LE DÉSERT

– Comment voulez-vous que Bruce se concentre sur son orthographe quand il se fait tellement de souci pour son papa ? m’exclamai-je tout en feuilletant les dessins de mes élèves de la petite classe dans l’espoir d’en trouver un qui sortirait de la banalité.

– Il se fait du souci pour son papa ? (Mme Kanz, qui était en train de corriger ses dictées, leva la tête). Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

– Il est pratiquement malade de peur. Il craint que son père ne revienne pas, cette fois. (Je retournai le dessin que j’examinais pour changer de perspective !) Je croyais que vous saviez tout sur tout le monde, ajoutai-je, histoire de la taquiner. Vous m’avez tellement bien mise au courant depuis trois semaines que j’ai l’impression d’être née ici.

Je soupirai et remis le dessin à l’endroit. C’était toujours un arbre. Avec six pommes.

– En tout cas, j’ignorais totalement que Stell et Mark avaient des problèmes.

Mme Kanz avait dit cela sur un ton peiné.

– Ils ont eu une dispute épouvantable cette nuit-là, avant qu’il parte. Bruce en était tout retourné.

– Comment le savez-vous ? (Le regard de Mme Kanz s’était brusquement fait inquisiteur). Vous n’avez pas encore fait la connaissance de Stella et, en dehors de oui et de non, il n’a pas été possible de tirer un mot de Bruce depuis le début de la semaine.

Je retins mon souffle. « Oh non ! fis-je dans mon for intérieur. Pas déjà ! Pas déjà ! »

– C’est mon petit doigt qui ma l’a dit, répondis-je sur un ton badin en trifouillant dans mes papiers pour cacher le léger tremblement qui agitait mes mains.

– Allons donc ! Vous tenez sans doute cela de Marie, bien qu’elle soit…

– Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. (Je rassemblai précipitamment mes œuvres d’art). Oh la la ! C’est presque la fin de la récréation. Il faut que je descende avant la ruée du troupeau.

Les vieilles marches usées rendaient un son creux sous mes pieds mais qui était loin d’être aussi creux que le vide qui me poignait l’estomac.

Seulement trois semaines et je m’étais déjà presque trahie ! Pourquoi ne pouvais-je donc pas me rappeler qu’il fallait faire attention ? Bruce ne faisait même pas partie de mes élèves. Je ne pouvais rien connaître de lui. C’était simplement qu’il était resté si longtemps silencieux, lundi dernier, plongé dans son livre de littérature… et je n’avais sondé qu’un tout petit peu…

Quand j’arrivai au bas de l’escalier, je fus engloutie jusqu’à la taille par le torrent des enfants qui rentraient de récréation et ce fut avec soulagement que je me laissai emporter par le courant jusqu’à la salle.

Adossée à la fenêtre, je laissai mes yeux errer sur ma classe. Mes élèves étaient bien tranquilles. Enfin, je veux dire par là qu’ils ne s’agitaient pas dans tous les sens mais chacun bourdonnait de façon audible ou inaudible. L’infatigable dynamo de la jeunesse tournait à plein et la salle vibrait des pensées décousues qui sont le propre des enfants heureux. Tous bourdonnaient intérieurement sauf Lucine. Elle vrombissait un bref instant en réponse à quelque stimulus et cela s’arrêtait pour recommencer et s’arrêter à nouveau. Il y avait un court-circuit quelque part, ses yeux vides et inexpressifs en étaient la preuve.

Je soupirai. Tournant le dos à mes élèves, je m’abîmai dans la contemplation de la Mesa Noire qui surplombait l’école en essayant de m’arracher à mes appréhensions, d’oublier pourquoi j’avais pris la fuite – j’avais fait près de huit cents kilomètres –, d’oublier les choses qui ébranlaient ma raison, ces choses capables de rompre les amarres de la réalité et de me faire dériver… Dériver ? Quelle merveille ! Rendez-moi la liberté ! la liberté ! Je glissai mes index à travers les mailles du vieux grillage qui protégeait le bas de la fenêtre et tirai très fort. Les clous rouillés grincèrent et la grille céda. L’odeur aigre et sèche de la poussière me fit éternuer.

