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Fish Lane – Pilgrim et ses voisins –
 L’établissement de Tipney

Nous sommes rentrés promptement – j’ai mis au point un itinéraire en passant par les petites rues, pour éviter la foule des artères principales. Et puis j’avais beaucoup de choses à penser. Grâce à ce nouveau travail au Pavilion, je pouvais économiser davantage, mais il me faudrait travailler dur à l’Aquarium pour rattraper mes heures. Mr Abrahams, j’en étais sûr, se montrerait accommodant, mais je ne pouvais passer mon temps loin de la scène, sinon il donnerait la place à quelqu’un d’autre. Ou, du moins, diminuerait mes heures. Tout ça se déroulait dans ma tête tandis que je marchais, et j’étais heureux que ces pensées agréables m’occupent l’esprit.

Notre route passait par Fish Lane, rue étrange, toujours bondée, où se côtoient quelques établissements qui se considèrent d’extraction supérieure et de petites échoppes obscures, qui vendent des gâteaux rassis, de la bière éventée au gingembre, des chandelles ou du charbon. D’abord, nous avons longé la boutique de confection Freeth. Puis, un peu plus loin, le magasin de souliers Hadzinger. Ensuite, celui de Miss Bailey, qui coupe les cheveux et taille des manteaux. Suivent un marchand de vin, un barbier, un minuscule commerce d’articles destinés aux marins – tous dépourvus de nom, parce qu’ils ne veulent pas trop se faire remarquer. Enfin, la librairie de Pilgrim, étroite et tout en hauteur, avec une vitrine protubérante, aux carreaux si épais que lorsqu’on jette un coup d’œil aux livres et aux gravures, c’est comme si on regardait à travers des culs-de-bouteille, car tout apparaît déformé et flou sur les bords. Dehors claquaient au vent des journaux d’art, de vieux périodiques attachés sur des bâtons avec des pinces à linge, et des plateaux de livres étaient présentés sur une table, recouverts pour les protéger de l’humidité. Pilgrim est un vieil ami (nous avons fait connaissance il y a longtemps en un lieu dont nous ne parlons jamais) ; il m’a dit avoir hérité cette boutique d’un vague cousin et, bien qu’il n’aime pas particulièrement les livres, il a résolu de reprendre l’affaire par « obligation » familiale. La librairie est coincée entre une quincaillerie rouillée et un magasin aux fenêtres aveugles, qui change de propriétaire aussi souvent que les chiens aboient dans le voisinage. Longtemps auparavant, il y a eu là une crémerie, avec une misérable vache à demeure dans la cour de derrière. Puis, ce fut un croque-mort, un fruitier, et enfin, il y a peu, un mercier. Lui aussi a fait faillite et, à présent, le magasin est fermé, sans pour autant rester inoccupé, car la cour est toujours pleine de monde. Ce jour-là, il était impossible de laisser traîner quoi que ce soit dehors, pas plus les joyaux de la Couronne qu’un plumeau, car tout disparaissait en un clin d’œil. Il y avait des semaines que l’absence d’activité dans la boutique voisine causait du souci à Pilgrim, et pas seulement en raison des rats qui s’étaient multipliés par cinquante. Non, de semaine en semaine, disait-il sombrement, le quartier perdait son caractère.

Alors que nous remontions Fish Lane d’un pas rapide, il observait la rue depuis le pas de sa porte, drôle de personnage avec son chapeau haut de forme à glands, brodé de fabuleux oiseaux, son plaid en tricot, son manteau vert sapin et ses mitaines. Impossible bien sûr de passer en douce, et comme s’il nous avait attendus, il nous a fait entrer, a tiré le verrou et fermé les volets.

