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Visite au Pavilion Theatre – Barney – Le Grand
 Méchant – Will Lovegrove, ce héros

Pousser la Princesse dans son fauteuil jusqu’au Pavilion Theatre s’est avéré pour moi une expérience nouvelle. Nous avancions en tressautant, telles une petite impératrice et sa cour, appréciant tous deux les « Bonjour, Princesse » des quelques lève-tôt. Son fauteuil était une machine étonnante et solide, aux flancs de bois, aux grandes roues, montée sur ressorts pour amortir les cahots des pavés qui auraient par trop secoué cette fragile passagère. Le siège lui-même était de cuir rouge, matelassé de coussins, et il y avait même une capote qu’on pouvait relever ou baisser selon le temps. La Princesse Poucette ainsi juchée sur son trône, bien calée avec de petits tapis, resplendissante avec son bonnet et son manchon blancs, adressait des saluts, des sourires, et chantonnait un joyeux petit air dans sa propre langue, qui parlait de « la belle Santa Catharina, heureuse d’aller à la mort sur la roue ». Bien sûr, si Mr Abrahams avait eu vent de notre excursion, il aurait éprouvé des sentiments mêlés. Car s’il n’était pas du genre à refuser à la Princesse de prendre l’air, l’homme de spectacle en lui aurait peut-être moins apprécié que sa star s’exhibe gratuitement aux yeux de tous, sans qu’il en retire un quelconque profit.

Mais il n’avait pas à s’inquiéter, car très peu de gens étaient sortis dans l’éclat du matin et, en nous faufilant par les petites rues, nous sommes arrivés au Pavilion de très bonne heure, longtemps avant que les comédiens (sans parler des spectateurs !) songent à se lever, même si Mint, le gardien, était déjà debout, à farfouiller dans son placard – à l’écouter, il était là depuis des heures. Dans le nuage de fumée dégagé par sa pipe, cet homme inestimable nous a lu, sans qu’on lui ait rien demandé, la liste des répétitions du jour, qui incluait aussi bien le ballet des enfants que notre prestation, à moi et mes chiens (« vers l’heure du thé, je dirais, Mr Chapman »), sans oublier M. Gouffe, l’homme-singe, que personne n’avait encore vu, car il ne parvenait pas à quitter South Islington.

Nous avons réussi à nous en débarrasser lorsque la Princesse lui a offert des entrées gratuites pour l’Aquarium, à lui et ses quatre enfants, et nous nous sommes rendus sur la scène. La Princesse était ravie de tout ce qu’elle voyait et considérait avec beaucoup d’intérêt tout ce qui touchait aux différents effets, qui paraissent si minables dans la lumière, mais sont très efficaces depuis la salle. Je pense au trône de bois et de plâtre, qui paraît sculpté dans la pierre, et au tas de rochers, qui ont l’air si lourds et accidentés, mais que les employés transportent d’une seule main. Je l’ai donc promenée sur la scène, et elle se penchait pour toucher les rideaux et les décors peints sur de la toile, comme cette vue nocturne de Greenwich.

Soudain, elle a saisi ma manche, et j’ai eu comme elle le sentiment que quelqu’un se tenait dans l’ombre, immobile, ne voulant pas être vu. Elle m’a pressé de la faire descendre, et je l’ai déposée sur les planches avec soin. Elle s’est avancée en se dandinant jusqu’au centre, puis elle a appelé de sa voix d’oisillon :

« Barney mio, viens ! N’aie pas peur. C’est moi, la Princesse Poucette. »

Qui n’aurait reconnu cette petite voix gazouillante dans l’obscurité du théâtre ? C’était très touchant, et nous étions loin d’une mauvaise scène sentimentale. Le garçon est sorti de derrière le décor et il est tombé à genoux devant elle, tel le fils condamné dans Ben Brown, l’aide du berger ou Sifflet sur la vallée – cela aurait constitué un parfait tableau pour l’acte II, quand la fille (ou le fils) prodigue revient à la pauvre ferme de ses parents pour demander pardon à sa mère. Ému, j’ai essuyé une larme et toussé. Soudain, son visage s’est trouvé illuminé (la porte de la salle avait dû s’ouvrir) et j’ai eu la surprise de voir que c’était le garçon en question ! J’ai senti ma gorge se nouer tellement cela me rappelait de mauvais souvenirs.

