Mon ami Trimmer
Je ne m’attendais pas à revoir le garçon, ni à en entendre parler. C’est vrai, quoi. Évidemment, à cause de lui j’ai été obligé de raccommoder mon pantalon, de nettoyer la boue dégoûtante qui l’imbibait, et quand nous sommes repassés par le terrain vague, la fois suivante, j’ai certes jeté un œil à l’excavation en me demandant s’il était tombé au fond et si son corps gisait encore là, sous un tas de briques, mais je ne me suis pas posé d’autre question. En fait, si je m’inquiétais, c’était pour moi et mes chiens, pour notre avenir, et tous mes moments de répit au cours des jours suivants, je les ai passés à envoyer des cartes et des lettres à des adresses précises (théâtres, spectacles en plein air, etc.) et à parcourir les colonnes de l’Era, pour garder un œil sur la concurrence. Il est un dénommé John Matthews que je considère comme mon plus grand rival : la presse fait souvent son éloge, ainsi que celle de son excellent chien, Devilshoof. Matthews est un homme très occupé qui a plus de cordes à son arc que moi car il fait aussi des numéros d’escrimeur. S’il ne trouve pas de travail avec son compagnon à quatre pattes dans les cirques ou les théâtres, il peut se faire embaucher pour des parades militaires. C’est un homme intelligent, aucun doute là-dessus. J’aimerais posséder ses nombreux talents.
Me maintenir à flot, en ces temps incertains, et mettre quelques sous de côté, c’est là ma constante inquiétude. J’invente sans cesse de nouveaux tours pour Brutus et Néron, de petites nouveautés faciles à apprendre, mais qui divertiront les spectateurs et les inciteront à revenir voir les Chiens Malins de Chapman. C’est une époque difficile. Mes deux amis apprennent vite, ils sont diligents à la tâche, maîtrisent leur rôle à la perfection au bout d’une heure de répétition dans la cour, pourtant je suis de plus en plus souvent épuisé après une journée sur scène, et je n’ai plus envie que d’une tasse de thé et de quelques pages d’une bonne histoire avant de répondre au doux appel de mon lit.
Un soir, quelques semaines après cet incident avec le mioche, Mrs Gifford, la gouvernante de l’Aquarium, m’est tombée dessus en agitant une lettre, alors que je rentrais chez moi. Je venais d’achever mon dernier tour de scène, j’avais vite rassemblé les chiens et j’étais déjà dans l’escalier, anticipant un souper dans ma chambre devant un bon petit feu, quand j’ai entendu des pas derrière moi, et cet appel : « Mr Chapman ! Un instant, s’il vous plaît ! » En général, je l’évite si je peux, et je préférerais contempler un mur plutôt que de croiser son regard. Mais après un coup d’œil à la note repliée qu’elle me tendait, je n’avais plus le choix. En lisant : « Pour Chapman, Aquarium, URGENT !!! À remettre en mains propres. URGENT !!! », j’ai compris aussitôt que cela venait de Trim. Dedans, cette simple instruction : « Rendez-vous au Cheshire Cheese. 11 heures pile. Urgent. T. » C’était inhabituel de sa part d’imposer un rendez-vous de telle manière, mais je n’avais pas l’intention de le laisser entendre à Mrs Gifford. J’ai lu le message une fois, puis deux, puis trois, en le tenant bien serré contre ma poitrine, ensuite je l’ai replié avec soin et rangé dans ma poche. J’aurais pu m’épargner ces précautions.
