Ararat

Les maîtres d’école faisaient problème à Cougar Canyon. Une école à classe unique, isolée dans un trou perdu, n’avait aucun attrait pour les enseignants. Mais grâce à la fécondité de ceux du Peuple et à la régularité des naissances, notre Groupe, si petit qu’il fût, pouvait chaque année faire état d’une population scolaire d’au moins neuf élèves, chiffre-plancher requis pour que l’école ne soit pas fermée.

J’ai dépassé l’âge de la scolarité obligatoire, bien sûr, et depuis pas mal de temps, mais si, à la rentrée, les effectifs étaient insuffisants, je m’inscris comme post-scolaire. N’empêche que, maintenant, je suis du niveau secondaire parce que Père m’a chauffée depuis deux ans pour le lycée. Il m’a promis que si je travaille bien cette année, j’irai l’an prochain à l’Extérieur et que je préparerai mon diplôme d’institutrice. Comme ça, nous n’aurons plus besoin de chercher des maîtres ailleurs. La plupart des gosses ne demanderaient pas mieux, évidemment, que de faire l’école buissonnière, mais les Anciens sont résolument contre l’ignorance et, chez nous, ce sont eux qui ont le dernier mot.

Père est le président de la commission scolaire, ce qui explique pourquoi je suis au courant de tas de choses que ne savent pas les autres enfants. Cet été, quand il a écrit à l’académie pour leur dire que nous aurons plus des neuf élèves de rigueur à la rentrée et qu’ils nous envoient un maître, ils lui ont répondu qu’ils avaient épuisé leur réserve de profs n’ayant jamais entendu parler de Cougar Canyon et qu’il ne nous restait pas d’autre solution que de nous débrouiller pour en exhumer un nous-mêmes. Je trouvais que la formule était d’un goût douteux car les quatre précédents instits que nous avons eus sont enterrés dans un coin du cimetière. Ceux qu’on nous envoyait étaient des vieux tout branlants, des malheureux dans la brèche qui tâchaient de vivoter jusqu’à la fin de leurs jours une année là, une autre ailleurs, qui acceptaient des postes dont personne ne voulait parce que le régime de retraite de l’Etat est aléatoire et que les collègues semblaient pour la plupart bien décidés à mourir à la tâche. Et la vieillesse chancelante n’est pas un atout à Cougar Canyon où de mauvaises surprises – pour la plupart involontaires, d’ailleurs – attendent les gens de l’Extérieur.

Nous ne nous en étions pourtant pas trop mal tirés depuis quelques années. Les Anciens disaient que nous commencions à nous adapter, encore que quelques non-conformistes prétendent que le Passage nous avait débilité le sang. Peut-être les Anciens ont-ils raison. Ou les non-conformistes. Ou les deux. À moins que ce ne soient les profs qui tiennent mieux le coup. Les deux derniers ont réussi à survivre pratiquement jusqu’à la fin de l’année scolaire. Père les a conduits à Kerry Canyon où une ambulance est venue les chercher. Après un certain temps passé au sanatorium, ils ont récupéré et, maintenant, ils vont bien. Avant, nous en usions en général quatre par an.

Bref, Père a écrit à une agence spécialisée de la côte et, après tout un échange de correspondance, nous avons fini par dénicher une prof. Il nous l’a annoncé un soir au dîner.

– Elle est bien jeune, dit-il en s’armant d’un cure-dent et en se balançant sur sa chaise.

Mère donna à Jethro une seconde part de tarte et reprit sa fourchette.

– La jeunesse n’est pas un crime et cela changera agréablement les enfants.

– Oui, mais je trouve quand même ça scandaleux.

Il entreprit de se farfouiller une molaire et Mère lui lança un regard noir. le ne savais pas trop si elle lui reprochait de se dépiauter les dents ou d’avoir prononcé cette phrase. Je savais ce qu’il avait voulu dire : être nommé tout en début de carrière dans un poste comme Cougar Canyon, voilà le scandale. Ce n’est pas que nous étions méchants ni cruels, comprenez-moi bien. Seulement, c’étaient des Extérieurs et nous avions parfois tendance à l’oublier. Surtout les enfants.

– Elle n’est pas forcée de venir, répliqua Mère. Elle peut refuser.

– Eh bien, c’est que… (Père fit basculer sa chaise en avant). Tu as assez mangé de tarte comme ça, Jethro. Maintenant, va aider Kiah à rentrer le bois. Karen et Lizbeth, débarrassez-moi cette table. Et dépêchons-nous !

Nous nous précipitâmes. À Cougar Canyon, les enfants obéissent à leur père. Il paraît que ce n’est pas toujours le cas à l’Extérieur. J’étais ennuyée parce que j’avais compris que Père voulait parler sans témoins à Mère. Aussi, je dis à Lizbeth que ce serait moi qui débarrasserais la table et je le fis le plus lentement et le plus discrètement possible tout en tendant l’oreille.

– Elle n’a pu se faire nommer nulle part, commença Père. L’agence lui a trouvé deux postes en deux ans et elle n’est pas restée jusqu’à la fin de l’année, ni dans l’un ni dans l’autre.

– Ah ! fit Mère en pinçant les lèvres et en fronçant les sourcils. Mais si c’est un aussi mauvais professeur, j’aimerais savoir ce qui t’a pris de l’engager.

– Comme si nous avions le choix ! (Il s’esclaffa mais recouvra aussitôt son sérieux). Non, ce n’est pas quelqu’un d’incapable. C’est même une excellente enseignante. D’après ce qu’elle dit, on l’a purement et simplement remerciée sans la moindre explication. Elle a demandé un certificat et l’une des écoles qui l’avait flanquée à la porte a écrit « Mlle Carmody est une institutrice très compétente mais nous n’osons pas la recommander pour un poste d’enseignement. »

– Ils n’osaient pas ?

– Ils n’osaient pas. L’agence m’a assuré qu’elle s’était livrée à une enquête approfondie sans pouvoir trouver un motif valable à ces deux licenciements. Toujours est-il que cette Mlle Carmody ne peut apparemment trouver de travail nulle part sur la côte. Elle m’a écrit qu’elle désirait tenter sa chance dans un autre Etat.

– Crois-tu qu’elle est défigurée ou handicapée physique ? suggéra Mère.

Il éclata de rire :

– Fichtre pas ! (Il sortit une enveloppe de sa poche). Tiens ! voici la photo jointe à sa demande.

La table était débarrassée et je me penchai pour regarder derrière son épaule.

– Mince !

L’exclamation m’avait échappé. Il me regarda en levant un sourcil et je compris à ce moment qu’il savait depuis le début que j’écoutais. Je rougis mais ne bronchai pas. C’était clair : le droit d’avoir accès aux affaires des adultes m’était octroyé. Même si c’était par la petite porte.

D’après la photo, elle était ravissante, Mlle Carmody. Elle ne devait pas être beaucoup plus vieille que moi et elle était deux fois plus jolie. Elle avait des cheveux noirs coupés court, tout frisés, et ce genre de teint laiteux et lisse qui donne l’impression d’être lumineux.

Son expression avait un je ne sais quoi d’hésitant, comme si ses sourcils étaient des points d’interrogation horizontaux. Et sa bouche était marquée d’un pli amer – à peine esquissé mais suffisant pour qu’on se demande pourquoi elle était triste et pour qu’on ait envie de la consoler.

– Sûr et certain que cela fera du bruit dans Cougar Canyon, dit Père.

– Je ne sais pas. (Mère prit un air songeur). Que diront les Anciens de la présence chez nous d’une Extérieure en âge de se marier ?

– Adonday Veeah ! murmura Père. Je n’avais pas songé à cela. Jamais ce problème ne s’est posé pour les autres institutrices.

J’intervins dans la conversation

– Qu’est-ce qui arriverait ? Si quelqu’un du Groupe se mariait avec une Extérieure, je veux dire.

– Impossible.

Le ton qu’avait employé Père était tellement celui d’un Ancien que je réalisai immédiatement pourquoi il avait été coopté à la Réunion de printemps.

