Bob Chapman et ses Chiens Malins
Si vous me rencontriez dans la rue, je parie à dix contre un que vous ne me reconnaîtriez pas, alors que vous m’avez sans doute croisé cent fois. Ma tête est pour vous comme celle des gardes de la reine, elle fait partie du décor, mais on ne la regarde pas. Si vous preniez le temps de m’examiner d’un peu plus près, vous vous diriez peut-être : « Eh, je connais ce gars-là ! » ou bien : « On s’est déjà vus quelque part ! » sans jamais en être tout à fait certain.
Mais si vous m’observiez dans cette même rue, avec mes deux chiens sur les talons, alors là ce serait une autre histoire. Ce serait même tout un roman. Vous nous reconnaîtriez, c’est sûr, et vous vous sentiriez assez à l’aise pour nous saluer d’un : « Eh, voilà Brutus, Néron, et leur maître, Bob Chapman », et mes compagnons vous seraient si familiers que vous les gratteriez derrière les oreilles, leur demanderiez de rouler sur le dos ou de donner la patte. Vous me verriez peut-être, à mon tour, et voudriez me serrer la patte à moi aussi ! Mais n’allez pas croire que cela me vexe ou m’offense que tout le monde s’arrête pour saluer mes chiens sans me voir, moi, vous feriez fausse route, parce qu’ils forment la plus belle paire d’amis qu’un homme puisse souhaiter, et si je vivais un siècle, jamais je n’en rencontrerais d’autres qui leur soient comparables. En outre, ils triment dur et gagnent jusqu’à trois fois ce qu’ils me coûtent par semaine, et je les aime comme si c’étaient mes propres enfants. Brutus, il faut que vous le sachiez, m’arrive au genou, c’est un retriever anglais couleur sable, avec les yeux les plus doux et le caractère le plus aimable du monde. Je suis certain que dormir est son activité préférée ! Mais mettez-le au travail, sur scène ou sur la piste d’un cirque, et il y restera jusqu’à ce que le désert soit inondé. Sa spécialité consiste à saisir un œuf dans sa gueule – c’est un numéro que le public adore – pour aller le déposer parmi d’autres, dans un panier, sans le casser ni même le fissurer. Il transporte les chatons et les poussins du jour comme s’il était leur mère, et promène sur son dos les petits enfants.
À présent, Néron. Noir comme la tête d’un Maure, c’est un terre-neuve (pas pure race), et il a autant de valeur par son allure que par ses aptitudes. Plus d’une fois on m’en a proposé cinquante livres, mais est-ce que je serais du genre à m’en séparer ? Que non ! Si vous le voyiez au boulot, quand il tire le verrou d’un portail, fait sonner des cloches, apporte une lanterne sur scène, là vous comprendriez. Non seulement il est beau, mais en plus il est malin. Jamais je n’ai connu un chien qui apprenne aussi vite de nouveaux tours. Il suffit d’un petit encouragement, un morceau de foie pas plus gros que l’ongle de votre pouce, et au bout d’une semaine, il a tout compris. Et il est si fier de son intelligence qu’il fera en sorte de ne rien oublier ! Néron est lui aussi un compagnon agréable, fiable et sûr, qui prend soin de Brutus comme si c’était son frère.
En vérité, j’ai beaucoup de chance d’avoir à mes côtés des créatures aussi nobles et affectueuses, et je me le répète tous les matins quand nous quittons notre logement pour aller prendre le petit déjeuner chez Garraway. Car vous devez savoir que je ne suis pas de tempérament aventureux. J’apprécie de mener une vie tranquille, bien ordonnée et j’ai du mal à supporter l’agitation. Je n’aime guère le changement, je préfère toujours croiser les mêmes figures autour de moi, arpenter les mêmes rues, regarder les mêmes vitrines pour y voir à vendre les mêmes biens. Aux yeux de certains, je pourrais passer pour quelqu’un d’ennuyeux, mais j’ai mes raisons pour goûter une existence simple et régulière, et j’ai beau travailler dans le monde du spectacle (ce qui peut sembler aller à l’encontre de cette inclination, puisque je suis en permanence devant le public), il est néanmoins dans ma nature d’être calme et rangé. Cela dit, la tranquillité ne nourrit pas son homme. Tout comme une truffe humide et un poil brillant ne vous procureront pas un lit. Et même si ça fait cinq ans que Brutus, Néron et moi, nous sommes ensemble, nous n’avons pas toujours connu le confort dont nous jouissons à présent, nous avons même vécu des moments difficiles qui m’ont causé bien du tourment. En vérité, aujourd’hui encore, quand approche le jour de payer le terme, je ne peux m’empêcher de consulter mon carnet de notes et de recalculer dans tous les sens combien il me reste. Pas plus tard que l’autre jour, Mr Abrahams a fait des commentaires sur mon sérieux, en affichant une expression admirative. Je lui suis très obligé, mais cela m’a causé un certain effroi car c’est à la fois mon patron et un monsieur très averti, propriétaire de l’East London Aquarium and Museum, avec de longues années d’expérience en matière de spectacle. Aussi, quand il m’a à nouveau regardé en me lançant « Allons donc, Bob ! », j’ai aussitôt senti monter en moi une vague d’anxiété.