« Alors, Bob. Néron. Brutus. »

Alors, en effet, ai-je pensé en louvoyant entre les piles de livres et de paperasse, les tours branlantes de trilogies et autres séries, naviguant dans le sillage de Pilgrim à travers la boutique. Déjà il se fondait dans l’obscurité, où la flamme d’une chandelle solitaire constituait notre seul phare, à nous, marins égarés. Les étagères s’alignaient le long des murs, les tables disparaissaient sous des volumes qui n’avaient pas été ouverts, sans parler d’être lus, depuis bien des années, et dans les profondeurs ténébreuses du magasin s’étendait une véritable caverne de livres, qui n’aurait pu être mieux édifiée si elle avait été bâtie par Sir Christopher Wren1 en personne, cimentée qu’elle était par sa propre poussière et ses toiles d’araignée. L’alcôve de Pilgrim affichait une parfaite collection de livres reliés dans un papier anglais d’excellente qualité, constituant pour lui comme une seconde peau. Déjà, il servait deux tasses de thé (j’étais soulagé de ne pouvoir distinguer leur état, car mon ami était étranger à toute idée de ménage) et m’a désigné une histoire des Macédoniens en quinze volumes (ordonnés horizontalement) où m’asseoir.

La singularité de Pilgrim ne se limite pas au caractère étrange de sa boutique et à son accoutrement. Les tours de livres et de pamphlets moisis, les bizarreries de velours et autres chinoiseries, les chapeaux, pardessus de roi et culottes ne sont pas seulement là pour la démonstration. Dès qu’il prend la parole, vous réalisez que Pilgrim est plus qu’un simple excentrique. Vous comprenez que deux hommes cohabitent dans le même corps, et que parfois ceux-ci sont en opposition. L’un, clément, l’autre, furieux. L’un, raisonnable, l’autre, querelleur. L’un s’exprimant avec diplomatie, l’autre avec une propension à jurer. Ce jour-là, ils vivaient en bonne intelligence, parlant chacun à leur tour, mais peut-être que demain, ils seraient en désaccord et se disputeraient.

« Alors, Bob, a dit Pilgrim-le-clément, en voilà quelque chose. Ces gens, à côté. »

(« Ah, ceux-là ! Et qui sont-ils ? » a fait Pilgrim-le-furieux.)

« Bob Chapman les connaît. »

(« Vraiment ? Comment est-ce possible ? »)

« Ils sont dans la même branche. Il y a des Irlandais, des Écossais, un Français, un Polack. Des hommes, des femmes. Des mioches, aussi. »

(« Mais comment Bob Chapman les connaîtrait-il ? »)

« Ce sont des saltimbanques, idiot. Tu ne réfléchis donc pas ? Des acrobates. Des gens de théâtre. Des contorsionnistes. »

(« Des contorsionnistes ? »)

« De la plus basse extraction. Des comédiens à la petite semaine. »

(« Ah, vous avez compris, Bob Chapman. Un repaire de saltimbanques, et tous les apprentis voleurs de ce côté-ci de Newgate déferlent chaque soir. »)

Nous avons bu notre thé en silence, tandis que je me demandais ce qui allait me tomber dessus et comment je pourrais m’esquiver, car le temps passait et je voulais être présent avant que Pikemartin ouvre les portes de l’Aquarium. En plus, pour une fois, je ne songeais plus au Grand Méchant, ni au garçon, ni à rien de tout ça.

La chandelle juchée sur un livre dans la grotte de Pilgrim n’était pas bien grosse et menaçait à tout instant de nous plonger dans le noir, ou encore de choir, alors nous partirions tous en fumée, dans un grand feu de joie. Je me trémoussais sur mon histoire des Macédoniens et, sous une table jonchée de partitions, mes deux compagnons, serrés comme trois shillings dans la bourse d’un Juif, commençaient à s’agiter. Pilgrim a dressé l’oreille.

