Le Jourdain

Je crois que c’est moi qui ai vu le premier la forme qui brillait au milieu des nuages au-dessus du Vieux Déplumé. Je n’en éprouvai aucun étonnement, je ne me posai pas la moindre question. À l’instant même où j’avais aperçu l’éclat de son reflet métallique, au moment précis où j’avais fugitivement entrevu la silhouette lisse et incurvée à travers la déchirure des nuages, j’avais compris. Et je poussai un cri de joie. Il était là ! Pouvait-on espérer qu’une prière soit si directement exaucée ? Et voilà ! Elle l’était. La fin de ma révolte, la réponse si longtemps attendue à mes protestations contre les interdits ! Elle était là, au-dessus de moi – l’émancipation. Je laissai tomber les graviers qui remplissaient mes mains – tout ce qui restait des deux petites pierres que j’étreignais pendant que je ruminais sombrement sur mon rocher –, essuyai mes paumes sur mon Levi’s et lévitai en direction de la maison. Les broussailles qu’effleuraient mes orteils faisant le compte à rebours du trajet. Pourtant, mon cœur se serra brièvement. Presque de… regret ?

Comme j’approchai du Canyon, j’entendis le cri et je vis ceux du Groupe prendre leur vol l’un après l’autre, cap sur le Vieux Déplumé. Oubliant cette pointe d’angoisse passagère, je pris mon essor pour rejoindre les autres. Et mes mains furent parmi les premières à sentir le picotement chaud-froid de la paroi lisse de l’astronef que l’entrée dans l’atmosphère avait rendue incandescente. Il ne fallut que quelques minutes pour que tous les membres du Groupe le transportent de son cocon de nuages jusqu’au havre de la combe plantée de pins au delà de Cougar, la joie au cœur et chantant une chanson d’accueil, un chant du Peuple, presque oublié.

Encore bouleversé par ce chant, je me précipitai chez Obla pour lui annoncer la nouvelle comme je le faisais chaque fois qu’il se produisait un événement inattendu puisqu’elle ne pouvait pas se déplacer.

– Obla ! Obla ! criai-je en entrant comme une trombe. Ils sont arrivés ! Ils sont arrivés ! Ils sont là ! Des gens du Nouveau Foyer…

Brusquement, la mémoire me revint et je m’introduisis dans son esprit. J’étais tellement surexcité qu’elle vit avant même que j’eusse verbalisé et je captai son rire muet derrière mon babillage bégayant et ravi.

– Voyons, Bram ! Cet astronef n’était certainement pas nimbé d’arcs-en-ciel, pas plus qu’il n’était incrusté de diamants de la poupe à la proue !

Je ris à mon tour, un peu déconcerté, et émis :

– Non, sans doute pas. Mais il devait sûrement avoir une auréole !

Puis, dans le silence qui baignait la pièce, je revécus pour Obla chaque seconde de l’événement : ce que j’avais vu, entendu, respiré, senti – avec, en prime, une description détaillée du vaisseau… désauréolé. Et Obla, sourde, aveugle, muette, sans bras et sans jambes, Obla dont la vue aurait frappé d’horreur la plupart des Extérieurs, revécut l’événement avec moi en me bombardant de questions et sa voix de silence se joignit au chœur de bienvenue.

– Obla… (Je me penchai sur son visage couturé à l’expression sereine qu’encadrait une chevelure noire, abondante et drue). Obla, cela veut dire le Foyer, le vrai Foyer. Et, pour toi…

– Pour moi… (Ses lèvres se pincèrent et ses paupières s’abaissèrent. Ses cheveux retombèrent sur sa figure, me dissimulant ses yeux). Peut-être un monde plus clément où cacher ma hideur…

– Tu n’es pas hideuse ! m’exclamai-je avec indignation.

Un rire pouffant palpita dans ma tête.

– D’accord mais reconnais quand même que cette explosion n’a pas laissé grand-chose de moi.

Ses cheveux se relevèrent, découvrant son visage, et s’éployèrent sur l’oreiller.

– C’est ce qui reste de toi, qui compte !

– Sur la Terre, il faut un support matériel. Et fonctionnel. Et, ne serait-ce qu’une seule fois, j’aimerais…

Elle occulta son esprit avant que je puisse capter son désir. Le verre d’eau quitta la table de chevet et s’approcha de ses lèvres. Quand elle eut bu une gorgée, il regagna sa place. Sa pensée me titilla, ironique :

– Alors, tu es prêt à prendre le départ ? À retourner à la civilisation et à dire adieu à la Frontière et à son primitivisme ?

– Parfaitement ! répondis-je sur le ton du défi. Tu connais mes sentiments. Gâcher des existences comme les nôtres, c’est un crime. Si nous ne pouvons pas être pleinement nous-mêmes, eh bien, retournons au Foyer !

– Quel Foyer ? Celui que nous connaissions n’existe plus. À quoi ressemble le nouveau ?

– Eh bien… (j’hésitai)… je n’en sais rien. Nous ne sommes pas encore entrés en communication. Mais il doit sûrement ressembler beaucoup à l’ancien. En tout cas, il est sans doute habité par le Peuple. Notre Peuple.

– Es-tu tellement sûr que nous soyons toujours le même peuple ? insista Obla. Ou qu’ils soient du même Peuple que nous ? Le temps et l’éloignement peuvent changer bien des…

– Mais nous sommes toujours pareils, c’est évident ! m’écriai-je. Autant demander à un chien du Canyon s’il est un chien sous prétexte qu’il est né à Socorro !

– J’ai eu un chien, autrefois. Il y a longtemps. Il croyait qu’il était un humain parce qu’il ne s’était jamais trouvé en compagnie d’autres chiens. Il lui a fallu six mois pour apprendre à aboyer. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il était un chien, cela l’a sérieusement traumatisé.

– Si tu veux dire par là que nous avons dégénéré depuis que nous sommes…

– Tu m’as choisi le chien, pas moi. Inutile de nous battre là-dessus. D’ailleurs, je n’ai jamais dit que nous n’étions pas le chien…

– Oui mais…

– Oui mais…, répéta-t-elle, goguenarde – et j’éclatai de rire.

– Tu m’énerves, Obla ! C’est presque toujours comme ça que ça se termine quand je discute avec toi… oui mais, oui mais !

– Ils vont sortir, oui on non ?

Je cognai avec irritation sur l’immense carène sans solution de continuité qui me dominait de toute sa hauteur dans la nuit. Pourquoi leur faut-il tant de temps pour se décider ?

– Ne fais pas l’enfant, Bram, me répondit Jemmy. S’ils attendent, c’est qu’ils ont leurs raisons. N’oublie pas que, pour eux, la Terre est un monde exotique. Il faut qu’ils soient sûrs…

– Sûrs ! soupirai-je avec impatience. Est-ce que nous ne leur avons pas dit que l’atmosphère est au poil et qu’il n’y a pas de virus à l’affût prêts à fondre sûr eux ? Sans compter qu’ils ont des écrans-boucliers individuels. Ils n’ont même pas besoin de toucher cette planète s’ils n’en ont pas envie. Pourquoi ne sortent-ils pas ?

– Bram !

Le ton qu’avait employé Jemmy était sans équivoque.

– Oui, je sais, je sais ! La vertu de la patience ! Chaque chose en son temps ! Mais maintenant qu’ils sont là, Jemmy, il va falloir que vous mettiez les pouces, Valency et toi. Ils vont vous démontrer qu’il n’y a que deux solutions pour le Peuple : ou partir sans esprit de retour ou rester à demeure avec les Extérieurs et mettre de l’ordre sur ce monde. Avec ce renfort, ce ne sera pas difficile. Nous pourrons nous emparer des positions clés…

– Quel que soit leur nombre – et nous ne savons pas encore combien ils sont –, il n’est pas dans les méthodes du Peuple de « s’emparer » de quoi que ce soit. Les choses doivent mûrir. Nous ne recourons à la greffe que dans des cas extrêmes et nous ne détruisons pour ainsi dire jamais. Mais à quoi bon revenir sur ce débat ? Valency…

Descendant du haut de l’astronef, Valency se posa, silhouette se détachant sur le semis des étoiles. « Jemmy. » Leurs mains s’effleurèrent quand elle toucha le sol en même temps que fusait une flamme de joie silencieuse – la joie, pour eux, de se retrouver après dix minutes d’absence ! Cela aussi m’agaçait. Je n’avais jamais jamais ressenti cette fusion des êtres avec qui que ce fût.

Valency pouffa :

– Oh ! Bram, pourquoi faut-il toujours que tu veuilles avaler d’un seul coup tout ce que tu as dans ton assiette ? Es-tu donc incapable de jouir du plaisir de l’attente ?

– Tu serais bien avisé de faire un peu de concentration de pensée, renchérit Jemmy. Ils ne sortiront pas avant le jour. Tu seras de garde cette nuit…

– De garde ? Contre quoi ?

– Contre l’impatience. (C’était le ton des Anciens qu’il avait employé, un ton qui imposait l’obéissance sans avoir besoin de l’exiger. Mais il y avait de l’amusement dans sa voix quand il enchaîna) : tu monteras la garde toute la nuit, Bram, pour le bien de ton âme. Ce sera une excellente occasion de méditer sur tes péchés. J’ai des couvertures dans la camionnette. (Il fit un geste et elles voltigèrent jusqu’à nous en rasant le chêne rabougri). Cela te permettra d’attendre l’aube.

Tous deux s’installèrent dans la camionnette qui planait, immobile, au-dessus du petit ruisseau qu’était devenue la rivière.

– Cela peut faire du bien de penser, Bram ! me cria Valency. Tu devrais essayer.

Un nocturne affolé, toutes ailes battantes, leur ouvrit la marche quelques instants mais, bientôt, la nuit les engloutit.