« Je sais ce que tu t’apprêtes à me demander comme si je lisais dans tes pensées, mon garçon. Et si je pouvais, je te donnerais la réponse que tu attends. » Puis il a secoué la tête d’un air dépité. « Mais tu connais le monde du spectacle comme moi. Beau temps une semaine, mauvais la suivante. Si le baromètre est au plus bas le samedi, je suis obligé de te congédier, sans quoi je ne serais qu’un âne, indigne de la haute opinion de mes clients. »
Je suis heureux de pouvoir dire que, jusqu’ici, l’aiguille reste sur « Beau temps », toutefois, l’humeur du public est si variable que je comprends cette prudence. Car ce qui l’attire, le divertit pendant une semaine, fait se précipiter à l’Aquarium tout le monde à quinze kilomètres à la ronde, fera peut-être ricaner la semaine suivante et sera considéré comme un piètre numéro. J’ai vu la chose se produire un nombre de fois incalculable. Ne serait-ce que l’année dernière, avec Madame Léonie, la femme au visage de lionne : pendant six semaines, tout a marché comme sur des roulettes, elle était tellement confiante qu’elle a cherché un meilleur logement, fait appel à une couturière et, soudain, un matin, je l’ai vue plier bagage en essuyant une larme sur sa joue velue. Sans transition, la salle avait été désertée, le public s’était retourné contre elle, et dehors d’horribles rumeurs circulaient qu’on allait démolir son stand, déchirer ses tableaux. Je suis heureux de pouvoir annoncer qu’aux dernières nouvelles elle travaillait pour un musée de cire à Cardiff où tout se passait fort bien, n’empêche qu’à l’époque cette histoire nous a tous choqués, et même Mr Abrahams, malgré toute sa sagesse, n’a pas trouvé d’explication. « Ah, tu vois, Bob, comme notre position est instable ! Nous voilà bien au chaud un jour, et le lendemain, pffft ! Nous sommes à la merci des gens », a-t-il dit, triste comme un croque-mort.
Je n’aime pas songer à ces sombres perspectives, car nous sommes tous très amis à l’Aquarium, que j’appelle désormais mon « lieu de travail ». Ce n’est pas parce que le cadre est agréable, que j’y travaille de manière régulière, et y gagne assez pour mettre quelques sous de côté. Non, je l’apprécie comme tous les endroits où je suis passé, sans oublier les gens. Pour sûr que l’Aquarium, c’est quelque chose. Une sorte de huitième merveille du monde. Et pas un poisson en vue ! Tout le monde fait la remarque, d’après Mr Abrahams, « des aigrefins jusqu’aux aristos ». D’après ce que j’ai compris, autrefois le bâtiment était un grand entrepôt. Ce qui expliquerait les quatre étages, le grenier et la cave, tous reliés par des escaliers (dont certains majestueux) et les paliers décorés de vitraux (comme dans une église), les statues, le fer forgé, etc. À chaque étage se trouvent de vastes salles partagées en pièces plus modestes (même si les cloisons sont en lattes de bois léger), elles-mêmes parfois divisées, si bien que pour un étranger, c’est un vrai labyrinthe de recoins et de petits espaces. Mais pas pour ceux qui y travaillent, et quel étrange groupe d’artistes et de monstres nous formons (encore une formule de Mr Abrahams pour attirer le chaland) ! Chaque semaine, il y a du changement. Un jour nous accueillons des contorsionnistes et des acrobates, un autre des magiciens et des personnes contrefaites. Il y a des employés réguliers comme Conn, qui s’occupe de la ménagerie au dernier étage, et Pikemartin qui vend les tickets, assis dans sa cabine, époussette les figures de cire, ouvre et ferme les volets. Mais ils font exception. La plupart des autres vont et viennent, ce qui est triste, car dans la même semaine on peut gagner et perdre un ami. J’espère que des jours meilleurs adviendront, bien entendu – des « perspectives », comme disait Madame Léonie –, mais je suis content, pour l’instant, d’arriver chaque matin pour faire mon numéro dans le premier salon du deuxième étage (Mr Abrahams a une drôle de manière de distribuer l’espace) et de toucher ma paye à la fin de la semaine. La vie n’est pas dure – j’ai connu bien pire – et je me la rends agréable grâce à de petites habitudes que je me suis inventées, chose qu’un homme a tendance à faire quand on lui laisse quartier libre et qu’il n’a pas une femme pour lui organiser ses journées.
