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ONZE

Le Deuxième Assaut

I

Dans la lumière froide de l’aube, le Pacte du Sang prit la maison du bout du monde en tenailles. Une force de plus de trois milles hommes se déversa des falaises qui bordaient le défilé d’approche et s’élança en masse vers le corps de garde et les fortifications sud. Parallèlement, un détachement d’au moins quatre cents guerriers s’en prit aux cloches et aux casemates des couloirs du dernier niveau, après avoir escaladé l’abrupte face nord d’Hinzerhaus.

Brusquement tiré d’un sommeil léger, Gaunt passa sa gabardine et prit connaissance de la situation aussi rapidement que l’ordonnance de Kolea, Rerval, pouvait la lui exposer.

— Compagnie C à la porte, ordonna Gaunt. H et J sur la ligne supérieure ouest. Toutes les armes d’appui surnuméraires rejoignent les casemates sud.

Rerval relaya rapidement les ordres par radio. Des torrents de gardes en alerte se déversèrent aussitôt dans le hall principal, gagnant qui les niveaux supérieurs, qui le rez-de-chaussée. La maison entière s’éveilla en sursaut dans un tonnerre de cris.

De dehors et des étages parvenait déjà un autre bruit de tonnerre, celui des coups de feu.

— Conditions ? demanda Gaunt.

— Dégagées, Colonel. La poussière est retombée quelques instants avant le début de l’attaque, répondit Rerval.

— Pourquoi ont-ils attendu ? se dit Gaunt à haute voix. La poussière est leur principal avantage. Ils auraient dû en profiter pour nous tomber dessus par surprise.

— Je pense que c’était leur intention, Colonel-commissaire, dit Karples, qui venait de gagner le hall principal avec Berenson.

— Expliquez-vous ?

— L’attaque principale sur la porte sud était probablement prévue pour débuter lorsque les éléments qui ont escaladé la face nord auraient signalé qu’ils étaient en position, dit l’officier tactique d’un ton désinvolte. Gravir la falaise a dû leur prendre plus longtemps que prévu puisque vos éclaireurs ont coupé leurs échelles. Le temps que ces forces se mettent en position, le soleil s’est levé et le vent est tombé. Apparemment, ils ont décidé de lancer l’attaque malgré tout.

— Espérons que ce compromis leur coûtera cher, sourit Berenson.

Le Major serrait dans ses mains une carabine laser à chargeur sur crosse flambant neuve.

— Où voulez-vous que je me poste ? demanda-t-il.

— Là où je peux vous voir, répondit Gaunt, préoccupé. Kolea ?

— En mouvement ! répondit ce dernier depuis le bas du hall principal.

— Rawne ?

— Mes unités gagnent leur poste ! cria Rawne depuis la cage d’escalier principale.

— Tenez la porte, Eli ! lança Gaunt. Je m’occupe du sommet !

— Vivez pour toujours ! cria Rawne avant de disparaître dans les escaliers avec ses hommes.

Rerval était en train d’embarquer son unité radio pour suivre Kolea.

— Où est Beltayn ? lui demanda Gaunt.

— Je ne sais pas, Colonel. Sa radio est là où il l’a laissée.

— J’ai besoin d’un officier radio, dit Gaunt avec impatience.

— Je m’en occupe, intervint Karples.

— Bien. Prenez cette unité et suivez-moi. Criid !

— Colonel ?

— Rassemblez votre compagnie et venez avec moi au sommet !

II

Au cœur de la maison, Mkoll cessa de courir et se retourna.

— Faites demi-tour, dit-il.

— Gaunt a besoin de moi, objecta Beltayn.

— Je réglerai ça avec lui, dit Mkoll. Quelle que soit la situation, on a aussi besoin de cette eau. Prends Dalin avec toi et retournez trouver cette putain de cour pendant qu’on s’occupe du reste. Bonin, va avec eux. Hwlan et Coir, vous aussi.

Beltayn et Dalin rebroussèrent chemin avec les trois éclaireurs.

— Au pas de course ! ordonna Mkoll au reste de son équipe.

Ils atteignirent une cage d’escalier et grimpèrent deux niveaux. Au deuxième palier, les rugissements et les crépitements des tirs se firent tout proches, menaçants.

— Supérieur Ouest, annonça Mkoll. Au dernier étage.

Ils se remirent à courir, gravissant les marches deux par deux. Lorsqu’ils atteignirent le pallier qui faisait la jonction avec l’éperon Central Ouest, ils rencontrèrent la compagnie L, qui montait elle aussi. Ils se plaquèrent contre les murs pour la laisser passer.

Mkoll vit Ludd, Merrt et le Nihtgane courir derrière l’unité.

— Commissaire ! appela-t-il.

Ludd le rejoignit en remontant tant bien que mal le flot de soldats.

— Oui ?

— Je monte, dit Mkoll. Beltayn a peut-être trouvé l’eau que nous cherchions. Puis-je vous suggérer d’aller vous en assurer ?

— Bien sûr.

Ludd se réjouit secrètement que le chef des éclaireurs s’adressât à lui convenablement. Aux manières de Mkoll, il ne faisait aucun doute que Ludd était le Commissaire du régiment.

— Où est-il ? demanda-t-il.

— Mklane ! lança Mkoll.

— Chef ?

— Montre le chemin au Commissaire.

— Oui, chef.

— On a besoin de cette eau, dit-il doucement à Ludd. Les hommes ne pourront pas se battre s’ils n’ont rien à boire.

— Je comprends, dit Ludd.

— Excellente nouvelle, Commissaire.

Ludd sourit et emboîta le pas à Mklane.

Mkoll adressa un signe de tête à Eszrah lorsque le Nihtgane passa près de lui.

— Garde un œil sur Ludd, lui souffla-t-il.

— Bien entendu, soule, répondit Eszrah avec un regard de compréhension.

Mkoll se retourna et fit signe à ses éclaireurs de suivre la compagnie vers les derniers étages.

— Où dois-je gn… gn… gn… aller, chef ? demanda une voix.