« J’espère ne pas être porteuse d’une mauvaise nouvelle, Mr Chapman », a dit Mrs Gifford qui ne m’a pas lâché d’une semelle tandis que je descendais les marches. J’aurais parié une semaine de ma paye qu’elle avait déjà lu cette note. Quand elle a ajouté : « Le Cheshire Cheese, ce n’est pas une taverne respectable, vous savez. En plus, ce soir, il y a des enchères dans la cour, alors ce sera bondé », là, tous les doutes ont été levés. (Un jour Trim a déclaré qu’elle affichait un culot à la française.) Puis elle a continué : « Faites bien attention, Mr Chapman. C’est un établissement qui attire les vide-goussets de tout poil, alors n’allez pas vous faire voler votre mouchoir, ni ces beaux chiens que vous avez là. »
Gifford se tenait sur l’avant-dernière marche du grand escalier de l’Aquarium, un trousseau de clefs à la main, l’air pincé comme s’il flottait une mauvaise odeur, et tout ça à cause de moi. Mes compagnons, qui attendaient en m’entourant, étaient immobiles comme des statues, pourtant, Néron émettait un grondement en sourdine, léger vrombissement de la gorge. Mais cela ne se voyait pas. Gifford ne semblait pas affectée, toutefois sa bouche n’était plus qu’une ligne fine. « Surveillez bien cet animal, Mr Chapman. Il pourrait devenir méchant, et vous ne voudriez pas que la police vienne le chercher pour l’abattre, n’est-ce pas ? Que feriez-vous, alors ? »
Nous sommes sortis en coup de vent et, bien que je ne me sois pas retourné, je mettrais ma main au feu qu’elle nous a suivis du regard jusqu’à ce que nous tournions à l’angle de la rue. Là-dessus, nous avons filé sans nous arrêter, même pas pour humer les tourtes qui sortaient du four de Mrs Quilter. Ce n’est qu’en entendant une clameur de voix et en apercevant une lueur rose dans la rue que nous avons ralenti, car nous approchions du Cheshire Cheese. Mrs Gifford ne s’était pas trompée en annonçant une vente aux enchères. Dans la vaste cour du Cheese (où avaient lieu régulièrement des spectacles de marionnettes et des représentations théâtrales) s’élevait une sorte de tente éclairée avec gaieté, pourvue d’une estrade et de chaises, bourrée à craquer de gens désireux de se séparer de leurs pence et shillings en échange d’une « belle pièce de bœuf » (même pas digne d’un chien), ou de « jolies montres et horloges » (incapables de donner l’heure), que Harris le Colporteur, comme tout le monde l’appelait, et sa cohorte d’assistants affranchis vendaient « en direct ».
Le Cheese était en tout point un établissement de bas étage. Il se trouvait à l’angle d’une rue mal fréquentée, dans un quartier mal famé. Le plafond y était si bas qu’il fallait se courber pour rallier sa table, sans quoi on se cognait la tête contre les poutres, vieilles et noueuses comme l’assortiment de bancs et de tables, qui auraient aussi bien pu provenir d’une salle à manger que d’une baraque foraine tant ils étaient mal assortis. L’endroit existe depuis fort longtemps, j’imagine, et Drinkwater, le patron, aime à fanfaronner en disant que Shakespeare et Jules César y sont passés et qu’ils ont même gravé leurs initiales sur la banquette en chêne. Il va même jusqu’à les montrer aux visiteurs, qui se sentent obligés de paraître impressionnés. Pourtant le Cheshire Cheese, même s’il n’est pas reluisant, n’est pas un mauvais endroit, et quand nous nous y retrouvons, Trimmer, Will Lovegrove et moi, nous allons nous installer dans un angle de la salle la plus reculée, et là nous dînons de pain et de fromage, arrosés d’un verre de la meilleure bière. Je ne bois guère, mais j’aime la compagnie de mes amis, aussi je suis prêt à accepter de petits désagréments tels que la chaleur et l’atmosphère enfumée. Quant à Brutus et Néron, ils sont heureux partout du moment qu’ils ont des amis gentils et affectueux ! Ce soir-là, ils avaient hâte de retrouver Trimmer et Will Lovegrove, ce qui n’a pas été difficile car ils étaient assis à notre table habituelle, une assiette de pain et de fromage posée devant eux, avec un verre chacun, plus un pour moi. Ils n’y avaient pas encore touché, et le fromage suait dans la chaleur, tandis que les tartines disposées en escalier rassissaient jusqu’à devenir pierre. Mes deux amis, telles des statues plongées dans une anxiété silencieuse, n’ont guère manifesté leur contentement quand Brutus et Néron, la queue frétillante de joie, sont venus réclamer leurs caresses coutumières. Will Lovegrove m’a tapé sur l’épaule, puis m’a serré la main.