Le matin, j’aime bien aller prendre mon petit déjeuner chez Garraway, au coin du célèbre Pavilion Theatre, à peine à dix minutes à pied de l’Aquarium. L’endroit n’a rien de remarquable, même pas sa cuisine, il y a parfois du marc dans le café et des espèces de grumeaux dans le pain, mais les assiettes sont grandes et bien garnies, et même si la serveuse est négligée, que son collègue éternue comme une vieille bouilloire, eh bien, malgré tout, ils sont assez accueillants. Ainsi, chaque matin, à neuf heures moins le quart, vous pouvez me trouver à ma table, dans la première salle de chez Garraway, mes chiens à mes pieds, à déguster mon café et mes tartines, voire, les bons jours, une côtelette ou une tranche de bacon. Le feu est chaud, la vue (sur la rue animée) divertissante, les journaux abondent, et c’est assez tranquille pour qu’un homme puisse se préparer aux tâches de la journée. C’est là que j’ai rencontré Fortinbras Horatio Trimmer, auteur de pièces de théâtre pour le Pavilion, et des aventures d’un personnage haut en couleur pour le journal Barnard’s Cornucopia, un hebdomadaire de littérature publié chaque samedi et vendu au prix de deux pence. MM. Picton et Barnard, de Silver Street, sont ses clients les plus exigeants, et la première fois où j’ai vu Trim (c’est ainsi que l’appellent ses amis), il était en plein travail, écrivant sur une table dans un coin de la salle, sourcils froncés, une tasse près de son coude et une tranche de pain (sans beurre) sur une assiette devant lui. C’est Brutus, cet amical compagnon, qui a comme on dit rompu la glace, car sans y être invité, il s’est approché et a posé la tête sur la jambe de Trim. C’était un spectacle touchant. J’aurais pu le rappeler, mais je ne l’ai pas fait et me suis contenté d’observer mon fidèle ami du coin de l’œil. Une main caressant ses oreilles soyeuses sans trop prêter attention, voilà tous les encouragements dont Brutus avait besoin pour s’enhardir, et il s’est couché aux pieds de Trim, comme s’ils étaient copains, venus là ensemble.
Faire ainsi l’objet d’une telle démonstration touche la plupart des gens, et il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas être ému par les avances simples d’une créature aussi innocente. Brutus est donc resté là, et Trim s’est remis à la tâche, avec un pauvre bout de crayon et force soupirs. Mon compagnon s’est mis à ronfler, étendu devant son nouvel ami, et il y serait resté toute la journée si Néron ne s’était pas relevé, étiré, avant de tourner vers moi sa bonne vieille tête pleine de sagesse en me lançant ce que j’appelle son « regard interrogateur ». Bien sûr, il avait raison – nous partons toujours pour l’Aquarium à neuf heures et demie – et il était prêt, même si je me demande bien comment il peut connaître l’heure. Trimmer s’est lui aussi redressé, et comme Brutus avait à nouveau posé la tête sur sa jambe, il la lui a gratouillée de la pointe de son crayon, tout en le caressant. J’ai rappelé mes chiens, ai salué Trim (il n’a pas répondu, mais m’a jeté un vague regard) et nous sommes partis au travail.