Mkoll regarda par-dessus son épaule et vit Merrt. Il haussa les épaules. D’expérience, il savait que le pauvre bougre n’était plus bon à grand-chose.

— Reste avec le Commissaire. Il aura sans doute besoin de muscles pour rapatrier l’eau.

— Oui, chef, répondit Merrt.

Merrt pivota sur ses talons. Mkoll et les éclaireurs avaient déjà disparu dans l’escalier, suivis des derniers éléments de la compagnie L.

Il se retrouva seul. Des coups de feu lointains résonnaient dans le couloir vide. Merrt leva son fusil et s’en fut à la suite de Ludd.

III

Les casemates et les tours sud d’Hinzerhaus s’illuminèrent brusquement. Des torrents de feu concentré tombèrent des meurtrières et pilonnèrent les rangs de la vague de fantassins qui montait à l’assaut.

Les Fantômes firent payer à l’ennemi le prix de sa ruse. Au cours des quatre premières minutes de combat, les tireurs d’élite, les artilleurs et les équipes d’appui positionnés dans les contreforts sud firent un carnage parmi leurs assaillants ; des centaines de soldats du grand ennemi tombèrent. Les armes lourdes tonnaient dans les casemates en fauchant des pelotons entiers. Les corps s’effondraient et s’amoncelaient dans la poussière immaculée. Les tubes lanceurs crachaient des roquettes hurlantes au milieu de l’armée adverse, qui expédiaient des silhouettes embrasées dans les airs à chaque fois qu’elles faisaient mouche. Les tirs pleine-bourre des snipers sifflaient au milieu de l’armée en charge et éliminaient leurs cibles l’une après l’autre, les disloquant au milieu de leur course.

Pendant près de dix minutes, la forteresse d’Hinzerhaus tint son rôle à merveille. Protégés par les antiques ouvrages défensifs, les Fantômes transformèrent le défilé qui s’étendait devant la porte principale en champ de mort, et massacrèrent chaque vague d’attaque l’une après l’autre.

— À sec ! cria Banda en quittant sa meurtrière. Munitions !

— Prends les miennes, cracha Larkin en s’écartant lui aussi.

Son long-las venait de refuser de tirer : il était temps d’en changer le canon. Banda attrapa quatre des chargeurs de Larkin et enclencha le premier. Elle reprit sa position de tir et fit feu.

— Merde ! siffla-t-elle.

— T’as raté ta cible ? s’étonna Larkin tout en fouillant son sac à la recherche d’un canon de rechange. Concentre-toi, pauvre conne. Et apprends… On ne picole pas quand on est de garde.

— Ta gueule ! répondit Banda en enfonçant un nouveau chargeur.

Elle tira encore.

— Eh merde, chier, putain !

— Tu gaspilles les munitions, grogna Larkin en vissant solidement un nouveau canon. Essaye de servir à quelque chose ou je t’arrache ta dragonne.

— Va te faire mettre, Lark, rétorqua-t-elle en tendant la main vers un nouveau chargeur. Je peux le faire.

— Prouve-le.

Larkin inspecta rapidement son arme. Elle était prête.

— Munitions ! cria-t-il par-dessus son épaule. Et des canons, aussi ! Vite !

Il inséra l’un de ses derniers chargeurs spéciaux et glissa son arme dans la meurtrière. Il visa, stabilisa sa respiration.

Le recul du long-las lui percuta l’épaule dans un bump mat. Un porte-étendard écumant, loin en dessous d’eux, tomba à la renverse, les bras en croix, dans la poussière.

— Ça lui passera l’envie de gueuler.

— Bang ! triompha Banda à côté de lui. Elle retira son fusil de la meurtrière et lança un sourire rayonnant à Larkin.

— T’as vu ? T’as vu ça ? Propre et net !

Ils rechargèrent de concert.

Le soldat Ventnor, qui faisait office de ravitailleur en munitions sur le niveau 6, fit irruption dans l’échauguette derrière eux. Il haletait, à bout de souffle.

— Chargeurs ! annonça-t-il en laissant tomber un sac pesant.

— Et les canons ? demanda Larkin sans se retourner.

— Non, répondit Ventnor.

— J’ai besoin de canons ! Et vite ! ordonna Ventnor.

Bump. Un autre joli tir en pleine tête.

— Toi et ton pied-bot, allez vous faire foutre, cracha Ventnor, exaspéré, avant de disparaître.

— Bang ! répéta Banda avec une satisfaction évidente. T’as vu ? Tu l’as vu tomber ?

— Ouais, fit Larkin en enclenchant son chargeur suivant et en cherchant une cible à travers sa lunette. C’est bien.

— Merde, mon canon est encrassé, annonça Banda en se baissant sous sa meurtrière.

— J’en ai deux autres dans mon sac, répondit Larkin. Prends-en un.

Bump. Un officier du Pacte s’écroula, l’épée encore levée, au beau milieu de son cri de guerre.

Banda s’agenouilla et commença à dévisser le canon de son arme.

— Vite, souffla Larkin en tirant encore.

Trop bas ; il avait mal estimé la trajectoire. Un soldat ennemi venait de perdre le bassin plutôt que le crâne. Bah…

— Merde !

— Quoi ?

— Il est coincé ! J’arrive pas à le sortir !

Larkin abandonna sa meurtrière pour aider Banda. Le canon remplaçable de son long-las était définitivement foutu, et les scories de carbone l’avaient soudé au corps de l’arme. À deux, ils finirent pourtant par le dégager. Banda vissa un nouveau canon.

— Munitions et canons ! cria Larkin. Ventnor ? On en est au dernier !

Banda et Larkin enclenchèrent un chargeur au même moment, et retournèrent à leurs meurtrières respectives. Guettant, traquant…

— Bang ! se réjouit Banda.

Bump, fit l’arme de Larkin.

Le ravitailleur entra précipitamment dans le poste.

— Canons ! annonça-t-il.

— C’est pas trop tôt, fit Larkin.

— Baisse-toi, ajouta le ravitailleur.

Larkin se retourna.

— Quoi ? commença-t-il, mais sa phrase mourut sur ses lèvres.

