Épilogue
Il ne reste plus une place vacante au Pavilion Theatre le lendemain de Noël pour la première d’Elenore, la femme pirate ou l’Or du roi de la montagne, grand spectacle de Noël, et des spectateurs déçus font la queue dans la rue enneigée, dans l’espoir que les remplisseurs de Mr Carrier (qui sont capables d’installer vingt personnes sur une rangée de dix fauteuils, si besoin !) réussiront comme par magie à les faire tenir tous. Dedans, telles des puces sur le dos d’un mendiant, ils poussent et tentent de se faire une place microscopique sur un banc dans la chaleur d’enfer du poulailler, et on entend des « Eh ! Attention à vot’ coude ! » ou encore « Faites gaffe à mes pieds ! », tout cela dit avec bonne humeur, et dans de grands éclats de rire pleins d’anticipation. Des oranges passent de main en main, ainsi que l’obligatoire pichet de bière au gingembre, des noix (cassées sous des talons experts) et des biscuits.
Quand arrivent les membres de l’orchestre, le public les acclame. L’apparition de Mr Bilker, baguette en main, les cheveux brillants d’huile de macassar, déclenche une ovation. L’ouverture est écoutée et appréciée, des rangées de jeunes filles excitées oscillent au rythme des mélodies populaires. Tous les regards sont braqués sur le rideau frémissant, et dès qu’un pied apparaît en bas, ou qu’une forme se détache d’un pli, acclamations et cris fusent : « Oh, mon Dieu, c’est qui, là ? C’est lui, ou c’est elle ? », et plus les interrogations se répètent, plus l’hilarité grandit. Les enfants, intenables, peinent à rester en place sur leurs sièges ou les genoux de leur mère. Quelles merveilles Mr Carrier prépare-t-il derrière ce rideau ?
Celui-ci bouge une fois de plus, et l’orchestre joue un tout dernier accord. Applaudissements d’usage de la salle comble, et tous, du poulailler jusqu’aux loges, de se pencher en avant. Mr Bilker lève sa baguette, le prélude de l’acte I débute et le rideau s’ouvre sur une immense acclamation qui résonne, suivie sur-le-champ d’une grande inspiration, comme si tout le théâtre respirait à l’unisson. Puis, quand la lumière ambrée d’une centaine de becs de gaz dévoile un quai de Portsmouth (création de Mr Lombard), un vaste soupir s’exhale, ponctué des « Hourra ! » des marins présents. Le grand spectacle de Noël – pas une pantomime, mais c’est tout comme – vient de commencer.
Il y a des fées et des pirates au Pavilion Theatre. Ils vivent sur une île exotique, sont deux fois plus beaux que Robinson Crusoé et vivent dans un confort trois fois supérieur. Le sable est blanc, la mer aussi bleue que le ciel, et le soleil verse de vrais rayons d’or. Quand il se lève ou se couche, les fleurs chamarrées de l’île s’ouvrent, se ferment, se dispersent. Ce sont de jeunes enfants qui portent une couronne de pétales sur la tête et les bras, se balancent et se penchent selon les instructions précises de M. Villechamps. Dans les arbres, où les hommes de Mr Lombard ont aménagé de commodes plates-formes, sont posés des enfants-oiseaux aux longues plumes rouges ou vertes, et sur les nombreux rochers sont juchés des enfants-insectes aux mouchetures chatoyantes, qui s’agitent et se pavanent. Dans la mer volent des enfants-poissons, galopent des enfants-hippocampes et chantent des sirènes (qui ne ressemblent pas du tout à des enfants, elles !), tandis qu’un navire, entièrement gréé, apparaît sur scène (à l’acte III), comme s’il voguait dans les parages. Le vent gonfle ses voiles, les vagues lapent sa proue, les flibustiers s’affairent sur le pont et dans les cordages. Certains sont burlesques, grimpent sur les épaules les uns des autres, chantent des chansons comiques, et un gros amiral fait prisonnier par les flibustiers bafouille, attaché à un tonneau. Mais surtout, il y a la superbe pirate, Elenore, qui n’a pas peur de se montrer dans sa culotte ajustée, jambes écartées, les mains sur les hanches. Elle arpente la scène, parade en tapant du pied, renverse la tête, et tous les hommes présents sont fascinés, bon nombre d’entre eux étant carrément amoureux d’elle. Miss Jacques n’est plus la même lorsqu’elle chausse ses grandes bottes et ceint une épée à la taille pour devenir Elenore. Elle cesse de se plaindre et possède tout un cercle d’admirateurs, dont paraît-il le fils d’un duc. Will Lovegrove se sent très soulagé. Désormais, leurs étreintes ne durent plus qu’une minute et Miss Jacques a l’œil constamment fixé sur les abords de la scène, à la recherche de son fervent aristocrate. Quant à Will, qui incarne Redland Strongarm, le beau et vertueux flibustier, il rugit, chante, se bat en duel avec un panache héroïque et n’a d’yeux que pour la douce jeune fille qui l’attend, puis s’accroche à son bras quand nous en avons fini. Em et Will se sont mariés la veille de Noël, dans le plus grand secret, n’ayant pour témoins que Pikemartin et Conn. Après la mort de la Princesse, ils se sont occupés de moi, ont soigné mes brûlures et, au matin, peu de temps après avoir échangé leurs serments, ils sont venus me trouver pour me convier à un petit déjeuner de mariage chez eux. Ils veulent proposer à Barney de vivre sous leur toit comme s’il était leur fils et l’envoyer à l’école.
Il ne subsiste dorénavant plus rien à briser en moi.
Le temps passe.
Je travaille non seulement à l’Aquarium, mais aussi au Pavilion. Je balaie et m’occupe des changements de décors. J’ai commencé l’inventaire de Mr Abrahams avec l’abaque égyptien et l’aconit découvert dans le nécessaire de toilette de Lucrèce Borgia, toutefois c’est une besogne laborieuse, et j’écris vraiment très mal.
Quand s’achève ma journée de travail, je retourne arpenter les rues dans l’espoir de retrouver mes chiens.
Titus Strong m’a envoyé un mot pour me dire que j’étais le bienvenu si je voulais l’aider aux champs. Il a déjà pris Pilgrim avec lui. Mrs Strong s’est mise en quête de sa fille, Lucy, et elle s’absente souvent. Je pense que mon vieil ami se sent seul.
J’irai, un jour. Peut-être au printemps.
Pour l’instant, je dois poursuivre mes recherches.
Rien d’autre ne compte.