C’était notre première rencontre, à Trimmer et moi, après on s’est souvent retrouvés chez Garraway, et Brutus, qui n’avait plus besoin d’introduction, le cherchait chaque matin. Mon nouvel ami n’était pas toujours là, et j’ai vite compris que son petit déjeuner dépendait de l’état de son porte-monnaie. Parfois, des semaines s’écoulaient sans que je le voie : je suppose qu’il était alors en période de vaches maigres. Quand il venait et commandait seulement un café et une tartine, c’est que l’argent était rare. Mais quand il s’accordait un festin de roi, avec café, pain et bacon, qu’il m’invitait à sa table avec mes compagnons à quatre pattes, alors c’est qu’il avait vendu une histoire ou placé sa dernière pièce chez un directeur de théâtre.
« Hé, Chapman, Bob, venez donc par ici ! Et vous, lançait-il au garçon, préparez donc la place pour mon ami. »
Apparaissait alors une nappe blanche comme neige et Trimmer, souriant et généreux, faisait fête à l’humble repas de chez Garraway en rotant de contentement. Brutus et Néron n’étaient pas oubliés, car on leur servait à eux aussi du pain et du bacon, ainsi que des morceaux mis de côté par le cuisinier pour le vendeur de viande à chat, au point que j’en venais à craindre l’indigestion. Rassasiés, on fumait une pipe, et c’est dans ces moments d’intimité que Trim me parlait de ses travaux pour Barnard et les théâtres, ce qui semblait le forcer à brûler toute la nuit durant des chandelles à six pence. En effet, ces messieurs de chez Barnard se montraient voraces, disait-il, ils voulaient une histoire par semaine, si possible ! Mais il devait aussi se consacrer à son œuvre dramatique, et c’était un équilibre difficile à tenir. Il y avait dans le monde de l’écriture des périodes de vaches maigres et des périodes de vaches grasses, tout comme dans le monde du spectacle, et il ne pouvait faire faux bond ni à l’un ni à l’autre.
Un matin, alors que nous prenions un modeste repas (l’aiguille oscillait encore à la limite de « Pluie et vent » pour chacun de nous), Trim songeait à haute voix à ses perspectives, une fois encore. Il venait de terminer une pièce, Elenore, la femme pirate ou L’Or du roi de la montagne, pour Mr Carrier, le directeur du Pavilion, ainsi qu’une histoire, La Fiancée du vautour ou les Aventures de Fanny Campbell, terreur des hautes mers, pour le journal de Barnard.
« Je sais bien ce que tu penses, Bob, a-t-il dit en souriant. Ça fait bien trop de femmes pirates ! Mais, tu sais, c’est tout à fait à la mode, et moi je veux qu’elle coule de ma plume, la mode. Je me moque bien qu’il s’agisse d’un mélodrame orageux pour le Pavilion, ou d’une romance sanglante pour le vieux Barnard. J’ai eu quelques petits succès de part et d’autre, avec les bandits gentlemen, par exemple. Mon roman de poche, Le Bandit noir ou Roderick, chevalier de la grand-route, ces messieurs de chez Barnard ne cessent de le rééditer depuis six mois. Et Lovegrove a fait merveille dans Jack Blackwood, gentleman voleur, au Pavilion. »
J’ai essayé de ne pas sourire, car mon ami était désespérément fier de son succès en matière de romans à deux sous et aspirait à de grandes choses sur scène. Ce n’est qu’une question de temps, me disait-il souvent, avant que Mr Phelps de Drury Lane me remarque ; quant aux grandes maisons d’édition comme Chapman and Hall ou Murray d’Albemarle Street, elles sauraient reconnaître son talent, qu’il pensait en toute sincérité à l’égal de ceux de MM. Thackeray et Dickens. De même, ses histoires de flibustiers et de bandits de grand chemin étaient des tâches de sous-fifre en attendant que lui vienne le joyau de son inspiration ainsi qu’une bonne dose de chance. Puis il a sorti deux paquets de son manteau qu’il a posés avec révérence sur la table.