« Ah ! Bob Chapman. Bonsoir, mon vieux, et bonsoir à vous, Brutus et Néron ! Assieds-toi donc avec nous, et voyons si tu parviens à remonter le moral de ce pauvre Trim. Si tu n’y arrives pas, j’ai bien peur qu’il se consume tout à fait et que nous devions, hélas, le ramener chez lui en petits morceaux, tant il est terrassé par ses soucis ! Allons ! »
Will Lovegrove, acteur principal du Pavilion, avait parfois du mal à quitter les oripeaux de la scène. Il campait un superbe William Braveheart ou John Masterman, un espiègle Captain Freestaff ou Mynheer Deepson, et rendait un fier service à Trim en jouant ses pirates et brigands. Jack Blackwood, héroïque gentleman des chemins, a été acclamé pendant des mois sur scène et au-dehors, quant au grand et beau Ruggantino, le flibustier espagnol, il attirait toutes sortes de jeunes femmes à la porte du théâtre, dont les maris menaçaient de casser la figure à Will ! Mais mon ami est une âme noble, et il est aussi courageux que les héros qu’il incarne, avec une silhouette telle qu’il n’a nul besoin de faux mollets (comme les acteurs moins bien faits en glissent dans leurs bas) et porte ses longues boucles brunes sur les épaules. Will Lovegrove est certainement le plus bel homme que j’aie jamais vu, et Trim et moi, qui passons inaperçus, avons bien des raisons de l’envier car il fait tourner les têtes de toutes les jolies filles dans la rue.
Mais notre auteur, qui triturait ses gants sans nous regarder, était bien en deçà de son habituel état d’effervescence. Will a froncé les sourcils, puis lui a donné un petit coup de coude pour l’encourager, avant de déclamer de cette voix de héros des mers qu’il réserve aux grandes occasions :
« Allez, mon vieux. Courage, et hisse le hunier ! Raconte donc à Bob cet affreux naufrage. »
Trimmer a esquissé un pauvre sourire et posé les mains sur la table.
« L’affaire est assez simple, en vérité, et tu en connais le début, Chapman. Je suis parti de chez Garraway ce matin, l’estomac plein et le cœur léger, une copie manuscrite d’Elenore, la femme pirate, grand spectacle de Noël dans une poche, et un de La Fiancée du vautour ou les Aventures de Fanny Campbell, terreur des hautes mers, roman, dans l’autre. Je suis arrivé au Pavilion Theatre avec le premier dans un état pitoyable, tandis que le second était passé entre des mains étrangères. » Il s’est tu pour augmenter l’effet dramatique. « On m’a volé. Ce qui est une chose assez désolante, bien sûr, mais ce n’est pas tout. » Il tripotait le bout de son cache-nez. « S’il ne s’agissait que d’un vol, je m’en accommoderais. En fait, c’était le seul exemplaire achevé de mon roman, et ce sera un travail de titan de le récrire à partir de mes brouillons, mais cela reste faisable. » Il a réfléchi un instant. « Non, ce n’est pas seulement le vol. C’est plutôt la manière dont ça s’est passé. Et ce qui a suivi. »
Il m’a ensuite fait le récit de son itinéraire, ce qu’il avait vu en chemin, qui il avait croisé, pour finir par cette étrange rencontre avec un gosse des rues – « Qui rôdait dans l’ombre ! » – au coin de Dunfermline Street, là où la chaussée est la plus étroite et l’ombre du pont du London and South Metropolitan la plus dense.
« Je suppose que j’étais distrait, et j’ai trébuché sur le garçon. Je suis tombé par terre assez rudement, j’ai lâché le manuscrit de la pièce, qui s’est dispersé. Pendant que j’essayais d’en rassembler les pages, le gamin a saisi mon roman dans ma poche, et il a filé avec. »
Will fronçait les sourcils tout en suivant du doigt les traces des plats sur la table.
« Je te l’accorde, c’est un vol inhabituel.
— L’enfant était assis par terre, a repris Trim, adossé au mur, comme un magot chinois. On ne pouvait le voir car il était de l’autre côté du mur. Nul doute qu’il m’attendait. »
Will a acquiescé d’un air songeur.
« Si tu le dis, mon vieux. Il était seul ?
— Je n’ai vu personne d’autre, mais peut-être y avait-il quelqu’un qui se cachait. Les ruelles et les allées abondent dans ce quartier. »
Will réfléchissait.
« Juste une idée, mais tu ne trouves pas étrange qu’un gamin te vole comme ça ? Tout seul ? Qu’il te fasse les poches au marché, d’accord. Qu’il te fasse tomber dans une rue sombre à minuit, pourquoi pas. Mais là encore, avec un complice plus grand et plus fort pour te tenir, te cogner, ou te frapper avec un gourdin avant de te détrousser. Ça ne ressemble pas non plus à une agression. D’après ta description, ça m’a plutôt l’air d’un accident. »
Trim écarquillait les yeux d’indignation.
« Tout de même ! Il est évident que je m’en suis tiré de justesse ! J’aurais pu rouler dans le ruisseau ! Ou me faire étrangler par un vaurien et perdre connaissance.
