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L’Aquarium, la veille de Noël –
 Princesse Poucette et Bottes Noires

Aucun roman de Trim n’aurait pu contenir les drames qui se sont succédé après que nous nous sommes sortis in extremis de la librairie, car cela ne s’est pas limité à l’effondrement de deux maisons sur Fish Lane. Une autre, en passe d’être démolie, s’est écroulée toute seule ensuite, avec quarante forçats et leurs familles endormis à l’intérieur. La quantité de briques et de pierres empêchait qu’on puisse tous les secourir, et leurs appels à l’aide, leurs gémissements, comme l’ont écrit les journaux, étaient « bouleversants ». D’autres failles se sont ouvertes dans la rue, l’une après l’autre, au moment où l’église sonnait onze heures. Les religieux ont dit que c’était la fin du monde. En une semaine, Fish Lane s’est vidée de ses habitants, et bientôt, c’est devenu l’une de ces rues, comme on en voit tant de nos jours, que hantent les sans-abri désespérés qui, au cœur de l’hiver, iront dormir n’importe où du moment qu’ils ont un toit sur leur tête.

Enfin, le feu s’est déclaré dans les ruines de la boutique de Pilgrim, il s’est propagé au théâtre voisin et tout a été réduit en cendres. Personne n’a tenté d’éteindre le sinistre, ni même de sauver quoi que ce soit. S’il s’était étendu à la rue tout entière, je crois que nul ne s’en serait soucié. Nous passons des heures à en discuter après le travail, à l’Aquarium ou au Cheese, dans notre petit coin. Will est convaincu qu’il s’agit d’un incendie volontaire.

« J’ai discuté avec le patron du Wretched Fly, et il jure avoir vu une bande de voyous dans les parages le soir où le feu a pris. C’est bien le genre du Grand Méchant de s’assurer que personne ne puisse retrouver les… preuves. »

Il ne parvenait pas à prononcer ces mots : les cadavres des enfants assassinés, enterrés dans la cave de Pilgrim. Nous avions dit au sergent Bliss qu’il les trouverait là, nous voulions que les parents sachent ce qu’il était advenu de leurs petits, pour que leur disparition ne les tourmente plus. Peut-être pourrait-on procéder à une fouille du sous-sol. Hélas, les ruines de la boutique étaient dangereuses, même avant le sinistre, et nous savions qu’il ne risquerait pas la vie de ses hommes pour récupérer des corps d’enfants morts. Pourtant, nous espérions que les monstres responsables de ces crimes seraient traduits devant la justice, et nous parcourions les journaux à la recherche d’un article rapportant une arrestation ou une présentation au tribunal. Mais après nous avoir entendus, le sergent Bliss n’a donné aucune nouvelle. Il avait d’autres soucis, plus urgents. Une jeune femme avait été tuée dans l’arrière-cour d’un cabaret de Whitechapel, et l’on craignait que l’assassin ne se livre à un massacre. De plus, a dit Will en se tapotant le nez, il y avait peut-être des gens qui voulaient étouffer l’affaire. Des messieurs qui avaient fréquenté Fish Lane et préféraient prendre leurs distances.

Ainsi donc, nous avons attendu en espérant, mais les semaines ont passé et nous étions toujours aussi mal à l’aise. L’ombre du Grand Méchant continuait de s’étendre sur Londres.

C’était la veille de Noël. Nous étions invités, Will Lovegrove, Trimmer et moi, à l’Aquarium pour « ouvrir la saison des fêtes ». Après nos récentes aventures et ces lugubres soirées passées à les ressasser, la perspective d’aller rendre un hommage saisonnier à la Princesse, Herr Swann et Moses Dann (s’il était, comme disait Will, « debout sur ses os ») n’était pas déplaisante. Nous étions un peu éméchés (nous avions déjà profité de l’hospitalité du Two Nuns et du Yorkshire Grey) en allant par les rues verglacées, accompagnés par une version enlevée de The Mistletoe Bough, que Will chantait tout en s’interrompant à intervalles réguliers pour saluer une jeune beauté d’un « Joyeux Noël ! », voire, s’il y parvenait, l’embrasser sur la joue. Après avoir évité de justesse tout incident, nous nous sommes précipités à l’Aquarium, pénétrant dans le hall où Mr Abrahams avait absolument voulu dresser un sapin de Noël (bien qu’il soit israélite) orné de friandises et de chandelles dans des bougeoirs fantaisie. Je me suis empressé de tirer le verrou : chaque fois que cette porte s’ouvrait, un courant d’air venant de la rue allait éteindre les chandelles, et j’avais passé ma journée à les rallumer !