« Tu entends ça ? »

(« Oui. Qu’est-ce que c’est ? »)

« Ça frappe, jour et nuit. Ils s’installent. »

(« Appelle les cognes. »)

« Jamais de la vie ! Et puis quoi, encore ? Tu veux qu’on vienne me trancher la gorge dans mon lit et que tous mes biens, dont l’héritage implique des obligations, soient dispersés et vendus à la sauvette ? Tu me prends pour un cornichon ? »

(« Bob Chapman ne dit rien à ce propos. »)

J’époussetais les toiles d’araignée qui s’étaient accrochées à mon plus beau pantalon en essayant de pas déclencher une avalanche de livres. Peut-être était-ce inutile, car le fracas tonitruant du magasin voisin causait déjà des trépidations dans les montagnes de papier imprimé, et un nuage de mauvais augure se formait dans les régions obscures les plus élevées.

« Bob Chapman a ses propres soucis », a répliqué Pilgrim à son double, puis il nous a raccompagnés dans la rue, en toisant ses voisins d’un œil suspicieux.

Une activité fébrile se déroulait à côté, on ne pouvait le nier, mais il était difficile de dire s’il s’agissait de démolition ou de rénovation. La moitié des planches qui bouchaient les fenêtres avaient été retirées pour laisser pénétrer la lumière, et on distinguait la forme noire de l’ancien comptoir, à demi enfoui sous les gravats et le bois. Un des ouvriers, un type épais, au nez cassé et d’humeur hostile, a surgi.

« Circulez, a-t-il grommelé en brandissant une moitié de brique et un lourd marteau pour bien enfoncer le clou. Propriété privée. Les mendiants, les marchands et les religieux, dehors !

— On n’est rien de tout ça, a fait Pilgrim, on est voisins. »

(« Tant qu’on ne nous met pas dehors. »)

« Alors retournez dans votre trou, a poursuivi l’autre en fermant un œil, et occupez-vous de vos affaires à vous, pas des nôtres.

— Vous comprenez le problème, Bob Chapman ? »

J'ai avisé les caisses et les barriques parmi les gravats, une meute de chiens, muselés, attachés, aux yeux rouges et à la truffe abîmée, et des espèces de manouches à l’air hésitant, qui essayaient de se faufiler par-derrière sans être vus. J’ai aussi senti qu’il était temps de s’en aller, car la cloche de l’église sonnait, et surtout que le gros costaud se demandait encore s’il allait nous cogner avec sa demi-brique ou son marteau.

« Revenez vérifier si on est encore de ce monde, Bob Chapman, ou si les sauvages nous ont fait la peau ! »

(« Il repassera. C’est un véritable ami, ce Bob Chapman. Avec ses fiers compagnons. »)

Le gros costaud m’a toisé, puis il a contemplé mes chiens et un coin de sa bouche s’est relevé vers son œil unique.

« C’est à vous, ça ? Pas mal ! Y se battent ? »

Nous sommes repartis en vitesse, les éclats de rire du gaillard et les remarques rassurantes de Pilgrim plein les oreilles, et c’est avec soulagement que nous avons retrouvé le calme et la paix de l’Aquarium.

Il était encore trop tôt pour laisser entrer le public. Le couloir était plongé dans l’ombre ; dans les étages, des bruits indiquaient qu’Alf Pikemartin ouvrait les volets des salles et donnait un coup de balai, aussi nous avons emprunté l’escalier principal, passant devant la chambre d’exécution et la mise en scène de la corde et du sac du bourreau Calcraft, puis la Joyeuse Famille (des chats, des souris, des oiseaux, tous empaillés, joliment présentés dans des alcôves), jusqu’au deuxième étage. Mes compagnons à quatre pattes n’avaient bien entendu pas besoin qu’on le leur ordonne pour grimper droit à notre loge. Chaque matin, les choses se déroulent de la même façon : Brutus et Néron filent à travers le bâtiment central jusqu’à notre salle, nom pompeux qui désigne en réalité un espace restreint, découpé dans un local bien plus vaste ; arrivé là, Brutus ouvre une large porte (c’est l’un de ses tours), et Néron nous précède dans l’allée centrale vers notre estrade, qui le soir est dissimulée derrière un paravent que chaque matin je repousse vers le mur. C’est en effet derrière ce paravent que nous nous retirons entre chaque spectacle, et c’est là aussi que nous conservons nos « biens », ainsi qu’un poêle. Devant s’élève une autre petite estrade avec quatre marches, juste assez haute pour que les spectateurs du fond voient bien. C’est somme toute assez simple.