Je me rassis derrière le bureau et me mis à la recherche d’un Kleenex. J’éternuai encore. Je m’efforçai de feindre d’ignorer – mais je le connaissais trop bien – le tiraillement qui m’agrippait. En manquant de me trahir si peu que ce fût, j’avais fait craquer ma cuirasse. Tout ce que j’avais si résolument fourré au fond des oubliettes faisait maintenant des pieds et des mains pour s’en échapper…

Je passai si abruptement à la leçon de calcul que Lucine demeura en équilibre instable au bord des larmes jusqu’au moment où la machine se remit en marche et où elle se rendit vaguement compte de ce qui se passait.

– Fais bien attention, Petie. (Je tentai une fois de plus de briser le tenace blocage qui interdisait à Petie de lire les chiffres). Ceci est l’image du 2 mais le nom du 2…

Quand les cars de ramassage scolaire furent repartis, je dégringolai la colline à pic au-dessus de laquelle était perchée la vieille école lugubre et suivis la voie de chemin de fer pour rentrer à l’hôtel où j’avais pris pension. Les yeux fixés sur mes pieds j’avais une claire conscience des rails qui s’étiraient à ma gauche et à ma droite tandis que, comptant mes pas, j’avançais de traverse en traverse entre les vieilles bâtisses qui s’agglutinaient d’un côté – c’était le village – et un paysage vide de l’autre. Si j’arrivais à cristalliser mes pensées sur quelque chose, je pourrais tenir à l’écart les fantômes qui me hantaient.

Je fis halte à l’hôtel le temps de déposer mes affaires et repartis. Suivant toujours la ligne à voie unique, je descendis dans la vallée, sautai par-dessus le vieux chevalet branlant dont personne ne se servait plus et, tournant le dos au détritus au milieu desquels il se morfondait, je me lançai à l’assaut de la colline. L’ascension et la varappe occasionnelle qui faisaient travailler mes muscles, accéléraient les battements de mon cœur et me faisaient souffler comme une forge au point d’en avoir mal à la gorge, me remplissaient d’une joie sauvage.

Le souffle court, je m’accrochai aux branches d’un manzanita pour me hisser au faîte de l’à-pic et m’assis, les genoux serrés entre mes bras, à même le rocher friable au-dessus duquel s’élevait l’immense cheminée de briques. Fermant les yeux, je m’abandonnai à la chaleur du soleil de la fin d’après-midi en me disant avec mélancolie : « Si seulement il n’y avait rien d’autre ! Si seulement il n’y avait que ça – faire le lézard au soleil, s’imbiber de chaleur ! Etre, tout simplement – sans se poser de questions. » Et je me laissai aller béatement.

Mais les manœuvres dilatoires n’avaient qu’un temps. Je ne tardai pas à sentir les premières fissures commencer lentement à attaquer ma carapace. Je comptai alors les arbres, je comptai les poteaux téléphoniques, je me récitai la table de multiplication – jusqu’au moment où je m’aperçus que six fois neuf faisaient quatre-vingt-seize. Alors, je renonçai et ouvris les vannes toutes grandes.

« C’est toujours pareil, s’insurgeait une partie de moi-même. Tu promets, tu promets et, une fois de plus, tu jettes l’éponge… après tout ce temps ! »

Je rétorquais :

« Je pourrais aussi promettre d’arrêter de respirer. »

« Mais c’est de la folie, tu le sais très bien. Tout le monde le sait. »

« Folie ou pas, c’est moi ! répondis-je dans un cri silencieux. C’est moi ! Moi ! »

Une autre partie de moi-même intervint « Assez de discussions oiseuses ! C’est trop grave pour qu’on se chamaille. Nous avons des problèmes. »

J’arrachai une petite branche de manzanita, dégageai un peu les cailloux, déterrant par la même occasion un vieux clou rouillé et un fragment de verre solaire. Je grattai le clou de l’ongle du pouce pour le nettoyer. Il était piqué de rouille mais encore lourd et solide. Qu’avait-il servi à maintenir, autrefois ? La dernière main qui l’avait tenu était-elle retournée à la poussière ?