– Quand même, il y a notre Jemmy, fit Mère, soucieuse. Déjà qu’il n’arrête pas de répéter sur tous les tons qu’il va falloir qu’il essaie de trouver un autre Groupe. Aucune des filles d’ici ne lui plaît. Suppose que cette Extérieure… quel âge a-t-elle, à propos ?

Père déplia la demande de candidature.

– Vingt-trois ans. Cela fait juste trois ans qu’elle a terminé ses études.

– Jemmy en a vingt-quatre. (Mère fit la grimace). J’ai bien peur que tu ne sois obligé d’annuler son contrat. Si jamais il se produisait quelque chose… Je trouve, pour ma part, que tu n’as attendu que trop longtemps pour entrer au Conseil des Anciens et il serait déplorable que tu aies des complications dès la première année.

– Je ne peux pas l’annuler. Elle est en route. L’école commence lundi prochain. (Père se passa la main dans les cheveux et les ramena sur son front comme il le fait quand il est contrarié). Bah ! Nous nous faisons probablement une montagne d’une taupinière.

– Tout ce que j’espère, c’est que nous n’aurons pas d’ennuis avec cette Extérieure.

– Ou qu’elle n’en ait pas avec nous, ajouta-t-il en souriant. Où sont mes cigarettes ?

– Sur la bibliothèque, répondit Mère en se levant pour plier la nappe afin que les miettes ne tombent pas partout.

Père fit claquer ses doigts et les cigarettes arrivèrent du salon en flottant à travers les airs. Mère passa à la cuisine. La nappe se secoua toute seule au-dessus de la poubelle de table et l’y suivit.

Le dimanche soir, Père a pris la voiture pour aller chercher la nouvelle prof à Kerry Canyon. En principe, elle aurait dû arriver la veille dans l’après-midi mais elle avait raté la correspondance. La route ne va pas plus loin que Kerry Canyon. Enfin, pour les Extérieurs. Après, il n’y a pour ainsi dire plus de voies praticables, et c’est aussi bien ainsi. Comme ça, les touristes ne viennent pas nous embêter. Nous, évidemment, cela ne nous empêche pas de nous balader où nous en avons envie mais c’est pour vous dire que Kerry Canyon est en quelque sorte le bout du monde, vu l’état des routes, et que nous sommes obligés d’aller chercher les gens et de les transbahuter.

Les petits voulaient attendre l’arrivée de l’instite pour voir la tête qu’elle avait et Mère les a laissé faire mais, à 7 heures et demie, les plus jeunes ont commencé à en avoir assez d’attendre et, à 9 heures, il n’y avait plus que Jethro, Kiah, Lizbeth, Jemmy et moi. Père aurait dû être arrivé depuis longtemps et Mère commençait à se faire du souci. Elle ne tenait plus en place. Enfin, sur le coup de 9 heures, on a entendu l’auto qui soufflait poussivement dans le ravin et le soulagement de Mère se refléta sur le visage de tous les enfants.

– Ce que je suis bête ! s’exclama-t-elle avec un large sourire. Je n’y avais pas pensé. Avec une Extérieure à bord, votre père a été obligé d’emprunter les routes et la traversée du plateau de la Mule est quelque chose d’épouvantable.

Je perçus Mlle Carmody avant qu’elle n’entre. Déjà, je frémissais de curiosité mais, brusquement, je la sentis. Si nettement que je compris, avec un sentiment où la peur le disputait à la fierté héritée de ma grand-mère, que j’aurai bientôt la souffrance et la gloire d’être détentrice du Don qu’elle m’avait légué et qui permet de pénétrer à son gré dans l’esprit de quiconque, ceux du Peuple ou Extérieurs, que cela leur plaise ou non. En outre, les porteurs du Don sont capables de conseiller et d’aider autrui, de débrouiller l’écheveau des esprits confus et des émotions inextricablement emmêlés.

Et Mlle Carmody fit son entrée. La lumière l’obligea à cligner des yeux. Elle était emmitouflée jusqu’au menton – le fond de l’air était frisquet –, elle avait un foulard multicolore sur la tête mais sa peau avait le même aspect laiteux et lumineux que sur la photo. Elle arborait un petit sourire qui cachait mal son appréhension. Je fermai les yeux et… je plongeai en elle, d’un coup d’un seul. C’était la première fois de ma vie que je sondais quelqu’un. C’était un bouillonnement de fatigue et d’anxiété devant l’inconnu avec, tout au fond, une vieille question, érodée à force d’être ressassée, mais que je ne parvenais pas à identifier. Et, derrière l’incertitude, il y avait une douceur, une tendresse, une tristesse et une désorientation si vives que les larmes me montèrent aux yeux. Et puis je la regardai quand Père fit les présentations – c’est si vite fait, un sondage ! J’entendis une sorte de gémissement et, d’un seul coup, avec une rapidité qui me laissa pantoise, je fus dans l’esprit de Jemmy.

Nous avons toujours été très proches l’un de l’autre, tous les deux, et nous n’avons pas toujours besoin d’employer des mots quand nous nous parlons, mais c’était la première fois que je pénétrais en lui de cette façon et il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. J’étais gênée, embarrassée de voir ses émotions à nu et je battis en retraite en toute hâte. Mais, désormais, je savais que Jemmy ne se mettrait jamais à la recherche d’un autre Groupe. Les Anciens pourraient raconter ce qu’ils voulaient : il avait trouvé l’âme sœur.

Tout cela prit moins de temps que les « Comment allez-vous ? » et les serrages de main. Mère descendit en poussant de petits gloussements de ravissement et entraîna Mlle Carmody et Père dans la cuisine dans l’intention de leur payer le café tandis que Jemmy flanquait une taloche à Jethro pour qu’il monte la valise de la prof dans sa chambre au lieu de la léviter. Parce qu’il ne fallait pas la faire fuir avant même qu’elle eût vu l’école !

J’attendis que tout le monde fût couché – Mlle Carmody dans son lit glacé… brr… et les autres dans leurs draps à la bonne chaleur. Comme ils me font pitié, les Extérieurs !

Alors, j’allai retrouver Mère.

Elle vint à ma rencontre dans le hall et me serra très fort dans ses bras pour me réconforter.

– Oh, Mère, chuchotai-je. J’ai sondé Mlle Carmody tout à l’heure. J’ai peur.

Elle m’étreignit encore plus fort.

– C’est la question que je me posais. C’est une grave responsabilité. Il va falloir que tu sois prudente et que tu aies les pensées claires. Ta grand-mère a pratiqué le Don avec miséricorde et honneur. Tu dois être digne d’elle. Et tu le seras.

– Mais, Mère… tu me vois devenir une Ancienne ?

Elle éclata de rire.

– Tu as encore des années pour t’entraîner avant d’en être une. Etre conseiller des âmes, c’est une tâche ardue.

– Je dois le dire ? Je ne voudrais pas que cela se sache encore. Je n’ai pas envie d’être tenue à l’écart.

– J’en parlerai à l’Ancien des Anciens. Personne d’autre n’a besoin d’être mis au courant.

Elle m’embrassa et j’allai me coucher, réconfortée.

Dans le noir, je laissai mon esprit se faire transparent sans même savoir comment je possédais cette science. Je sentais la famille tout autour de moi, c’était comme des doigts qui explorent et qui tâtent doucement. J’étais au chaud, confortable, comme nichée au creux d’une main aimante. Un jour, j’appartiendrais au Groupe comme j’appartenais pour le moment à la famille. Appartenir aux autres ? En proie à un bizarre mouvement de panique, je me fermai à la famille. Je voulais être seule. N’appartenir qu’à moi et à personne d’autre. Non, je ne voulais pas du Don !

Je finis par m’endormir.

Mlle Carmody partit pour l’école une heure avant nous. Elle avait quelques préparatifs avant la classe et son arrivée tardive lui compliquait la vie. Avec Kiah, Jethro et Lizbeth, je passai prendre les trois petits Armister. Le ciel, d’un bleu qui vous donnait envie de mordre dedans, vous laissait dans la bouche un goût capiteux et automnal de foins coupés et de feuilles mortes. Surexcités par la rentrée, nous avions tous le cœur léger et le pied aussi tandis que nous tracions gaiement des sillons dans le lit de feuilles de peupliers dont les ors tapissaient le chemin. En fait, Jethro avait le pied beaucoup trop léger et, la troisième fois qu’il décolla, je le rattrapai et l’obligeai à marcher par terre. Avec une bonne claque à l’appui pour lui servir de leçon. Il reniflait encore quand nous arrivâmes chez les Armister.