Après nos pérégrinations matinales et la visite à Pilgrim, j’avais hâte de jeter l’ancre derrière le paravent pour m’accorder un bon thé chaud (dans une tasse propre) et puis peut-être une petite sieste, cependant – fait bien étrange – en gravissant les dernières marches, j’ai eu la surprise de constater que Brutus et Néron n’avaient pas filé à l’intérieur, comme à l’accoutumée, mais qu’ils attendaient sur le palier, devant le cabinet d’yeux de cire. (Chaque matin, je regrette que Mr Abrahams les ait installés là, car c’est un spectacle assez désagréable de les voir ainsi fixés sur vous avec tant de naturel depuis ce recoin sombre.) La porte de notre salle était ouverte, et Néron grognait de ce grondement sourd qu’il a lorsqu’il flaire le danger, tandis que Brutus ne bougeait plus, la truffe aux aguets. Tout était calme, on entendait une mouche bourdonner contre la fenêtre sale, toutefois il était clair pour moi comme pour mes chiens que quelque chose ne tournait pas rond. S’il avait fait nuit, ou que le jour commence à tomber, je serais allé voir Pikemartin et ensemble nous aurions fouillé les lieux. (Un jour, nous avons été obligés de chercher un intrus, un prisonnier évadé, que nous avons retrouvé caché derrière un sarcophage ; dans sa lutte pour fuir, il a flanqué à Pikemartin un bon coup sur la tête avec une marmite ancienne.) Seulement, il était à peine onze heures du matin, le public n’était pas encore autorisé à entrer et je ne pouvais croire qu’un quelconque va-nu-pieds ou criminel endurci puisse être à l’œuvre dès potron-minet. Aussi, j’ai suivi Néron à l’intérieur, gardant Brutus à mon côté, une lance à la main pour me protéger.

Il y avait assez de lumière pour distinguer les boîtes avec les insectes, l’exposition de boucliers et d’épées provenant d’un château gallois, la grande termitière et le morceau de tronc d’arbre géant rapporté du Nouveau Monde par un parent de Mr Darwin. J’ai posé la main sur le dos de Néron et il s’est mis à l’œuvre, la truffe collée au sol, flairant le moindre recoin en soufflant, avant de s’arrêter en me regardant d’un air perplexe, comme s’il voulait me dire : « Je n’y comprends rien, Bob. J’aurais juré qu’il y avait quelqu’un. »

En effet, il n’y avait personne. Car nous avons regardé derrière toutes les vitrines, inspecté toutes les jarres, toutes les marmites, ouvert grands les volets pour mieux voir dans les endroits sombres. Mais nous n’avons découvert que des araignées et de la poussière, malgré ce sentiment persistant que quelqu’un se trouvait là peu de temps auparavant. Si nous étions allés tout de suite à la sortie de derrière, peut-être aurions-nous surpris un intrus dans l’escalier, d’ailleurs nous avons entendu un bruit de pas distinct dans la ménagerie, à l’étage au-dessus – mais il provient toujours des bruits étranges de là-haut.