Ai-je alors traversé la scène à grands pas pour agripper fermement le sacripant par le col, sourd à ses protestations, ignorant ses coups et ses menaces ? Ai-je été un peu lâche, en proposant de le remettre sur le droit chemin et en l’emmenant chez Mr Fishburn à l’École des Loqueteux, Ferme Industrielle, où les orphelins dans sa situation peuvent espérer être « sauvés » avant qu’ils soient « perdus » ? Ou bien lui ai-je flanqué mon poing dans la figure, et présenté mon cordonnier à son tailleur en le poussant vers la sortie ?

Pas avec ces bottes-là !

Je me suis retiré à pas feutrés, préférant aller chercher Mint, car s’il devait y avoir du grabuge – et ce garçon-là avait ça dans le sang –, je voulais de l’assistance. Il n’était pas dans sa cabine, alors j’ai passé la tête dans la rue.

« Mr Bob Chapman, a dit le Grand Méchant. Un plaisir, vraiment, c’est un plaisir. Sans oublier Brutus et Néron ? Ces beaux animaux ! »

J’ai tenté de refermer la porte : trop tard. Que faisait-il là ? Nous avait-il suivis, la Princesse et moi, de bon matin, par les ruelles ? Alors il était d’une discrétion incroyable car je jure que je ne l’avais pas vu, quant à mes chiens, à présent blottis contre mes jambes, pas un instant ils n’avaient laissé entendre qu’ils sentaient sa présence. Pourtant il était bien là, sa botte élégante dans l’embrasure de la porte, essuyant sa bouche de son affreux mouchoir rouge.

« Eh bien, monsieur, je n’irai pas par quatre chemins, je suis venu aux nouvelles », a-t-il dit d’un ton si amical que j’aurais pu lui sourire.

Il jouait au chat et à la souris, ce qui lui procurait un plaisir évident, car il a tenté de réprimer un rire.

« Je me demande donc si vous avez le paquet. Non ? Oh, mon Dieu. C’est ce que vous, gens de théâtre, vous appelleriez une tragédie. Oui, vraiment. »

J’ai à nouveau tenté de refermer la porte, mais il était déjà à moitié rentré et léchait ses grosses lèvres.

« Nous serons mieux à l’intérieur, mon cher. C’est insensé de rester à frissonner dans ce froid. Pourquoi ne rejoindrions-nous pas les autres ? Le garçon et cette minuscule créature ? » Il a gloussé. « Oh, je la connais bien ! Mia cara ? » Et il a miaulé comme un chat, imitant la Princesse. « Oh, quel embarras ! Elle ne vous a donc pas dit que nous nous connaissions ? Quelle honte ! Petite écervelée ! »

Il avait, comme auparavant, un doux sourire de pasteur.

« Irons-nous les retrouver ? Mais n’effrayez pas l’enfant, s’il vous plaît. J’ai une affaire à traiter avec lui. »

Dans la brume de ces mots mielleux, je me demandais comment je pourrais l’empêcher d’arriver jusqu’à la Princesse, et bien que le sang ne me monte pas à la tête, pas plus que le courage d’ailleurs, j’ai songé à nouveau à Mr Mint, le Cerbère de la porte, qui, lui, n’aurait laissé entrer personne sans le connaître. S’il arrivait enfin, il parviendrait sans aucun doute à empêcher d’entrer le Grand Méchant. Mais déjà, il était parti au-devant.

