voisins pour refermer le cercle des Yeux du dragon. Aussitôt, les mélopées se turent. Un silence surnatu rel s'installa. La chaleur s'intensifia, comme si elle répondait à un signal. L'air brûlant se mit à miroiter. Chaleur et silence - les deux messagers du Roi Mousson.

Quand je me dirigeai vers mon siège, mes jambes me semblèrent lourdes. Je fis face au cercle de ces hommes qui allaient obéir a mes ordres durant des heures d'un travail aussi délicat qu'épuisant..

Je les regardai l'un après l'autre dans les yeux. Sire Sil\o hocha la tête, Caron baissa les yeux, Tyron me sourit d'un air tendu. Je lus dans tous ces regards la prudence, la colère, l'espoir, l'aversion.

m

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l'anxiété, le dépit, le doute, avant de croiser les yeux de loup de sire Ido. 11 attendait mon échec.

Je m'assis en tenant mon compas devant moi. Les autres Yeux du dragon m'imitèrent aussitôt et les douze disques d'or scintillè-

rent au soleil. Un grondement sourd retentit. Tous les regards se tournèrent vers l'horizon. Lin énorme amas de nuages s'avançait dans notre direction. Des éclairs jaillissaient et zébraient le ciel avant de s'abattre sur la terre.

Humectant mes lèvres desséchées, je répétai en silence l'invo-cation traditionnelle que Hollin m'avait enseignée. Onze hommes me regardaient fixement, prêts à se servir de leurs instruments dès que je donnerais le signal. Le tonnerre se déchaîna de nouveau au-dessus de nos têtes. Les villageois tressaillirent, terrifiés.

— Yeux du dragon ! hurlai-je pour couvrir le fracas. Appelez vos dragons, éveillez votre pouvoir, préparez-vous à accomplir votre devoir sacré pour notre pays fécond et notre glorieux empereur.

Ils psalmodièrent en chœur :

— Pour notre pays et notre empereur.

J'avais entendu dire que chaque Œil du dragon avait sa propre méthode pour éveiller le pouvoir de son dragon. Sire Tyron pressa son compas entre ses mains en remuant les lèvres, comme s'il récitait une prière silencieuse. Silvo renversa la tête vers les cieux en brandissant son compas. Quand je regardai sire Ido, la stupeur me paralysa. Il appuyait le rebord aiguisé de son compas contre sa paume. Du sang se mit à ruisseler autour de la lame improvisée. Je l'observai tandis qu'il enfonçait plus profondément la lame dans sa chair. Ses yeux se fermèrent à demi, comme s'il s'abandonnait à une extase que je ne comprenais pas, et son regard d'ambre s'argenta.

Horrifiée, je me détournai de ses yeux vides. Autour du cercle, les autres Yeux du dragon ne faisaient qu'entrer en transe en 373

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prenant lentement contact avec leurs dragons. Seuls sire Ido rl moi étions capables de pénétrer dans le monde énergétique aussi rapidement que si nous franchissions une porte. Était-ce pane que nous étions tous deux Ascendants? Ou avais-je d'autres poinls communs avec lui? Cette idée me donna la chair de poule.

Je serrai plus fort le compas au rubis. La drogue solaire avail elle fait son effet? Le moment de l'épreuve était bel et bien venu On allait voir si je pouvais enfin m'unir au dragon Miroir. Maigre la chaleur accablante, je frissonnai de peur et d'espoir. C'était ma dernière chance.

Je baissai les yeux sur mon compas aussi beau qu'inutile. Il fallait que je fasse semblant de savoir m'en servir. Me concentrant sur le rubis comme Tyron me l'avait enseigné, je respirai profondément et me mis en quête des chemins de mon hua. Peu à peu, les facettes de la pierre rouge se fondirent dans mon regard et m'entraînèrent en tourbillonnant dans le monde énergétique.