« Voilà, Bob, La Fiancée du vautour, une romance tapageuse en mer des Caraïbes, je vais la porter au copiste avant de me rendre au Pavilion où, à dix heures, on donne une lecture de mon grand spectacle de Noël, Elenore, la femme pirate. En assemblée1, bien sûr. Je pense que le vieux Carrier sera content. Les flibustiers et les sauvages, ça change des arlequins et de tout ce tralala démodé ! »
Je n’étais guère convaincu. Vous pouvez me taxer de sentimentalisme, mais à Noël, j’ai besoin d’une pantomime, même si les plaisanteries sont éculées et les guirlandes de mauvaise qualité. Selon moi, c’est l’essence même de la chose. Une petite balade en compagnie de vieux amis, Arlequin, Colombine, Pantalon. Et si ce pauvre clown doit troquer ses habits pour ceux d’un policier, je me mordrai la langue et le saluerai trois fois du moment qu’il demeure gai et prévisible. Mais m’en passer complètement ? Pire, me passer d’arlequinades, de scènes de métamorphose, quand apparaît toute l’habileté du décorateur dans une eau ondulante, ou un champignon qui se transforme en fée ? Jamais ! Chassez-les, et je ne serai pas le seul à m’en offusquer ! La moitié de Londres sera debout, rugissante, tandis que l’autre moitié gardera ses sous dans ses poches, évitant le théâtre.
Mais Trim ne voulait rien savoir.
« Allez, Bob ! a-t-il fait en voyant mon air dépité. Il faut savoir évoluer. Même au théâtre. Le Pavilion survivra bien à la Noël sans une vieille pantomime poussiéreuse ! »
Je n’étais toujours pas convaincu. Les gens d’ici aiment bien les recettes cent fois répétées, poussiéreuses ou pas. Mais c’était sans espoir, car déjà Trim s’essuyait la bouche et enroulait son cache-nez trois fois autour de son cou pour se protéger du froid et de l’humidité, qui étaient tombés comme un rideau de théâtre sur la ville. Il était aussi heureux qu’un chien à deux queues.
« J’ai une longue journée de travail devant moi, Bob, s’est-il écrié, et à la clef, un mois de loyer et de petits déjeuners. Si ce n’est plus ! »
Sur ce, il est sorti de chez Garraway tel un chevalier qu’on vient d’adouber. C’était un vrai plaisir de le voir ainsi, car mon ami Trimmer (il ne m’en voudra pas de le dire) est sujet à des accès de mélancolie, de désespoir, quand le démon vient se poser sur son épaule et qu’il se sent atrocement déprimé. À mon avis, c’est parce qu’il est artiste, car j’ai remarqué le même phénomène chez d’autres, comme le grand Mr Dickens, et aussi Mr Thackeray, dont la lassitude face au monde saute aux yeux quand je me penche sur leurs portraits, dans les vitrines.
Mais ce matin-là, Brutus, Néron et moi, on ne s’est pas arrêtés devant la papeterie en allant à l’Aquarium. Ce n’était pas non plus le jour d’emprunter le chemin le plus rapide en contournant les ruelles, ni de faire un tour pittoresque en passant par les rues commerçantes animées ou flanquées de maisons neuves, avec leur bout de jardin. Non, ce jour-là, notre promenade matinale nous a menés vers des terrains tout proches, qui s’étendent de plus en plus loin depuis quelques mois et semblent chaque fois se transformer, car on y construit à toute vitesse une nouvelle ligne de chemin de fer, dont une partie souterraine passe justement par ici, pour ressortir à plusieurs kilomètres de là comme une taupe. Il y a à peine une semaine, des maisons s’élevaient au-dessus de l’immense caverne, or à présent, comme un sourire de briseur de grève, il n’y a plus que des trous irréguliers et des piles de débris fumants. Une nouvelle perspective s’ouvre, panorama montrant l’arrière des bâtiments d’en face : des fenêtres sales aux carreaux manquants, des portes qui n’ont jamais vu la couleur d’un chiffon ni su ce qu’était un coup de peinture sont à présent exposées à la vue de tous. Plus loin s’élève le clocher d’une église à la place d’une girouette, et tout semble plus large, plus grand. À mes pieds, entre les flaques boueuses et les tas de terre, des pièces et des tessons de poterie ancienne que tout le monde peut ramasser ; un jour, j’ai même repris mon vieux passe-temps, la chasse aux trésors, tandis que mes deux compagnons folâtraient, la truffe au ras du sol.