« Et Mr Mint, ah, l’excellent homme ! Allons-nous le solliciter ? Mais, oh, voyez, mon cher, il s’est enfui ! Comme le petit Freddy Forskyn. Freddy l’idiot, bien serré dans sa peau d’agneau / Faites-le cuire comme un pâté en croûte ! / Donnez à tous une bonne tranche de Freddy / Fondante et bleue, et bien saignante… Vous connaissez cette chanson, monsieur ? C’est une chanson idiote, n’est-ce pas ? Eh oui, vraiment très bête. »

Il est complètement fou, ai-je songé, car il avait ouvert grande la porte et dansait sur la pointe des pieds avec plaisir, délices, chantonnant et récitant la vile comptine à l’envi. Tandis qu’il était ainsi distrait, j’avais une chance d’appeler Mint pour qu’il le mette dehors. Mais sa cabine était fermée à clef, il n’y avait pas de lumière, et une note était accrochée à la porte.

« Sorti faire une commission. De retour bientôt. P.M., a scandé le Grand Méchant sans même regarder. Peter Mint. Bon soldat, vaillant garçon, mais il a laissé le château sans défense : ayez pitié de cette pauvre Princesse et de son jeune prince ! »

Le joyeux intermède était terminé et il m’a poussé vers la scène, son souffle chaud et doux dans mon cou. Je redoutais par-dessus tout qu’il me touche, et la simple pensée de ses doigts boudinés, de ses lèvres épaisses, m’était insuportable. Dans les recoins sombres de la scène, labyrinthe de passages où oscillaient les toiles peintes des décors, j’ai songé un instant que je pourrais lui fausser compagnie, mais hélas c’était une pensée désespérée, un espoir insensé, car à mesure que nous approchions, j’entendais la voix perçante de la Princesse, et les réponses pleines d’urgence du garçon. Ils se trouvaient toujours là où je les avais laissés, à cette différence que Barney avait apporté un siège à la jeune femme – en fait, il s’agissait du trône – et s’était assis à ses pieds, serrant sa main minuscule entre les siennes. En d’autres circonstances, la scène aurait été touchante. Je m’attendais à voir le Gros Lard fondre sur le mioche, l’attraper par le col, ayant l’avantage de la surprise. Mais il n’en a rien fait. Il est resté à la hauteur de mon épaule, son souffle sortant par petits sifflements, entre ses dents de bébé.

Le Grand Méchant écoutait.

La tête inclinée, il tendait l’oreille pour entendre ce qu’ils se disaient et il s’est penché en avant, posant la main sur mon épaule. J’ai tressailli. Alors, avons-nous fait du bruit, ou a-t-il senti notre présence, mais soudain le garçon a bondi comme un ressort en poussant un terrible cri, a fusé à travers la scène et grimpé à une corde aussi haut que possible avant que quiconque ait eu le temps de bouger.

« Vous ! a-t-il hurlé, suspendu comme un singe au-dessus de la scène. Vous m’aurez pas, espèce de démon ! Et je vous crèverai ! Au nom de mon père ! »

Sa voix a résonné dans les ténèbres du théâtre, mais le Grand Méchant restait de marbre. Il a même ri devant l’audace de l’enfant, d’un gloussement puéril, qu’il a tenté d’étouffer dans sa main.

« Tu veux me crever, c’est ça ? a-t-il raillé. Le fils de George Kevill, le meurtrier, le voleur ! Et pervers, à ce qu’on dit ! »

Le garçon a de nouveau hurlé, glissé le long de la corde, mais il s’est rattrapé, a enroulé ses jambes grêles autour et s’est remis à protester :

« Mon père avait rien fait de mal, espèce d’ordure ! Je vais vous crever, vous allez voir !

— Oh, Barney, fais attention à toi ! s’est écriée la Princesse.

— Barney, c’est ça ? Tu ferais mieux de redescendre, Barney, gibier de potence, pour veiller sur ta petite amie.

— Touchez pas à la Princesse !