J’étendis les couvertures sur le sable au pied du vaisseau et m’adossai à son flanc frais et uni, m’émerveillant à nouveau que, de la queue à l’ogive, sa surface ne présentât pas la moindre fissure, le moindre soupçon d’interstice. Il y avait sûrement une ouverture quelque part mais, pour le moment, l’obscure clarté qui tombait des étoiles ne révélait aucun hiatus.

Qui était à l’intérieur ? Combien étaient-ils ? Un bâtiment de cette taille pouvait transporter des centaines de personnes. Il y avait eu un bref dialogue entre leur communicateur et le nôtre qui avait un peu trébuché sur les mots. La langue du Foyer semblait s’être modifiée, en effet, à moins qu’elle eût cessé d’être en usage. Toujours est-il qu’ils n’avaient pas dit combien ils étaient quand leur ultime pensée nous était parvenue : « Nous sommes fatigués. Le voyage a été long. Nous vous avons trouvés. Louanges à la Puissance, à la Présence et au Nom. Nous nous reposerons jusqu’au matin. »

Le bourdonnement d’un turboréacteur volant à haute altitude me parvint et je levai vivement les yeux. La désillumination que nous avions mise en place camouflait le miroitement révélateur de l’astronef. Rassuré, je m’allongeai sur les couvertures et donnai libre cours à mon émerveillement…

Cela remontait à très loin – du temps de mes grands-parents. Le Foyer pulvérisé, transformé en une poignée de confettis scintillants… le Peuple dispersé aux quatre points cardinaux à la recherche d’un asile. Tout était bien vivant dans ma mémoire, chaîne de souvenirs qui sont le ciment de ceux du Peuple. Si j’avais ouvert les vannes, j’aurais éprouvé le déchirement, l’errance, la lassitude et la terreur de cette quête d’un monde nouveau. J’aurais revécu l’entrée hurlante dans l’atmosphère terrestre, l’embrasement, la chaleur, les trépidations, l’éclatement, l’explosion. Et j’aurais partagé le deuil, les larmes et l’agonie des quelques survivants mutilés qui avaient réussi à atteindre la Terre. Je me serais caché, je me serais embusqué, j’aurais fui et je serais mort avec ceux qui avaient connu les épreuves de la période d’implantation initiale, qui avaient essayé de trouver le meilleur moyen de passer inaperçus parmi les Terriens sans perdre pour autant leur identité et en restant le Peuple.

Mais tout cela appartenait au passé – même s’il m’arrivait parfois de me demander si quoi que ce soit est jamais du passé. C’était de l’avenir que j’étais impatient. Tiens ! Rien que dans le domaine des relations internationales… Si Valency pouvait participer à la prochaine conférence au sommet et déceler la vérité cachée derrière les visages indéchiffrables et méfiants qui s’affrontent – la vérité toute nue, aveuglante comme l’éclat de la lune sur la cornière d’une porte d’acier qui s’ouvre… qui s’ouvre…

Brusquement, je fus sur le qui-vive. Quelqu’un quittait l’astronef. Je lévitai de cinq centimètres et dérivai sans bruit, dissimulé dans l’ombre. La silhouette sortit précautionneusement, furtive, et se redressa une fois la porte refermée. Elle avança à petits pas prudents et, soudain, la voilà qui se met à courir à corps perdu dans le lit du ruisseau. À courir comme un dératé. Au bout d’une trentaine de mètres, elle s’écroula, la figure dans le sable.

Je me précipitai et me penchai sur elle.

– Salut, lui dis-je.

Elle se retourna d’un mouvement convulsif et me fit face. Je perçus son nom – Salla.

– Tu es blessée ? lui demandai-je vocalement.

Elle projeta « Non » avant d’articuler avec effort :

– Non. Je n’ai pas l’habitude de… (Elle chercha le terme qui convenait)… courir.

On aurait dit qu’elle s’excusait, non de ne pas en avoir l’habitude, mais d’avoir couru. Elle se dressa sur son séant et je m’assis à côté d’elle. Nous fîmes connaissance de nos visages et ce que je voyais me plaisait beaucoup. C’était un duplicata du teint clair et lumineux, des yeux sombres et de la bouche ravissante et pulpeuse de Valency. Quand elle se détourna, j’entrevis le léger miroitement de son écran-bouclier individuel.

– Tu n’en as pas besoin, tu sais. La nuit est chaude et douce.

– Mais…

A nouveau, je captai une excuse embarrassée.

– Mais non, pas tout le temps, voyons ! protestai-je. Ce ne serait pas joyeux ! On n’utilise les écrans qu’en cas d’absolue nécessité.

Elle hésita quelques instants, puis le brasillement de son bouclier s’éteignit. Je humai le léger parfum qu’elle dégageait et songeai lugubrement que s’il émanait un… parfum ? de moi, ce devait être un mélange de foin, de sciure et de super-hamburgers.

Elle respira précautionneusement.

– Oh ! des plantes qui poussent ! De la vie partout ! Le voyage a été si long ! Sens donc !

Je m’exécutai mais je ne sentis rien d’autre que l’odeur des manzanitas écrasées sous l’astronef.

Ceci est un peu un à-côté parce que je ne peux pas interrompre tout le temps le fil de mon récit pour expliquer. Je suppose que, chez les Extérieurs, il n’y a rien de comparable à la façon dont nous avons fait connaissance, Salla et moi. Derrière tous les échanges, toute l’activité et toutes les occupations qui meublèrent les heures qui suivirent, il y avait un intense flux de communication entre nous. J’avais déjà connu ce genre d’ouverture de la conscience lors des réunions auxquelles assistaient de nouveaux membres du Groupe mais jamais avec autant d’intensité. Sans doute parce nous n’avions pas, Salla et moi, le fonds commun d’expérience que possèdent ceux qui sont nés et ont toujours vécu sur la même planète. Oui, c’était sûrement la raison.

– Je me rappelle, dit-elle en faisant couler du sable entre ses mains fines qui n’avaient pas l’air d’avoir l’habitude de travailler, je me rappelle être sortie un jour sous la pluie quand j’étais toute petite. (Elle ménagea une pause comme si elle attendait une réaction de ma part). Sans bouclier. (Nouvelle pause). J’étais mouillée ! insista-t-elle, apparemment bien décidée à me scandaliser.

– La semaine dernière, répliquai-je, j’ai marché sous la pluie et j’étais si trempé que mes chaussures faisaient floc-floc à chaque pas et que j’avais dans la bouche le goût pur de la pluie. C’est un de mes passe-temps préférés. La pluie a quelque chose de tellement apaisant… Même lorsqu’il vente et qu’il tonne, elle est silence. J’aime.

Et puis, effaré de m’entendre dire des choses pareilles à haute voix, je me mis à faire, moi aussi, couler du sable entre mes doigts – un peu trop brutalement, au début. Elle tendit le bras et posa sa main à la peau laiteuse sur la mienne.

– Brune. (Captant ma pensée, elle rectifia) : hâlée.

– C’est le soleil. Nous sommes beaucoup au soleil sans écran. Cela nous bronze ou nous donne des taches de rousseur. Si on ne faisait pas attention, cela nous rendrait aveugles.

– Vous vivez donc toujours en contact avec la Terre ? Au Foyer, il est rare que…

Elle se tut et je perçus une sensation de confinement – peut-être tout à fait douillet et confortable quand on y est accoutumé depuis la naissance mais…

– Comment cela se fait-il ? m’inquiétai-je. Qu’a donc votre monde pour que vous soyez forcés d’avoir tout le temps votre bouclier ?

J’eus une pointe d’angoisse à la pensée de l’Eden que j’avais imaginé…

– Nous n’y sommes pas forcés. Plus maintenant, tout au moins. Quand nous sommes arrivés au nouveau Foyer, nous avons dû le rénover de fond en comble. Nous voulions – quand je dis « nous », il s’agit évidemment de mes grands-parents – qu’il ressemble le plus possible à l’ancien. Nous avons réalisé une excellente imitation de la végétation, des collines, des vallées et des ruisseaux mais… (elle parlait comme un coupable)… mais ce n’est jamais qu’une copie – sans rien de fortuit ni de… de spontané. Quand le nouveau Foyer est devenu habitable, l’habitude était prise de ne pas quitter nos boucliers. C’était devenu un automatisme. Ma mère n’est jamais sortie une seule fois de sa chambre sans le sien. C’est… ça ne se fait pas, quoi.

Je posai mon bras sur le sable qui crissait contre ma peau. Très confortable et douillet mais…

Elle soupira :

– Une fois – on m’a dit que j’étais pourtant assez grande pour être raisonnable –, une fois, je me suis promenée au soleil sans protection. J’étais crottée de la tête aux pieds, j’avais les mains pleines de boue et j’ai déchiré ma robe. (Elle prononçait ces mots mal famés en faisant un effort comme quelqu’un qui utilise l’argot le plus canaille dans une réunion bon chic, bon genre). Je me suis pris les cheveux dans des branches et ça tenait si fort que j’ai dû en arracher quelques-uns pour me libérer.

Toute bravade avait disparu : elle partageait avec moi un de ses souvenirs les plus précieux – un souvenir qui aurait fait froncer les sourcils à ses compatriotes. J’effleurai doucement sa main car je ne communique pas très aisément quand il n’y a pas contact, et je vis.

C’était avant le lever du jour. Elle se glissait subrepticement hors de la maison – une maison étrange, un paysage étrange, un monde étrange –, refermait la porte sans bruit et, une fois dans le bosquet qui se trouvait derrière le bâtiment, elle se mit à léviter. Mais la révolte qui brûlait en elle n’était pas pour moi quelque chose d’étranger. Cette rébellion, je ne la connaissais que trop bien moi-même. Soudain, elle coupa son écran. Je poussai la même exclamation étranglée qu’elle en sentant le vent caresser mon visage, mes bras – c’était aussi inouï que si j’étais le Premier dans un Foyer tout nouveau. Je le sentais même couler entre mes doigts comme de minuscules ruisselets. Je sentais le sol sous mes pieds hésitants, l’argile à la fois molle et ferme, le contour d’une feuille, les graviers aigus qui s’enfonçaient dans la chair, le sable granuleux de la berge. L’eau qui m’éclaboussait les jambes avait l’âpreté d’un citron dans lequel on mord. Et l’humidité ! Je ne savais pas que ce pouvait être une sensation aussi personnelle. Je ne me rappelle pas quand j’ai pataugé dans l’eau pour la première fois ni même avoir éprouvé cette sensation au point d’être capable de dire consciemment « Ceci est humide. » Quelle nouveauté ! C’était comme une chose que je n’avais encore jamais sentie.