J’ai mes petites habitudes et j’apprécie que tout soit bien aménagé. J’aime l’ordre, pouvoir mettre la main sur chaque objet en connaissant avec précision l’endroit où il se trouve, aussi, bien que ma loge derrière le paravent soit minuscule, elle est malgré tout très bien rangée. J’ai des patères pour mon manteau et mes costumes ; une étagère pour ma boîte à thé et ma théière, l’écuelle et les biscuits de mes chiens ; une autre pour les livres, car j’aime lire entre deux représentations ; enfin, il y a les boîtes qui contiennent les accessoires dont nous avons besoin pour notre spectacle. Une pour les balles, une autre pour les œufs (faux, évidemment), encore une pour les rubans et les cordes, une enfin pour les lettres que Brutus apporte et décachette sur scène. Toutes ces boîtes sont bien disposées et soigneusement fermées. Mais pas ce matin-là. Et je ne m’en suis pas rendu compte avant de me préparer pour la première représentation. J’ai alors voulu prendre la boîte aux balles, et je me suis aperçu qu’on l’avait fouillée en replaçant mal le couvercle. Les autres boîtes étaient elles aussi en désordre. Celles qui contenaient la lanterne et le boulet de canon se trouvent toujours en bas : à présent, elles étaient en haut. On avait vidé ma boîte à thé avant d’y remettre le contenu, et la table était semée de feuilles de thé ; jusqu’à la carpette de Brutus et Néron qu’on avait retournée et secouée. Quelqu’un avait pénétré dans ma loge et fouillé en hâte parmi mes affaires, cherchant Dieu sait quoi, puis avait tenté de dissimuler son forfait avec maladresse. Cela me dérangeait plus que je ne l’aurais imaginé, et bien qu’il me soit facile de tout remettre en ordre et que je ne possède rien de valeur, je me sentais désemparé et guère enclin à monter sur scène.

Seulement une foule de bonne taille s’était formée autour de notre estrade, qui bavardait, comme toujours, au sujet de ces « remarquables chiens », leur intelligence, leur bravoure. Alors, j’ai ôté mon pardessus, enfilé mon costume et me suis mis au travail. Brutus et Néron, qui connaissent bien leur boulot, étaient déjà en position, remuant la queue pour montrer leur ardeur, et nous nous sommes lancés dans l’histoire de Mungo Park, où Néron aide un Africain (moi) à se libérer en le débarrassant des chaînes qui les entravent tous les deux, puis tire le verrou d’une barrière (décors en carton-pâte, évidemment, mais tous les détails sont respectés). Ensuite, au premier rang, une dame bien en chair s’est exclamée : « Jouez-nous l’histoire du chien qui a mal à la patte ! », saluée par un concert approbateur de « Oui, celle-là, elle est bigrement futée ! ». Enfin, un monsieur avec une allure d’employé de bureau a mis la main à la poche en s’écriant : « Un shilling pour vous, Chapman, si votre chien aboie à la demande et en y mettant du cœur ! » Comment refuser ? Cela nous rapprochait d’un shilling de la charrette, du cheval et des champs odorants de Strong ! Alors nous avons interprété avec tout notre talent Le Lion du désert, où Brutus, imitant l’histoire d’Androclès et du lion, boite comme s’il avait une épine dans la patte, hurle comme s’il souffrait et grogne la première fois où il me laisse l’examiner. Notre homme était très satisfait et s’est exclamé : « Bravo, Brutus ! Bravo, Chapman ! » en jetant un shilling dans notre sébile. Nous avons terminé par un pot-pourri : Brutus ouvre une boîte dont il retire une lettre ; transporte une lanterne contenant une chandelle allumée et la dépose sur le sol sans la renverser ni l’éteindre. Ensuite, Néron prend un œuf dans un seau d’eau sans le casser ; il fait sonner une cloche en tirant sur une corde ; les deux chiens font traverser la scène à un boulet de canon léger en le poussant du museau, puis l’arrêtent de la patte.

C’était une bonne représentation, variée, et j’étais heureux que Brutus et Néron fassent ainsi étalage de leurs talents et que le public l’apprécie autant. Ce jour-là, nous avons exécuté une demi-douzaine de spectacles du même genre, prenant à peine le temps de nous arrêter pour souffler, comme on dit, ce qui m’a aidé à chasser le souvenir des événements du matin. Pourtant, quand le soir est tombé, que le calme s’est installé, je me suis remis à y penser, et j’ai eu à nouveau le cœur lourd de cette mélancolie qui m’envahit lorsque j’ai des soucis. Ce n’était guère étonnant que ma main tremble en débarrassant la table des feuilles de thé éparses, puis en rangeant la théière et les tasses. Ma petite biblitohèque était toute de guingois, car on avait retiré les livres de leur étagère pour les y remettre sans ménagement, quant au portrait de la reine, qui trônait au-dessus, il avait glissé derrière et l’on n’en voyait plus que la couronne. Cela m’a presque fait sortir de mes gonds, et je voulais rentrer chez moi en hâte pour ne plus avoir affaire au monde et me retrouver à l’abri dans la sécurité de ma petite chambre.