– Elle est jolie ! cria Lizbeth aux trois gosses avant même qu’ils eussent poussé la grille, follement impatients d’avoir des détails sur la nouvelle maîtresse.

– Elle est jeune, ajouta Kiah en repoussant Lizbeth d’une bourrade.

– Elle est plus petite que moi, laissa tomber Jethro entre deux reniflements – et tout le monde éclata de rire parce qu’il mesurait un mètre soixante-cinq bien qu’il n’eût pas encore douze ans.

Debra et Rachel Armister prirent chacune Lizbeth par un bras et se mirent en marche en traînant les pieds, passionnées par toutes les informations que ma sœur leur donnait sur la maîtresse : comment elle était coiffée, comment elle était habillée, et ses ongles vernis, et sa valise, et sa chemise de nuit… Dieu sait comment elle avait pu apprendre tout cela !

Jethro et Kiah avaient annexé Jeddy. Ils escaladèrent la barrière qui longeait le chemin pour marcher sur la barre du haut. Jethro tenta de faire un ou deux pas au-dessus d’elle mais, s’apercevant que je le regardais, il préféra ne pas insister. Il savait comme tous les gamins du Canyon qu’un enfant de son âge n’a pas le droit de léviter sur la voie publique.

Nous fîmes un détour par la route de la Mesa pour prendre les Kroginold au passage. La famille Kroginold… elle était responsable de pas mal des cheveux gris de Père.

C’est que, n’est-ce pas, lors du Passage, quand l’air hurlait et que la température s’élevait à une vitesse alarmante, le Peuple s’est séparé dans l’affolement des derniers instants. Les gens de notre Groupe avaient abandonné le vaisseau quelques secondes à peine avant qu’il ne s’écrase et ne se désintègre dans le Canyon derrière le Vieux Déplumé. Il a littéralement éclaboussé les parois de la gorge, provoquant un incendie qui a ravagé les collines dans un rayon de je ne sais combien de kilomètres. Après être sortis des canots de sauvetage, les survivants se sont regroupés et ont fondé la communauté de Cougar Canyon. Ils ont découvert que l’alliage dont était fait le vaisseau était un métal très recherché. Depuis, notre Groupe fore le Canyon bien que la marchandise soit assez difficile à commercialiser. Il faut l’expédier hors de l’Etat et la faire revenir parce que tout le monde sait que c’est un minerai qu’on ne trouve pas dans la région.

La commune de Cougar Canyon est sans doute le Groupe le plus important du Peuple mais nous sommes à peu près sûrs qu’un autre – peut-être même deux – a également survécu. De son vivant, Grand-mère en a perçu deux mais elle n’est jamais parvenue à les localiser et, comme nous voulons avant tout passer inaperçus dans cette nouvelle existence, nous n’avons jamais réellement cherché à les retrouver. Père ne se souvient que de très peu de chose du Passage mais plusieurs Anciens sont aveugles et ont été rendus invalides par la chaleur du brasier et par l’effort terrible qu’ils ont dû accomplir pour sauver leurs compagnons condamnés à brûler comme des étoiles filantes.

Mais quand il évoquait le passé, Père exprimait souvent le regret que les Kroginold aient été parmi les rescapés qui ont constitué notre Groupe. Ce sont de mauvais esprits, ils l’étaient d’ailleurs déjà avant le Passage. Et ce sont les petits Kroginold qui ont mené la vie si dure à nos professeurs. Les autres enfants se conduisent généralement bien et ils n’oublient pas que nous devons être prudents en présence des Extérieurs.

Lorsque nous arrivâmes chez eux, Derek et Jake Kroginold étaient en train de se battre au milieu d’un tas de feuilles devant la grille. Ils ne nous avaient même pas entendus approcher. Quand j’assenai une claque bien appliquée sur le derrière le plus proche, ils se retournèrent dans un tourbillon de feuilles et me regardèrent en ricanant. On aurait dit les portraits de Pan du livre de mythologie qu’on avait à la maison.

– Qu’est-ce que c’est que la vieille chouette qu’on a touchée, ce coup-là ? demanda Derek en fouillant dans le monceau de feuilles à la recherche de son panier-repas.

– Ce n’est pas une vieille chouette, rétorquai-je. (J’étais en colère plus que je n’aurais dû, mais Derek me tape sur les nerfs comme ce n’est pas permis). Elle est jeune et jolie.

– Ça m’étonnerait ! s’écria Jake en faisant pleuvoir les feuilles dont il avait rempli sa casquette sur les trois petites filles qui se mirent à pousser des cris perçants.

– Si, elle est jolie, renchérit Kiah. C’est la plus jolie maîtresse qu’on a jamais eue.

– Moi, elle m’apprendra rien ! brailla Derek en lévitant jusqu’en haut du peuplier qui marquait le tournant.

– Peut-être, grondai-je, mais, dans ce cas, c’est moi qui vais t’apprendre quelque chose.

Et, prenant une poignée de soleil, je goburlichai les crastymèles si rapidement qu’il dégringola comme une pierre. Il poussa un hurlement de chat sauvage, persuadé qu’il allait se tuer, mais je le stoppai à trente centimètres du sol – et lâchai tout. Le blocage et la chute qui s’ensuivit lui couplèrent le souffle mais il réussit quand même à vociférer :

– Je le dirai aux Anciens ! Tu n’as pas le droit de goburlicher les crastymèles.

– Eh bien, va le leur dire, lui lançai-je en m’éloignant. J’irai avec toi et je leur dirai, moi, pourquoi je l’ai fait. Et quelle raison leur donneras-tu pour avoir lévité, gros malin ?

Aussitôt, j’eus honte de moi. J’étais aussi teigne que les Kroginold ! Mais ils me rendaient folle !

La dernière étape avant l’école était la maison des Clarinade. Chaque fois que je pensais aux jumeaux, j’avais le cœur serré. C’était la première année qu’ils allaient à l’école, soit avec deux ans de retard par rapport à la moyenne des enfants de Cougar Canyon. Mme Kroginold disait que les petits Clarinade, Susie et Jerry, s’étaient partagés un seul et même cerveau avant leur naissance. C’était méchant et c’était faux – une remarque tout à fait digne des Kroginold – mais il est certain que, selon nos critères, les jumeaux étaient retardés. Ils avaient si peu des caractéristiques du Peuple que Père pensait que c’était peut-être une conséquence différée du Passage. Ou ils surmonteraient ce handicap en grandissant, ou ils préfiguraient nos futurs enfants et ce qui attendait le Peuple. Cette idée me fait froid dans le dos et je me pose des questions.

Susie et Jerry se tenaient comme toujours par la main. Ils étaient timides et renfermés mais radieux : ils allaient à l’école. Jerry, qui parlait presque invariablement pour eux deux, répondit à nos bonjours par un bonjour apeuré.

Et Susie sidéra tout le monde en s’écriant :

– On va à l’école !

– C’est formidable, hein ? lui répondis-je en prenant sa petite main froide dans la mienne. Et vous allez avoir la plus jolie maîtresse qu’on puisse imaginer.

Mais Susie, rouge de confusion, s’était déjà repliée sur elle-même et elle n’ouvrit plus la bouche pendant le reste du trajet.

Jake et Derek m’inquiétaient. Ils faisaient bande à part, tenaient des conciliabules à mi-voix et, de temps en temps, ils se tournaient vers nous et se mettaient à rire. Ils étaient en train de mijoter une sale blague dont Mlle Carmody ferait les frais. Et je tenais absolument à ce qu’elle reste. J’y tenais plus qu’à n’importe quoi au monde. J’essayai de sonder les deux garçons pour savoir ce qu’ils méditaient mais en dépit de tous mes efforts, j’étais incapable d’aller au delà du chuintement de leurs ricanements et de l’éclat dur et lisse de leurs yeux.