Soudain, je retrouvai l’odeur des manzanitas écrasées – la main de Salla n’était plus sous la mienne.

– Mère me cherche, chuchota-t-elle. Elle ignore où je suis. Si elle le savait, elle aurait un quanic ! Il faut que je rentre avant qu’elle s’aperçoive que ma chambre ne répond pas.

– Quand allez-vous sortir de l’astronef ?

– Demain, je crois. Mais Laam restera plus longtemps à bord. C’est notre Motivateur. Traverser l’atmosphère a été épuisant – plus que tout le reste du voyage. Mais les autres…

– Combien sont-ils ? lui demandai-je tandis qu’elle s’élevait le long de la carène bombée du vaisseau.

– Eh bien, il y a…

La porte s’ouvrit et se referma quand Salla s’y fut glissée.

J’entendis un « Fais de beaux rêves » informulé, puis, et j’en fus tout abasourdi, une joue veloutée effleura une de mes joues en même temps que des lèvres tièdes se posaient sur l’autre. J’étais dérouté et confus, bien que ravi, jusqu’au moment où, éclatant de rire, je réalisai que je m’étais trouvé pris en sandwich entre l’appel de la mère à la recherche de sa fille et la réponse de Salla.

– Fais de beaux rêves, émis-je à mon tour en m’enroulant dans mes couvertures.

Quelque chose me réveilla avant l’aube. Je ne bougeai pas. J’étais tiré de mon somme comme un poisson que l’on a sorti de l’eau et je frissonnais dans le no man’s land entre le sommeil et l’état de veille.

« Je suis censé devoir réfléchir, me dis-je, quelque peu comateux. Faire de la concentration de pensée. »

Et je concentrai ma pensée. Je pensai à mon Peuple qui tergiversait et tergiversait, qui attendait et attendait, qui marchait alors qu’il pouvait voler. Tu te rends compte de ce que nous pourrions faire si nous cessions d’atermoyer et passions vraiment à l’action ! Bethie, notre Sensitive, dans un centre médical indiquant aux médecins de quoi souffrent les malades… Plus question pour les patients de se cacher derrière des maux imaginaires, plus d’erreurs de diagnostic. L’identification immédiate des maladies. Bien sûr, il n’y a qu’une seule Bethie et nos quelques Sondeurs ont un peu moins d’efficacité qu’elle mais ce serait un début. Nos Sondeurs aideraient les gens à guérir. Ils pénétreraient au plus profond de leur être, arracheraient les escarres des vieilles nécroses, les croûtes des vieilles blessures et panseraient les complexes suppurations de l’âme. Rends-toi compte ! Avec nos facultés de lévitation, de déplacement, de communication, nous pouvons mettre la Terre à notre service au lieu de nous soumettre à elle ! L’Homme n’a-t-il pas reçu l’empire de la Terre en partage ? Et n’a-t-il pas perdu son héritage en chemin ? Ne pourrions-nous pas l’aider à retrouver la bonne route ?

Et je résumai toutes mes questions en une seule pourquoi ne pourrait-il pas en être ainsi dès maintenant ?

Mais…

– Non, disaient les Anciens.

– Attends, disait Jemmy.

– Pas encore, disait Valency.

Mais voyons ! Ils se préparent à conquérir l’espace ! Et sur un manche à balai ! Laam, lui, a conduit ce vaisseau jusqu’à nous depuis un lointain Foyer sans avoir besoin de lever le petit doigt, sans gadgets, confortablement. Et nous… n’importe lequel d’entre nous ! Je pourrais moi-même téléporter la camionnette si haut que mon écran-bouclier me serait nécessaire pour respirer. Je parie que je pourrais amener un jet de haute altitude jusqu’à la limite de l’espace – presque à la vitesse de fuite. Et n’importe quel Motivateur passerait le mur. Bien sûr, nous sommes tous capables de téléporter mais nous n’avons que deux Motivateurs. N’empêche que ce serait un début.

Mais…

Non, disaient les Anciens.

Oui, ce serait violer l’ordre naturel des choses, greffer un troisième bras à un organisme conçu pour n’en avoir que deux. Les Terriens finiront par nous rejoindre un jour – il n’y a qu’à voir Peter et Dita et le petit Francher et Bethie… Un jour, ils en arriveront là. Alors… alors, partons ! Mettons-nous à la recherche d’un nouveau Foyer. Prenons l’espace et laissons-leur la Terre. Laissons-leur le temps de parvenir au terme de leur évolution – s’ils n’en meurent pas. Abandonnons ce trou à rats. Allons quelque part où nous pourrons être ce que nous sommes – tout le temps, ouvertement et sans honte !

Je flanquai des coups de poing sur la couverture puis, ôtant tristement les grains de sable collés à mes lèvres et sur ma langue, je ricanai en me moquant de moi-même. Soudain, je retins mon souffle – et me détendis.

– Eh bien, Davy, qu’est-ce que tu fais dehors si tôt ?

Davy émergea de l’ombre.

– Je ne me suis pas couché. Papa m’a dit que je pouvais essayer mon scripteur cette nuit. Je viens de terminer.

– Ce truc ? fis-je en riant. Qu’est-ce que tu as bien pu scripter en pleine nuit ?

– C’est-à-dire que… (Il s’assit dans le vide au-dessus de ma couverture en caressant le minuscule boîtier qu’il tenait à la main). Je pensais qu’il scripterait peut-être des rêves mais ça n’a rien donné. Les rêves ne verbalisent pas assez. J’ai essayé sur toute la famille et j’ai utilisé la moitié de la bande. Il va falloir que je collecte encore, aujourd’hui. J’ai fait un test avec tes rêves. (Il esquiva le coup de poing symbolique que je lui lançai). Mais… zéro sur toute la ligne. Alors, je t’ai envoyé un frisson glacé…

– Petit salaud ! m’exclamai-je – mais j’étais trop apathique pour être vraiment en colère contre lui. C’est donc pour ça que je me suis réveillé si brusquement !

– Oui, répondit-il en glissant vers moi. J’ai essayé quand tu as été réveillé. Il y avait davantage de pensées concentrées.

– Hein ? (Lentement, je me dressai sur mon séant). Des pensées concentrées ?

– Tiens… écoute ça par exemple… c’est la fin. (Il y eut une sorte de gazouillement accéléré). Zut ! J’ai oublié de ralentir. C’est rapide, les pensées. Voilà…

Et j’entendis une voix claire et nette qui semblait provenir d’un téléphone – ma propre voix qui disait « Abandonnons ce trou à rats… »

Je me levai maladroitement, empêtré que j’étais dans mes couvertures, et bondis vers lui en criant :

– Davy !

– Doucement ! Doucement ! fit-il en maintenant son scripteur hors de ma portée tandis que nous tournoyions dans les airs. J’excipe de l’intérêt supérieur du Groupe. Maintenant que le vaisseau est là…

Je réussis finalement à m’emparer de son instrument.

– Fiche-moi la paix avec ton intérêt supérieur du Groupe ! Tu oublies la protection de la pensée privée – et la punition qu’encourent ceux qui enfreignent le principe d’intimité.

Je captai sa pensée et appuyai sur la zone du boîtier prévue pour effacer l’enregistrement.

– Dagnab ! grommela-t-il, écœuré. Ma première invention – et tu effaces mon premier enregistrement.

– Tu m’en vois navré. (Je lui lançai son appareil). Mais dis donc… (Je l’agrippai et l’attirai vers moi). Obla ! Tu te rends compte ? Si elle avait ton gadget loufoque…

Mais oui ! (Son visage s’éclaira et redevint inexpressif lorsqu’il se laissa entraîner par la bousculade des pensées). Mais oui ! Obla… pas de voix audible…

Il m’avait déjà oublié lorsqu’il s’enfonça au milieu des arbres.

Ce n’était pas que j’avais honte de mes pensées mais elles étaient si… si nues une fois rendues audibles… J’avais les mains posées sur la coque du bel astronef et ma conviction se renforçait. « Partons ! Allons-nous-en ! S’il n’y a pas de place pour nous, dans ce vaisseau, nous en construirons d’autres. Partons à la recherche d’un véritable Foyer. Et si nous n’en trouvons pas, nous en fabriquerons un. »

Je crois que c’est à ce moment précis que je commençai à dire adieu à la Terre ; que je commençai à trancher presque inconsciemment les liens qui me rattachaient à elle. Mes pensées, telles des ailes qui se déploient lentement à l’envol, se tournèrent vers le ciel et je me dis « L’année prochaine, je ne verrai plus le jour se lever sur le Vieux Déplumé. »

Au milieu de la matinée, tout le Groupe, auquel s’étaient joints ceux de Bendo que l’on avait alertés, attendait sur la colline la plus proche du vaisseau. Il y avait très peu de commentaires audibles et la joie n’était pas au rendez-vous. L’astronef faisait remonter trop de noirs souvenirs à la mémoire. L’ombre du Passage marquait de son stigmate ceux que j’accrochai et je m’exclamai : « Mais le Foyer ! le Foyer d’avant ! »

Au même moment, un reflet sur la coque de l’astronef attira l’attention du Groupe. La porte s’ouvrait. Il y eut un temps mort, puis ils sortirent. Ils étaient quatre : Salla, ses parents et quelqu’un de plus âgé. Les écrans individuels qui les enveloppaient miroitaient faiblement. Le soleil éblouissant les fit grimacer et, au-dessus de leurs têtes, leurs boucliers se renforcèrent et prirent une teinte bleu foncé.