Nous avons fait halte pour admirer l’arbre, et Trim n’a pu s’empêcher de voler un sucre d’orge rayé de rose sur une branche élevée, le croquant tout en grimpant les marches du grand escalier jusqu’au salon du premier étage. Voici la compagnie qui nous attendait : la Princesse sur son trône, Herr Swann d’un côté, Barney de l’autre, et Moses Dann enveloppé dans une couverture orientale pour se prémunir du froid. Il y avait également là des nouveaux, le Professeur Long et ses deux filles, qui faisaient des démonstrations de force, La Milano, une dame dont la profession consistait à imiter les statues grecques en restant immobile pendant des heures, et le Colonel Buxton, grand soldat habile à l’épée. Même Mrs Gifford était présente, le regard dur et la lèvre pincée. Conn, un verre à la main (le Nocturne était déjà au travail), a été rejoint par Alf Pikemartin, qui est arrivé quelques minutes après nous en titubant. Mr Abrahams présidait une table couverte de verres de punch, de gâteaux, de douceurs, dont chacun pouvait se régaler. Enfin, Em, radieuse, n’ayant d’yeux que pour Will, qui est allé droit vers elle, lui a pris le bras et a commencé à déambuler avec elle à travers le salon, comme par un dimanche après-midi à Hyde Park. La fête avait déjà commencé, Herr Swann jouait au piano l’une de ses nouvelles polkas, La Milano en enseignait les pas au Colonel Buxton, et tout le monde riait, applaudissait, de fort bonne humeur.

Un étranger qui aurait ouvert la porte se serait sûrement émerveillé de cette incroyable scène. Partout, un brasier de lumière, même dans les alcôves d’habitude les plus sombres. Sur chaque meuble, des chandeliers, et sur chaque rebord de fenêtre, des lanternes. Certes, les curiosités exposées ainsi éclairées perdaient de leur éclat : la momie égyptienne dans sa vitrine apparaissait craquelée, écaillée, même le squelette d’oiseau géant acquis depuis peu, suspendu au plafond par des cordes et des câbles, semblait moins monstrueux. Quant à mes amis, soumis aux feux de cette lumière crue, ils se révélaient sous leur vrai jour, pour ainsi dire. Beaucoup paraissaient las, les yeux cernés, et sur leurs visages hagards, dans leurs mouvements douloureux, leur joie semblait forcée. La petite Princesse, en particulier, avait l’air bien frêle, le teint cireux, et elle avait beau afficher sa gaieté, je l’observais qui fronçait les sourcils, paraissait soucieuse, distraite, et tirait sans arrêt sur son manchon. Moi aussi, peut-être, montrais-je de l’inquiétude aux yeux de qui aurait bien voulu me prêter attention. J’avais beau faire tout mon possible pour combattre la mélancolie, pour rire, boire, être en joie, j’avais le cœur vide, et toutes ces réjouissances me semblaient déplacées. Je songeais à Pikemartin et au Grand Méchant, et je le regardais, la main tremblante tandis qu’il buvait en contemplant sa fille au bras de Will. La bouche de Mrs Gifford était tellement serrée qu’elle s’effaçait presque, tandis qu’elle tripotait ses gants. Même le sourire de Mr Abrahams paraissait forcé, et sa jovialité feinte.