Au moment où nous entrions dans la cour de l’école, Jemmy, qui aurait dû être à la mine depuis longtemps, émergea soudain des buissons, les mains derrière le dos. Il décocha un regard sévère à Jake et à Derek, puis se tourna vers le reste de la petite troupe et laissa tomber d’une voix sèche :

– Tâchez de bien vous tenir en classe, les mômes. Et vous, les Kroginold, si jamais vous essayez de faire les rigolos, je vous téléporte jusqu’en haut du Vieux Déplumé et je vous goburliche les crastymèles. Cette maîtresse, nous allons la garder.

Susie et Jerry, muets d’effroi, se serrèrent l’un contre l’autre tandis que les Kroginold, écarlates, relevaient le menton d’un air bravache. Quant aux autres, moi y compris, ils se contentaient de regarder en écarquillant les yeux Jemmy qui n’élevait jamais la voix et ne se mêlait jamais des affaires d’autrui.

– Ce ne sont pas des paroles en l’air, Jake et Derek. Au moindre faux pas, les Anciens trouveront la réponse à quelques-unes des questions qu’ils se posent – en particulier, à propos de la cloche de Kerry Canyon.

Les Kroginold échangèrent un coup d’œil terrifié et les filles exhalèrent une exclamation étranglée sous l’effet du saisissement. Se pavaner hors de la communauté est l’un des interdits les plus rigoureux et les plus impératifs du Groupe. Si Derek et Jake avaient été pour quelque chose dans le carillon qui avait retenti toute la nuit le 4 juillet passé… bigre !

– Et maintenant, les mômes, filez !

Jemmy désigna l’école d’un coup de menton et les jumeaux terrorisés s’élancèrent ventre à terre dans l’allée jonchée de feuilles comme s’ils étaient eux-mêmes une paire de feuilles brillantes, suivis par les autres. Les Kroginold fermaient la marche, se retournant de temps à autre, la mine boudeuse et se parlant à voix basse.

– D’ailleurs, il est grand temps qu’ils se civilisent un peu, bougonna Jemmy. Perdre nos professeurs les uns après les autres, c’est insensé.

– Oui, fis-je sans me compromettre.

– Il ne sert à rien de l’effrayer à mort.

Jemmy semblait passionné par les feuilles qu’il faisait s’envoler à coups de pied.

– Non, dis-je en dissimulant un sourire.

Du coup, il sourit à son tour – un petit sourire gêné qui se moquait de lui-même.

– Avec toi, parler, c’est se fatiguer pour rien. Tiens. (Il me fourra dans les bras un bouquet de feuillage d’automne aux rouges, aux violets et aux ors éclatants). C’est un cadeau que tu lui fais. Quelque chose de joli en l’honneur de ses débuts.

– Oh ! Il est superbe, Jemmy. Tu es monté sur le Vieux Déplumé, ce matin ?

– Oui. Mais il ne faut pas qu’elle sache d’où ça vient.

Sur ce, il fila.

Je me dépêchai de rejoindre les petits avant qu’ils entrent. Pris d’un brusque accès de timidité, ils piétinaient devant les marches conduisant à la porte en essayant de se cacher les uns derrière les autres.

– Qu’est-ce qui vous arrive ? demandai-je à mes frères et à ma sœur. Vous avez pris le petit déjeuner avec elle, tout à l’heure. Elle ne va pas vous manger. Allez… entrez !

Mais ce fut moi, en définitive, qui pris la tête du petit groupe effarouché. Pendant que j’offrais le bouquet à Mlle Carmody, ils s’installèrent à leur place habituelle avec la désinvolture que confère l’accoutumance sauf les jumeaux, verts de peur, qui restèrent debout dans un coin.

Mlle Carmody posa le bouquet de feuillage sur le bureau, s’approcha d’eux et, se mettant à genoux, dénoua doucement leurs mains crispées qui ne voulaient pas se lâcher et les prit dans les siennes.

– Comme je suis contente que vous soyez venus, leur dit-elle de sa voix chaude et mélodieuse. J’ai justement besoin d’élèves débutants pour avoir une classe complète et il y a un pupitre qui a sûrement dû être spécialement fabriqué pour des jumeaux.

Et elle les conduisit de l’autre côté de la salle, à la fois assez près du poêle ventru destiné au confort des Extérieurs pendant la mauvaise saison et assez près de la fenêtre pour que l’on puisse voir ce qui se passait dehors. Là trônait dans toute sa gloire l’antique pupitre poussiéreux à deux places que le Groupe avait sans doute hérité d’un village fantôme de la montagne. Deux socles de bois servaient de piédestaux pour les petits dont les pieds ne touchaient pas terre et des feuilles d’un rouge éclatant, cousines germaines de celles du bouquet de Jemmy, jaillissaient à la manière d’une flamme du trou réservé à l’encrier de jadis.

Les jumeaux s’assirent sur le banc, s’étreignant à nouveau la main, et regardèrent Mlle Carmody en ouvrant de grands yeux. Elle leur sourit et, se penchant sur eux, elle enfonça le bout de son doigt dans la fossette qui creusait chacun des deux petits mentons ronds.

– La risette enterrée, dit-elle.

Alors, un sourire vacillant éclaira brièvement les visages effrayés des jumeaux.

Mlle Carmody s’adressa ensuite aux autres.

Les premières phrases de son petit discours inaugural m’échappèrent : j’étais trop occupée à m’interroger sur la branche de feuilles rouges dans l’encrier, à me demander comment elle avait utilisé la technique qu’employait la mère des jumeaux pour les faire sourire et comment elle avait su que de vieux pupitres étaient entreposés dans le hangar. Toutefois, lorsque tout le monde se leva pour le salut aux couleurs et pour chanter la chanson qui commençait la journée, je crus avoir trouvé la réponse : Père l’avait mise au courant en la ramenant, la veille. Les jumeaux étaient un problème permanent pour le Groupe et nous désirions tous ardemment que leur première année à l’école fût une réussite. En outre, Père connaissait le truc de la fossette et il savait où étaient rangés les vieux pupitres. Quant aux feuilles, il y en avait quelques-unes au pied de la montagne…

Ainsi démarra la première classe et la journée se passa sans histoires. Mlle Carmody était une bonne maîtresse et les Kroginold eux-mêmes avaient l’air de s’intéresser au travail.

Ils ne cherchaient pas à jouer de tours pendables après les menaces de Jemmy. En dehors de cette stupide histoire de craie, tout au moins. Mlle Carmody expliquait quelque chose au tableau et, chaque fois qu’elle tendait la main vers la craie pour préciser un détail par écrit, Jake la faisait léviter juste avant que la maîtresse la saisisse. J’étais sur le point d’intervenir quand elle fit claquer ses doigts avec dépit et empoigna fermement la craie. Jake surprit au même moment mon regard et se fit tout petit dans son coin – il rétrécit d’au moins cinq centimètres en hauteur et en largeur ! Je ne parlai pas de l’incident à Jemmy mais Jake avait tellement peur que je le dénonce qu’il se tint un bon moment à carreau.

Les jumeaux s’épanouissaient. Ils riaient, ils jouaient avec leurs petits camarades et, à midi, Jerry allait même parfois à la rivière avec les autres garçons pour travailler au barrage et il revenait aussi échevelé et aussi mouillé qu’eux.

Mlle Carmody s’intégrait si bien et ses élèves l’aimaient tellement que nous avions l’impression que nous allions enfin garder une maîtresse toute l’année. Elle avait déjà encaissé sans broncher quelques chocs qui auraient fait pousser des cris d’orfraie à ses prédécesseurs. Par exemple…

Le jour, par exemple, où Susie fit venir un rouge-gorge sur son signet pour lire – à la perfection – une page tout entière (six lignes !) et regagna sa place en flottant à dix centimètres du sol. Je retins mon souffle jusqu’à ce qu’elle s’asseye et jetai alors un coup d’œil subreptice en direction de Mlle Carmody. Elle était assise très droite, les mains serrées sur les coins de son bureau comme si elle allait se lever, une expression incrédule peinte sur ses traits. Puis elle se détendit, secoua la tête, sourit et se plongea dans ses papiers.