L’Ancien des Anciens, son visage aux yeux aveugles tourné vers le vaisseau, s’adressa à eux.

– Vous êtes les bienvenus au sein du Groupe. (Sa pensée aux résonances d’orgue débordait de chaleur). Vous êtes trois fois les bienvenus. Vous êtes les premiers du Foyer à nous rejoindre sur la Terre. Et nous sommes impatients d’avoir des nouvelles de nos amis.

Ce fut, soudain, un torrent de projections mentales interrogatives : « Anna est-elle avec vous ? Et Mark ? Et Santhy ? Et Bediah ? »

– Attendez, attendez ! (Le Père leva les bras dans un geste suppliant). Je ne peux vous répondre à tous en même temps, sinon en vous disant ceci : en dehors de nous quatre, il n’y a personne à bord.

– Quatre !

Ce fut tout juste si le Vieux Déplumé ne renvoya pas l’écho de cette pensée chargée de stupéfaction.

– Eh oui, confirma-t-il. (Il nous avait donné son nom – Shua). Ma famille, moi et Laam, notre Motivateur.

– Alors, tous les autres…

Quelques-uns d’entre nous tombèrent à genoux en esquissant le Signe d’une main tremblante.

– Mais non ! Pas du tout ! (Shua était offusqué). Non, nous sommes très heureux dans le nouveau Foyer. Presque tous vos amis vous attendent avec impatience. Vous vous rappelez que, dans le Foyer originel, c’était notre groupe qui était adjacent au vôtre. Nous avons retrouvé deux autres groupes dans le nouveau. Et si nous sommes venus dans un astronef vide, c’était pour pouvoir vous emmener au Foyer !

– Au Foyer ?

Le mot flotta, presque visible dans l’air, pendant quelques instants. Le Groupe était comme étourdi.

– Le Foyer !

Le cri monta, s’enfla et passa le mur de l’audibilité tandis que le Groupe tout entier prenait son essor comme un seul homme, vibrant d’une telle jubilation et d’une telle extase que son écho effraya deux geais bleus qui s’envolèrent, affolés, d’un bouquet de pins.

« Ils doivent tous penser comme moi », me dis-je, médusé, en prenant mon vol et en joignant ma voix silencieuse au chœur joyeux qui entonnait muettement le chant du Retour au Foyer. Toutefois, je fus quelque peu dégrisé lorsque je me demandai si j’étais le seul à éprouver un soudain pincement au cœur. Je me hâtai d’enfouir cette pointe d’angoisse si profondément en moi-même qu’il aurait fallu un Sondeur pour la déterrer et pris le petit Francher dans mes bras. Il n’était guère capable, encore, de léviter beaucoup plus haut que la cime des arbres et il était en train de se laisser distancer par le Groupe.

– Ils sont quatre, transmis-je à Obla dans une pensée haletante. Rien que quatre. Ils sont venus avec l’astronef pour nous emmener avec eux.

Obla tourna son visage aveugle vers moi :

– Tous ? Comme ça ?

– Euh… oui. (Je plissai le front). Comme ça… quoi qu’on entende par là.

– Après tout, je suppose que les naufragés attendent toujours avec impatience l’arrivée des sauveteurs. Je présume que vous avez tous fait vos paquets ? ajouta-t-elle avec un rien d’ironie.

– Je prépare les miens depuis que je suis né ou presque. Ne t’ai-je pas assez souvent parlé de mon désir de sortir de cette chausse-trape ?

– Le fait est, émit Obla. Tu as toujours été très loquace sur ce sujet. Tends le bras par la fenêtre, Bram, et prends une poignée de soleil. (J’obéis. La lumière éclatante me picotait la paume). Renverse. (J’inclinai la main et la lumière ruissela, toute chaude, à l’extérieur). Tu ne connaîtras plus le soleil de la Terre, cria-t-elle alors. Plus jamais !

– Tu vas te taire, Obla !

– Toi-même, tu n’étais pas si convaincu que ça, n’est-ce pas, en dépit de tes protestations. Même avec le brûlant émerveillement qui monte en toi !

– Quel brûlant émerveillement ? (Je me sentis rougir). Et puis après ? fis-je avec embarras. Quoi de plus naturel pour un étranger… un étranger au Foyer ! (L’exaltation s’empara de moi). Rends-toi compte, Obla ! Le Foyer !

– Un étranger au Foyer. (Une vague tristesse marquait la pensée d’Obla). Ecoute ce que tu viens de dire. Un étranger. Quand ceux du Peuple ont-ils jamais été des étrangers entre eux ?

– Tu joues avec les mots. Je vais tout te raconter…

Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, Obla avait toujours été pour moi une caisse de résonance. Je ne me la rappelle pas dans son intégrité physique. Je n’avais pris conscience d’elle qu’après la catastrophe qui nous avait frappés, elle et moi. L’explosion qui l’avait laissée mutilée avait également tué mes parents. Ils essayaient de se porter au secours d’Extérieurs dont l’avion s’était écrasé et l’opération s’était soldée par un demi-échec. Certains de mes projets les plus grandioses avaient éveillé des échos creux et vides au contact de la réceptivité attentive d’Obla et quelques-unes de mes pensées les plus timides avaient acquis une force monumentale lorsqu’elle les avait acceptées sans faire de façons. Quand on entend ses propres idées affinées pour la transmission, elles n’ont plus rien d’ambigu, elles sont dépouillées de toute prétention et vous apparaissent alors dans une juste perspective.

– La pauvre enfant, m’interrompit Obla au moment où j’en étais à l’épisode des cheveux arrachés de Salla. Pauvre petite pour qui la souffrance fait figure de privilège…

Je m’emportai :

– Mieux vaut cela que faire de la souffrance une façon de vivre ! Tu le sais mieux que personne !

– Peut-être, peut-être. Quel est le mieux ? Manger quand on a faim ou manger si abondamment que l’on ignore ce qu’est la faim ? Qui le dira ? Jeûner un peu est quelquefois bon pour l’âme. Pense à ce que c’est que de boire un verre d’eau fraîche après une journée passée à faire les foins.

Ce souvenir exquis m’arracha un frisson. « Bref… » et je repris le fil de mon récit. Au moment de repartir, je réalisai brusquement que je n’avais pas parlé de Davy à Obla et je revins sur mes pas pour réparer cette omission. Je n’en étais pas arrivé à la moitié de l’histoire qu’une grimace déforma ses traits et ses cheveux se déployèrent devant sa figure pour la dissimuler. J’achevai et restai à me dandiner gauchement sur mes jambes, ne sachant que faire au juste. Et un écho affaibli de ses pensées me parvint : « Entendre de nouveau une voix… » Je crois que le mépris dans lequel je tenais les gadgets de Davy mourut alors un peu. Tout ce qui pouvait faire plaisir à Obla…

Je me figurais que j’étais torturé par ce dilemme (fallait-il partir ? fallait-il rester ?) jusqu’au moment où je trouvai tous les Mixtes et les Récupérés rassemblés au milieu du chaos de rocaille dominant le ruisseau. Dita, pieds nus, barbotait dans l’eau et les autres contemplaient d’un air absorbé les gouttes qui retombaient comme pour y trouver la réponse à leurs questions. Le petit Francher transformait leur ruissellement en gammes aiguës et cristallines. J’arrivai sans me cacher de sorte que personne ne pouvait imaginer que j’étais là pour épier mais je ne crois pas qu’ils avaient pleinement conscience de ma présence.

– Mais pour moi… (Dita replia ses genoux contre sa poitrine et serra ses pieds dans ses mains)… pour moi, c’est différent. Vous êtes ou des Mixtes ou des membres du Peuple à part entière. Moi, je suis cent pour cent une Terrienne. Mes racines plongent dans cette vieille boule de rocher. Songez à ce que dire adieu à ce monde qui est le mien représenterait pour moi. Rappelez-vous le Passage… (Une onde de malaise se propagea à travers le Groupe). Vous voyez ? Mais, d’un autre côté, rester… assister au départ du Peuple… savoir qu’il est parti… (Elle posa sa joue sur ses genoux).

Aussitôt, les autres l’enveloppèrent de pensées consolatrices et Low vint s’asseoir sur le rocher voisin.

– Partir serait aussi dramatique pour nous, dit-il à Dita. Nous sommes du Peuple, c’est entendu, mais nous ne connaissons que la Terre. Nous n’avons pas d’autre Foyer. Je ne suis pas né au sein d’un Groupe et nous sommes tous dans le même cas. C’est ici, nous aussi, que sont nos racines profondes. Partir…

– Qu’est-ce que le Nouveau Foyer a à nous offrir que nous n’ayons pas déjà ici ? demanda Peter en créant un petit tourbillon dans le ruisseau.

– Eh bien… (Low apaisa le tourbillon et reprit après un long et pesant silence) : c’est à Bram qu’il faut poser la question. Il meurt d’envie de ficher le camp.

Il se retourna et me sourit.

Rassemblant mes pensées en débandade, je lévitai pour m’approcher d’eux.

– Le nouveau Foyer est notre univers à nous. Nous y serons entre nous. Nous n’aurons plus à nous cacher, à nous efforcer de nous intégrer à un monde où nous sommes des intrus, à nous refréner alors que nous pourrions faire tant de choses.

Je sentis leurs pensées se bousculer autour de moi, chacun se concentrant sur la vision du Foyer. Personne n’ajouta un mot et ils se dispersèrent, murés dans leurs réflexions. Rien ne filtrait de leurs méditations tandis qu’ils s’éloignaient à pas lents, enfermés en eux-mêmes.