Il y eut un roulement de tonnerre. Au-dessus de nous, le ciel était rempli de dragons. Les immenses créatures étaient accroupies sur le village, les nuages noirs, le ciel tempétueux. Leurs énormes yeux d'esprit se fixaient sur moi. Les dragons gardaient chacun son point du compas, en formant un cercle majestueux. Vert, violet, gris, rose, bleu, orange, ils étaient prêts à exécuter nos ordres. Je me levai et me retournai, impatiente de voir le dragon Miroir derrière moi, de sentir son pouvoir, de devenir enfin un véritable Œil ilti dragon.

Il avait disparu.

La douleur de cette perte me frappa en pleine poitrine, avant même que mon esprit eût compris ce qui se passait. Il n'était pas la.

Je n'apercevais même pas les vagues contours de son corps rouge.

Je ne voyais que les villageois me regardant bouche bée, et le ciel assombri par l'orage.

374

C H A P I T R E

Je reculai en chancelant. Lâchai mon compas, qui tomba bruyamment et roula sur les pavés.

Mon dragon avait disparu.

J'avais déjà échoué. Sous le choc de cette horrible réalité, je m'effondrai par terre. Des murmures s'élevèrent autour de la place, puis des exclamations angoissées. Les villageois se rendaient i ompte que quelque chose n'allait pas. Les autres Yeux du dragon étaient toujours immergés dans le monde énergétique. Leurs dragons écoutaient en penchant leur tête énorme, prêts à obéir.

Où êtes-vous? hurlai-je à la place vide dans le cercle. Reve-nez ! Quelle faute ai-je commise ?

Une main agrippa mon bras et me releva brutalement. Je vis un voile de soie bleu, puis le visage impitoyable de sire Ido.

— Taisez-vous, m'ordonna-t-il tout bas.

Son souffle était chaud contre mon oreille. Je renversai ma tête en arrière pour me soustraire à cette intimité brutale, mais il me serra contre son corps. Les Ilots d'argent de ses yeux cédèrent la place à l'éclat doré d'un regard triomphant.

Retournez à votre place. Je vais prendre les choses en main.

Je dégageai violemment mon bras. Ma stupeur se transformait en fureur contre lui, contre moi-même, contre le dragon Miroir.

— Lâchez-moi ! •

Je ne fus pas assez rapide. Ido attrapa mon poignet, me tordit le bras à me faire crier et me poussa vers mon siège. Je sentis le sang de sa blessure humecter ma peau.

— Vous avez échoué, sire Eon ! cria-t-il à l'intention de la foule.

A présent, laissez-moi sauver cette province des conséquences de votre orgueil juvénile!

Au-dessus de lui, l'immensité azurée du dragon Rat se dressa, linivré de joie par mon échec, sire Ido avait interrompu sa communion avec lui. Je plongeai mon regard dans les yeux sombres surgis 375

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d'un autre monde. J'avais déjà appelé le dragon bleu. Pourquoi ne pas recommencer? Il me restait une chance de devenir un Œil du dragon.

Puisant dans mon hua, je répartis l'épaisse énergie grise de la dro gue solaire dans mes sept centres de puissance. À défaut du dragon Miroir, le dragon Rat était là. Avec toute la force de ma colère et de ma souffrance, je lançai l'énergie vers l'énorme créature bleue et tentai de saisir son pouvoir.

Sire Ido eut le souffle coupé quand la flamme argentée se ranima brutalement. Il tomba à genoux en m'entraînant dans sa chute.

Les villageois poussèrent un gémissement terrifié. Bien que mon corps fût écrasé sous le poids de sire Ido, je m'élevai au même instant au-dessus de l'estrade. Présence gigantesque, je scrutai a travers la terre le réseau du pouvoir dans mon domaine. J'étais le dragon bleu. J'étais le gardien du nord-ouest. J'étais vent, pluie, lumière, obscurité. J'étais...

Une autre présence. Mon esprit fut envahi par des souvenirs. Des ambitions. Je m'emplis d'un pouvoir endurci, d'un désir insatiable, d'un savoir dangereux. L'essence d'Ido. Souffrance, plaisir pervers.