Je vidai précautionneusement mes poumons. L’un de nos précédents profs avait piqué une crise de nerfs quand une fille distraite avait regagné sa place sans toucher terre parce qu’elle avait mal aux pieds. J’avais espéré que Mlle Carmody serait plus coriace. Apparemment, elle l’était.

La même semaine, pendant l’heure du déjeuner, Jethro arriva à toutes jambes à l’école tandis que Valency – c’est le prénom de Mlle Carmody et je l’appelais par son petit nom quand nous étions seules toutes les deux : après tout, elle n’avait que quatre ans de plus que moi – m’aidait à me sortir de ces horribles tests et autres épreuves par correspondance que je devais envoyer à l’école des instituteurs.

– Eh, Karen ! me héla-t-il par la fenêtre. Tu peux venir une minute ?

– Pourquoi ?

Il m’interrompait au moment où je m’efforçais de comprendre en quoi une courbe à gradient normale est normale et je n’étais pas contente du tout d’être dérangée.

– Il y a nécessité.

Je reposai mon livre.

– Excusez-moi, Valency, mais il faut que j’aille voir quelle mouche le pique.

– Veux-tu que je t’accompagne ? me proposa-t-elle. S’il y a quelque chose qui ne…

– C’est sûrement une vétille de rien du tout, répondis-je en sortant précipitamment.

Quand quelqu’un du Peuple dit « Il y a nécessité », c’est qu’il s’agit d’une affaire qui concerne le Groupe.

– Adonday Veeah ! grommelai-je tandis que nous dégringolions le sentier raide et rocailleux menant à la rivière. Qu’est-ce que tu cherches, Jethro ? À nous créer des complications à tous ? Que se passe-t-il ?

– Regarde.

Les garçons étaient là, entourant un Jerry perplexe mais fier comme un paon. Un énorme rocher flottait dans les airs au-dessus du barrage en cours de construction.

– Qui l’a téléporté ? demandai-je d’une voix blanche.

– Moi, fit Jerry en virant au cramoisi.

Je me tournai vers Jethro :

– Ah bien, pourquoi n’as-tu pas goburliché les crastymèles ? Est-ce que tu avais besoin de te précipiter…

– Pour ça ? protesta-t-il d’une voix perçante. Tu sais très bien que nous n’avons pas le droit de léviter quelque chose d’aussi gros, et encore moins de le goburlicher. D’ailleurs, ajouta-t-il piteusement, je n’arrive pas à me rappeler ces trucs de filles.

– Vraiment, il y a des moments où tu es d’une stupidité ! Jerry, comment as-tu fait pour léviter quelque chose d’une taille pareille ?

– J’ai vu Papa le faire une fois, à la mine, répondit Jerry qui ne savait plus où se mettre.

– Est-ce qu’il te permet de léviter à la maison ? poursuivis-je sur un ton sévère.

– Je ne sais pas, murmura-t-il, la tête basse, en touillant la boue du bout de son soulier. Je n’avais encore jamais rien lévité.

– Tu devrais pourtant savoir que les enfants n’ont pas le droit de léviter un objet qu’un Extérieur du même âge ne peut pas manipuler tout seul. Surtout s’ils ne sont pas capables de le goburlicher ensuite.

– Je sais, fit-il, toujours partagé entre la confusion et l’orgueil.

– Alors, tâche de t’en souvenir.

Je pris une poignée de soleil, goburlichai les crastymèles et expédiai le rocher à la place qui était la sienne sur la colline.

Les filles goburlichent mieux que les garçons. Enfin, avec le soleil. Bien sûr, seuls les Anciens font le goburlichage soleil-et-pluie et il n’y a que les plus vieux d’entre eux pour se risquer au goburlichage lune-lumière-nuit qui déplace les montagnes. Mais ce n’était pas une raison. Jethro était inexcusable d’avoir perdu la tête et couru le risque de faire voir à Valency une chose qu’elle ne devait pas voir.

Je repartis. J’étais presque arrivée à l’école quand je réalisai : Jerry avait lévité ! Les gosses lévitent des jouets à partir du moment où ils commencent à marcher ou peu s’en faut et il n’est pas question, à cet âge-là, de goburlicher parce que le déplacement se limite à quelques centimètres et ne dure que quelques secondes de sorte que, pour le retour, la pesanteur fait le travail. Somme toute, les jumeaux rattrapaient le temps perdu. Peut-être que leur retard était seulement un contrecoup du Passage, en définitive – et que l’anomalie affectait uniquement la famille Clarinade. Ma joie était telle que je m’oubliai, moi aussi, et que je lévitai et entrai dans la classe sans avoir touché les marches de l’escalier. Heureusement, Valency était occupée à accrocher des images en haut du mur et cela ne porta pas à conséquence. L’effort l’avait rendue toute rouge et elle me demanda de lui apporter l’escabeau pour pouvoir continuer. J’allai le chercher et le maintins… et je faillis tout lâcher. Comment avait-elle pu accrocher les quatre premières images à la hauteur du plafond avant mon arrivée ?

Cet automne fut anormalement sec. Nous nous en félicitions plutôt parce que, quand il y a un Extérieur, la pluie est quelque chose de rudement désagréable. On est forcé de se laisser mouiller. Novembre passa, Noël approchait et comme il n’avait pratiquement ni plu ni neigé, nous commencions à nous faire du souci. La rivière était devenue un maigre ruisseau. Puis il n’y eut plus que quelques flaques. Et plus rien. Finalement, les Anciens se virent dans l’obligation de consacrer une soirée à faire quelque chose pour la citerne en voie d’épuisement et comme, par précaution, ils ne voulaient pas que Valency soit dans les parages, Jemmy se proposa pour l’emmener au spectacle à Kerry.

Minuit était passé depuis longtemps quand ils rentrèrent mais j’étais encore éveillée. Depuis que le Don avait commencé de se développer en moi, j’avais des insomnies pendant lesquelles l’avais l’impression de ne plus avoir d’identité propre mais d’être tous les membres du Groupe réunis. La formation qui devait bientôt m’être donnée m’aiderait à me couper des autres à volonté. Le hic, c’est que nul ne sait qui m’initiera. Depuis que Grand-mère est morte, nous n’avons plus de Sondeur et, à cause du Passage, nous n’avons ni livres ni documents pour nous servir de guide.

Bref, je ne dormais pas. J’étais à la fenêtre. Ils s’arrêtèrent sur la terrasse – Jemmy couche à la mine quand c’est son tour d’y travailler. Je n’avais besoin ni de me creuser la tête ni d’avoir recours au Don pour déchiffrer le sens de la pantomime qui se déroulait au-dessous de moi. Quand leurs ombres ne firent plus qu’une, je fermai les yeux et mon esprit. Je les avais observés tout l’automne. Je savais ce qu’il y avait entre eux. Je savais que Valency pleurait souvent dans son lit et que Jemmy passait trop d’heures solitaires sur la corniche qui domine le Canyon comme s’il voulait être aussi inaccessible qu’elle aux Extérieurs. Je savais ce qu’il éprouvait mais, et c’était assez bizarre, je n’avais jamais pu sonder Valency comme je l’avais fait le soir de son arrivée. Son esprit avait quelque chose qui le différenciait autant de l’esprit des Extérieurs que de l’Esprit de ceux du Groupe et j’étais incapable de dire quoi. La porte s’ouvrit et se referma, j’entendis les pas légers de Valency s’éloigner dans le hall, puis je perçus que Jemmy m’appelait. Je passai un manteau sur ma chemise de nuit et descendis en frissonnant. Il m’attendait en bas de la véranda. La lune éclairait son visage. Son expression était impavide et triste.

– Elle ne veut pas de moi, laissa-t-il tomber laconiquement.

– Oh, Jemmy ! tu lui as demandé…

– Oui. Elle a dit non.