Colm Corbec lui souriait.

— Baisse-toi, Lark. Demande aussi à la jolie donzelle d’en faire autant, d’accord ?

— Oh, merde, gémit Larkin.

Il se jeta sur Banda et l’écarte de sa meurtrière d’un plaquage maladroit.

— Hein ? Ouch ! grogna-t-elle en tombant.

Un instant après, le sommet de l’échauguette, juste au-dessus des meurtrières, reçut de plein fouet le premier tir d’artillerie adverse.

IV

Au sommet de la forteresse, autour des dômes des cloches et des casemates de la crête, les combats s’avéraient plus serrés.

Les commandos du Pacte du Sang avaient d’abord essayé d’entrer discrètement par les meurtrières, comme ils l’avaient fait tant de fois ces derniers jours. Ils se rendirent vite compte que les cloches étaient tenues par des soldats en armes et aux aguets. Les gardes n’eurent pas une seconde d’hésitation. Dès que les volets furent soulevés, ils ouvrirent le feu de leurs armes légères et fauchèrent les premiers commandos à bout portant. N’ayant nulle part ou se replier, dos au précipice, les assaillants poussèrent de l’avant, tentant de prendre les cloches en les noyant sous le nombre.

Dans chaque casemate, le bruit et la fumée étaient insupportables. Les Fantômes avaient construit à la hâte des marches et des plateformes de tir durant la nuit, le plus souvent en disposant des planches pare-éclats sur des sacs de sable, afin d’avoir les meurtrières à hauteur de visage. Les chefs d’unité ne voyaient presque rien de ce qui se passait, et devaient baser leurs décisions sur les commentaires radios des hommes qui mitraillaient frénétiquement à travers les meurtrières ouvertes. Ils tentèrent d’établir des zones de feu croisé entre les cloches et les casemates voisines pour couper l’assaut, mais la plupart des points fortifiés, en particulier à l’ouest, furent rapidement submergés par des hordes de soldats du Pacte du Sang et par des monceaux de cadavres.

Là où les défenses de la crête étaient étagées, avec parfois trois niveaux de cloches surplombant la falaise, les hommes placés en hauteur se déchaînèrent contre les commandos qui s’en prenaient aux niveaux inférieurs ; les occasions de placer des tirs directs et précis se faisaient toutefois de plus en plus rares. Les combats au sommet devinrent frénésie : un tourbillon furieux de tirs désespérés et de rechargement précipités.

Après sept minutes de fusillade brutale, l’ennemi réussit à entrer. Un guerrier du Pacte, déjà blessé, bondit de derrière une pile de cadavres, près d’une cloche de Seize Supérieur Ouest, et réussit à se hisser sur son dôme. Rampant sur son ventre ensanglanté, il lâcha une grappe de grenades à manche sous le volet de la meurtrière la plus proche.

L’explosion tua les huit Fantômes qui tenaient la position. Avant même que l’épaisse et douceâtre fumée aux relents de fycélène n’eût fini de se dissiper, des commandos se déversèrent par les meurtrières noircies et s’éparpillèrent dans le couloir. Ils éliminèrent les soldats hébétés qui tenaient la cloche suivante en détruisant leur marche de tir par-derrière et dégagèrent ainsi un deuxième point d’entrée.

Deux minutes plus tard, un rebond chanceux envoya une autre grenade dans l’une des meurtrières de Quatorze Supérieur Ouest et chassa les défenseurs de leur plateforme. Une fois encore, l’ennemi s’engouffra aussitôt, massacrant les Fantômes blessés et sonnés par la détonation. Des combats éprouvants, souvent au corps à corps, faisaient à présent rage le long de deux éperons des galeries du sommet.

Le temps que Gaunt atteignît le dernier étage de la maison, le Pacte du Sang y avait déjà plongé les crocs et serrait les mâchoires. Gaunt descendit Seize Supérieur Ouest avec la compagnie de Criid, détachant à chaque casemate une partie de ses soldats pour la renforcer. Il devait hurler pour se faire entendre par-dessus la pluie de tirs qui crépitait sur chaque dôme comme de la grêle sur une feuille de zinc. Un épais nuage de fumée envahissait les couloirs. À intervalles rapprochés résonnaient les détonations sèches, grumeleuses des grenades, et l’air brûlant des explosions descendait dans les espaces confinés, chassé par la pression soudaine. Les hurlements de détresse, de confusion ou de douleur retentissaient aussi fort que la fusillade.

— Vous avez entendu ? cria soudain Berenson.

Gaunt le regarda, l’idée que quelque chose pût ressortir du vacarme ambiant lui arrachant une grimace. Berenson écarquillait les yeux.

— Écoutez ! renchérit Berenson.

Gaunt entendit enfin. Des bruits lointains, en contrepoint de l’incessant tumulte des combats : un sifflement, un choc, un sifflement, un choc, la signature évidente d’un bombardement, sur la face sud de la maison.

Soudain, son oreillette grouilla de cris et de rapports.

— Rawne ? lança Gaunt d’un ton urgent dans son micro. Rawne ! Deux, Deux, ici Un, ici Un.

— …barrage imminent ! répondit Rawne, la voix déformée par les parasites. L’artillerie ennemie nous pilonne depuis le défilé. Je répète, l’artillerie n…

— Deux ? Deux ? Répétez !

— …tombe dur ! Vraiment dur ! Merde, on…

La transmission fut brusquement coupée. Plus le moindre signal. Gaunt entendit de nouveaux obus frapper l’autre côté de la forteresse. Cette fois, il sentit le sol vibrer légèrement sous ses pieds.

— Par le Trône, souffla Karples. C’est de la folie…

Il ajouta autre chose, mais Gaunt ne l’entendit pas parce que Criid, Berenson et d’autres soldats avaient commencé à tirer. Poussant leur cri de guerre barbare, des soldats du Pacte du Sang se jetaient sur eux.

Gaunt tira son épée, l’épée de Heironymo Sondar. On la lui avait offerte après qu’il eut résisté à un autre siège particulièrement sanglant, celui de la ruche Vervun.