Mais c’était un matin bruineux, pas un temps à farfouiller. Un petit vent aigre entrelardé de pluie nous poussait dans le dos, puis il s’est mis à nous souffler en pleine figure, comme une mégère en colère. Après avoir tourné au coin de Hob Lane, poursuivant notre chemin dans la tourmente, le toit de l’Aquarium dans notre ligne de mire, Brutus et Néron m’ont lancé un regard interrogateur. De l’autre côté de l’immense excavation, une rangée de vieilles maisons bien ordonnées, abritant une famille par étage (ainsi qu’à la cave et au grenier), penchaient vers le sud, comme des cartes à jouer ; peut-être au soir verrait-on leurs fenêtres murées, ou se seraient-elles écroulées en un monceau de gravats. Car en ces temps de progrès, nombreux sont les bâtiments qui s’effondrent tout seuls, tombent en tas de briques, sombrent dans les trous profonds qui se creusent soudain au-dessous, tuant leurs occupants, et parfois même d’innocents passants. Au moins ces maisons-là, bien qu’il leur manque des tuiles et que des rideaux en lambeaux volent par les fenêtres sans carreaux, étaient-elles soutenues par des poutres arc-boutées comme des os déboîtés, ancrés dans la boue.
Sur la palissade de vieilles planches (pour éviter, j’imagine, que les maisons ne dégringolent dans le trou), les colleurs d’affiches n’avaient pas chômé. Un défilé de placards colorés, annonçant des ventes, des ascensions en ballon, des spectacles de cirque ou de théâtre et vantant même l’Aquarium, se déployait en ordre rapproché, en grandes lettres noires sur fond jaune, rouge ou bleu. C’était étrange de les voir ainsi, éclatants, flottant au vent de l’autre côté du gouffre sombre et terrible apparaissant dans la fange et la gadoue. Devant nous plongeait la crevasse obscure, avec en contrebas l’ombre lugubre des voies de chemin de fer et du tunnel en construction, une parmi les nombreuses galeries qui se foraient sous la ville. Pour moi, c’est un cauchemar. Néanmoins, cela me fascine. Je me sentais attiré vers le bord, je voulais regarder au fond, pour respirer cette odeur fétide de vieille terre et de pourriture, comme si une force invisible m’attirait, à laquelle je ne pouvais résister, et c’est seulement les cris des travailleurs qui m’ont fait recouvrer mes esprits.
Et quels travailleurs ! Car cette rude besogne amène une espèce particulière de « forçats » (c’est le terme populaire) qui ne ressemble à aucune autre : accoutumés à l’obscurité, à un dur labeur, ils sont en permanence couverts de glaise et de gravats. Un journaliste prétend que ces travaux de terrassement ferroviaires ont produit « une nouvelle espèce d’hommes », les « troglodytes » comme il les appelle, et un artiste de la revue Punch, de Mr Lemon, en a fait un dessin comique, où il les représente avec une pelle et une pioche à la place des bras. Ainsi, malgré mon horreur, j’étais fasciné, et je suis resté à les regarder creuser, éreinter la terre, faire descendre du bois d’étançon et des briques au moyen de cordes et de poulies, tirer des charrettes de terre et de déchets, en jurant et rugissant comme des sauvages. Dans ces lieux immondes où la crasse et la puanteur du sol remplacent le bon air de Dieu, les hommes, selon moi, deviennent pareils à des bêtes, réduits à leur nature primaire.
Même à la surface, impossible de leur échapper. Ces forçats, qui n’ont pas les moyens de se loger, se contentent d’occuper une maison vide ou s’installent dans des camps de fortune, aussi, çà et là sur le terrain vague, de fins panaches de fumée s’élèvent dans la grisaille, montant de leurs feux ou bien des champignons de toile de leurs tentes grossières. À mes yeux, il s’agit là de la plus misérable des existences, pourtant ces gens font venir leur famille, et j’ai vu des mioches crasseux aux yeux pétillants jouer dans des flaques boueuses, leur mère penchée sur une marmite noirâtre, tous aussi sales que s’ils sortaient de la fosse. Bien sûr, des rumeurs à leur sujet ont eu tôt fait de se répandre, mais tout de même pas aussi divertissantes que les histoires de Barbe-Bleue ou de Jack-talons-à-ressorts. Ces récits abondent en vols, attaques barbares (les crimes habituels des pauvres et des ignorants), mais aussi agressions contre des dames et enlèvements d’enfants, ce qui, tout le monde le sait, constitue le genre de forfaits que préfèrent les étrangers, surtout les gitans. À moins de cent pas, une femme et ses deux petits me regardaient, aussi les ai-je évités avec soin, m’approchant plus près du bord du gouffre, si près, même, que des relents de terre mouillée et de moisissures anciennes sont remontés du fond pour me saluer, tels de vieux amis, et comme chaque fois je me suis senti aimanté par ces lieux de ténèbres.