Je n’étais décidément pas d’humeur à faire la fête et j’ai décidé de m’en aller. Je me suis promptement faufilé sans bruit à travers le salon, longeant les tableaux de papillons accrochés au mur et les chatons empaillés qui jouaient à cache-cache parmi les fleurs séchées. En arrivant sur le palier, la porte refermée derrière moi, le silence m’a enveloppé. À vrai dire, l’Aquarium n’est jamais vraiment silencieux. Les bruits de la ménagerie descendaient par la cage d’escalier, et ceux de la rue montaient du hall. L’escalier lui-même craquait, grondait. Je l’ai si souvent emprunté, traînant mon ombre derrière moi, que j’en connais intimement chaque marche : celle qui gémit, celle qui n’est pas plane, celle qui a un trou, un clou protubérant ; et puis la rampe fendue, la partie qui gronde et grince près de l’étagère où est posée la petite maison en coquillages. Je connais chaque pouce de cet escalier, depuis les lambris vernis qui le bordent jusqu’aux pilastres lisses et aux barreaux sculptés.

Jusqu’au deuxième étage, il est plutôt majestueux. Il menait autrefois, m’a expliqué Mr Abrahams, aux salons d’apparat, car les propriétaires cherchaient à impressionner leurs clients potentiels – mais je n’ai jamais su quelle marchandise ils stockaient ou vendaient. Peut-être ces grandes salles accueillaient-elles jadis de superbes tapis, des meubles d’Orient, de la porcelaine, ou des statues. En effet, au premier étage se trouve un superbe miroir, de presque trois mètres de hauteur, dans un cadre doré, sculpté de grappes de raisin et autres fruits. Mais quand on arrive là seul, dans la faible lumière d’un après-midi d’hiver, quand on aperçoit son buste dans cette glace, émergeant de l’escalier… il y a longtemps que j’ai appris à presser le pas. En montant au deuxième, je me hâte aussi en passant devant l’étrange portrait de cette dame mélancolique, qui de temps à autre verse de vraies larmes. Dessous est écrite cette légende, de la main de Mr Abrahams, j’imagine : « Portrait d’une femme qui pleure, vers 1423, Allemagne. Son chagrin est dû à la disparition de sa fille unique, enlevée, suppose-t-on, par des gitans. Le jour de sa fête, des larmes salées perlent sur la toile et coulent jusque dans la coupe qu’elle tient entre ses mains. »

Je me suis arrêté et j’ai levé les yeux vers les ténèbres vertigineuses de l’escalier. J’ai songé combien il serait facile de me jeter dans l’oubli depuis ce palier. Je pourrais grimper sur la balustrade, fermer les yeux et attendre le froid contact avec le sol de marbre. Ou me procurer une des cordes de Mr Calcraft, l’attacher à la colonne, faire un nœud coulant et me le passer autour du cou. J’y ai déjà songé. Bien des fois.

Je frissonnais, aussi je me suis engoncé dans mon manteau, puis j’ai ouvert la porte donnant dans la salle. Elle était faiblement éclairée par des becs de gaz ainsi que par la Flamme éternelle, nouvelle venue, qui dansait, frémissait sous les vents coulis. Ma petite estrade, mon paravent, mes boîtes, mes balles, mes œufs et même mon pot à lait, tout avait disparu, je les avais emballés dans une caisse à thé, un beau jour, sous l’œil compatissant de Mr Abrahams, puis Pikemartin avait transporté le tout dans une pièce voisine, « Jusqu’à ce que vous en ayez à nouveau besoin, Bob », m’a dit notre bon patron en me tapotant le bras. Mais jamais cela ne se produira. Un jour, dans plusieurs années, j’imagine, quelqu’un découvrira mes affaires, lira l’écriteau peint en se demandant qui étaient Brutus, Néron, et leur maître, Bob Chapman, et pourquoi les œufs de faïence et les liasses de lettres sont rangés avec tant de soin dans cette boîte à thé, puis la personne haussera les épaules et mettra tout au feu. Alors je voulais jeter un coup d’œil à tout ça, peut-être pour la dernière fois, je désirais revoir l’endroit où j’avais travaillé, ma petite loge, car je pensais de plus en plus à Titus Strong, en me demandant s’il me prendrait quand même, avec ou sans charrette, comme simple laboureur. Avec Pilgrim, peut-être.