— Hommes de Tanith ! rugit-il.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Haches d’armes, hallebardes, baïonnettes et pistolets au clair, l’ennemi était sur eux.

V

Dalin sentait l’air frais. Il entendait également le sifflement et les explosions des obus bien plus nettement que Gaunt.

— Ils nous envoient tout ce qu’ils ont, dit-il.

— On dirait bien, répondit Beltayn. Allez, continue d’avancer.

Dalin regarda Bonin, Coir et Hwlan. Les trois éclaireurs que Mkoll avait détachés pour les accompagner échangeaient des regards nerveux. Dalin comprenait qu’ils auraient préféré être ailleurs, là où ils auraient pu se montrer utiles. Bien que comptant parmi les meilleurs soldats du régiment, ils rataient la bataille pour accomplir ce qui était, pour l’essentiel, une mission de ravitaillement.

— Allez-y, proposa Dalin.

— Quoi ? demanda Bonin.

— Beltayn et moi, on peut se démerder pour trouver l’eau. Pourquoi n’allez-vous pas rejoindre les autres ?

— Mkoll nous a donné un ordre, dit Coir.

— Mais…

— Mkoll nous a donné un ordre, répéta Bonin. C’est tout.

Ils avaient franchi l’ouverture révélée par l’arrachage des lambris un peu plus tôt, et s’étaient engagés dans un couloir que personne n’avait foulé depuis très longtemps. L’air y était sec, et le sol lustré couvert d’une épaisse couche de poussière intacte. Les lumières murales avaient quelque chose d’étrange. Elles étaient semblables aux autres globes de la maison et disposées à l’identique, réparties presque organiquement le long des cloisons au bout de leur câble épais, mais elles émettaient une lueur ambrée constante ; elles ne faiblissaient pas par intermittence comme les autres. Leur éclat rappelait celui d’une vieille lampe à la mèche presque consumée.

— Vous devinez à quel point j’aime ce coin ? demanda Beltayn.

— Tu devines à quel point je m’en fous ? répondit Bonin.

Ils avançaient lentement, laissant derrière eux cinq séries d’empreintes de pas dans la poussière. Un souffle froid faisait remuer l’air. Quelque part devant eux résonnaient les détonations denses des obus qui tombaient. Curieusement, le son ne semblait ni atténué, ni amplifié par les murs et par les portes qui les en séparaient.

— Ça correspond aux cartes ? demanda Hwlan.

Dalin consulta l’amas de feuilles qu’il portait.

— Difficile à dire… commença-t-il.

Hwlan lui lança un regard assassin.

— Je suis désolé, dit Dalin.

— Ça suffira pas, grogna Hwlan.

Devant eux, le couloir virait vers la gauche et s’élargissait légèrement. Ils descendirent une courte volée de marches. Les murs étaient couverts des mêmes lambris bruns satinés qui décoraient toute la maison, mais ceux-là étaient rehaussés de gravures, le long des bandes qui couraient à hauteur d’épaule.

Beltayn les illumina de sa torche. Les symboles n’avaient aucun sens.

— J’aimerais bien savoir ce que ça signifie, dit-il.

— Moi aussi, j’aimerais bien que tu saches ce que ça signifie, répondit Bonin.

— Portes, signala Hwlan.

Devant eux, à la limite du faisceau de leurs lampes, deux portes en vis-à-vis perçaient les cloisons du couloir.

— Allons voir, murmura Bonin.

Ils s’approchèrent de la porte de gauche. Elle était épaisse, faite de bois. Bonin fit un pas en avant, le fusil laser tenu d’une main, l’autre sur le point de se refermer sur la poignée de laiton. Coir vint se ranger à sa droite, l’arme à l’épaule, prêt à faire feu. Hwlan resta derrière Bonin, une grenade dans la main.

Bonin poussa précipitamment la porte et se jeta à travers en effectuant une roulade. Il se redressa aussitôt, agenouillé dans une posture de tir. Coir s’engouffra dans la pièce à son tour, le fusil levé. Hwlan les couvrait.

— Merde ! marmonna Bonin en se relevant. Regardez ça ! Bel ?

Beltayn et Dalin dépassèrent rapidement les éclaireurs.

— Oh, nom de… hoqueta Beltayn.

La pièce était longue et haute de plafond, et obliquait légèrement vers le sud à mi-longueur. La lueur stable, ambrée des globes baignait des murs couverts d’étagères, du sol au plafond, des étagères chargées de livres poussiéreux, de manuscrits et de rouleaux de parchemin. Des tables de lectures étaient disposées au centre de la salle.

— C’est… c’est une bibliothèque, dit Beltayn.

Ils entrèrent en regardant autour d’eux, braquant leurs lampes dans les recoins du plafond que la lumière ambrée n’atteignait pas. Des particules de poussière dérivaient lentement en scintillant dans le faisceau des lampes.

Des milliers de livres, de tablettes et de rouleaux faisaient ployer les étagères sous leur poids.

— Bon, c’est pas la cour, hein ? demanda Bonin.

— Non, fit Beltayn en scrutant le dos des livres sur l’étagère la plus proche. Mais c’est une sacrée découverte. Nous devons…

— On doit trouver l’eau.

— Attendez, dit Beltayn. C’est…

— On doit trouver l’eau, ordonnance. Les livres seront encore là quand les combats seront terminés.

Beltayn adressa une grimace à Dalin.

— Allez voir là-bas, ordonna Bonin.

Coir et Hwlan se glissèrent le long des murs, de part et d’autre des tables de lecture, à la recherche d’une autre issue.

— Cul-de-sac ! lança Hwlan.

— Rien, confirma Coir.

— Bien, il reste l’autre porte, dit Bonin.

Coir et Hwlan se dirigèrent vers la sortie.

— On devrait jeter un œil à ces livres, commença Dalin.

— Pourquoi ?

— On pourrait apprendre quelque chose sur cet endroit.

Bonin lui sourit, un sourire qui n’avait rien de bienveillant.