— Tout ce que je dis, c’est…
— Inutile, Will, a répliqué Trim en essayant, je pense, de contenir son irritation. En fait, je me suis déjà forgé ma propre opinion. Je pense qu’il s’agit seulement là d’une affaire de jalousie professionnelle. D’un complot pour me ravir mon nouveau roman avant même que Barnard l’ait vu, afin de le faire éditer sous un autre nom. Je songe à deux ou trois rivaux dans le domaine du roman populaire. » Il a secoué la tête. « La jalousie, c’est une chose, mais le vol ! »
Je n’étais pas convaincu, et Will non plus semblait-il.
« Tu as peut-être raison, a-t-il fait avec patience, mais c’est se donner beaucoup de mal pour un simple paquet de feuilles, même s’il s’agit de ta meilleure histoire. C’est vrai, comment ce garçon aurait-il pu savoir que tu l’avais sur toi ? Tu es certain qu’il ne te manque rien d’autre ? Ni ta bourse ? Ni ton mouchoir ?
— Non. Seulement le manuscrit.
— Et le mioche, a poursuivi Will, songeur. Comment était-il ? Grand ? Petit ? Roux ? »
Trim ne se le rappelait pas, même s’il a juré qu’il le reconnaîtrait s’il l’apercevait ne serait-ce qu’un instant.
« Il était petit. Sale, évidemment. Mais ne le sont-ils pas tous ? Il portait un manteau court, misérable, et des bottes d’où sortaient ses orteils. Et puis un foulard rouge autour du cou, comme les forains. Les vestiges d’un chapeau – comment appelle-t-on cela ? Une espèce de casquette plate, je crois. Il lui manquait peut-être une ou deux dents. Je ne sais pas. Je ne l’ai pas bien regardé. »
Will a éclaté de rire.
« Mais tu as embrassé tout ça d’un seul coup d’œil ! Que je sois pendu ! Des témoins ?
— Pas le moindre, hélas. Il n’y avait personne. À moins que – mais je ne vois pas ce qu’il viendrait faire dans cette histoire… il y a ce drôle d’individu qui m’a remis une page entre les mains. »
L’horloge faisait tic-tac, le feu grésillait, crépitait, Brutus et Néron ronflaient comme des machines à vapeur. Nous étions au chaud, bien installés, toutefois s’ouvrait devant nous un mystère qui, si seulement nous l’avions alors deviné, allait affecter nos vies à tous.
Nous avons patienté et, au bout d’un moment, Trim s’est expliqué.
« Il m’a tendu une page de ma pièce, Elenore, la femme pirate. J’avais tout laissé choir, comme je vous l’ai dit, et il y avait des feuilles éparpillées partout. Je croyais les avoir toutes rassemblées, mais j’imagine que l’une d’elles m’avait échappé, alors il l’a ramassée et me l’a rendue. Quel étrange bonhomme ! Peut-être que je devrais essayer de le retrouver.
— En quoi était-il étrange ? »
Trim se trémoussait sur son siège.
« Eh bien, pour commencer, il était énorme, comme un pudding qui va exploser, avec une tête aussi ronde et lisse qu’un boulet de canon. Et il était habillé d’une façon insolite. De couleurs très claires. Peut-être est-il comédien. Vous, les acteurs, vous portez des tenues si extravagantes parfois. »
Cette remarque n’a pas semblé gêner Will, qui arborait un large col et une immense écharpe. Sans oublier, naturellement, ses longues boucles dans le cou. À la manière des gens du spectacle.
« C’était peut-être un étranger ?
— Non, ce n’est pas ça, mais ce n’était pas non plus un gars normal. Il avait une manière inhabituelle de s’exprimer. Très affectée. »
Les yeux posés sur notre ami, Lovegrove a passé la main dans sa chevelure soyeuse avec une élégance et une légèreté que je n’ai pu m’empêcher de lui envier.
« Mon cher ami, avec sa corpulence, sa calvitie, et ce qui pourrait être la diction d’un acteur, cet inconnu doit détonner dans le quartier, comme un honnête homme au parlement ! Nous allons mener notre enquête. Il fait un candidat intéressant. »
Trim a secoué la tête en nous regardant, tour à tour, avec anxiété.
« Non, non. Vous êtes bien bons. De vrais amis, tous les deux. Mais je crains, a-t-il déclaré avec une intensité dramatique que Lovegrove n’aurait pu lui enseigner, je crains fort de ne jamais le revoir, pas plus que le garçon ni La Fiancée du vautour. »
Bien sûr, il se trompait du tout au tout.