Je lançai ma branche au loin avec une violence contrôlée et, me penchant en avant, traçai une marque par terre à l’aide du clou. C’était un exercice si familier qu’il en était fastidieux. Je m’étais si souvent appliquée à faire cet inventaire afin d’essayer de simplifier le problème compliqué qui était le mien que je me coulai automatiquement dans la même vieille ornière.

Un. Etais-je vraiment folle – ou sur le point de le devenir ? Oui, sûrement. Les autres ne voyaient pas les sons. Pour eux, les couleurs n’avaient pas de goût. Ils ne sentaient pas puiser les émotions des gens comme des choses vivantes. Le poids de la chair n’évoquait pas à leur esprit la constriction d’une camisole de force. Et il n’y en avait pas plus d’un sur deux qui croyait que seule la mort les délivrerait de ce fardeau.

– Pourtant, argumentai-je, j’assume toujours une fonction sociale, je ne bave pas, je n’ai pas l’écume à la bouche. Je ne me comporte pas tout à fait comme si j’étais dingue et je ne divague pas à haute voix tant que je surveille ma langue.

Je méditai un moment là-dessus, puis effaçai la marque que j’avais faite par terre.

« Je crois être encore saine d’esprit… jusqu’à présent. »

Deux. « Alors, qu’est-ce qu’il y a qui ne colle pas ? Est-ce simplement que je laisse mon imagination vagabonder ? » Je fis des trous tout autour de la seconde marque.

Non, c’était autre chose. Quelque chose qui se situait au delà de l’imagination, au delà… au delà de quoi ?

Je gravai un second trait pour faire un X.

– Bon. Alors, que faire ? Continuer à combattre cela comme par le passé ? Nier, nier, nier jusqu’à ce que…

Je me rappelai en frissonnant la panique aveugle qui m’avait finalement lancée sur les routes et fait échouer à Kruper et le ricanement qui me montait aux lèvres mourut de sa belle mort.

Je raturai mes marques et, appuyant à nouveau ma figure sur mes genoux, j’attendis que l’écœurante vague d’appréhension se résorbe en une écume de désespoir qui me submergerait. Cela finissait toujours comme cela. Voulais-je vraiment faire quelque chose ? Devais-je en finir une fois pour toutes par un acte de volonté ? Le pourrais-je ? Le voulais-je ?

Je me levai d’un bond et fis en courant le tour de la haute cheminée. Non ! Non ! hurlaient mes pieds en martelant les cailloux qui glissaient. Non ! Non ! hurlait mon souffle haché tandis que je dérapais sur la pente abrupte. Je plongeai à l’intérieur de la gigantesque cheminée et, dans l’ombre, me plaquai contre les briques noircies et disjointes. Non ! non ! hurlaient tous mes muscles crispés. « Non ! », hurlai-je dans le silence que brisait seulement le friselis du vent, et l’obscurité me renvoya l’écho de ce « non ». Je le voyais presque, ce mot, crever le pâle disque elliptique du ciel au sommet du conduit.

« Parce que je pourrais ! m’exclamai-je dans mon for intérieur avec défi. Si je n’avais pas peur, je pourrais m’élever avec ce mot en plein ciel comme une chandelle romaine et je serais libérée du poids de ce monde pour toujours, pour toujours, pour toujours ! »

Mais la pesanteur de la raison plombait mes genoux, mes coudes, me collait de force le nez sur la-réalité-telle-qu’elle-est et je sanglotai d’impuissance contre la rude paroi incurvée. La morsure humide du sol sur ma joue étouffa ma révolte.

Larmoyer ? Gémir en prenant les pierres crasseuses d’une vieille fonderie pour le mur des lamentations, et tout cela à cause d’un rêve ? Félicitations ! Pour une pédagogue responsable, c’était du joli !

Je me frottai les joues avec un Kleenex et souris en le voyant tout noirci. Mieux valait rentrer à l’hôtel me débarbouiller avant l’inévitable dîner à l’ail dont les effluves m’avaient assaillie en sortant.