— On sait tout ce qu’il y a à savoir. Cette putain de maison est un piège à rats, et on va tous crever ici si on n’arrive pas à sécuriser des choses basiques comme de l’eau et un périmètre défensif efficace. On s’instruira de l’histoire du lieu plus tard, soldat Criid, quand on ne risquera plus de se faire plomber le cul.

— Mais…

— Arrête avec tes « mais » ou je te cogne.

Dalin se tut aussitôt.

— Le petit a raison, renchérit Beltayn.

— Ça vaut pour toi aussi, Bel, lui dit Bonin. Hwlan ?

— Prêts, Mach.

Hwlan et Coir avaient déjà pris position de part et d’autre de la deuxième porte du couloir.

— Allez-y, dit Bonin en hochant la tête.

Hwlan se jeta à travers la deuxième porte, Coir sur les talons.

— Merde ! C’est un arsenal, Mach !

— Un quoi ?

— Un arsenal. Viens voir.

Bonin traversa le couloir, suivi de Dalin et Beltayn, et entra dans la deuxième pièce derrière Coir et Hwlan.

Sous la même lueur ambrée, cette longue salle d’armes était elle aussi haute de plafond, mais tapissée de râteliers. Des rangées d’armes à feu archaïque, la plupart énormes, de la taille de calibre 50, reposaient debout sur leurs râteliers, attendant des guerriers morts depuis longtemps qui ne viendraient plus. Le milieu de la pièce était occupé par de petits bunkers blindés.

Hwlan prit l’une des armes et grogna en la soupesant.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

— Un laser ? hasarda Bonin.

— Ouais, je crois, répondit Hwlan en ouvrant le fusil qu’il tenait. Tir unique, à l’ancienne, comme un las-lock. Merde, ce truc est lourd.

— Des flingues de rempart, dit Coir.

— Quoi ? fit Bonin.

— Des fusils de rempart, répéta Coir en en prenant un.

Dec Coir était célèbre dans tout le régiment pour sa connaissance des armes à feu antiques. Il portait d’ailleurs un vieux pistolet las-lock à tir unique, au cas où.

— Mmh. Gros et lourd. Des fusils de rempart, définitivement, annonça-t-il en examinant l’arme. De gros flingues lourds, à très longue portée, utilisés pour défendre une position fortifiée.

— Ça paraît logique, dit Dalin. Je veux dire, compte tenu de la nature de l’endroit.

Coir hocha la tête.

— Les casemates ont été prévues pour qu’on les tienne avec ces joujoux. Elles ont été conçues pour une armée équipée de ce genre de choses. C’est la raison d’être de la forteresse.

— Pour se défendre contre quoi ? demanda Bonin.

— Je n’en sais foutrement rien, dit Coir sans cesser d’examiner l’arme massive, intrigué. Par le Trône, le recul doit être dingue. Les dégâts aussi. La cadence de tir doit pas battre des records, sûr, mais la puissance de feu…

— Et les munitions ? demanda Bonin.

Hwlan avait réussi à ouvrir l’un des bunkers. Il était rempli de ce qui ressemblait à des billes brunes lustrées, de la taille d’un globe oculaire.

— Ce sont les munitions ? demanda-t-il.

— Ouais, c’est ça, dit Coir en scrutant l’intérieur du bunker presque avec regret. Mais elles ont l’air mortes, inertes. Elles sont restées trop longtemps dans leur boîte, j’imagine.

Dalin prit l’une des billes. Elle était lourde. Soudain, elle commença à luire doucement.

— Feth ! s’écria Dalin.

— La chaleur de ta main réchauffe le noyau volatil, expliqua Coir. Repose-la, je te prie, soldat Dalin.

Dalin la remit dans le bunker, et sa lueur mourut aussitôt.

— On n’a toujours pas trouvé l’eau, dit Bonin.

— Ouais, mais… commença Coir.

— Ouais mais rien, corrigea Bonin. Repose ça. On continue.

À contrecœur, Coir remisa le fusil de rempart sur son râtelier, et Hwlan en fit autant.

Bonin renifla.

— On suit l’air frais, proposa-t-il.

VI

L’artillerie du Pacte du Sang giflait sauvagement Hinzerhaus. Des explosions orange, brûlantes et rauques, illuminaient la falaise sud au gré des impacts. Des pans de roche entiers volaient en éclats, révélant les arêtes des casemates enterrées. Deux emplacements d’armes subirent une touche directe et leur coque de lithobéton renforcé éclata. La fureur du barrage obligea de nombreux Fantômes à abandonner leur meurtrière pour se mettre à couvert.

Soudain, le feu des défenseurs se réduisit à un mince filet. L’ennemi en profita pleinement.

La première vague du Pacte atteignit enfin le corps de garde. Une deuxième vague arriva juste après et commença à escalader les fortifications inférieures de la face sud. Une troisième vague apparut à sa suite, traînant dans la poussière blanche un énorme bélier de siège en acier. Les quarante hommes auquel il était harnaché commencèrent à le faire se balancer sur lui-même et se déchaînèrent contre l’écoutille principale.

Les coups du bélier résonnaient comme un glas infernal. Dans le corps de garde et le couloir d’entrée qui menait au hall principal, des sections de Fantômes attendaient, blotties contre les murs, armes levées, cillant à chaque impact. Kolea, Baskevyl et les autres chefs de compagnie s’efforçaient de maintenir le moral de leurs hommes.

— Tenez bon ! cria Kolea par-dessus les chocs. Tenez bon ! Ils ne passeront pas !

— L’écoutille va résister, n’est-ce pas ? demanda Derin.

— Bien sûr qu’elle va résister, répondit Kolea.

Clang ! Clang ! Clang !

Kolea regarda Baskevyl.

— Faites venir les lance-flammes, dit-il.

Baskevyl hocha la tête et s’en alla relayer l’ordre.

Ils ressentaient toute la force des obus qui martelaient la façade au-dessus d’eux. De la poussière chutait du plafond à chaque détonation. Certains soldats se mirent à gémir lorsque cette pluie de particules se fit plus forte. Les lambris du plafond se fissurèrent ou se détachèrent à leurs extrémités, comme si la falaise allait s’effondrer.