— C’est mon amie, a imité le Gros Lard d’une voix aiguë d’enfant en agitant la tête. Oh, papa ! Oh, papa ! Je vais le crever ! » Alors il a éclaté de rire, et j’ai bien cru qu’il ne s’arrêterait jamais, mais soudain, il s’est tu, comme on ferme un robinet, et son visage est redevenu terrifiant.

« Tu veux me crever, c’est ça ? a-t-il lâché. Et comment vas-tu t’y prendre, bourreau en herbe ? Je veux les photographies que ton père t’a laissées. Et tu sais où elles sont. À moins que tu aies confié le paquet aux bons soins d’une tierce personne ? À cette face de chien, peut-être ? Dis-moi tout !

— Quelles photographies ? Je sais rien sur tout ça ! »

Le Grand Méchant a fait un pas en avant en levant sa canne. Néron, toujours courageux, s’est mis à grogner.

« Toi, l’homme aux chiens, retiens tes animaux, sinon je te leur fais rentrer leur cervelle dans le cul et t’auras plus qu’à lécher ! T’as pigé ? » Puis il a raclé le plancher du bout de sa canne en ébène, me toisant de son demi-sourire. « Où elles sont, hein ? Les photographies ? Et il y a peut-être une lettre avec ? Tu sais ce que je veux. Donne-les-moi ! »

Il a de nouveau relevé sa canne, et au même instant une porte a claqué derrière moi.

C’est plus tard seulement, en me repassant les événements, que je me suis demandé par quel hasard il se pouvait qu’à cet instant précis quelqu’un claque la porte, grimpe sur scène, salue Brutus et Néron d’un joyeux sifflement, et que cette personne soit Will Lovegrove – toujours aussi élégant avec son pardessus couleur rouille et son vieux chapeau à large bord ! Sur le moment, je ne me suis même pas étonné de le voir au Pavilion Theatre de si bonne heure. J’ai juste pensé qu’il n’avait pas dû rentrer chez lui et, à voir les cernes noirs sous ses yeux, qu’il n’avait pas dormi.

« Bob ! s’est-il écrié en posant les mains sur mes épaules. Quelle chance ! Viens donc avec moi prendre le petit déjeuner chez Garraway avec tes compagnons si vous n’avez pas encore mangé, car j’ai eu une chance du diable cette nuit et… Bonjour ! »

Qu’a-t-il pensé en découvrant cette scène peu ordinaire ? Avec le garçon accroché à la corde ? La Princesse Poucette, toute tremblante sur son massif trône doré ? Le Grand Méchant, et son sourire forcé, qui l’a poliment salué en lui tendant une main gantée ?

« Mon cher monsieur, puis-je vous serrer la main ? Je ne crois pas avoir eu ce plaisir. »

Will est resté impassible, les mains sur mes épaules.

« Nous n’avons pas été présentés, il est vrai, a fait d’un ton obséquieux le Gros Lard en reculant d’un pas. Je comprends parfaitement. Cela ne se fait pas. C’est précipitation de ma part. J’essayais seulement de rattraper par le collet mon jeune… apprenti, là-bas, qui s’enfuit sans arrêt. » Il a levé sa canne. « Quel coquin ! Il mérite une bonne correction, n’est-ce pas ? Vous et moi, monsieur ? Nous pourrions lui en flanquer une dont il se rappellera, qu’en dites-vous ? »

Le silence s’est abattu, tandis que les yeux du Grand Méchant ne cessaient d’aller de Barney à Will.

« Lui aussi est partie prenante dans cette histoire, a-t-il poursuivi en me désignant. J’espère qu’il n’est pas de vos amis, monsieur. Ce garçon lui a remis un objet volé. Devant ce théâtre. Je l’ai vu. Il devrait rendre ce qui ne lui appartient pas. »

Will a jeté un coup d’œil au mioche, toujours perché là-haut, puis s’est adressé à la Princesse.