C’en était fait de la paix et de la sérénité de Cougar Canyon. Oh ! bien sûr, les premiers rayons du soleil filtraient toujours à travers les branches au lever du jour, le vent agitait toujours les ramures dans la brûlante torpeur de l’après-midi et, parfois, créant de légers courants d’air qui soulevaient brièvement les feuilles et les faisaient danser, le mince croissant de la lune brillait toujours dans le ciel nocturne mais tout cela était occulté, barré par un massif point d’interrogation.

J’étais incapable de me concentrer. Etais-je en train de scier une planche ? Je me disais brusquement « À quoi bon prendre cette peine ? Bientôt, nous serons partis. » Et puis, d’un seul coup, à la joyeuse impatience qui m’habitait succédait un sentiment de tristesse, de dépossession, c’était comme si je n’avais plus qu’une poignée de sciure dans les mains… une poignée de sciure que – eh bien, oui ! – que j’arrosais de larmes.

Et, le soir, quand j’ouvrais les vannes des canaux pour irriguer un autre champ d’alfa, je pensais avec allégresse en flanquant des coups de pied dans les portes tapissées de mousse gluante : « Quand nous serons là-bas, nous serons délivrés de cette corvée absurde. Nous ferons tomber la pluie où et quand nous en voudrons. »

Mais, le lendemain, allongé par terre au soleil, la tête dans l’ombre des peupliers, alors que je m’imbibais de chaleur avec, dans les narines, l’arôme de la poussière, que mes pensées s’enlisaient dans l’assoupissement et que j’entendais piailler au loin les merles, je compris soudainement que je ne pourrais jamais quitter tout cela. Que je n’échangerais pas la Terre contre un empire.

Mais il y avait Salla. Lui faire faire connaissance avec la Terre était quelque chose d’inimaginable. Par exemple, il ne lui venait pas à l’idée que les choses puissent lui faire du mal. Un jour, je la trouvai au beau milieu des Hauts de la Fournaise, pelotonnée sous un pin. Elle tenait son pied nu dans la main et se balançait d’avant en arrière sous l’effet de la douleur.

– Où sont tes chaussures ?

Ce fut la première question qui me vint à l’esprit lorsque je m’accroupis à côté d’elle.

– Mes chaussures ? (Elle capta l’image mentale que j’émettais). Ah oui ! Les chaussures. J’ai laissé mes… mes sandales dans le vaisseau. Je voulais sentir physiquement cette planète. Nous sommes tellement caparaçonnés chez nous que j’ignore tout de la texture qu’ont les choses. Mais, la première nuit, j’ai trouvé que le sable, ici, était quelque chose de si agréable, que l’eau était quelque chose de tellement sublime que… que j’ai pensé que cette surface miroitante, noire et lisse, sans la moindre aspérité, aurait une tout autre consistance. (Elle eut un petit sourire tristounet). Eh bien, le fait est ! C’est brûlant et… et…

Je vins à son secours :

– Et ça fait mal. Je n’en doute pas ! À cette heure de la journée, avec la réverbération, ce schiste est un véritable brasier. C’est bien pour cela que cela s’appelle les Hauts de la Fournaise.

– Je suis arrivée jusqu’ici en courant. J’ai été si surprise que je n’ai même pas eu l’idée de léviter ou de mettre mon bouclier en place.

– Montre voir. (J’écartai ses doigts et pris son pied dans ma main. Un pied fin et galbé, tout blanc. J’émis un sifflement). Adonday Veeah ! (Avec un grand luxe de précautions, j’entrepris d’extraire de la chair quelques éclats de schiste ensanglantés). Si tu veux que je te dise, tu t’es aussi rôti la plante des pieds. Tu ne sais pas que le soleil est dangereux au cœur de l’après-midi ?

– Maintenant, je le saurai. (Elle examina son pied). Regarde ! Ça saigne !

– Eh oui. Figure-toi que, quand on se coupe, c’est assez fréquent. Le mieux est que tu viennes à la maison qu’on te soigne ça.

– Tu peux ?

– Dame ! On va te mettre un antiseptique pour éviter l’infection et de la pommade antibrûlures. Mais tu ne pourras pas te balader pendant un jour ou deux. Pas en marchant, en tout cas.

– Pourquoi pas un petit coup de nobid et de la transgraphie ? C’est tellement plus simple.

– Indiscutablement, fis-je, en lévitant en même temps qu’elle. Le seul ennui, c’est que j’ignore de quoi tu parles.

Nous nous téléportâmes en direction de la maison.

– Eh bien, chez nous, les Soigneurs…

– Ici, tu es sur la Terre et nous n’avons pas encore de Soigneurs. Nos Sensitifs ne peuvent qu’aider ceux qui savent comment soigner. Nous sommes avant tout des bricoleurs. Et puis, qui sait si tu n’es pas allergique à nous ? Tu te rends compte ? Tu vois que des lilas se mettent à fleurir à l’emplacement de chacune de tes égratignures… j’imagine la tête que ferait ta mère !

– Mère… (Bizarrement, elle ménagea une longue pause). Mère se fait déjà du mauvais sang pour moi.

Elle a l’impression que je suis complètement undène et elle regrette que je sois venue. Elle craint que je ne redevienne plus jamais moi-même.

– Undène ? répétai-je, car elle n’avait pas explicité le terme.

– Oui.

Je visualisai et finis par comprendre.

– Ah ! D’accord ! Mais, tu sais, nous ne mangeons pas les petits pois à la pointe du couteau et nous ne nous torchons pas le nez sur nos manches. Nous pouvons être tout ce qu’il y a de raffinés si nous voulons nous en donner la peine.

– Bien sûr, bien sûr, se hâta-t-elle de dire, mais Mère… Enfin, tu sais comment réagissent certaines mères.

– Je sais. Mais si vous ne vous baladez pas, si vous ne faites pas de varappe, si vous ne nagez pas… ni rien… quelles sont vos distraction ?

– Si, ça nous arrive, mais ce n’est pas notre pente naturelle, ce ne sont pas des choses qu’on fait comme ça pour un oui pour un non sans y penser. Nous sommes censés dépasser ce besoin de bougeotte infantile et rechercher des plaisirs plus intelligents.

– Par exemple ?

J’écartai les branches qui obstruaient la porte de la cuisine et faillis me démettre l’épaule en essayant d’ouvrir en même temps. Après plusieurs faux départs et nous sentant complètement idiots comme quand deux personnes se livrent à un pas de deux pour se croiser, nous finîmes par aboutir à la table. L’odeur astringente du mertholiate fit suffoquer Salla.

– Par exemple ? répétai-je.

– Oh la la ! Ça fait un drôle d’effet ! (Ses muscles crispés se détendaient à mesure que j’appliquais le baume sur ses pieds à vif). Eh bien, le passe-temps favori de Mère – et elle est très forte dans ce domaine –, c’est d’Anticiper. Elle aime les roses.

Je fus pris de court.

– Moi aussi, j’Anticipe mais, avec des fleurs, c’est quand même assez spécial.

Salla se mit à rire.

J’aimais l’entendre rire. Cela ressemblait plus à de la musique qu’à un rire et la première fois qu’il l’avait entendue rire, le petit Francher avait transposé son rire en thème mélodique. Evidemment, quand les gosses du Canyon utilisaient sa composition pour danser en accélérant la cadence, cela nous défrisait autant l’un que l’autre mais je dois avouer que cela chauffait ferme. Bref, Salla éclata de rire.

– Tu sais, nous avons beau employer les mêmes mots, on a du mal à se comprendre. Je vais t’expliquer la grande joie de Mère, c’est d’Anticiper une rose. Elle choisit un bouton qui lui semble intéressant – aucune subtilité ne lui échappe – et elle fabrique une rose artificielle aussi proche que possible de ce bouton. Et puis, deux ou trois jours durant, elle cherche à voir si elle peut Anticiper toutes les étapes de l’épanouissement de la rose réelle en faisant s’ouvrir simultanément la sienne, la synthétique. Ou, lorsqu’elle fait preuve d’une particulière habileté, elle essaie de devancer presque imperceptiblement l’évolution de la rose témoin. (Elle rit à nouveau). Un jour – on en parle encore dans la famille –, le bouton qu’elle avait sélectionné n’a pas bougé pendant deux jours – et puis, d’un coup d’un seul, il est tombé en poussière. Mère ne s’est jamais entièrement remise de cette humiliation.

– Je suis peut-être undène mais je me vois mal passer des jours entiers à contempler un bouton de rose.

– Hier soir, tu as pourtant passé une heure à regarder le ciel. Et vous avez passé je ne sais combien d’heures, à quatre, à distribuer et à étaler des cartes à jouer. Même qu’à certains moments, tu n’étais pas à prendre avec des pincettes.

– Euh… oui, je ne dis pas le contraire… mais ce n’est pas pareil. Un coucher de soleil comme celui-là… et Jemmy a une façon de jouer…

Je lus la raillerie dans son regard et nous nous esclaffâmes en chœur. Le rire n’a pas besoin d’être interprété. Pas le nôtre en tout cas.

Salla prenait un tel plaisir à explorer notre univers que, bien entendu, je découvris chez nous des choses que j’ignorais jusqu’à présent. Ce fut elle qui trouva la grotte parce que le petit filet d’eau qui ruisselait tout en haut du Vieux Déplumé l’intriguait.

– Ce n’est qu’une source, lui dis-je, tandis que nous examinions le sillon qui échancrait la massive surface de la falaise.

– Ce n’est qu’une source, répéta-t-elle sur un ton goguenard. Comment peut-on dire « ce n’est qu’une source » dans une région où il y a si peu d’eau ?

Elle s’éleva dans les airs et je lévitai pour la rejoindre.

– Ça ou rien, c’est pareil. Il n’y a même pas de quoi boire.

– N’empêche que voir un peu d’humidité dans une contrée aussi aride, cela réchauffe le cœur.

– Elle ne fait même pas d’éclaboussures, dis-je avec mépris.