Soudain, un éclair, une clameur, et le monde s’est retrouvé sens dessus dessous en m’emportant avec lui. Une personne très pressée, guère plus qu’un tas de chiffons ai-je tout d’abord pensé, m’a attrapé l’épaule, envoyé promener par terre, et j’ai atterri lourdement dans une mare. Je suis resté ainsi un instant, le temps de reprendre mes esprits, tandis qu’en contrebas s’élevaient les rires et les acclamations des forçats, dont je n’aurais su dire s’il s’agissait de moqueries, d’encouragements ou de mises en garde destinés au garnement. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est que la silhouette qui m’avait foncé dessus était bel et bien celle d’un jeune garçon, qu’il courait, fusait le long du précipice irrégulier, comme s’il avait le diable à ses trousses. Il filait à une allure folle, désespérée, dangereusement près du bord, sans se soucier le moins du monde de sa sécurité. Mais pourquoi, ou qui fuyait-il ainsi, c’était un mystère. Quand les forçats se sont exclamés : « Qui qui est donc après toi ? », je m’attendais à voir débouler derrière lui un policier corpulent ou un ramoneur. Mais il n’y avait personne. Les nuages et la pluie obscurcissaient le ciel, l’air était mouillé, épais, presque au brouillard, et tout ce que je voyais, c’était une poignée de curieux penchés sur la barrière, de l’autre côté de l’immense tranchée. Pas un cri, pas le moindre « Au voleur ! », juste l’humidité cotonneuse de ce matin d’hiver. En tout cas, personne ne le poursuivait. Pourtant, il devait bien croire qu’on lui courait après, car, de ma flaque, je l’ai vu se faufiler, se glisser, se retournant sans cesse, avant de repartir comme le vent, vacillant sur le bord, perdant presque l’équilibre, menaçant de tomber la tête la première dans ce gouffre d’oubli, pour recouvrer sa stabilité à la dernière seconde et continuer sa route.
Ensuite, plus rien, et j’ai supposé que l’enfant avait trébuché avant de dégringoler dans le trou. S’il s’était rattrapé au rebord glaiseux, aux pierres, voire aux quelques buissons et touffes d’herbe épars, alors il l’avait fait en silence avant de sombrer, car il n’a pas poussé le moindre cri. Bien sûr, je me suis mis à genoux et j’ai traversé la boue collante pour aller voir, mais quand je suis arrivé au bord, la fange pénétrant mes vêtements, alors que je m’attendais à le voir remonter la pente, il n’était nulle part. Plus bas, la terre, la caillasse, les ténèbres, vertigineuses.
Brutus et Néron, mettant leur odorat subtil au service de la chasse, ont commencé à arpenter le seuil du gouffre, et nul doute que si je les avais laissés, ils se seraient frayé un chemin vers le fond, mais je les ai retenus. Ce n’est un secret pour personne que je ne supporte pas les espaces confinés, et le trou noir du tunnel, même à cette distance, m’emplissait de terreur, aussi, le cœur battant la chamade, je suis resté là quelques minutes, giflé par la pluie, à scruter ce monde souterrain en regardant ici et là les lueurs des lanternes des forçats qui creusaient et perçaient le sol ancien de Londres. Ce garçon était pourtant bien passé quelque part ! J’ai jeté un regard alentour aux espaces désolés de ce pauvre terrain vague, puis de l’autre côté de la tranchée, aux maisons avec leurs fenêtres aveugles. J’attendais, le vent en pleine figure, que le gamin remonte de l’autre côté, ou qu’il lance un appel au secours d’en bas.
J’ai patienté en vain. Au bout de cinq, dix, quinze minutes, n’observant aucun signe de sa présence, n’entendant plus que l’écho des pelles et des pioches, j’ai rebroussé chemin, tête baissée contre les bourrasques.
1- En français dans le texte. (Toutes les notes sont de la traductrice.)