— Tenez bon ! répéta Kolea.

Le pilonnage cessa.

Les hommes regroupés dans le tunnel échangèrent des regards interloqués. Il n’y avait plus aucun son, à l’exception du crépitement léger de l’averse de poussière et des coups du bélier sur l’écoutille extérieure.

— Rawne ? dit Kolea dans son micro. Rawne ? Faites gaffe, là-haut. Rawne ?

VII

Le major Rawne ne l’entendit pas. L’un des premiers obus à avoir touché la face sud l’avait jeté à terre et son oreillette n’avait pas survécu.

— Ouvrez-moi un canal ! J’ai besoin d’un canal tout de suite ! avait-il crié à la cantonade dès qu’il s’était relevé, et il avait passé les minutes suivantes à courir à l’aveuglette de casemate en casemate.

L’air était lourd de fumée, et les obus frappaient répétitivement le roc à quelques secondes d’intervalles. Dans l’obscurité, Rawne percutait d’autres gardes et essayait de les contenir. Il s’engouffra dans une ouverture pour découvrir une échauguette dévastée, caverne noircie jonchée de restes humains. Un autre obus tomba non loin, et Rawne dut reculer sous une averse de débris.

— Debout ! hurla-t-il. Retournez à vos postes !

— Ils nous bombardent, Major ! protesta un soldat.

— J’en suis bien conscient, connard ! Retourne à ton poste !

Il se hissa dans une autre casemate. Au-dessus des meurtrières, le plafond s’affaissait et des poutrelles d’acier dépassaient du lithobéton fracturé. La fumée piégée tourbillonnait dans l’espace confiné.

— Lark ?

— Ça va ! répondit Larkin, qui tirait le corps inerte de Banda loin de la façade.

— Merde ! Elle est… ? commença Rawne.

— Sonnée. Juste sonnée. Ça ira.

— Et toi, ça va ? demanda Rawne en attrapant Larkin par le bras pour l’aider à tirer Banda.

Du sang ruisselait d’une blessure au cuir chevelu du sniper.

— Ouais, ça va, fit Larkin en regardant Rawne. On va crever, hein ? On ne peut pas résister à ça.

Ils se jetèrent au sol lorsqu’un autre obus tomba en sifflant dangereusement près de leur position.

— Oublie ces putains d’obus, dit Rawne. Le danger, c’est les fantassins.

— Ouais, sûr, dit Larkin en s’esclaffant presque.

— Tu crois que je plaisante ?

Le bombardement cessa abruptement. Larkin rejoignit Rawne à la meurtrière et regarda au-dehors.

— Oh, Feth, dit-il.

VIII

L’ennemi se jetait sur la face sud d’Hinzerhaus comme une marée de fourmis. L’artillerie avait retenu son souffle pour ne pas vaporiser les vagues d’assaut.

Les commandos du Pacte du Sang étaient équipés d’échelles pliables munies de crampons, qu’ils dépliaient comme des rouleaux de barbelés en arrivant au pied de la falaise. Leurs crochets mordirent le roc de la façade et s’y agrippèrent solidement. Dès qu’une échelle était mise en place, des soldats en uniformes cramoisis se mettaient à les escalader en grognant pour gagner les casemates inférieures. Les échelles gémissaient et dansaient sous leur poids tout en s’enfonçant encore davantage dans la pierre.

Les soldats du Pacte atteignirent les premières fortifications et les prirent d’assaut. Leurs haches à crochets et leurs sabres eurent rapidement raison des rares Fantômes sonnés qu’ils y trouvèrent. Leurs armes dégoulinantes de sang frais, les commandos se déversèrent dans les couloirs inférieurs.

D’abord assourdis et étourdis par le bombardement, les Fantômes furent rapidement tirés de leur torpeur par l’intrusion. Des fusillades éclatèrent dans les couloirs lorsqu’ils ripostèrent contre les tueurs masqués qui s’élançaient parmi eux. La compagnie de Daur se retrouva au milieu de la mêlée, abattant les commandos dès qu’ils se dessinaient dans les nuages de fumée, tentant de les repousser vers les meurtrières par lesquelles ils s’étaient répandus.

— Contact et intrusion ! cria Daur dans son micro. Contact et intrusion, niveau 4 !

Il se fraya un chemin le long du tunnel d’appui, toussant, les narines envahies par la puanteur du sang et du laser. Il ne voyait presque rien. Le fycélène lui brûlait les yeux.

— Soldats, avec moi ! criait-il aux hommes qu’il croisait.

Tous n’étaient pas des Fantômes. Un masque colérique émergea de la fumée et une hache fila vers sa gorge.

IX

Rawne regardait par la meurtrière. À travers les écharpes de fumée grises, il discernait les silhouettes cramoisies qui escaladaient leur échelle cloutée vers lui. Il tendit les bras et essaya d’arracher les crampons ; mais l’échelle était trop bien ancrée, maintenue par ses pointes acérées et le poids des corps qui l’escaladaient. Des tirs de laser filaient à la verticale autour de lui.

— Lark ! appela-t-il.

Larkin apparut à côté de lui, et fit passer la moitié supérieure de son corps à travers la meurtrière endommagée. Il épaula son long-las et fit feu. Le tir transperça la poitrine du soldat du Pacte qui grimpait vers eux, dont le cadavre entraîna deux de ses camarades en tombant. Larkin rechargea et tira encore, se penchant un peu plus sur la droite de la meurtrière. Cette fois, il avait visé l’échelle même et fait sauter plusieurs barreaux. L’un de ses montants céda sous la tension du métal dans un ping sonore, et une partie de l’échelle fut arrachée à la roche. Huit ennemis tombèrent dans la poussière.

Mais Larkin s’était mal positionné. Remuant les bras en tous sens, il commença à glisser.

— Tenez-moi ! Tenez-moi, bordel de Feth ! hurla-t-il.

— Je te tiens ! répondit Banda en lui attrapant les jambes tout en le tirant vers elle.

— Il y en a d’autres ! s’écria Larkin.