Orgueil et fureur. Je luttai contre cette malveillance suffocante, en cherchant désespérément à échapper à son emprise sur mon corps et ma pensée. Je renvoyai le pouvoir vers lui, mais il me plongea a sa suite dans le marais fangeux de la vérité de cet homme.

« Lâchez-moi ! »

Mon cri était muet, mais ses yeux argentés s'écarquillèrent et je compris qu'il l'avait entendu dans son esprit.

Sa main se plaqua sur ma bouche et le goût douceâtre de son sang me donna la nausée. Je sentis qu'il puisait davantage de pou voir, faisait remonter la vie de la terre dans le dragon et la déversait en moi à travers ses centres de puissance. L'éclat de ses yeux s'obs curcit. Déchirant mon hua, il s'enfonça jusqu'au cœur de mon être.

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C H A P I T R E

Après un silence stupéfait, un éclair de compréhension, j'entendis sa voix rauque dans mon esprit : «Vous n'êtes qu'une fille. Je vous tiens. »

Fracassée.

D'un seul coup, je m'élevai dans les cieux des dragons. Tandis que je me débattais contre l'esprit d'ido, je luttais sous son poids m'écrasant sur la terrasse. Plus de centre. Plus de moi. Rien qu'une folie hurlante attisée par la rage, la peur et le chagrin.

« Bats-toi ! »

Une voix. Familière, réconfortante. Je me concentrai en moi-même. Me lovai autour de l'étincelle de vérité dorée qu'il ne pouvait toucher.

«Trouve-le! »

Tout au fond de moi, un minuscule réservoir de pouvoir. 11

s'écoula dans mon esprit brisé, en me rendant lentement la raison.

Mais je n'étais pas dans mon corps. Du haut du ciel, je regardais à travers les yeux immémoriaux du dragon bleu. A mes pieds, des flux resplendissants sillonnaient la terre comme des fleuves impétueux. Des points vibrants de force vitale se figeaient, se dépla-

çaient, s'envolaient à toute allure d'un bout à l'autre du réseau, en recueillant et déversant du pouvoir sur la terre et dans les airs. Je sentais sur ma langue le goût acide d'une énergie brute.

Puis mon regard se déplaça et je me retrouvai de nouveau sur l'estrade. J'étais debout. Quand Ido avait-il cessé de me clouer au sol > Quand était-il retourné à son siège ! Au-dessus de nous, le cercle des dragons attendait. Le vent caressa mes yeux, ma bouche, et la première pluie de la mousson fit frissonner ma peau. Mes bras se levèrent pour amasser du pouvoir — mais ce n'était pas moi qui les bougeais.

Un abîme béant s'était ouvert entre mon corps et mon esprit.

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Mes yeux furent contraints de se tourner vers la gauche, du cuir d'Ido. Il sourit et leva la main en l'avançant légèrement. Aussitôt ma main gauche se rejeta en arrière. Tous mes muscles se tetiill rent à se rompre, mais je ne sentis rien. L'horrible vérité s'imposa à moi.

Ido contrôlait mon corps, s'était emparé de ma volonté.

Je poussai un hurlement, mais ma bouche ne s'ouvrit pas cl aucun son ne sortit de ma gorge. LJne euphorie cruelle m'effleura tandis que sa main lâchait mon poignet. Même si je ne pouvais vei ser de larmes, au fond de moi je pleurais de peur et de rage.

«Ce sera pire si vous résistez», murmura-t-il dans mon esprit avec une compassion hypocrite.

Mon corps bondit en avant, mes jambes se dirigèrent avec rai deur vers le centre de l'estrade. Obligée de suivre le rythme inhabi tuel des longues enjambées d'Ido, ma hanche était au supplice.

— Yeux du dragon ! criai-je.

C'étaient les mots d'Ido qui faisaient bouger ma langue et ma mâchoire. Il pouvait me faire agir et parler à sa guise, et je n'avais aucun moyen de l'arrêter.