À l’étage supérieur, le calme régnait, hormis le doux grondement de Bella, la lionne : Conn fermait la ménagerie pour la nuit. Un jour, lors d’une de nos rares conversations, il m’a raconté que les animaux sentaient quand l’Aquarium fermait.

« Ils deviennent silencieux, m’a-t-il dit dans son étrange parler mi-irlandais mi-créole (c’est un mulâtre). Les singes arrêtent de se balancer sur les barres et vont s’asseoir dans leur coin. Les oiseaux arrêtent de gazouiller. Et Bella, elle se couche et elle se chante une berceuse. »

Bella, c’est la grande lionne dorée que Mr Abrahams a achetée un jour à une ménagerie de passage, avec son gardien, Conn.

« Cette bonne vieille Bella, belle fille féroce, elle est au courant d’à peu près tout ce qui se passe. Mais elle ne montre pas les crocs. »

Conn lui témoignait autant d’affection en paroles que moi envers mes chiens, toutefois, la similitude s’arrêtait là, car moi, je peux caresser Brutus et Néron, jouer avec eux, tandis que Conn peut seulement regarder sa lionne à travers les barreaux de sa cage.

« Un jour, Bob, elle m’a eu, m’a-t-il confié alors que je lui apportais un sachet de poudre médicinale pour soigner la peau de Bella, et elle est capable de patienter jusqu’au jour où elle m’aura pour de bon. Regarde-la dans les yeux, tu vois comme ils sont pleins d’amour, et assoiffés de sang ? »

Je n’aurais pu le dire en vérité ! Conn parlait souvent par énigmes, et quand sa voix se faisait murmure, il devenait difficile de savoir s’il était sérieux ou pris de boisson, car c’était là sa faiblesse. Lorsqu’il était ivre, il remontait en titubant jusqu’à la ménagerie pour aller dormir dans une cage vide, ce qui terrifiait le Nocturne, un nain sans nom qui s’occupait de la ménagerie, la nuit, et ne s’était jamais accoutumé aux manières de Conn. Par un après-midi lugubre, je l’ai trouvé recroquevillé sur le palier du deuxième, serrant une bouteille contre lui d’une main et tenant dans l’autre la queue d’un lézard empaillé provenant d’une des vitrines. Il l’avait attrapé, m’a-t-il dit, au moment où il essayait de s’échapper. Et tout en vidant sa bouteille, il m’en a révélé un peu plus. Sur sa vie de nomade. Sur la ménagerie itinérante. Sur la femme qu’il avait aimée et perdue. Et puis sur Bella, la lionne, qu’il avait élevée depuis qu’elle était bébé, et qui un jour s’était retournée contre lui et lui avait déchiré les chairs du dos et du bras.

« Voilà, a-t-il murmuré en désignant son dos, c’est là qu’elle m’a planté ses griffes pour me caresser la colonne ! Et voilà où ses crocs ont embrassé mon épaule, et j’ai cru en mourir de douleur. »

Il m’a parlé de ses nuits de souffrance, du supplice quand les docteurs ont tenté d’arrêter le sang et de le recoudre – « avec des aiguilles tellement fines qu’on les voyait pas » – et puis la fièvre, le délire, qui l’avaient presque rendu fou.