Mon coin avait été réaménagé et, à la place de ma loge, il y avait désormais une vitrine pleine de chouettes empaillées et un énorme cabinet de bois noir incrusté de nacre, peint d’étranges signes et symboles : le cabinet de magie du Dr Dee. Accroché au mur, à la place de mon portrait de la reine, un petit panneau de la main de Mr Abrahams : « Exposition temporaire. » Je me suis soudain aperçu que je ne me rappelais pas avoir rangé le portrait dans la caisse à thé avec mes autres affaires, aussi je me suis penché pour voir s’il n’aurait pas glissé derrière la vitrine aux chouettes. En effet, il était bien là, coincé entre le cabinet de magie et le mur. Le récupérer ne s’annonçait pas facile, mais j’étais déterminé à le reprendre et j’ai tenté de me glisser derrière la large vitrine, qui présentait le meilleur de l’art des taxidermistes, quand j’ai entendu grincer les marches, puis quelqu’un ouvrir la porte palière. Songeant que ce devait être Trim ou Will qui venait me chercher – ils envisageaient d’aller souper plus tard au Cheese –, j’ai souri et j’ai songé à rester caché là pour leur faire une farce !

Cependant je voulais d’abord mettre la main sur le portrait, mais j’ai eu beau me démener, je ne parvenais pas à l’atteindre. J’ai vu alors autre chose : l’un des œufs de Néron, couvert de poussière et de toiles d’araignée. Je devais aussi le récupérer. Je suis resté accroupi et j’ai appuyé l’épaule contre le cabinet pour le déplacer, mais il était solide et très lourd : il me fallait de l’aide. J’allais me relever pour appeler mes amis quand je me suis arrêté net : j’ai soudain réalisé que ce bruit de pas nonchalant était celui d’une personne qui s’arrête pour regarder les vitrines et autres curiosités exposées. Il s’agissait d’un visiteur, peu familier de l’Aquarium. Pas de l’un d’entre nous. J’ai passé la tête de l’autre côté du cabinet. Mais l’inconnu s’était avancé dans la pièce et, dans l’ombre, je ne le voyais pas. Alors, je me suis penché et, sous la table où étaient disposées les épées de cérémonie et les dagues, tout autour de la Flamme éternelle, j’ai aperçu des bottes noires, une canne à l’extrémité d’argent et un long pardessus noir d’excellente facture, dont le bas semblait mouillé – mais pas trempé comme s’il avait marché dans la neige. Non, ce n’était pas le manteau de quelqu’un qui serait allé par les rues, même sur une courte distance. C’était plutôt celui d’un homme qui arrive en voiture et n’a que deux pas à faire avant d’entrer.

S’il s’agissait d’un visiteur, ai-je réfléchi, alors il avait dû passer par-derrière, car j’avais tiré le verrou de la porte principale derrière moi. J’ai retenu mon souffle. Le danger planait dans l’air, mais je ne pouvais m’en aller sans attirer l’attention.

Puis j’ai entendu de nouveaux bruits de pas, légers, rapides – à nuls autres pareils. Sous la table est apparue une paire de souliers miniatures, lacés de rubans roses.

« Je ne peux pas rester longtemps ici, a dit la Princesse d’un ton étrangement sec. Mes amis m’attendent.

— J’espère conclure notre affaire promptement, a répondu l’autre d’une voix grave et raffinée que je ne connaissais pas.

— C’est très simple. Je veux mon argent. Le Grand Méchant a dit… eh bien, c’est à vous que je dois m’adresser. »

Silence. Le gentleman tapotait le sol, du bout de sa botte noire.

« George Kevill a dû laisser un joli paquet et je veux ma part. »

Silence, de nouveau, jusqu’à ce que la Princesse pousse un soupir d’irritation.

« Il doit bien y avoir quelque chose. Depuis le temps que l’affaire tourne. J’ai acheté les machines et George faisait les photographies.

— Bien sûr. C’était un investissement. Une association.

— C’est ça. »

Où était passé son accent étranger ? Ses mots d’italien ?