— Je sais, répondit Rawne en revenant vers la meurtrière, un tube-charge dans les mains. Il se pencha et arracha la bande de détonation.

— Merci d’être passé ! cria-t-il par la meurtrière.

Il lâcha le tube et se mit aussitôt à couvert.

La charge rebondit sur le casque du premier assaillant de la deuxième échelle et explosa en touchant son épaule. La boule de feu tua trois commandos sur le coup et disloqua le sommet de l’échelle, qui se brisa et retomba comme une corde tranchée, précipitant une dizaine d’autres ennemis vers leur mort.

Rawne se tourna vers Larkin.

— Ta radio fonctionne ?

— Je crois.

— Envoie quelque chose de ma part. Autorité Deux/Rawne. Détruisez les échelles. Priorité.

Larkin actionna son micro.

— Écoutez-moi, vous tous… commença-t-il.

X

Seize Supérieur Ouest. Ce nom serait ajouté, en temps voulu, au tableau d’honneur des batailles les plus difficiles et les plus meurtrières du Premier de Tanith, aux côtés d’actions telles que la Porte de Veyrveyr, Ouranberg ou le Cinquième Compartiment, afin que ceux qui viendraient après pussent le commémorer et l’honorer.

Gaunt était au cœur des combats. Une bataille dans un tunnel était l’une des pires choses que pût subir un soldat. C’était une mêlée étouffante, démente, impitoyable. L’espace restreint jetait les ennemis les uns contre les autres, qu’ils le veuillent ou non. Le temps de réaction se résumait à une fraction de seconde. Tout reposait sur l’instinct et les réflexes, et le soldat qui manquait de l’un ou des autres mourait. C’était aussi simple que ça. Il n’y avait pas de marge d’erreur, ni d’endroit où se replier avant une nouvelle tentative. Plus d’une fois, Gaunt vit un Fantôme manquer son premier tir ou son premier coup et mourir avant d’avoir eu le temps de se reprendre.

Il n’y avait pas de deuxième chance, ici.

Se battre dans un espace clos impliquait en outre d’autres périls. En plus des tirs directs, il fallait prendre en compte les tirs ratés. Des ricochets menaient leur danse mortelle en tous sens, souvent provoqués par l’ultime spasme d’un mourant qui pressait la détente de son arme dans son agonie. Obéissant à leur propre dynamique absconse, les projectiles longeaient parfois un mur ou glissaient le long d’un virage, défiant en apparence les lois de la balistique.

Le pistolet bolter de Gaunt jouissait d’une excellente puissance d’arrêt, et il le mit à profit. Les commandos qui se jetaient sur lui étaient projetés en arrière par ses bolts et renversaient ceux de leurs camarades qui les suivaient de près comme autant de quilles. Lorsque les combats se réduisirent à leur plus simple expression, celle des crève-cœur et des haches d’armes, l’épée de Gaunt fendait bras, lames, casques et grotesques.

Ses Fantômes avaient un avantage. L’ennemi avait pénétré les couloirs supérieurs en deux points, ce qui signifiait qu’ils étaient cernés de toutes parts par les défenseurs. Du mieux qu’il put en dépit les circonstances chaotiques, Gaunt rassembla ses hommes en formation serrée afin de contenir et d’écraser l’envahisseur. Cette tâche dépassait les limites de son micro, mais Karples relayait ses ordres via le puissant appareil de Beltayn.

Non qu’il eût beaucoup de temps pour donner des ordres. Gaunt se rappela que Hark avait fait état d’un phénomène qu’il appelait temps de combat. Et cet état prévalait, à présent. Gaunt tirait, avançait, frappait d’estoc, et laissait ses troupes mitrailler l’ennemi tandis qu’il rechargeait.

Le temps de combat était implacable, trépidant ; il laissait à peine l’occasion de penser ou de bouger. Mais il était aussi terriblement lent, comme un vidéopict passé au ralenti. C’en était presque hypnotique. Gaunt vit des traits de laser planer près de lui comme des avions en papier. Il aperçut des giclées de sang artériel flotter dans l’air en chapelets ondoyants. Il n’y avait plus de bruits hormis le battement de son propre cœur. Il sentit un laser lui frôler le bras. Il vit un bolt qu’il avait tiré des siècles plus tôt frapper un masque entre les yeux et le plier comme un livre qu’on referme, la chair broyée et l’os pulvérisé se déployant autour de lui comme les pétales d’une horrible fleur rose. Il observa un laser, tiré à la verticale par un homme qui tombait à la renverse, ricocher sur le plafond et filer dans le couloir, rebondir à plusieurs reprises entre le sol et le plafond, pareil au curseur d’un cogitateur, avant de finir sa course dans le cou d’un ennemi.

Des bêtes cramoisies, puant le sang, se jetèrent sur lui pesamment, lentement semblait-il, leur langue humide remuant entre les lèvres de métal grimaçantes de leur masque, leurs lames étincelant dans la pénombre de la fournaise. Il trancha une tête en deux de son épée, et tira un bolt à bout portant dans la poitrine d’un autre commando.

Puis il se rendit compte, avec le plus grand détachement, qu’il allait mourir.

XI

Tona Criid avait perdu de vue son Commandant. Le combat n’était plus qu’une mêlée confuse et elle n’avait aucune idée de la direction dans laquelle elle avançait.

— Gaunt ? Où est Gaunt ? cria-t-elle.

Le soldat à côté d’elle lui sourit sans répondre.

— Où est Gaunt ?

Sans se départir de son sourire, l’homme s’effondra sur elle, le torse ouvert par un fer de hache. Criid recula en titubant, criblant de lasers les deux ennemis qui venaient d’apparaître du néant. Ils chancelèrent, battirent des bras et tombèrent. Des Fantômes la dépassèrent en courant. Elle baissa les yeux sur le garde et chercha à se rappeler son nom.

— En avant ! En avant ! cria-t-elle aux hommes qui se pressaient autour d’elle, puis elle actionna son micro : Ici Criid ! Où est le Commandant ? Nous devons protéger le Commandant !