– Je suis vraiment navrée. (Je m’accroupis sur les marches pour protéger mes chevilles glacées). Mais, Jemmy…

Il me coupa et fit sur un ton rageur :

Oui, je sais. C’est une Extérieure et je n’ai même pas le droit de la désirer. Mais si elle avait été d’accord, je n’aurais pas hésité une minute. Cette histoire de maintenir la pureté du Groupe, c’est…

– C’est bel et bon tant que cela ne te touche pas personnellement ? Mais réfléchis un instant, Jemmy. Serais-tu capable de mener la vie d’un Extérieur ? Songe aux mille et une contraintes que tu devrais t’imposer, et jusqu’à la fin de tes jours. Ce serait ça ou la perdre. Il vaut peut-être mieux s’incliner tout de suite devant son « non » que d’essayer de construire quelque chose pour le détruire entièrement plus tard. Et si vous aviez des enfants… (Je ménageai une pause). Pourriez-vous en avoir, Jemmy ?

Il exhala un bref soupir et poursuivit :

– Nous n’en savons rien. Nous n’avons pas eu l’occasion de le vérifier. Souhaites-tu que Valency soit le premier cobaye ?

Il s’assena une claque sur la cuisse et éclata de rire.

– Tu as le Don. (Je ne lui en avais jamais parlé). Te rends-tu compte, chère petite sœur, de l’aversion que tu inspireras quand tu seras promue Ancienne ?

– On aimait bien Grand-mère, répliquai-je placidement avant de m’écrier : ne me relègue pas à l’écart, Jemmy, pas toi ! Tu ne crois pas que c’est suffisant de savoir que, parmi des gens différents, je suis moi-même différente ? Ne m’abandonne pas maintenant !

J’étais au bord des larmes.

Il s’assit sur la marche à côté de moi et m’expédia une bourrade – une vieille habitude, chez lui.

– Ne te laisse pas abattre, Karen. Nous devons faire ce que nous devons faire. Je passais seulement ma colère sur toi. Quel monde ! conclut-il avec un bruyant soupir.

Je me pelotonnai encore davantage dans mon manteau. J’avais froid à l’âme.

– Mais l’autre, le nôtre n’existe plus, murmurai-je.

Nous partagions la poignante douleur souterraine qui ne lâche jamais ceux du Peuple, même chez les gens qui n’ont pas connu le Foyer. D’après Père, c’est une sorte de mémoire atavique.

Jemmy reprit finalement la parole :

– Mais ce n’est pas parce qu’elle ne m’aime pas qu’elle a dit non. Elle m’aime. Elle me l’a affirmé.

– Alors, pourquoi t’a-t-elle dit non ?

J’étais sa sœur et je ne pouvais pas imaginer que quelqu’un repousse Jemmy. Il émit un petit rire dépourvu de joie.

– Parce qu’elle est différente.

– Elle ? Différente ?

– C’est l’expression qu’elle a employée bien qu’elle ne l’ait pas lâchée intentionnellement. « Je ne peux pas me marier. Je suis différente. » Ce sont ses propres termes. Et c’est une Extérieure qui dit cela ! C’est la meilleure, tu ne trouves pas ?

– Elle ne sait pas que nous appartenons au Peuple. Elle se sent sans doute différente de tout le monde. Je me demande bien pourquoi.

– Je l’ignore. N’empêche qu’il y a quelque chose. Comme un écran ou un mur qui nous sépare. Je n’ai jamais eu cette impression ni chez un Extérieur ni chez quelqu’un du Peuple. Il y a des moments où ça accroche comme avec l’un des nôtres et puis vlan ! Je m’assomme en heurtant ce mur.

– Oui, je sais. J’ai ressenti la même chose, moi aussi.

Nous restâmes un moment à l’écoute du silence de la nuit, puis il se leva.

– Eh bien, bonsoir, Karen. À bientôt.

Je me levai à mon tour.

– Bonsoir, Jemmy.

Je suivis des yeux sa silhouette qui s’éloignait à la lueur de la lune attardée. Arrivé au portail, il se retourna. Son visage était invisible dans l’ombre.

– Mais je ne renonce pas, dit-il sur un ton calme. J’aime Valency.

Le lendemain, il fit une chaleur étouffante, exceptionnelle en cette saison. Une sorte de calme inquiétant régnait sous les arbres et les volutes ténues de petits feux de broussailles qui traçaient de minces festons dans le ciel d’un blanc laiteux étaient là pour nous rappeler la sécheresse qui sévissait. Si l’on regardait avec attention, on voyait s’amonceler derrière le Vieux Déplumé un curieux banc de nuages malaisés à discerner car leur couleur se confondait presque avec celle du firmament mais c’étaient d’épais cumulus annonciateurs d’orage.

À l’école, tout le monde était énervé. Les petits réagissaient au temps, Valency était pâle et abattue après ce qui s’était passé la veille au soir. Quant à moi, j’essayais de trouver un moyen de l’aider mais je me heurtais à ce mur sans faille qu’elle portait en elle.

Finalement, cette kyrielle de petites contrariétés atteignit son point culminant quand Susie, qui chantait avec son frère, tomba de son banc et atterrit en plein dans une boîte d’aquarelle ouverte que, Dieu seul savait pourquoi, Debra avait posée par terre à côté de son pupitre. Susie se mit à brailler, Debra à bafouiller et Jerry à pousser des gloussements stridents où l’embarras se mêlait au ravissement. Valency chercha sans regarder quelque chose qui fasse du bruit afin de rétablir l’ordre et renversa le vase où un bouquet de fleurs sauvages qui baissaient tristement la tête marinait dans une eau que l’on n’avait pas changée depuis trois jours. Le vase vola en éclats et un déluge nauséabond se répandit sur son bureau au grand dam du rapport mensuel presque terminé qu’elle devait envoyer à l’inspecteur d’académie.

Pendant quelques secondes, un silence horrifié s’abattit sur la classe, puis Valency éclata d’un rire nerveux auquel tout le monde fit écho. Nous nous précipitâmes pour tenter de réparer les dégâts. Quand nous eûmes épongé le pupitre de Susie et le bureau de la maîtresse, celle-ci annonça qu’on ne travaillerait plus aujourd’hui : c’était le temps idéal pour grimper en haut du Vieux Déplumé et cueillir ce qu’on pourrait trouver comme feuillage afin de décorer l’école.

Nous prîmes nos boîtes à déjeuner et les garçons allèrent chercher une bâche qui servait à la construction de leur digue. Maintenant que la rivière était à sec, elle était inutile et ce serait très pratique : on s’assiérait dessus pour déjeuner et on y mettrait nos branches en rentrant.

Les enfants étaient fous de joie de la promenade, ils menaient grand tapage et je faillis attraper un torticolis à force de les surveiller tous pour étouffer dans l’œuf toute tentative inopinée de lévitation ou autre activité à usage exclusif du Groupe à laquelle ils pourraient se livrer inconsidérément.

Nous nous engageâmes dans le Canyon, dépassâmes le barrage des gamins et fîmes l’ascension des parois en escalier d’où dégringolaient naguère des cataractes aujourd’hui taries. Arrivés sur la mesa, nous étalâmes la bâche par terre et mîmes nos provisions en commun, cela faisait plus pique-nique. Un soudain silence me mit brusquement la puce à l’oreille. Debra, Rachel et Lizbeth contemplaient d’un air effaré Susie en train de disposer calmement une demi-douzaine de koomatkas à côté des sandwiches qu’elle venait de sortir de sa boîte.

Les koomatkas étaient quasiment les seules plantes qui avaient supporté le Passage. Je suppose que quatre koomatkas faisant partie des objets personnels de quelqu’un avaient survécu. Ils avaient été mis en terre, on les avait entretenus avec autant de soin que s’il s’était agi de nouveau-nés et, maintenant, toutes les familles du Groupe en avait un dans un coin de sa maison, à l’abri des regards indiscrets. On mange leurs fruits mais c’est moins un aliment dans le sens que les Terriens attachent à ce terme que le dernier souvenir des autres délices du même genre qui sont morts avec le Foyer. Nous servons toujours des koomatkas dans les grandes occasions et Susie avait dû en dérober quelques-uns à l’insu de sa mère. Et ils étaient là, bien en vue d’une Extérieure !