« Et vous aviez toute confiance en George Kevill, naturellement ?

— George Kevill était quelqu’un de bien. On avait un accord. On devait partager les bénéfices.

— Bien entendu. Georgie faisait de jolies photographies de petits enfants jouant à cache-cache et…

— Non, a-t-elle coupé. Il faisait des portraits de messieurs dans son studio. Il travaillait sur les foires, et quand la saison était finie, dans son studio. C’est moi qui payais le loyer. »

Bottes Noires a éclaté de rire.

« Quelle surprise, Princesse ! Je l’ignorais. Un studio de photographie, dites-vous ? Pour messieurs respectables ? Avec un décor comme il faut, je présume, tel que des fougères ?

— Mais oui, bien sûr. Ce n’était pas du travail de sagouin, mais des portraits de bonne qualité, artistiques, on s’était mis d’accord là-dessus au départ. Parfois, les messieurs venaient récupérer leurs photographies à l’Aquarium.

— En effet. Et ces gentlemen, ils payaient Georgie, n’est-ce pas ?

— Oui, c’était notre accord. L’argent d’abord. George disait qu’on ne peut faire confiance à personne. Pas même aux gentlemen.

— Et il avait ô combien raison, Princesse. »

Je crois que Bottes Noires se moquait d’elle.

« Parfois, c’est moi qui recevais ces messieurs. Quand Pikemartin et Gifford étaient occupés. Ils étaient très gentils, attentionnés. Ils me remerciaient, même, de donner de mon temps, de délaisser mon public. »

Bottes Noires s’est retourné, a fait quelques pas dans la salle. J’ai senti à nouveau le danger sonner dans son rire.

« Vous voyiez donc ces gentlemen ? Et les photographies ? Les œuvres artistiques de George ?

— Non. Elles étaient empaquetées, étiquetées, scellées. Vous savez que George les apportait ici pour éviter à ses clients d’aller jusqu’au studio ?

— Naturellement. Et vous n’étiez pas curieuse ? Vous n’avez jamais voulu voir ce que contenaient ces paquets ?

— Non, pourquoi ? Des portraits en studio. Des commerçants avec leur marchandise.

— Leur marchandise, oui, bien sûr.

— Peu importe. Je veux juste récupérer mon argent à présent que George a… disparu… et le Grand Méchant… Gifford dit qu’il a disparu, lui aussi. Qu’il est parti. Barney peut avoir le reste. C’est le fils de George, et moi, je ne suis que son associée.

— Bien entendu. Mais j’ai moi aussi des intérêts dans l’affaire.

— Ah ? Vous n’avez qu’à garder les machines. Ou les vendre.

— Tout a brûlé dans l’incendie, Princesse. Vous l’ignoriez ? »

J’étais toujours accroupi, mes jambes comprimées m’élançaient, mais je ne pouvais bouger sans crainte de faire du bruit. Et puis je devais écouter jusqu’au bout.

« Il n’y a pas d’argent.

— Vous vous trompez. Et je ne suis pas sotte. George faisait de gros profits. Il me l’a dit, aussi.

— En revanche, il ne vous a pas dit qu’il dépensait l’argent aussi vite qu’il le gagnait.

— Mais non, il faisait des économies.

— Il a en effet amassé une petite fortune, Princesse. Il piégeait ses clients riches et respectables, et il vous a escroquée, vous aussi. Tout comme moi.

— C’est faux, a-t-elle murmuré d’une voix à peine audible.

— Nous avons tous les deux été dupés, ma chère. Vous devez être fort choquée.

— Je ne vous crois pas. Je pense que… que vous voulez tout garder pour vous.

— Seulement ce qu’il me devait – ce qui correspond, je le crains, à tout l’argent qu’on pourrait encore récupérer. Il n’y a pas de magot, Princesse. Navré. Ce misérable a trop joué aux courses, et il a tout perdu aux cartes. Sans oublier les combats de chiens. Il a tout flambé et s’est endetté. Auprès de moi. »

Je contemplais les minuscules souliers roses, dont les lacets étaient défaits.