C’était inutile. Donner des ordres au milieu de cet enfer ne servait à rien. Les deux Fantômes qui couraient devant elle s’écroulèrent à plat ventre, si vite tués qu’ils n’avaient pas eu le temps de crier. Criid ne vit que le masque qui se jetait sur elle, sabre levé.

Elle envoya son fusil en avant et empala l’intrus sur son crève-cœur. Le commando mit un instant à mourir mais entraîna l’arme de Criid de son poids. Criid posa le pied gauche sur l’épaule du cadavre pour essayer de dégager sa baïonnette.

Quelque chose lui percuta violemment le côté gauche du crâne, si violemment qu’elle alla frapper le mur du couloir et rebondit contre les lambris tachés de sang.

Elle ne voyait plus rien. Un goût de fer envahit sa bouche. Elle entendait des sons confus, étouffés. Elle se savait à terre, mais…

— Debout !

— Quoi ? murmura-t-elle.

— Debout, fillette ! Debout, ils sont sur nous !

— Quoi ?

Tona ne voyait toujours rien. Elle savait qu’elle devait se relever, mais elle avait oublié comment fonctionnaient ses jambes.

— Oh, allons ! cria la voix. C’est comme ça que se battent les filles des gangs de Vervun ? Debout !

Elle recouvra la vue. Le côté de sa tête lui paraissait poisseux. Elle entendit l’aboiement d’un tir automatique de fusil laser.

Caffran était debout à côté d’elle et la protégeait. Il criblait de lasers les rangs adverses en faisant feu de la hanche.

Il abattit les derniers assaillants de deux tirs parfaits et se pencha sur elle.

— Tona ? Mon amour ?

— Caff…

— Tout va bien, fillette. Tu as pris un vilain coup, c’est tout.

— Caff ?

Elle le regarda dans les yeux. Ils étaient aussi doux que dans ses souvenirs, aussi doux que la première fois qu’elle les avait vus, il y a tant d’années, sur Verghast.

— Tu es mort, dit-elle simplement.

— Comment va Dalin ? demanda-t-il. Il me manque. Et Yoncy ?

— Tu es mort, insista-t-elle.

— Sergent ? Sergent Criid ?

— Caff ?

Berenson était penché sur elle.

— Tout va bien ? Vous m’entendez ?

— Major ?

— Je disais que vous aviez reçu un coup à la tête. Vous êtes sonnée. Repliez-vous.

— J’ai vu Caff.

— Qui est Caff ? Repliez-vous. Allez au dispensaire. Criid ? Criid ?

Berenson jeta un rapide regard autour de lui.

— Soldat ! Quelqu’un ! J’ai besoin d’aide !

XII

— Ici ! cria Dalin.

Il entreprit la courte volée de marches vers la lumière du matin. Des mains fermes l’attrapèrent soudain par les épaules.

— Pas si vite, petit crétin ! lui siffla Bonin dans l’oreille.

— Désolé, répondit Dalin.

— Armes ? demanda Bonin.

— Prêt, dit Hwlan.

— Prêt, dit Coir.

— Euh, prêt, ajouta Dalin.

Les trois éclaireurs l’ignorèrent.

— Messieurs, c’est parti, annonça Bonin.

Dalin se retourna pour jeter un regard à Beltayn.

— Suis-les, lui conseilla ce dernier.

Ils franchirent les vieilles marches usées pour passer sous une arche de bois ouvragée et atteindre l’air libre. La cour était pavée de pierres grises ; elle était fermée sur deux côtés par les ailes de la maison et sur les deux autres par les falaises. Le passage dont ils venaient d’émerger était taillé dans la roche de la montagne.

Les sifflements minuscules et les crépitements plats des combats résonnaient dans l’air ; malgré cela, l’atmosphère de la cour était presque paisible.

— Ben merde, sourit Bonin, vous voyez ce que je vois ?

Tous l’avaient vu. Neuf palettes chargées de barils d’eau reposaient au milieu de la cour. Elles n’avaient pas atterri proprement. L’état du toit de tuiles en face d’eux trahissait le fait qu’elles avaient rebondi au moins une fois sur lui en tombant. Certains des barils du bas de la pile avaient explosé sous le choc, et les pavés étaient trempés de leur précieux contenu.

— C’est presque intact ! s’écria Beltayn.

— Grâce au Trône, dit Bonin.

Il courut vers le côté du chargement, dégagea un baril et en ôta le bouchon.

— C’est ma tournée, sourit-il.

Tous s’approchèrent.

— Sortez vos quarts, un à la fois je vous prie, poursuivit Bonin.

Tous s’exécutèrent et tendirent leur récipient pour que Bonin les remplît, veillant à ne pas gaspiller la moindre goutte.

Cette eau était la chose la plus délicieuse que Dalin eût jamais goûtée. Il vida son quart trop vite.

— Ça suffit, dit Bonin. On se rationne depuis tellement longtemps que si je te laisse boire plus, tu vas passer la nuit sur les chiottes.

— De plus, pointa Hwlan, il faut partager.

— Bien sûr, sourit Beltayn en serrant précieusement son quart entre ses mains.

— Beau travail, vous deux, dit Bonin à Beltayn et Dalin.

Puis, il tomba.

Il tomba à plat ventre sur la pile de conteneurs et ne bougea plus.

— Bonin ? dit Dalin, abasourdi.

Le deuxième tir fit sauter le quart de ses mains. Le troisième perça un baril à côté de Hwlan.

— Contact ! cria Coir en levant son arme.

Il l’avait presque épaulée lorsqu’il fut projeté en arrière et s’effondra à son tour.

Dalin leva les yeux en s’emparant maladroitement de son arme.

Des commandos du Pacte du Sang rampaient le long des toits de tuiles rouges, en direction de la cour. Certains s’étaient relevés pour tirer. Des lasers sifflaient autour des Fantômes. Dalin entendit un son sec lorsqu’un autre baril fut crevé.

— Ça, pas question, grogna-t-il en ouvrant le feu.

[Les fantômes de Gaunt - Cycle 3-04] Seule la mort
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