J’émergeai en vacillant dans la pourpre du couchant et m’engageai sur le sentier que j’avais dédaigné à l’aller. Une fois au pied de la colline, je m’enfonçai dans la pénombre des peupliers bordant le ruisseau qui traversait la vallée et là, à l’abri des regards indiscrets, certaine que personne ne serait offusqué par un comportement aussi contraire à la dignité, je pris mes jambes à mon cou comme s’il me suffisait de courir pour m’évader. Peut-être que si je versais des larmes assez salées et si je courais assez vite, je pourrais dormir cette nuit d’un sommeil sans rêves.

Au moment où je contournai le bloc de granit rose qui empiétait sur le chemin, un choc brutal me projeta en arrière. J’avais percuté quelqu’un. Avant même d’avoir réalisé ce qui m’arrivait, je me sentis empoignée à bras-le-corps et remise sur pied. J’avais les larmes aux yeux tant mon nez me faisait mal et ce fut tout juste si je crus apercevoir une vague silhouette brouillée. Quand je fus enfin capable de distinguer quelque chose, j’étais seule dans le crépuscule.

Je me tamponnai délicatement le nez.

– Eh bien, m’écriai-je, c’est un moyen de me mettre un peu de plomb dans la cervelle !

Et je me demandai instantanément si s’adresser à haute voix à soi-même était un symptôme de déséquilibre mental.

En sortant du petit bois, je me retournai. La cheminée de la fonderie, dominant les vestiges du bâtiment, barrait le ciel de sa haute masse noire. Sa rigidité n’était pas exempte d’une certaine élégance et je fis halte pour admirer brièvement le spectacle. Brusquement, une autre silhouette noire surgit, se détachant sur le ciel plus clair. Quelqu’un avait fait le tour de la cheminée.

Je me demandai si elle représentait encore l’écho de mon chagrin et me remis en marche, toute penaude. La personne qui était là-haut n’était pas assez bête pour écouter des vieilles jérémiades.

Cette nuit-là, malgré toutes ces tentatives de défoulement, je n’arrivai pas à sombrer dans le sommeil et je passai une éternité à chercher furieusement le moyen de m’enfoncer dans l’oubli. Finalement, je ressentis avec désespoir les tiraillements et les fourmillements familiers, et je plongeai avidement la tête la première dans le rêve que j’avais réussi à tenir si longtemps en respect.

Il n’existe pas de mots pour le décrire. Nulle part. Une flambée de délices, l’âme qui s’étire voluptueusement, une liberté sans limites, la chaleur de la convivialité – voilà. Et je serrais ce précieux trésor contre moi, je l’étreignais de toutes mes forces car je savais que le réveil viendrait…

Et il vint, me broyant, me faisant réintégrer de force la chair, pesanteur de plomb m’enracinant à la terre. Mon âme se recroquevillait, trop à l’étroit dans le fini, des barreaux rayaient mon ciel, j’étais échouée dans l’éclat blême et débile du matin, si seule que, à nouveau, l’effort d’ouvrir les yeux était presque insupportable.

Immobile sous les couvertures, je rassemblai les fragments de mon rêve et les pétris pour en faire une petite boule dure tout au fond de ma conscience. « Reste là ! suppliai-je. Reste là ! Oh ! Reste là ! »

Il fallait bien que je me lève pour prendre mon petit déjeuner. Et ce fut avec circonspection que je fis mon entrée dans la salle à manger. Etant la seule représentante du sexe féminin parmi les pensionnaires, j’éprouvais une certaine gêne lorsqu’elle était pleine et que tous les gestes se figeaient, que toutes les bouches s’arrêtaient de mastiquer jusqu’à ce que j’ai trouvé l’unique place libre. Alors, chacun se remettait à manger d’un commun accord comme en réponse à un signal. Mais, ce matin, j’étais en retard et la salle à manger était presque vide.

– Alors, c’était beau, cette cheminée ?