Avant que j’eusse eu le temps de les faire disparaître ou de dire quoi que ce fût, Valency se retourna et son regard se posa sur la pile de fruits d’un vert bleuté qui luisaient doucement. Elle écarquilla les yeux et tendit le bras, ouvrit la bouche mais la referma aussitôt en se détournant et ses mains se nouèrent. Les petites, qui la dévisageaient fixement, se hâtèrent de fourrer les koomatkas dans le sac et Lizbeth s’efforça de consoler silencieusement Suzie qui venait de se rendre compte qu’elle avait livré le secret du Peuple à une Extérieure et était au bord des larmes.

Ce fut le moment que Kiah et Derek, qui se disputaient un gâteau, choisirent pour rouler au beau milieu de notre table de pique-nique improvisée. Lorsque nous eûmes sauvé le déjeuner de la bagarre et nettoyé les dernières traces de crème au chocolat qui zébraient leurs T-shirts, l’incident des koomatkas semblait oublié. Et pourtant, pendant que nous nous reposions pour digérer en regardant les nuages bas et tumultueux qui se bousculaient dans le ciel blanc, je me rendis brusquement compte que je m’interrogeais sur le regard qu’avait eu Valency à la vue des fruits, que j’essayais de l’interpréter. Ce ne pouvait pas être de la récognition, tout de même !

Après une courte sieste, nous enterrâmes soigneusement les reliefs du repas – la colline était beaucoup trop sèche pour qu’on les brûle – et nous nous remîmes en marche. Bientôt, le versant se fit plus abrupt. Les manzanitas enchevêtrés accrochaient obstinément nos vêtements, nous égratignaient les jambes, s’empêtraient à la bâche que nous portions roulée en boudin et nous levions avec mélancolie les yeux vers le ciel. Si Valency n’avait pas été avec nous, nous aurions survolé cette jungle broussailleuse et cela nous aurait simplifié la vie. Mais nous continuâmes à nous battre en soufflant et en haletant.

Au bout d’une heure, nous parvînmes au sommet d’un monticule rocailleux, sorte d’excroissance dénudée sur le flanc du Vieux Déplumé, qui faisait comme un îlot minuscule au milieu de cette mer de manzanitas et nous nous allongeâmes avec satisfaction à même le granite qui s’effritait. Peu à peu, nos cœurs commencèrent à retrouver un rythme plus normal.

Tout à coup, Jethro se dressa sur son séant et renifla. Nous fûmes aussitôt en alerte. Valency et moi. Soudain, une bouffée de vent venant d’un canyon latéral nous assaillit, chargée d’une âcre odeur de roussi. Jethro suivit à quatre pattes l’étroite corniche. Il disparut quelques instants à notre vue et quand il revint, ce fut moitié courant, moitié lévitant.

– C’est épouvantable ! s’exclama-t-il, hors d’haleine. Epouvantable ! Devant, tout le Canyon brûle ! Et le feu se dirige sur nous ! Vite !

Valençy lança un coup d’œil à notre petit groupe et demanda d’une voix tendue :

– Comment se fait-il que nous n’ayons pas vu de fumée ? Il n’y en avait pas quand nous nous sommes mis en route.

– Ce versant est invisible de l’école, répondit Jethro. L’incendie pourrait ravager une dizaine de versants sans que nous ne sentions rien ou presque. Ce côté-ci du Vieux Déplumé fait écran devant un inextricable fouillis de ravins.

– Qu’est-ce qu’on va faire ? chevrota Lizbeth en serrant Suzie contre elle.

Une nouvelle bouffée de vent et de fumée déclencha une crise de toux générale et, à travers les larmes qui me brouillaient la vue, je vis une langue de feu lécher la paroi du Canyon.

Valency et moi échangeâmes un coup d’œil. Je ne pouvais pas pénétrer son esprit, mais dans le mien, la panique se donnait libre cours. Le feu. Le terrible entrelacs de manzanitas qui nous cernaient de toute part. Nous pourrions échapper au danger en lévitant. Mais non. Les petits étaient incapables de se maintenir en autolévitation progressive plus d’une minute. Et comment téléporter Valency ? Je cachai ma figure dans mes mains pour ne pas voir ces hectares et ces hectares de broussailles sèches comme de l’amadou qui s’embraseraient à la première étincelle. Si seulement il se mettait à pleuvoir ! Les manzanitas mouillés ne s’enflamment pas mais après tous ces mois de sécheresse…

J’entendis crier les plus jeunes des enfants et levai les yeux. Valency me regardait avec une intensité qui me fit peur. Je distinguai derrière elle l’éclat éblouissant et terrible des flammes qui s’engouffraient dans le Canyon.

Jake poussa un hurlement rauque, s’élança et lévita jusqu’à un ou deux mètres au-dessus des manzanitas mais il se prit les pieds dedans et retomba au milieu de leurs horribles entrelacs de branches torves.

– Mettez-vous sous la bâche, ordonna Valency d’une voix cinglante comme un fouet. Mettez-vous tous sous la bâche.

– Ça ne servira à rien ! brailla Kiah à pleins poumons. Elle brûlera comme du papier.

– Abritez-vous… sous… la… bâche.

Son ton était glacial, elle faisait un sort à chaque syllabe. Nous obéîmes. Nous déroulâmes la bâche pour nous glisser dessous. Je lévitai jusqu’à Jake en espérant qu’en cet instant d’épouvante Valency ne me verrait pas et lui fis reprendre contact avec le sol. Comme je ne pouvais pas léviter avec lui, je le halai et le ramenai en le portant à moitié jusqu’à la bâche à travers l’épaisse nappe de fumée. Valency, debout, tournait le dos à l’incendie. Elle était à tel point transformée et avait une attitude si étrange que je fermai les yeux. Au moment où je m’apprêtais à rejoindre les enfants sous la bâche, elle commença à parler.

Le tonnerre grondant de sa voix me fit trembler jusqu’à la moelle et je ravalai le cri qui me montait à la gorge. Je me la rappellerai jusqu’à sa mort, immense devant les nuages de fumée bouillonnants, bras en croix, doigts écartés, prononçant d’une voix où frémissait une terreur maîtrisée les mots qui me torturaient parce que j’aurais dû les connaître et que je ne les connaissais pas. Un froid polaire m’envahissait, un froid paralysant et surnaturel qui transformait en glaçons les larmes dont mon visage crispé était barbouillé.

De ses doigts tendus jaillirent des éclairs. Et, en réponse, un éclair fusa des nuages juste au-dessus d’elle. D’un sec mouvement de main, elle lança le froid, les éclairs, les sombres tourbillons de fumée vers le ciel… et le chuintement d’une averse diluvienne noya le rugissement de l’incendie galopant.

Je restai immobile, à genoux sous ce déluge, pendant une seconde qui dura une éternité, les yeux vrillés aux yeux vidés, désespérés, de Valency. Je la retins juste au moment où son crâne allait heurter le granite quand elle bascula en avant, inerte.

J’avais sa tête sur mes genoux, je grelottais de froid, de peur et, derrière moi, les petits poussaient des gémissements de terreur quand j’entendis le cri de Père. Lévitant en compagnie de Jemmy et de Darcy Clarinade dans la vieille camionnette, il se dirigeait vers nous à travers la pluie au-dessus des manzanitas inondés et fumants, survolant le flanc de la montagne où n’existent pas de sentiers. Il fit descendre le véhicule jusqu’à ce que l’une de ses roues effleure une branche et se mette à tourner paresseusement. Alors, les trois hommes nous téléportèrent les uns après les autres et nous déposèrent dans la vieille guimbarde cabossée et familière que je n’avais jamais autant aimée.

Jemmy reçut le corps inanimé de Valency dans ses bras et, furieux contre le monde entier, responsable d’avoir mis sa bien-aimée dans cet état, il s’accroupit à l’arrière sans cesser de la tenir enlacée.

Ivres de soulagement, nous nous étions jetés sur Père. Il nous serra très fort contre lui, puis me força à lever la tête.

– Pourquoi a-t-il plu ? me demanda-t-il sévèrement, Ancien jusqu’au bout des ongles.

La pluie froide ruisselait de mes cheveux mais lui était au sec, protégé par son bouclier.