« Ensuite, il a tenté de m’escroquer.

— George et moi, a-t-elle repris d’un filet de voix tremblante, nous avions un accord. Il savait que je voulais rentrer chez moi, en Italie.

— Chère amie ! Comme vous devez être déçue !

— Vous savez, je vais mourir. Dans ce froid, dans cette ville. Tout ça me tue à petit feu. J’ai besoin de chaleur, de soleil. George m’avait promis que nous aurions assez d’argent pour que je retourne en Italie. Je crois que vous essayez de m’avoir ! s’est-elle soudain écriée. C’est vous qui mentez ! Vous avez volé mon argent ! »

Elle a tapé du pied. Il s’est approché. Il a fait deux pas pour venir se planter devant elle. Le bout de ses bottes noires frôlait les minuscules souliers roses. Puis il s’est accroupi, et son manteau s’est déployé autour de lui.

« Écoutez-moi, je vais vous dire la vérité. George Kevill était un escroc. Il vous a dupée. Il a pris votre argent en feignant de l’investir. Tout comme vous feignez, vous, d’être une princesse italienne. En réalité, vous vous appelez Aily O’Dwyer. Votre père était Tommy O’Dwyer, né en Irlande. Votre mère était une vulgaire gitane, sortie de nulle part.

— C’est faux, a soufflé la Princesse.

— Votre père vous a vendue à un bonimenteur de Dublin quand vous étiez bébé. Il voulait se débarrasser de vous. Il aurait pu vous déposer à la porte d’une église. Ou vous jeter dans une tourbière. Mais il a compris qu’il pouvait gagner quelques pence ainsi, aussi vous a-t-il vendue à un forain, qui à son tour vous a vendue à un autre pour en tirer un bénéfice. Et ainsi de suite. Un Allemand et un Italien vous ont aussi achetée. Vous avez une bonne oreille, Princesse. Vous avez acquis des rudiments de leurs langues.

— C’est faux, c’est faux, a protesté faiblement la Princesse. Mon père m’aimait.

— Vous avez enfin été vendue à George Kevill, et parce qu’il ne vous maltraitait pas, vous éprouviez de la reconnaissance à son endroit. Il était bon, pour un forain, il vous a amenée à Londres et trouvé une place à l’Aquarium. Combien ce saint homme qu’est Mr Abrahams a-t-il payé pour vous ? Assez pour financer les paris de Kevill pendant une semaine ? Ensuite il a eu à nouveau besoin d’argent, s’est tourné vers vous, et vous l’avez aidé. Il vous a dit que la photographie pouvait rapporter gros. »

La Flamme éternelle s’est mise à crachoter.

« Vous vous trompez », a-t-elle dit.

Je crois qu’elle pleurait.

« Il suffit ! a déclaré Bottes Noires en se relevant. Tout cela est fort banal, ma chère. À présent, si nous en avons terminé, d’autres affaires m’attendent.

— Ah, a fait la Princesse, d’autres photographies.

— Pas du tout. J’envisage une aventure philanthropique destinée à aider des jeunes femmes qui par malchance se retrouvent grosses. J’ai acquis une maison sur Holywell Street où les accueillir durant la période nécessaire. Votre Mrs Gifford m’a offert ses services en tant que dame de compagnie. Elle a même découvert une personne qui pourrait faire l’objet de… ma charité. »

J’ai bougé un peu pour mieux voir, en particulier son visage.

Je l’ai scruté de toutes mes forces, afin que ses traits se gravent dans mes yeux comme sur la plaque d’un photographe.

C’était l’homme que j’avais vu sur les clichés trouvés dans l’alcôve de Pilgrim. Cinq images, enveloppées dans la lettre de George Kevill.