« Alors comme ça, il s’est enfui ? Un apprenti, prétend-il. Et un voleur. Ce qui fait de lui un apprenti voleur. Qu’en pensez-vous, madame ? C’est vrai qu’il ressemble à un tire-laine. Mais si c’est le cas, j’en conclus que puisque vous êtes son maître, vous-même, monsieur, êtes un voleur chevronné. » Il s’est avancé vers le Gros Lard, dont le souffle se faisait plus court. « Qu’est-ce que tu me conseilles, Bob ? Dois-je aller chercher la police pour qu’elle arrête ce garçon pour vol et son maître pour l’y avoir incité ? Ou bien je lui mets tout de suite mon poing dans la figure pour éviter aux poulets le déplacement ? Qu’en dites-vous, monsieur ? »

Et d’un geste soudain, il a frappé le Grand Méchant, envoyant valser sa canne noire à travers la scène avec fracas. C’était étonnant de voir Will Lovegrove en colère, et vous pouvez me croire qu’il l’était ! Le visage blême, ses yeux lançant des éclairs, il semblait avoir grandi de vingt centimètres, alors que le Gros Lard en était réduit à ramper après sa canne en crachant son venin.

« Vous ne vous rendez pas compte, monsieur, vous ne savez pas à qui vous parlez !

— Ah oui ? a lancé Will en marchant sur lui. On verra ça quand moi je vous aurai administré une bonne correction, monsieur ! »

Le Grand Méchant s’est retiré en jurant comme un charretier et en l’abreuvant de menaces.

Puis nous avons entendu claquer la porte du théâtre : il était parti.

Will ne se souciait plus que de la Princesse, qui, tout émue, tremblante, lui a dit qu’elle allait « parfaitement bien, merci, Mr Lovegrove », réussissant même à sourire quand mon bel ami s’est agenouillé devant elle et lui a pris la main. Barney, qui en un clin d’œil est redescendu avec une agilité de chat, s’est déclaré « en pleine forme, Princesse, pas d’embrouille ».

Quel étrange groupe nous aurions formé aux yeux d’un éventuel spectateur assis là en ce matin, au premier rang du Pavilion Theatre. Le superbe Will Lovegrove, sa longue chevelure bouclée et sa mise de comédien, le jeune Barney, sale et en haillons. La minuscule Princesse, fort élégante dans son ensemble vert sombre et son chapeau miniature juché sur sa tête d’oiseau. Et moi, Bob Chapman, vêtu de mon unique manteau (un peu usé aux coudes, mais qui me fera encore bien un hiver si j’y veille), en retrait, flanqué de Brutus et Néron, embrassant la scène comme s’il s’agissait d’une pièce de Trim.

Will a pris la situation en main sans poser aucune question (bien qu’il doive être rempli de curiosité !), insistant sur la nécessité de ramener la Princesse en toute hâte à l’Aquarium.

« Fais avancer le carosse de Madame, Chapman ! » s’est-il écrié.

C’est ainsi que nous sommes revenus à l’Aquarium en procession solennelle, Barney poussant le fauteuil de la Princesse, Will marchant à ses côtés, mes chiens et moi formant l’arrière-garde. Nous n’avons vu aucune trace du Grand Méchant, mais quand nous sommes arrivés, Mrs Gifford nous attendait dans le hall, l’air plus pincée et plus méchante que jamais, avant tout désireuse de nous rappeler à tous que la Princesse était délicate et ne devait pas « aller traîner dans les rues au petit matin ni être ballottée comme un sac de sucre ». Sur ce, elle l’a prise par la main, lui a fait traverser en vitesse la salle des mannequins de cire jusqu’à l’escalier de service, et a annoncé avec une sécheresse qui m’a fait grincer des dents que la « Princesse Poucette va se reposer dans la journée, mais qu’elle travaillera ce soir comme d’habitude, pour ne pas manquer à son public dévoué ni trahir le respect qu’il lui témoigne ».

C’est ça, ai-je songé avec amertume, sans oublier les pièces de six pence qu’ils te donnent en échange de faveurs particulières, ce qui ne m’étonnerait guère.