– Je ne sais pas, sanglotai-je en clignant des yeux pour chasser les larmes qui brouillaient ma vision, désemparée par sa rudesse. C’est Valency qui a fait ça… avec des éclairs… il a fait froid… elle a parlé…

Je n’allai pas plus loin. Je m’effondrai complètement : je me laissai tomber sur le plancher rugueux de la camionnette et, malgré mon âge, mêlai mes hurlements à ceux des autres gosses.

C’était une assemblée silencieuse et solennelle qui se trouvait réunie, le même soir, dans la salle de classe. Assise à ma place, raide et les bras croisés, j’avais presque peur de mon propre Peuple. C’était le premier conseil officiel des Anciens auquel j’assistais. Ils étaient tous assis comme moi devant un pupitre, sauf l’Ancien des Anciens qui s’était installé au bureau de Valency. Celle-ci était au pupitre des jumeaux, le masque granitique, mais elle ne cessait pas de déchirer nerveusement des Kleenex en série.

L’Ancien des Anciens frappa le bureau de sa canne et ses yeux éteints se posèrent tour à tour sur chacun de nous.

– Nous sommes ici, commença-t-il, pour enquêter sur…

– Oh ! C’est inutile, l’interrompit Valency en se relevant d’un bond. Comme si vous ne pouviez pas me flanquer à la porte sans tous ces boniments ! J’ai l’habitude. Dites-moi seulement de partir et je m’en irai.

Elle tremblait.

– Rasseyez-vous, mademoiselle Carmody. (Elle obéit, domptée, et l’Ancien des Anciens reprit d’une voix posée :) Où êtes-vous née ?

– Quelle importance cela a-t-il ? s’exclama Valency avec emportement avant d’enchaîner, résignée : c’est précisé dans ma demande de poste. A Vista Mar, Californie.

– Où sont nés vos parents ?

– Je ne sais pas.

Un frémissement parcourut l’auditoire.

– Comment cela se fait-il ?

– C’est parfaitement inutile mais si vous tenez vraiment à le savoir, ils étaient tous les deux des enfants trouvés. Une gigantesque explosion suivie d’un incendie avait dévasté Vista Mar et on les a retrouvés après errant dans les rues. Un couple âgé qui avait tout perdu dans la catastrophe les a adoptés. Ils ont grandi, ils se sont mariés, ils m’ont mise au monde et ils sont morts. Est-ce que je peux disposer, maintenant ?

Il y eut un murmure dans la salle.

– Pourquoi avez-vous quitté vos précédents emplois ? lui demanda Père.

Mais avant qu’elle ait pu répondre, la porte s’ouvrit toute grande et Jemmy fit son entrée, une expression de défi peinte sur ses traits.

– Sors, lui ordonna l’Ancien des Anciens. Tu n’as rien à faire ici.

D’un seul coup, Jemmy perdit son arrogance :

– Permettez-moi de rester, je vous en prie. Cela me concerne aussi.

L’Ancien des Anciens fit courir ses doigts sur sa canne et acquiesça. Jemmy esquissa un sourire de contentement et alla s’asseoir au fond de la classe.

– Continuez, mademoiselle Carmody.

– Comme vous voudrez. La première fois, j’ai été remerciée parce que je… j’avais lévité… je suppose que c’est comme ça que vous diriez… pour arranger le store de ma chambre. Il était coincé. Alors j’ai… je me suis simplement élevée dans les airs pour le débloquer. Le directeur m’a vue. Il n’en a pas cru ses yeux et il a eu tellement peur qu’il m’a congédiée.

Elle se tut. Les Anciens échangèrent des regards entre eux et mon esprit en déroute commença à se livrer à des calculs dont seule ma stupidité m’avait empêché de trouver depuis longtemps les résultats.

– Et la seconde fois ? s’enquit l’Ancien des Anciens en s’inclinant en avant, la joue posée sur ses mains jointes.

Valency, interloquée, rougit de confusion.

– Eh bien, fit-elle avec hésitation, j’avais appelé mes livres… je veux dire qu’ils étaient sur mon bureau…

– Nous savons ce que vous voulez dire.

– Vous savez ?

Valency était abasourdie.

L’Ancien des Anciens se leva.

– Valency Carmody, ouvrez votre esprit !

Elle le dévisagea et éclata brusquement en larmes.

– Je ne peux pas, sanglota-t-elle. Je ne peux pas. Cela fait trop longtemps. Je ne peux laisser personne y pénétrer. Je suis différente. Je suis seule de mon espèce. Vous ne comprenez donc pas ? Ils sont tous morts. Je suis une étrangère sur la terre.

– Plus maintenant, répliqua l’Ancien des Anciens, tu es désormais parmi les tiens, Valency. (Il m’adressa un signe). Entre en elle, Karen.

J’obéis. D’abord, je me heurtai au mur qui était toujours là mais il s’effondra avec un cri silencieux, moitié angoisse et moitié joie, et je me fondis en Valency. Je vis tous les secrets qui la rongeaient depuis que ses parents étaient morts – Ses parents appartenaient au Peuple.

Quant au vieux couple qui les avait élevés, ce n’étaient pas seulement un homme et une femme du Peuple : ils avaient été Anciens des Anciens à l’époque du Passage.

J’éprouvai avec elle les effrayantes contraintes occultes qu’elle avait connues – L’obligation de vivre comme les Extérieurs, la terrible nécessité de dissimuler sa différence et de faire table rase de tous les Dons qui sont les attributs particuliers du Peuple, la crainte toujours présente de se trahir et l’atroce solitude qui l’accablait quand elle songeait qu’elle était la dernière survivante du Peuple.

Soudain, ce fut elle qui, à son tour, pénétra en moi et une présence infiniment supérieure à tout ce que j’avais jamais expérimenté me submergea.

Quand je rouvris les yeux, les regards de tous les Anciens convergeaient sur Valency. L’Ancien des Anciens lui-même avait la tête tournée vers elle et le même émerveillement se lisait sur son visage labouré de cicatrices. Il baissa la tête et fit le Signe.

– Les Persuasions et les Desseins perdus, murmura-t-il. Elle les possède tous.

Je sus alors que Valency, Valency qui s’était forgée une impénétrable armure pour qu’aucune imprudence ne puisse la trahir, qui avait vécu avec nous sans que nous sachions qui elle était et sans qu’elle sache qui nous étions – je sus que Valency était des nôtres. Et plus encore : elle était ce que personne n’avait été depuis la mort de Grand-Mère. Peut-être même lui était-elle supérieure.

Une seule pensée dominait mon esprit, éclipsant toutes celles, incohérentes, qui s’y bousculaient il y aurait quelqu’un pour m’initier. Désormais, je pourrais devenir une Sondeuse mais je ne serais qu’à la seconde place.

Je me retournai pour partager mon émerveillement avec Jemmy. Il regardait Valency comme le Peuple avait dû regarder le Foyer à la dernière heure. Puis il se dirigea vers la porte.

Avant même que j’eusse le temps de pousser un soupir, Valency se retira de moi, se retira des Anciens et Jemmy se tourna vers elle. Elle lui tendait les bras.

Je sortis en trombe, me ruai comme une folle sur la route, tantôt courant, tantôt lévitant jusqu’à ce que j’atteigne la maison, j’escaladai les marches en chancelant et, à bout de force, je me jetai dans les bras de Mère qui m’avait entendue arriver.

– Oh ! Mère ! C’est une des nôtres ! Jemmy l’aime ! Elle est merveilleuse !

Et j’éclatai en sanglots dans la chaleur rassurante du sein maternel.

Maintenant, je ne suis plus obligée d’aller à l’Extérieur pour devenir institutrice. Nous en avons une à demeure. Mais j’irai quand même. Je veux ressembler le plus possible à Valency et elle a son diplôme. En outre, vivre un an à l’Extérieur exige un effort de discipline qui pourra m’être utile.

J’ai tellement de choses à apprendre et tellement à faire pour m’initier ! Mais Valency sera toujours avec moi. Le Don ne condamne plus à la solitude.

Je ne devrais peut-être pas le dire mais j’ai une autre raison pour vouloir me hâter d’être initiée. Nous allons essayer de localiser les autres Groupes. Aucun des garçons d’ici ne m’intéresse.