Bottes Noires se préparait à partir. Je ne l’ai pas vu, mais je crois qu’il a remis ses gants et repris sa canne. Il a murmuré : « Princesse », en guise d’adieu, et il a traversé la salle d’un pas souple. Quand elle a crié, il s’est retourné, et je me suis relevé d’un seul coup, bousculant la vitrine aux chouettes. J’ai vu alors la silhouette minuscule de la petite femme, le visage défiguré par la rage, montrant les dents, et dans sa main levée, un stylet. Puis elle s’est précipitée sur lui tel un chat sauvage. L’arme s’est enfoncée dans la cuisse de l’homme, juste au-dessus du genou. Il a hurlé de douleur et, d’un revers de main, l’a expédiée à terre. Il vacillait en se tenant la jambe quand, renversant le cabinet, j’ai bondi sur la table et empoigné l’épée la plus longue.

Cela aurait dû marcher. Dans une des pièces de Trim comme on en joue au Pavilion, le pauvre bougre, faible et opprimé, se serait fait redresseur de torts dans le feu et le sang. Le glaive m’aurait sauté dans la main et, comme si c’était naturel, j’aurais su m’en servir. Hélas, je n’ai pas pu le faire bouger, car toutes les armes étaient bien fixées à la table au moyen de chaînes et de cadenas, et mes efforts n’ont servi qu’à remuer la poussière et faire frémir un peu plus la Flamme éternelle dans son vase de fer !

Une fois revenu de sa surprise, tenant toujours sa jambe où fleurissait une tache de sang, Bottes Noires a éclaté de rire.

« Qui est-ce donc là, Princesse ? Le Dr Dee ? A-t-il passé trois siècles enfermé dans cette armoire sombre ? Pas étonnant qu’il ait perdu sa langue ! »

De sa canne, il m’a flanqué un coup dans les jambes et j’ai glissé de la table pour atterrir rudement sur le sol. Quand j’ai relevé les yeux, il se tenait au-dessus de moi. J’ai fait un pas en arrière tout en cherchant un objet pour me défendre. Le héros de Will, Redland Strongarm, n’aurait pas reculé, lui. Il aurait tiré son épée et lutté jusqu’à ce qu’il terrasse le méchant ! Ensuite, il se serait écrié : « Justice est faite ! » ou encore « Victoire ! », il aurait serré Susan Goodchild contre lui et le public l’aurait acclamé !

Mais le théâtre est un univers factice, comme le dit Will, et il n’est jamais ce qu’il paraît être. Il n’y a pas de héros sur scène, seulement des comédiens en costume, maquillés au bouchon brûlé, qui prononcent de belles paroles. Ils sont tels que nous voulont qu’ils soient. Je n’étais pas Redland Strongarm. Bottes Noires était plus grand, plus fort, je n’étais pas de taille. J’ai jeté un nouveau coup d’œil et je me suis précipité en vain sur les épées d’apparat. Au moment où l’autre fondait sur moi, l’une d’elles s’est détachée. J’ai échappé en vacillant à mon adversaire qui, maladroit, a accroché la lampe qui contenait la Flamme éternelle. Elle s’est renversée avec fracas et l’huile s’est répandue tout autour. La flamme a frémi, s’est mise à danser dans le courant d’air, puis elle a repris vie et, comme si elle avait soudain un but, s’est propagée à travers la mare d’huile telle une vague bleu et or. Bottes Noires s’est retiré en boitant ; arrivé à la porte, il s’est retourné vers la Princesse, qui s’était relevée et, sa dague en main, se précipitait à nouveau vers lui. Hélas, le bas de sa robe a frôlé l’huile en flammes et la fine étoffe a aussitôt pris feu. Quand elle s’en est aperçue, la Princesse a essayé de l’éteindre en bougeant en tous sens, ne faisant hélas qu’attiser le feu. Très vite, sa chevelure a été gagnée par les flammes et, prise de panique, elle s’est mise à courir partout en hurlant tandis que la flambée jaune l’enveloppait peu à peu. Elle a alors tenté d’arracher sa robe, ses cheveux, en poussant de terribles cris, mais quand je l’ai enfin saisie pour l’enrouler dans mon pardessus, la serrant contre moi pour étouffer les flammes, j’ai su qu’elle était perdue.