J’ai vite installé ma petite salle et, les mains tremblantes, le front en sueur, j’ai préparé ma première théière de la journée. À l’instant où la bouilloire se mettait à chanter, la porte s’est ouverte, et mes compagnons se sont redressés, prêts à accueillir les spectateurs. Mais Néron a passé la tête derrière le paravent et s’est mis à remuer la queue, ce qui signifiait que les nouveaux venus étaient des amis. Ils étaient deux. Will et Barney, ce dernier la figure débarbouillée, grâce à la Princesse, et vêtu d’une chemise et d’un pantalon propres, grâce aux mannequins de cire, d’où cet air de sortir d’un siècle passé. Nous nous sommes installés confortablement dans ma loge, et j’ai rajouté deux cuillerées de thé dans la théière. Will paraissait songeur.

« Voilà un sacré panier de crabes, Bob, et le jeune Barney est tombé en plein dedans. D’après ce qu’il m’a dit, et les détails que la Princesse nous a fournis, il me paraît clair que Barney est victime d’un malentendu, a expliqué Will en posant une main amicale sur mon bras. Quant à toi, mon ami, tu t’es aussi retrouvé englué dedans. »

Le garçon a hoché la tête en frottant son œil déjà rouge.

« Si je comprends bien, l’histoire est la suivante. Le papa de Barney montrait un kinétoscope. Ensemble, ils parcouraient le pays, de foire en foire, et c’est là qu’ils ont rencontré notre petite fée et son géant, la Princesse Poucette et Herr Swann. Ils sont venus à Londres faire fortune mais, comme pour beaucoup d’autres, les choses n’ont pas été si faciles. Chaque fois que le père de Barney s’installait quelque part, on venait le déloger. Il a dû payer un emplacement, puis graisser la patte à des brutes pour pouvoir y rester. Il avait un garçon à élever mais pas assez de sous qui rentraient.

— Son kinétoscope, c’était bien, a commenté le mioche de sa voix flûtée. On montrait la bataille de Trafalgar, et la mer Rouge qui s’ouvre, avec les plus belles images qu’on peut trouver.

— Mais un jour, tout le matériel a été mis en pièces par une bande de soûlards. Comment George Kevill pouvait-il gagner sa vie après ça ?

— Il est allé voir la Princesse ! a lancé Barney en souriant. Je croyais qu’elle vivait avec la reine, mais papa m’a dit qu’elle avait sa propre maison en dehors du palais. Il l’appelait notre Princesse des Fées, qui a sauvé notre peau et mis du pain sur notre table. Elle a donné de l’argent à papa pour qu’il achète du matériel photographique pas trop cher. Elle lui a permis de se procurer les machines, les plaques et un stock d’images. Mon papa a dit : “Barney, fiston, c’est peut-être le commencement de la fortune ! À la Noël, nous serons aussi riches que la reine, et deux fois plus heureux qu’elle !” »

Le silence est tombé comme une pierre. Le garçon s’est frotté les yeux encore plus fort, Will s’est détourné pour gratouiller les oreilles de Néron. Puis, en regardant à demi l’enfant, il s’est éclairci la gorge.

« J’imagine que dès que ton père s’est mis à gagner des picaillons avec son installation photographique, quelqu’un a voulu une part du gâteau. Ou peut-être a-t-il découvert qu’il devait de l’argent à quelqu’un. »

Barney a hoché la tête.

« Le Grand Méchant. Et puis un oncle.

— Peut-être que le Grand Méchant a proposé un marché à ton papa ? “Fais ça pour moi et je dirai à ton créancier de revoir ta dette.” Ton père ne pouvait rien faire. Il a dû accepter, même si cela ne lui plaisait pas. Mais il devait s’occuper de toi, n’avait pas assez d’argent, et Londres est une ville corrompue. »

Tout était calme à l’Aquarium, on entendait seulement le bruit des animaux de la ménagerie, des murmures et des bruits de pas à l’étage du dessous, dans le musée de cire.