« Ils m’ont attaché à mon lit, Bob, et j’ai hurlé comme un chien, et je voulais mourir. Qui à ma place n’aurait pas souhaité crever, avec un dos en lambeaux et un bras qui ne fonctionnait plus ? J’ai supplié le Seigneur Jésus de me prendre, mais Il n’a pas voulu. Et pendant que je glapissais, vociférais, Bella rugissait, elle aussi. Elle me parlait. De bête à bête. “La prochaine fois, hurlait-elle, ce sera un ravissement pour toi.” Et ça, a-t-il achevé en posant la main sur mon bras, c’est la mort. »

Puis la boisson l’a terrassé et il s’est écroulé sous la table romaine, la tête sur le lézard empaillé. J’ai posé son pardessus sur ses épaules et étendu sur lui un tapis pour le cacher aux yeux du public, car il était très mal et j’avais pitié de lui. Dans ses accès de boisson, il retirait sa chemise pour exposer les terribles blessures que la lionne lui avait infligées – « Regarde mon dos, Chapman ! s’écriait-il. Attrape un linge et arrête le sang avant que je me vide ! » Mais quand j’examinais son dos, son épaule, il n’apparaissait nulle trace de chair et de peau arrachées, ni muscle ou nerf sectionné, aucune plaie béante, sanguinolente, comme il le prétendait souvent. Rien que les traces dures et blanches des coups reçus dans l’enfance, comme le grain du bois, profond et bosselé. Cicatrices de coups de ceinturon, de fouet, assenés souvent et avec application sur cette peau tendre, et qui le faisaient encore souffrir, à tel point qu’il avait besoin d’inventer cette histoire pour les justifier. Bella, la lionne. La plus proche famille qu’il ait jamais connue.

Qu’elle l’ait ou non ainsi lacéré, Bella était la plus bruyante des créatures de la ménagerie, et on l’entendait à travers tout l’Aquarium. Depuis ce terrible rugissement qui faisait s’arrêter net mes deux compagnons sur leur lancée, jusqu’à ce doux grognement de berceuse, que je distinguais à présent. À la différence de Conn, je ne comprenais pas ce qu’elle disait, mais après la désagréable visite que j’avais reçue, je me suis demandé si tout allait bien ailleurs. Aussi, c’est parce que je me faisais du souci pour Conn et les animaux, inquiet qu’il puisse demeurer un visiteur inopportun, que j’ai grimpé le lugubre escalier du fond jusqu’à la ménagerie, ce que Mr Abrahams appelle l’escalier de service, par où Conn apporte la paille et la nourriture aux animaux, et que nous empruntons tous pour plus de discrétion. Cet escalier est nu, sans intérêt, étroit et mal éclairé, conçu pour ne pas être vu, et il mène partout dans l’Aquarium.

En ouvrant la porte, j’ai été accueilli par l’odeur tiède des animaux, de leur litière, et le bruit de leurs déplacements dans leurs cages. Brutus et Néron se sont assis, dociles, dans l’embrasure, le museau en l’air, humant ces odeurs peu familières, tandis que je m’avançais avec prudence. Conn avait éteint les lumières avant de partir, tout était plongé dans l’ombre. C’était une haute et vaste salle qui mesurait toute la longueur du bâtiment, avec de grandes fenêtres et une lucarne. Remplie de cages. À l’ouverture, il y avait aussi des poissons, dans un aquarium, le plus important de Londres, d’après Mr Abrahams.

« Hélas, m’a-t-il expliqué un jour, avec le poids de l’eau, tu comprends, Bob, le plancher avait du mal à résister, alors il a fallu que je m’en débarrasse. Je l’ai vendu à un type de Manchester. En vingt morceaux qui portaient tous une étiquette précise. Et les poissons dans des seaux. J’espère qu’ils ont survécu au voyage. »

Il a balayé la salle d’un regard triste.

« J’aimais bien venir ici contempler les poissons. Ma Mimi aimait bien ça, elle aussi. On restait assis tous les deux dans le noir, à les observer. C’est paisible, qu’elle disait, comme un autre monde sous l’eau. Et elle avait raison. Avec le public, ça marchait bien. Tu sais, Bob, on avait le seul aquarium de Londres où il n’y avait pas seulement des serpents de mer mais aussi un poisson qui parle. Il était à part, bien sûr, et il avait son propre gardien. Pongo, c’était le premier poisson qui parle depuis Jacko, trente ans plus tôt. »

Il m’a montré quelque chose au-dessus de la porte.