– C’est vrai. (Salla tendit le doigt vers le bord extrême de la tache humide). Mais grâce à cette eau, il y a de la végétation.

Elle caressa doucement les infimes pousses verdoyantes accrochées à la roche.

– C’est joli, fis-je sans conviction. Mais regarde un peu la vue qu’on a d’ici.

Adossés à la paroi abrupte de la falaise, nous laissâmes notre regard errer sur le majestueux déploiement des crêtes, succession de plans tour à tour rouges, violets et bleus, qui s’étendaient à perte de vue ; c’étaient tantôt des aiguilles sauvages et pelées, tantôt des pitons disparaissant sous leur manteau de forêts, tantôt des pentes chichement émaillées de broussailles. Très loin, venant de la fonderie, un panache de fumée s’élevait paresseusement dans l’air jusqu’à ce qu’il fasse un coude presque à angle droit quand un courant le happait et le faisait se dissiper. À nos pieds, les collines se succédaient, serrées les unes contre les autres, camouflant les infimes allées et venues et les habitations de ceux qui s’étaient perdus dans l’immensité.

– Et pourtant, murmura Salla, si l’on se perd dans une immensité suffisamment vaste, on se trouve – on est – un moi différent, un moi qui n’a rien d’autre à contempler que l’Etre et la Présence.

Je remplis mes poumons d’une bouffée d’air imprégné de soleil qui sentait les pins et le granit surchauffé.

– C’est vrai mais ceux qui abordent une telle immensité sont peu nombreux. En général, on s’arrange pour que nos petits univers contiennent assez de diversions pour nous empêcher de nous immerger dans l’Etre et en Dieu.

Nous nous tûmes, laissant nos pensées aller jusqu’au terme de cette réflexion. Puis Salla s’éleva verticalement tandis que je commençais à descendre.

– Eh ! la hélai-je. Tu montes !

– Je sais. Je n’ai pas encore trouvé la source.

Je me résignai alors à la suivre en bougonnant contre l’entêtement des femmes et je la rejoignis au moment où elle se juchait précautionneusement sur un éperon rocheux surplombant la brèche encombrée de végétation où l’eau commençait à suinter. Salla considéra l’abîme vertigineux que nous dominions et s’exclama avec ravissement :

– C’est sublime !

– Si tu craignais l’altitude…

Elle leva vivement les yeux.

– Il y a des gens à qui cela fait peur ? C’est vrai ?

– Il y en a. Il m’est arrivé, une fois, de capter la terreur de quelqu’un. Tu veux avoir une idée de la texture de cette frayeur ?

Et je recréai pour elle l’effroi mortel, affreux, d’un Extérieur de mes amis qui osait à peine se pencher à la fenêtre d’un premier étage.

– Oh non ! (Blême, elle s’accrochait aux herbes clairsemées et aux brindilles qui poussaient autour de la crevasse). Assez ! Assez !

– Excuse-moi. Mais ça, c’est un autre genre d’émotion. J’y songe chaque fois que je capte… « ni hauteur, ni profondeur, ni autres créatures ». Pour mon ami, la hauteur est une créature, un horrible assassin à l’affût qui attend le moment de fondre sur lui.

– Il est bien triste qu’il ne se rappelle pas le vers suivant. Cela lui apprendrait à repousser sa crainte.

D’un commun accord, nous nous empressâmes de changer de sujet.

– La voilà ta source, lui dis-je. Tu es satisfaite ?

– Non. (Elle enfonça la main à tâtons au milieu de la végétation). Je veux voir où commence le ruisseau.

Et elle continua de plus belle à fourrager dans l’infractuosité. Levant les yeux au ciel pour implorer de la patience, je l’aidai à dégager l’ouverture. Elle s’enfonça encore un peu – et disparut d’un seul coup.

– Salla ! (J’arrachai fébrilement les broussailles). Salla !

Je captai sa réponse subvocalisée.

– Ici, ici.

– Parle ! lui intimai-je, sentant sa pensée se déliter dans ma conscience.

– C’est bien ce que je suis en train de faire. (Sa réponse passa en audibilité sur le dernier mot). Et je suis assise dans l’eau. Une eau affreusement froide et affreusement humide ! Viens.

Je me glissai avec prudence en me contorsionnant dans l’étroite fissure et tombai à genoux dans une mare d’eau glaciale. J’en avais presque jusqu’à la taille. On ne voyait rien.

– Il fait noir, chuchota Salla.

Sa voix éveillait des échos caverneux.

– Attends que ta vision s’accoutume.

Je cherchai sa main à l’aveuglette, la trouvai et l’étreignis. Mais, même après avoir attendu quelque temps en retenant notre souffle, nous étions incapables de distinguer autre chose qu’une infime lueur verdâtre correspondant à l’entrée de la grotte.

– Cela te suffit-il ? lui demandai-je alors. Tu es contente d’avoir trouvé ton ruissellement ?

Je levai le bras sans lui lâcher la main et l’eau s’égoutta le long de nos coudes.

Elle protesta :

– Je veux voir.

– Les allumettes ne marchent pas quand elles sont mouillées et je n’ai pas de lampe. Tu as une suggestion à faire ?

– Euh… non. Il n’y a pas de Luminateurs parmi vous, n’est-ce pas ?

– Comme ce terme ne m’évoque rien, je suppose que non. Mais attends un peu ! (Je la lâchai pour fouiller dans ma poche). Dita m’a appris – ou, tout au moins, elle a essayé quand Valency lui a dit…

Je n’allai pas plus loin ; j’étais trop absorbé par le problème consistant à sortir ma main de la poche d’un Levi’s moulant imbibé d’eau.

– Je sais que je suis une Etrangère, soupira-t-elle plaintivement, mais je croyais assez bien comprendre votre langue…

– Dita est l’Extérieure que nous avons trouvée avec Low. Elle possède certains Desseins et certaines Persuasions que nous n’avons pas. Ça y est ! (Poussant un grognement, je me rassis dans l’eau). Maintenant, il faut que je me rappelle.

Tenant la pièce de monnaie entre mes doigts, je mis en branle les multiples engrenages mentaux qui sont d’une complication folle jusqu’au moment où l’on atteint la simplicité sous-jacente à leur complexité première. Je faisais corps avec le petit disque de métal. Une lueur aveuglante fusa soudain. Salla poussa un cri et je réduisis vivement l’éclat de la lumière à un niveau supportable.

– J’ai réussi ! m’exclamai-je. Et du premier coup, cette fois ! L’autre jour, il m’avait fallu une demi-heure pour obtenir une étincelle !

Salla contemplait d’un air décontenancé le petit globe de lumière qui rayonnait dans ma main.

– Tu prétends qu’une Extérieure est capable de faire ça ?

– Et comment ! (J’étais brusquement très fier de nos Extérieurs). Et moi aussi, à présent. Vous êtes chez vous, ma petite dame. Votre lumière, votre grotte… zyeutez donc jusqu’à plus soif.

Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de grottes qui ressemblent à celle-là. Le sol était recouvert de sable – un sable clair, granuleux, qui ressemblait à du sucre. La mare – dont nous étions sortis tous les deux dès que nous avions aperçu la terre ferme – n’avait pas de source d’alimentation visible et pourtant son niveau ne baissait pas en dépit de la déclivité du terrain. La voûte était de la taille de deux hommes et le diamètre du trou d’eau était d’une dimension égale. Les parois s’incurvaient maternellement autour de lui. Au premier abord, il n’y avait rien de très extraordinaire. Pas même de stalactites ni de stalagmites – rien que ce sable et cette mare sereine que faisait miroiter la lumière tombant de ma piécette.

– Voilà le point de départ de ce filet d’eau, dit Salla avec satisfaction en repoussant ses cheveux en arrière.

– Oui.

Je fermai le poing et regardai la lueur filtrer entre mes doigts tandis que Salla se mettait à aller et venir à quatre pattes dans la grotte.

– Tu sais, le plafond est assez haut pour qu’on puisse se tenir debout.

Elle se retourna et m’adressa un sourire.

– Je suis une créature cavernicole, pas un être humain qui cadastre son territoire. Vu d’en bas, c’est différent.

– Eh bien, troglodyte, qu’est-ce que ça donne vu d’en bas ?

– C’est prodigieux ! répondit-elle d’une voix très douce. Apporte la lumière et viens voir.

À plat ventre, nous explorâmes du regard le minuscule boyau – il mesurait à peine trente centimètres de large – que Salla avait découvert. L’étroit passage que j’éclairais était une dentelle de cristaux délicats blancs, opalins, roses, vert pâle qui paraissaient si fragiles que je retenais mon souffle de peur qu’ils ne se brisent. Plus je regardais, plus je voyais de merveilles – des forêts miniatures et des broderies de flocons de neige, des escaliers, des châteaux et des flèches féeriques, des fleurs montant à l’assaut de collines en terrasses s’élevant en pente douce et des pampres si vivants que c’était tout juste s’ils ne se balançaient pas. Au milieu du tunnel, à distance d’un bras d’homme, une flaque immobile et illuminée réfléchissant ce parfait chef-d’œuvre, multipliait le prodige par deux.

Nous nous dévisageâmes, Salla et moi. Nous étions si proches que chacun voyait son image se refléter dans les yeux de l’autre – des yeux qui disaient et réaffirmaient : C’est à nous. Sans partage.

Sans un mot, nous nous assîmes sur le sable. Je ne sais pas ce qu’éprouvait Salla mais, moi, j’avais du mal à respirer car, pour je ne sais quelle raison, il me semblait nécessaire de retenir mon souffle si je ne voulais pas être aussi transparent et aisément déchiffrable qu’un enfant.

– On laissera la lumière, chuchota Salla. Elle continuera de briller sans toi, n’est-ce pas ?

– Oui. Indéfiniment.

– Alors, on la laissera près de la petite salle. Comme ça, nous saurons qu’elle sera toujours éclairée et belle.