— Envoyez vos dragons à la rencontre de l'orage ! Faites cercle autour du centre!

Il se servait de moi pour infléchir la mousson. Pourquoi?

Le Conseil lui était déjà acquis. Pourquoi m'infligeait-il cette épreuve?

«Grâce à vous, j'aurai non seulement la maîtrise du Conseil mais beaucoup plus encore... »

Mon esprit fut horrifié par le plaisir obscur qui l'habitait et l'ar deur implacable de son ambition.

— Sire Silvo, réduisez votre pouvoir, ordonna-t-il par ma voix.

Faites reculer votre dragon. Nous commençons.

Le temps s'écoula par à-coups pour moi, prise que j'étais entre 378

C H A P I T R E

l'estrade et le dragon. J'oscillais entre mon éblouissement devant le dragon Rat et mon horreur d'être manipulée par Ido. J'enrageais en silence tandis qu'il utilisait mon corps et ma voix pour diriger les Yeux du dragon. Je sentais sa joie féroce d'unir son pouvoir au mien, en me vidant de toute ma force. Impuissante, je regardai avec une crainte respectueuse le cercle des immenses créatures repousser lentement l'énergie de la tempête et l'envoyer vers la digue.

Puis je vis soudain, à travers des yeux immémoriaux, les nuages se libérer d'un coup de leur fardeau de pluie.

Je savais que le dragon avait conscience d'avoir accompli sa tache, ce qui signifiait que les liens familiers l'attachant au monde Inférieur allaient bientôt se dénouer. Je sentis qu'il se ramassait sur lui même, prêt à retrouver sa liberté.

A cet instant, alors que je retombais brutalement dans le désespoir de l'estrade, j'aperçus les messagers. Six hommes galopaient vers le village, habillés aux couleurs de l'empereur.

Je m'effondrai sur l'estrade, hors d'haleine. Ido avait disparu.

Il était sorti de ma tête. Heureuse d'avoir recouvré la maîtrise de mon corps, je caressai des mains la pierre froide. Mon poignet gauche était endolori, mais même cette douleur était délicieuse. J'étais de nouveau moi-même.

a

Pour combien de temps ?

Je me mis à genoux pour observer la silhouette d'Ido prostré sur son siège. Très lentement, il posa un doigt sur ses lèvres et sourit.

Je frissonnai. Mon corps m'appartenait - pour le moment -, mais l'ombre de son pouvoir pesait encore sur moi.

Autour de l'estrade, les villageois se prosternaient en poussant des cris de joie. Affalés sur leurs bancs, les autres Yeux du dragon émergeaient peu à peu de leur transe. Se levant péniblement, Tyron s'avança vers moi d'un pas chancelant.

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— Quelle manifestation de puissance, sire Eon! s'exclama-1 il C'était extraordinaire.

Son visage défait s'éclairait d'un sentiment de soulagement et de triomphe.

— À présent, vous avez vraiment mérité de siéger au Conseil, ajouta-t-il en lançant un regard de défi à sire Ido.

Celui-ci leva la main d'un air vaincu.

— Je ne dis plus rien, Tyron. Ce garçon nous a montré sa valein aussi bien comme membre du Conseil que comme Coascendant.

Son regard croisa fugitivement le mien, en un instant de com plicité dont je me serais passée. Tyron se tourna vers moi.

— Comment vous sentez-vous, sire Eon ?

Je détournai les yeux devant son expression pleine de sollici tude. Par mon silence, je les trahissais, lui et tous les autres.

— Je suis fatigué, répondis-je.

Il hocha la tête et m'aida à me lever.

— Ce n'est pas étonnant. Votre maîtrise de la mousson était stu péfiante.

Les Yeux du dragon s'étaient regroupés autour de nous. Ils mur murèrent leur approbation et me tapèrent doucement dans le dos.

— Cela dit, je crois que nous nous ressentons tous de cet effort, continua Tyron. Nous avons perdu énormément de hua.

Près de lui, sire Silvo hocha la tête. Son visage était blême, épuisé.