Bottes Noires s’est précipité dans les escaliers. J’ai entendu les marches qui grinçaient, celle qui était démise, j’ai même compris qu’il avait trébuché sur le clou qui dépassait d’une autre. J’ai perçu le bruit de ses talons sur le sol de marbre, le verrou qu’il tirait, puis la porte qui claquait. Tout autour de moi, l’huile continuait de brûler, aussi, la Princesse dans les bras, j’ai franchi les flammes pour me réfugier sur le palier. L’incendie s’étendait à présent à la table et au tapis d’Orient. Avant longtemps, c’est tout l’Aquarium qui serait en feu.

Je la serrais contre moi et j’ai bien cru qu’elle était morte car il s’est passé plusieurs minutes avant qu’elle n’ouvre les yeux, et plusieurs autres encore avant qu’elle ne prononce un mot.

« J’ai un service à te demander, Bob Chapman. »

Sa peau, sèche comme un parchemin, était racornie, pleine de cloques, et ses beaux cheveux carbonisés. Elle a été secouée d’un spasme et la douleur lui a arraché une grimace.

« Je ne crains pas la mort, a-t-elle soufflé avec difficulté, car à présent Notre-Dame m’ouvre ses bras et m’invite à ses côtés. Mais, Bob, quand je ne serai plus là, je t’en prie, fais en sorte que le prêtre m’enterre vite. Et ne dis à personne où je repose. »

Elle a toussé.

« Il y a des gens qui vont te proposer beaucoup d’argent en échange de mon corps. Ils te diront que c’est pour la science, pour que les docteurs puissent étudier les cas comme le mien. Ils mentiront. Ils voudront me faire bouillir pour dissoudre mes chairs, et ensuite mettre mes os dans une boîte pour les exposer dans des baraques en échange d’un penny ! »

Sa voix était sèche, cassée, son visage, une horrible masse brûlée.

« Jamais je n’aurai de repos, jamais je ne dormirai en paix. Je serai traînée de foire en foire, objet de curiosité jusque dans ma mort. Promets-moi, Bob, d’accomplir ce dernier vœu. Je t’en supplie ! »

Elle avait des larmes plein les yeux. Elle était à l’agonie, et elle avait raison d’avoir peur. J’ai vu dans les foires des squelettes de géants, de nains, de fées, et je sais que certains d’entre eux ont été obtenus par des moyens illicites. Quand Patrick Kelly, le géant irlandais, a su qu’il allait mourir, il a fait promettre à tout le monde de veiller à ce qu’il soit enterré dans le calme et la dignité, d’un seul tenant. Hélas, il n’était pas encore froid qu’on l’avait déjà vendu à un bonimenteur. On rapporte même qu’on a commencé à le dépecer avant qu’il n’ait expiré. Aussi j’ai promis en silence à la Princesse de m’assurer qu’elle serait inhumée dans le calme et le recueillement, puis je l’ai serrée plus fort contre moi et elle s’est assoupie.

J’étais assis sur le palier du deuxième étage, observant les flammes qui se propageaient autour de la salle, quand enfin Will est arrivé, suivi de Trim, Pikemartin et Conn, alors, voyant l’ampleur de l’incendie, ils se sont rués sans poser de question sur les seaux d’eau – six par palier, Mr Abrahams a toujours insisté sur ce point – et ont vite éteint le brasier. On a ensuite appelé Herr Swann qui, avec une expression de douleur si terrible que cela m’a brisé le cœur, a pris à son tour dans ses bras le pauvre petit corps de la Princesse, encore enveloppé dans mon pardessus, et l’a gardée ainsi jusqu’à ce qu’elle trépasse.

J’avais les mains brûlées, couvertes de cloques. Comme les bras et la poitrine.

Toutefois, la douleur était devenue ma compagne fidèle ces temps derniers, aussi n’y ai-je guère prêté attention quand Em m’a pansé en me disant, les larmes aux yeux, combien j’étais courageux.

*

La Princesse a été inhumée une semaine plus tard, au petit matin, dans un cimetière éloigné, par un prêtre catholique romain. Herr Swann et moi-même étions les seules personnes présentes. Il n’y avait pas de pierre tombale ni aucun indice qui puisse révéler l’emplacement de son corps.