Nous nous hissâmes à l’air libre et restâmes quelques instants à planer au-dessus de la brèche qui s’ouvrait dans la falaise. Nous riions de l’aspect dépenaillé que nous avions. Enfin, repartîmes en direction de la maison où nous attendaient des vêtements secs.

– J’aimerais qu’Obla puisse voir cette grotte, fis-je étourdiment – et je le regrettai aussitôt car j’avais perçu le brusque mécontentement de Salla. Je veux dire, enchaînai-je gauchement, qu’elle ne verra jamais…

Je m’interrompis. Somme toute, si elle avait été là, Obla n’aurait pas mieux vu. Il faudrait que je lui serve d’yeux.

– Obla. (Salla avait vocalisé). Elle t’est très proche ?

– Elle est pour ainsi dire mon alter ego.

– C’est une parente ?

– Non. Seules nos âmes sont parentes.

– Elle est très souvent présente dans tes pensées. Et pourtant… est-ce que je l’ai rencontrée ?

– Non. Elle n’a aucun contact avec les gens.

La force d’Obla habitait mon esprit mais, à nouveau, je captai la protestation et le chagrin de Salla, qui se sentait exclue, avant qu’elle eût mis son blocage mental en place. Pourtant, j’hésitais encore. Je ne voulais pas d’un partage. Obla était moins un être spécifique qu’une projection de moi-même. C’était quelque chose d’intime et de précieux que j’avais peur de partager – comme j’avais eu peur, dans le petit passage, qu’en effleurant du doigt une de ces fougères chimiques, cette beauté parfaite ne tombe sans bruit en poussière.

Le Groupe fut convoqué en assemblée générale quinze jours après l’arrivée de l’astronef. Nous nous réunîmes sur le terre-plein au milieu duquel il se dressait. À première vue, on aurait dit que c’était un jour ordinaire. Les enfants lévitaient et chahutaient en riant à gorge déployée au-dessus des adultes dont l’attitude était plus réservée. Les jeunes de mon âge se tenaient à l’écart. Ils auraient bien aimé chahuter, eux aussi, mais ils s’en gardaient bien. Parce que, quand on est grand, n’est-ce pas ? on sait se tenir – lorsqu’il y a des gens qui vous regardent. J’étais avec eux et j’avais l’impression d’un vide. Salla était en compagnie de ses parents.

L’Ancien des Anciens était absent. Il était chez lui en train de lutter pour maintenir son être dans le corps délabré qui était le sien, cette prison qui se dégradait un peu plus chaque jour. Aussi fut-ce Jemmy qui ouvrit les débats.

– L’indécision qui se prolonge, c’est une mauvaise chose, commença-t-il sans autres préambules. Cela fait deux semaines que le vaisseau est là. Il est grand temps d’attaquer le problème de front. Faut-il partir ? Faut-il rester ? Beaucoup d’entre nous hésitent encore mais nous devrons prendre bientôt une décision. L’astronef décolle dans huit jours. Pour faciliter cette prise de décision, il serait bon que chacun expose brièvement ses arguments – pour et contre.

Nous éprouvâmes un bizarre sentiment d’oppression quand, cessant d’être une mosaïque d’individualités hétérogènes, le Groupe devint une unité compacte, uni par une même pensée.

– Je partirai. (C’était l’Ancien des Anciens qui s’exprimait depuis son lit, tout au fond du Canyon). Le Nouveau Foyer a les moyens de m’empêcher de souffrir pendant les dernières années qui me restent à vivre. Depuis le Passage… J’ai terminé puisqu’il faut être bref, conclut-il avec un point d’ironie.

– Moi, je resterai. (C’était la voix d’une jeune fille de Bendo). Nous avons à peine commencé à faire de Bendo un endroit vivable. J’aime ce qui commence. Pour moi, le nouveau Foyer, c’est quelque chose d’achevé.

– Je ne veux pas partir. (Cette fois, c’était une voix très jeune). Mes radis sortent à peine et il faut les arroser tout le temps. Si je partais, ils mourraient.

Un frémissement amusé parcourut le Groupe et cela nous détendit.

– Je partirai. (C’était Matt qui était au techno et dont le vaisseau nous relayait l’intervention). Au Foyer, ma spécialité à connu un développement inconnu au techno comme ailleurs. Mais je reviendrai.

– Les allers et retours entre le Foyer et la Terre ne seront ni simples ni faciles, l’avertit Jemmy. Pour un certain nombre de raisons parfaitement valables.

– J’accepte le risque. Je reviendrai.

– Je resterai, dit le jeune Francher. Sur la Terre, nous sommes différents mais avec le signe plus. Là-bas, notre différence sera affectée du signe moins. Ce que nous sommes capables de faire ici, et de faire bien, n’aura rien d’extraordinaire là-bas. Je ne veux pas aller quelque part où ce que je composerai sera de la chansonnette. Je tiens à ce que ma musique soit quelque chose d’énorme.

– J’embarque. (La voix de Jake était goguenarde comme d’habitude). J’en ai marre de passer pour un petit plaisantin. Je veux être un citoyen respectable. Mais si je désire partir, c’est pour…

Il cessa de vocaliser et je ne parvins à capter qu’une espèce de concept torturé où s’entrelaçaient le temps et l’espace. Je me sentis un peu moins stupide en constatant que l’ahurissement que j’éprouvais se reflétait sur le visage des autres.

– Vous voyez ? reprit Jake. Il y a longtemps que j’ai ça dans la tête. Shua m’a dit qu’ils ont déjà commencé à potasser sérieusement la question, là-bas. Rien que pour avoir la possibilité de me lancer dans quelque chose de ce calibre, je suis tout disposé à faire dans le B-A-BA le temps qu’il faudra.

Je m’éclaircis la gorge. C’était l’occasion ou jamais de faire part de mes intentions au Groupe. J’étais apparemment le seul à voir la situation d’un œil lucide.

– Je…

Ce fut comme si je m’enfonçais à l’improviste dans un brouillard à couper au couteau. Comme si j’étais soudain devenu aveugle et muet. J’avais l’impression d’être un morceau de papier déchiré. Je suffoquai en prenant conscience de ce que je pensais réellement. Je ne voulais pas partir ! Alors, je fus pris dans un véritable tourbillon. Comment pouvais-je rester après toutes les déclarations que j’avais faites ? Comment pourrais-je dire définitivement adieu à la Terre ? Comment pourrais-je rester si Salla s’en allait ? Comment pourrais-je partir en abandonnant Obla ? J’entendis vaguement la voix de quelqu’un qui concluait :

– parce que, Foyer ou pas, mon Foyer, c’est ici !

Je refermai la bouche et passai ma langue sur mes lèvres sèches. J’avais recouvré l’usage de mes yeux. Le Groupe se défaisait lentement. La communauté de Bendo s’agglutinait sous les arbres, les autres se dispersaient sans hâte. Low, assis sur un rocher, se pencha vers moi et se mit à rire.

– Qu’est-ce qui t’est arrivé, mon vieux ? C’est le chat qui t’a mangé la langue ? Je m’attendais à un morceau d’éloquence enflammée qui aurait poussé le Groupe tout entier vers l’échelle de coupée !

– Bram est un modeste, rit Dita, gouailleuse. Il n’aime pas faire étalage de ses convictions.

Je parvins à sourire tant bien que mal.

– Soyez un peu charitable. Vous avez devant vous quelqu’un dépouillé de toutes ses assurances, aussi nu qu’un geai en proie aux vents glacés de l’incertitude.

– Ce que c’est que de ne pas avoir de caleçons longs ! dit Peter qui ajouta aussitôt sur un ton sérieux : mais toute notre sympathie t’est acquise.

– Merci. J’en prends note et j’apprécie.

Ne pouvant faire part à Obla de mes doutes et de mon indécision, du trouble et du déchirement qui m’habitaient maintenant – d’autant qu’elle en était partie prenante –, je me réfugiai dans les collines. Je me perchai sur l’éperon rocheux surplombant la petite grotte tout en haut du Canyon tel un busard morose. Et là, j’invectivai le monde tout entier et ses entraves jusqu’à en avoir la gorge à vif, jusqu’à ce que ma voix s’éraille. Et je continuai à pester mezza voce, le timbre graillonneux, contre tous les freins et tous les obstacles qui se dressaient contre nous – contre moi. Mais, et c’était le plus rageant, le monde réfutait flegmatiquement chacun de mes arguments. Et ma voix devenait de plus en plus faible alors que celle de la Terre s’affirmait.

– Rien n’est comme il faudrait que ce soit ! lançai-je avec lassitude, dans un ultime sursaut d’agressivité, à l’adresse du ciel qui s’assombrissait.

– Et il en ira ainsi de toute éternité, me répondit l’horizon que le soleil couchant baignait d’écarlate.

– Mais nous pourrions être tellement plus…

– Qui a jamais entendu parler de pain uniquement fait de levain ? rétorqua la première étoile du soir.

– Nous avons vécu en pure perte.

– C’est ce que pense le blé semé à la volée dans le champ, riposta le rideau de pins qui ourlait une colline lointaine.

– Mais Salla va partir. Quand elle ne sera plus là…

Cette fois, il n’y eut pas de réponse en dehors de la plainte du vent et d’un cailloux déplacé qui grinça dans l’ombre.

– Salla ! Salla va partir ! Qu’as-tu à répondre à cela ?

Mais l’univers en avait assez de me répondre et le vent s’affairait à bruire dans le crépuscule.

– Réponds !

Il ne me restait plus qu’un souffle.

– Je vais te répondre. (La voix était très douce mais elle me fit sursauter comme si j’avais été frappé par la foudre). Je le peux. (Salla se posa légèrement sur le saillant à côté de moi). Salla ne repartira pas.

– Salla !

Cramponné au rocher, j’ouvrais de grands yeux. J’étais incapable de faire quoi que ce soit d’autre.