« Le voilà. Pongo. Une créature douée d’intelligence. »

Il était encore là, peint sur une planche.

« Tu vois, Pongo, le poisson qui parle. Il sait compter ! Il sait chanter ! »

Aujourd’hui, au lieu d’un grand aquarium au beau milieu de la salle, des cages, aussi loin que porte le regard, et dedans, des animaux, lézards et singes, cochons et serpents, et puis Bella, la lionne, tous tassés les uns contre les autres, habitants d’une arche bien étrange. Une créature africaine au souffle ronflant près d’un blaireau du pays de Galles. Des oiseaux au plumage arc-en-ciel, voletant dans une cage près d’un renard assoupi. J’ai jeté un coup d’œil au vivarium, dans un coin, où les serpents s’entassaient, enroulés sur eux-mêmes, tandis que dans la cage du dessus, un lapin gris et blanc, aux oreilles qui traînaient par terre et aux prunelles brillantes, agitait son petit nez. Des cages par-dessus des cages, amoncelées, dont la vue offensait mon sens de l’ordre et de l’esthétique – mais ce n’était pas ça le pire. Je souffrais de voir tous ces animaux sauvages ainsi emprisonnés, voilà pourquoi je venais rarement ici. Brutus et Néron n’étaient pas à l’aise non plus et ne me suivaient à l’intérieur que si je leur en donnais l’ordre, préférant rester à la porte, comme en cet instant. Tout en me promenant entre les cages, où des paires d’yeux me dévisageaient dans l’obscurité, tandis que Bella grognait, il m’a paru évident que nul ne pouvait se cacher par ici. Il n’y avait pas d’intrus, et surtout, il n’y avait aucun endroit où se dissimuler.

En longeant la cage de Bella, j’ai soudain réalisé que ce n’était pas elle mais Néron qui grondait, de ce sourd grognement de la gorge que j’étais presque seul à percevoir. Je suis vite revenu vers la porte, où il se tenait maintenant, dressé sur ses quatre pattes, montrant les dents, le regard fixé sur l’escalier du grenier, en haut duquel apparaissait Mrs Gifford.

« Chapman. Pourquoi êtes-vous encore là ? Et que faites-vous ici, à vous faufiler comme un voleur ? Vous avez de la chance que je n’aie pas appelé la police ! »

Je n’avais aucune envie d’avoir des histoires avec cette bonne femme, aussi j’ai commencé à redescendre. Mais elle ne voulait pas me lâcher et s’est hâtée de me suivre.

« Attendez un peu, Chapman. Ne bougez pas ! »

Je me suis exécuté, bien que cela m’embarrasse profondément de devoir obéir à cette mégère, et elle m’a rattrapé, s’arrêtant trois ou quatre marches au-dessus de moi, me toisant.

« Si vous avez touché à quoi que ce soit là-haut, Mr Abrahams en sera informé. Vous n’avez rien à y faire, Chapman. Votre place est au deuxième étage. »

Elle a continué à me sermonner, à me remettre à ma place, à se plaindre de mes chiens, du désordre de ma loge, et pourtant, pendant tout ce temps, son regard portait par-dessus mon épaule, sans jamais croiser le mien – était-ce mon imagination ? – le bruit étouffé de la porte d’entrée qui se refermait, alors elle m’a congédié d’un péremptoire : « Bonne nuit. »

J’ai eu le sentiment qu’elle m’avait retenu exprès, puis, en arrivant dans le hall, d’être baigné de la présence de quelqu’un d’autre. En effet, une odeur inconnue flottait dans l’air, et quand j’ai levé les yeux, Mrs Gifford était toujours là, penchée sur la rambarde.

1- Architecte anglais (1632-1723) qui a bâti la cathédrale Saint-Paul à Londres.