« Mon père était pas un voleur, a fait soudain Barney. Et c’était pas un meurtrier, comme a dit le juge.

— Je te crois, a répondu Will. Mais il a déplu à quelqu’un, car ils ne l’ont pas raté. » Il a froncé les sourcils. « Que voulait le Grand Méchant ? Un paquet ? Comme celui que tu as remis à Bob et que j’ai donné à Trim ? Dieu du ciel, il n’y avait pas de billets à l’intérieur, n’est-ce pas ? Ni de pièces ? »

Le garçon a secoué la tête.

« C’était juste le paquet que votre ami a laissé tomber quand il a trébuché sur moi. Rien d’autre que du papier, c’est pour ça que je l’ai rapporté. » Il m’a adressé un pauvre sourire. « Je vous ai aperçu, avec Mr Trimmer, en sortant du théâtre. Et au Cheshire Cheese. Et je vous ai vu parler avec Mr Lovegrove, alors j’ai pensé que vous étiez tous des amis. »

Will a tapoté la tête de Néron d’un geste affectueux, puis il m’a regardé en levant les sourcils.

« Barney, rappelle-moi comment Mr Trimmer a trébuché sur toi.

— J’étais pressé, là. À cause du Grand Méchant. C’était le matin où mon papa a été… vous savez. Il est venu me voir, il a dit qu’il voulait les photographies, et que si je lui donnais pas, il allait me… voilà ce qu’il me ferait. » L’enfant s’est mordu la lèvre. « Il a dit que je pouvais garder l’argent que mon père avait volé. Il voulait que les photographies. Mais mon père, il a jamais rien volé.

— Bien sûr que non. Mais ces photographies ? Tu es certain de ne pas savoir où elles sont ? »

Barney a haussé les épaules.

« J’ai jamais rien vu.

— Peut-être les a-t-il confiées à un ami ?

— Un ami ! s’est écrié l’enfant avec hargne. Tu parles d’un ami ! Il devait écrire à la reine à propos de mon père pour qu’elle le fasse libérer, mais il l’a jamais fait. »

Will a souri.

« Parfois, les amis ne sont pas tels qu’ils devraient être, n’est-ce pas ? » Il a pris un air songeur. « Peut-être que ton père a donné à cet ami les photographies, ou l’argent. Ou je ne sais quel objet que veut récupérer le Grand Méchant. »

Barney a haussé les épaules.

« Peut-être qu’il a conservé ces photographies dans son magasin ? Où était-ce ?

— Je sais pas.

— Tu en es sûr ? »

Barney a froncé les sourcils, irrité.

« Et vous, pourquoi vous voulez savoir ? Vous êtes aussi méchant que l’autre, avec vos questions sur mon papa. Je vais le crever, vous m’entendez ! » a-t-il murmuré. Puis, en nous toisant d’un air rebelle : « J’ai promis à papa que je le ferais.

— Tu as raison, a fait Will avec solennité. Trop de questions. Ma mère me disait toujours que la curiosité est un vilain défaut, et que j’étais beaucoup trop curieux pour mon bien comme pour celui des autres. Mais dis-moi une dernière chose. Est-ce que la boutique de ton père est encore là ? Où était-elle ?

— C’est fini, les questions ! s’est écrié le garçon en appuyant ses poings contre ses yeux et en grinçant des dents. J’en sais rien ! J’en sais rien ! »

Will l’a entouré de son bras musclé tandis que Brutus le poussait du museau. Pendant ce temps, je m’occupais du thé et, bientôt, tout a été prêt. C’est alors que j’ai découvert que je n’avais plus de lait. (J’aime le thé au lait, et je ne peux plus le boire nature.) Le crémier se trouvait à deux pas de l’Aquarium, quatre portes plus loin.

Je suis donc parti en chercher, avec mon petit pot, mais je ne suis pas revenu aussi vite que je l’escomptais.