– Mère a eu un quanic quand je lui ai fait part de ma décision, reprit-elle avec un sourire apaisant. Je lui ai dit qu’il fallait que je me livre à une enquête de milieu pour avoir mon diplôme et que ce serait l’idéal. Elle a rétorqué que j’étais trop jeune pour me connaître vraiment. J’ai répondu qu’elle serait très fière quand j’aurais décroché mon diplôme. Elle m’a alors dit qu’elle ne connaissait même pas tes parents. (Ses joues s’enflammèrent et son regard vacilla). Je lui ai dit que nous n’avions pas parlé. Que nous ne faisions-pas-deux. Pas encore.

– Oh ! Salla ! (J’étreignis ses mains). Il n’est pas indispensable que ce soit pour tout de suite ! Maintenant, nous pouvons nous permettre d’attendre.

Sur ce, je l’entraînai dans le vol le plus impétueux de ma vie. Comme deux forcenés, nous multipliâmes les chandelles et les piqués au-dessus du Vieux Déplumé, nous étions deux éclairs ivres. Mais, en même temps que nous tournoyions dans les airs à des vitesses invraisemblables, une partie de nous-mêmes conversait tranquillement, faisait des projets, s’émerveillait, se réjouissait aussi paisiblement que si nous étions dans notre grotte et chacun regardait son reflet tranquille dans les prunelles de l’autre. Quand, enfin, l’obscurité fut totale, nous nous laissâmes lentement dériver dans les profondeurs du Canyon, exténués, serrés l’un contre l’autre.

– Obla…, murmurai-je. Allons le dire à Obla.

Il n’était plus besoin de dissimuler aucun pan de ma vie à Salla. Mieux encore : il était nécessaire d’y intégrer et Obla et Salla pour en faire un bloc sans faille.

Les fenêtres d’Obla étaient obscures. Donc, elle n’avait pas de visite. Elle serait seule. Je grattai à la porte – mon indicatif personnel.

– Bram ? (Je captai sa pensée d’accueil). Entre.

– Je t’amène Salla. Je vais allumer, fis-je en poussant la porte.

– Attends…

Mais j’avais déjà actionné le commutateur.

– Salla, je te présente…

Elle poussa un cri d’épouvante et se cacha les yeux derrière son bras. Un torrent de répulsion déferla tandis qu’Obla s’envolait et se collait dans le coin du plafond. Cachée derrière les ondulations affolées de sa chevelure battante, son corps mutilé dissimulé sous la chemise blanche entortillée, elle s’arc-boutait aux murs comme pour chercher une issue. Son gémissement de surprise et d’angoisse, physique et mentale, était presque audible.

Je poussai précipitamment Salla hors de la pièce, éteignis et l’entraînai au fond du jardin, là où s’élevait la paroi du Canyon contre laquelle je la projetai sans ménagements. Agitée de sanglots, elle se retourna, la figure pressée contre le rocher. Je l’empoignai par les épaules et la secouai.

– Comment as-tu pu ? grondai-je entre mes dents serrées – et la fureur étranglait ma voix pâteuse. C’est donc cela que le Foyer fabrique, maintenant ? Des gens pour qui des bras, des jambes et des yeux comptent plus que la personne ? (Le mouvement de ses cheveux me fouetta le menton). Qui se croient en droit de repousser avec dégoût une âme vivante ? On ne t’a donc jamais enseigné la simple bonté et la compassion ?

Je l’aurais battue – j’aurais frappé n’importe quoi tant j’étais révolté par le mal inimaginable, la blessure inguérissable qui avaient été faits à Obla.

Salla s’arracha à mon étreinte et l’évita pour se mettre hors de mon atteinte. La colère luisait dans ses yeux.

– C’est ta faute, aussi ! (Les larmes ruisselaient sur ses joues). J’aurais préféré mourir plutôt que de faire un pareil affront à Obla ou à qui que ce soit… si j’avais su ! Tu ne m’as rien dit. Tu ne l’as jamais visualisée de cette manière – elle n’était que force et beauté, perfection physique !

– Et alors ? (Je me téléportai jusqu’à elle, bouillant de rage). C’est comme ça que je la vois, que je l’ai toujours vue. Et si tu cherches à rejeter le blâme sur…

– C’est ta faute ! Oh ! Bram ! (Toujours secouée de sanglots, elle se jeta dans mes bras). Personne n’est dans un pareil état au Foyer, reprit-elle en reniflant et en hoquetant quand elle put à nouveau parler. Je veux dire que je n’ai jamais vu quelqu’un… quelqu’un d’incomplet. Je n’ai jamais vu ni cicatrices ni mutilations. Ne comprends-tu donc pas, Bram ? J’étais totalement prête à la recevoir… parce qu’elle était une partie de toi. Mais quand je me suis aperçue que j’embrassais… (Les larmes l’étouffèrent). Ecoute… écoute, Bram, nous avons la transgraphie et… et la régénération… Personne n’est jamais condamné à demeurer… incomplet, chez nous.

Je la lâchai, interloqué.

– La régénération ? La transgraphie ?

– Mais oui ! cria-t-elle. On pourra lui rendre ses jambes. Elle aura à nouveau des bras. Elle retrouvera sa beauté. Peut-être même ses yeux et sa voix, encore que, pour ça, je n’en sois pas absolument certaine. Elle pourra redevenir Obla au lieu d’être l’obscure prison où Obla est enfermée.

– Personne ne nous a parlé de cela.

– Personne ne nous l’a demandé.

– C’est une préoccupation commune à tout le monde.

– Eh bien, je te la pose, la question. Avez-vous des enfants dobiques ? Des cas de cazérina ? Des malades atteints de sémia trimorphique ? Ce n’est pas que nous ne voulions pas demander mais comment pouvions-nous savoir quelles questions poser ? Nous n’avons jamais entendu parler de… de grands invalides. (Elle avait trouvé le mot dans mon esprit). L’idée ne nous est pas venue de vous demander, tout simplement.

Faute d’autre chose, ce fut avec mes mains que j’essuyai ses yeux.

– Je te demande pardon. J’aurais dû te prévenir.

Mes paroles n’étaient qu’un bien pâle reflet de l’intense et pitoyable sentiment de culpabilité que j’éprouvais.

Elle me repoussa.

– Viens, dit-elle. Il faut retourner auprès d’Obla… tout de suite.

Ce fut Salla qui, finalement, persuada Obla à force de câlineries de se remettre au lit. Ce fut Salla qui offrit le creux de son épaule au visage défiguré et inondé de larmes d’Obla et oignit ses plaies du baume de sa compassion et de sa compréhension. Et ce fut Salla qui lui dit et lui redit ce que le Foyer pouvait faire pour elle, qui le lui répéta inlassablement jusqu’à ce qu’Obla la croie.

Nous étions alors si exténués tous les trois, sans autre désir que de nous reposer une minute ensemble, que l’entrée en trombe de Davy, véritable explosion, nous secoua deux fois plus que ce n’aurait été normalement le cas.

– Salut, Bram ! Salut, Salla !’jour. Obla ! Ça y est, je l’ai bricolé. Les s ne siffleront plus et tu pourras faire repasser la bande toi-même. Tiens ! (Il lança en direction de l’oreiller un petit objet cubique que je reconnus aussitôt c’était son scripteur). Essaie. Vas-y ! Sur Bram.

Obla tourna la tête jusqu’à ce que sa joue touche le cube. Salla nous regarda tour à tour, moi et elle, d’un air ébloui. Après un bref silence, il y eut un léger déclic, puis les premières paroles audibles qu’Obla eût jamais prononcées retentirent, ténues mais distinctes.

– Bram ! Oh, Bram ! Maintenant, je pourrai partir avec vous. Plus d’abandon ! Et, une fois au Foyer, je retrouverai mon intégrité ! Je redeviendrai entière !

La voix de Davy se fit jour à travers mon émoi.

– Tu n’as pas utilisé un seul s, Obla ! Il faut que tu dises quelque chose avec des s pour que je sois sûr que ça marche.

Obla croyait que j’allais partir pour le Foyer ! Elle escomptait que nous partirions ensemble. Elle ne savait pas que j’avais décidé de rester. Que nous resterions. Je croisai le regard de Salla et nous eûmes un échange rapide et complet avant que la voix ténue retentisse une fois encore.

– Salla, ma douce et secourable sœur ! C’est bon ! Je pense qu’il y a assez d’s comme ça !

Et j’entendis pour la première fois le rire d’Obla.

Il y a quelque part une petite grotte où luit une pièce de monnaie, gardienne du précieux trésor qui est notre secret à Salla et à moi – une bougie qui scintille derrière la fenêtre de la mémoire. Il y a quelque part des paysages et des sons, des odeurs et des saveurs qui sont ceux de la Terre hospitalière. J’ai momentanément tourné le dos à la Terre Promise. Car cela fait bien des années que nous avons traversé notre Jourdain. Mon problème, c’était que je pensais que, où que je regardais, et du seul fait que je regardais, le but était devant moi. Mais le Passage qui chatoyait à la lumière du souvenir avait toujours été quelque chose d’achevé et non quelque chose qui restait encore à atteindre. Ma nostalgie du Foyer ne devait sûrement pas être sans rapport avec le traditionnel regret des oignons d’Egypte qui hante tous les pionniers.

Et Salla… Eh bien, quelquefois, quand je ne regarde pas, elle me regarde, puis regarde Obla. Et quelquefois, quand elle ne regarde pas, je la regarde, puis je regarde Obla. Obla n’a pas d’yeux mais quelquefois, quand nous ne regardons pas, elle me regarde, puis regarde Salla.

Bien des choses nous arriveront à tous les trois avant que la Terre grossisse à nouveau derrière les hublots, mais quoi qu’il puisse arriver, la Terre grossira à nouveau derrière les hublots – pour moi, au moins. Et je regagnerai véritablement le Foyer, alors.

FIN

(1) Les bals sont de tradition la veille de la Toussaint aux Etats-Unis. (N. d. T.)