— Je n'avais encore jamais donné autant d'énergie, chuchota-t-il.

Tyron tapota son épaule.

— Nous avons tous besoin de repos. Les festivités pourront reprendre après que nous aurons dormi et récupéré notre hua.

Il se pencha vers moi.

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C H A P I T R E 7

Recevez les remerciements des villageois. Ensuite, nous pourrons tous aller nous coucher.

Je fis face à la foule. Les visages tendus respiraient maintenant la Joie. Tous s'écartèrent pour laisser s'avancer le doyen Hiron.

— Sire Eon, dit-il en s'inclinant. Seigneurs Yeux du dragon.

Il s'inclina encore plus profondément.

— Nous vous remercions tous humblement d'avoir sauvé une lois encore nos récoltes et notre village. Vous nous apportez une

< liance immense.

— Nous acceptons vos remerciements, vénérable doyen, répliquai-je en souriant tant bien que mal. Nous devons tous nous reposer, maintenant, mais nous attendons avec impatience la fête que vous avez organisée.

Le chef s'inclina de nouveau puis écarta les bras pour inviter les villageois à s'éloigner avec lui.

— Laissez le champ libre aux seigneurs Yeux du dragon. Nous leur exprimerons notre gratitude lors du banquet de ce soir. Allez vous préparer.

Tyron fit signe à Hollin de s'approcher

— Conduis-moi à ma chambre, mon garçon. Je ne m'étais encore jamais senti aussi mal. Je dois vraiment vieillir.

Les autres apprentis furent appelés à leur tour pour aider leurs maîtres affaiblis. Tyron se retourna vers moi.

— Ryko n'est pas là? demanda-t-il.

Je secouai la tête. Malgré mon hébétude épuisée, l'absence du géant me remplissait d'appréhension.

— Dans ce cas, Hollin peut aussi vous assister, dit Tyron en l'invitant d'un geste à me prendre le bras.

S'approchant derrière moi, sire Ido agrippa brutalement mon épaule.

— C'est inutile, sire Tyron. Sire Eon et moi-même logeons 381

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ensemble. Mon apprenti nous reconduira tous deux à la maison du Dragon. Elle n'est pas très loin, après tout.

Tyron hésita puis, cédant à sa lassitude, acquiesça de la tête. Il s'appuya lourdement sur Hollin et traversa l'estrade d'un pas trai nant. J'aurais voulu les rappeler, mais je gardai le silence tant sire Ido me terrorisait.

— Prenez l'autre bras de sire Eon, ordonna-t-il à Dillon. 11 pcul à peine marcher.

je sentis Dillon passer mon bras autour de son épaule. Tournant lentement la tête vers lui, j'approchai ma bouche de son oreille.

— Ne me laisse pas seul, chuchotai-je en désignant discrètement Ido.

Dillon regarda son maître, puis moi. Ses yeux étrangement jaunis se détournèrent. Cette fois, je ne pourrais pas compter sur son aide.

Tandis que nous descendions de l'estrade, Ido me pressa contre son corps. Une force assurée émanait de lui. Contrairement aux autres Yeux du dragon, il ne semblait pas exténué. Leur aurait-il également dérobé leur pouvoir?

Deux des hommes de Ryko nous barrèrent le chemin. Je repris espoir en voyant qu'il ne m'avait pas laissée sans protection. Les gardes s'inclinèrent poliment devant sire Ido. Le plus âgé s'avança avec la détermination propre aux soldats.

— Merci de votre aide, sire Ido, déclara-t-il. Mais nous avons l'ordre de raccompagner sire Eon.

Je tentai de me dégager, mais Ido resserra sa prise. L'ambre de ses yeux prit un doux éclat argenté.

— Sire Eon dit qu'il n'a pas besoin de vous, répliqua-t-il d'un ton tranquille.

Je retins mon souffle. Ce soldat aguerri n'allait certainement pas succomber à la magie du dragon déployée par Ido. L'homme fronça les sourcils. Je vis son regard résolu se troubler.