La moitié de la bouche de Marie ricanait quand elle fit passer sous mon nez l’assiette de crêpes chaudes qu’elle laissa tomber sur la table d’une altitude de quinze centimètres. Je réussis à contrôler mon tressaillement au moment de l’atterrissage mais je ne pouvais pas ne pas voir l’empreinte noirâtre d’un pouce gravée sur le rebord de l’assiette. Marie sortit de la poche de son tablier le torchon graisseux et raide de crasse dont elle ne se séparait jamais et entreprit d’étaler la marque. Au moins, comme ça, on ne distinguait plus ses spires ni ses verticilles.

– C’était intéressant, répondis-je sans même prendre la peine de me demander comment elle savait que j’étais allée là-bas. Kruper devait vraiment être une grande ville quand la fonderie était en activité.

– Y’avait une paie qu’elle était fermée quand je suis arrivée. Ça fera trente-cinq ans en février que je suis là et j’y ai jamais été, à la cheminée. J’ai rien perdu par là-bas, moi !

Son rire, pour être silencieux, n’en fut pas moins tonitruant. Je retins ma respiration jusqu’à ce que l’odeur de l’ail se fut dissipée.

– Mais, reprit Marie, d’après ce que j’ai entendu causer, y a des filles qui sont montées là-haut, même qu’elles y ont perdu leur…

– Marie ! vociféra le vieux Charlie de l’autre bout de la table. Arrête de bavarder et apporte-moi à manger. Si la demoiselle veut grimper en haut de cette sacrée cheminée, qu’est-ce que ça peut te faire ? Peut-être qu’elle aime ça.

– C’est une façon idiote de perdre son temps, grommela Marie en réintégrant la cuisine d’une démarche chaloupée, son corps obèse en équilibre sur une paire d’invraisemblables jambes filiformes.

– Faites pas attention à elle, me lança le vieux Charlie d’une voix de stentor. Il n’y a qu’une chose qui l’intéresse dans la vie, c’est la bière. Vous n’êtes pas la seule à aller regarder des trucs qui ne valent pas le dérangement, allez ! Prenez… eh bien, prenez Lowmanigh ici présent, par exemple. Il y est allé, lui aussi, à la cheminée, et pas plus tard qu’hier.

– Hier ?

Mes sourcils circonflexes soulignaient l’interrogation tandis que mon regard se posait de l’autre côté de la table. Ce Lowmanigh faisait partie des pensionnaires que je n’avais pas encore remarqués. Le vieux Charlie me l’avait probablement présenté en même temps que les autres le soir de mon arrivée mais tous ces noms m’étaient sortis de la tête sauf ceux de Charlie et d’un certain Severeid Swanson, un Mexicain fluet et tremblotant qui ne parlait pas un mot d’anglais, se nourrissait essentiellement, semblait-il, d’ail et de vino et battait quatre fois des paupières quand je lui souriais, ça ne ratait jamais.

– Oui.

Lowmanigh me dévisageait d’un bout à l’autre de la table. Pas l’ombre d’un sourire n’avait adouci ce « oui » laconique et j’eus un coup au cœur quand une ombre glacée passa sur son visage pâle. Je connaissais bien cette expression : je l’avais vue ce matin même dans ma glace avant d’avoir conclu la trêve avec la journée qui commençait.

Il dut lire quelque chose dans mes yeux car sa physionomie se ferma aussitôt et ce fut avec un effort visible qu’il ajouta :

– J’étais allé voir le coucher du soleil.

– Ah ?

Je portai pensivement la main à mon nez.

– Le coucher de soleil ! Je vous demande un peu ! (C’était Marie qui apportait la concoction qu’elle honorait du nom de café). Que des bêtises ! À quoi bon gaspiller son temps ?

– Que faites-vous du vôtre ?

La voix de Lowmanigh était très douce.

L’esprit de Marie fit un bond d’oiseau effarouché et hurla : « J’attends la mort ! »

– Je bois de la bière, répondit-elle tout haut en souriant de la moitié de sa figure. Quatre bières égalent un coucher de soleil.

Elle posa la cafetière et retourna à la cuisine, laissant derrière elle un âcre sillage de souffrance, presque tangible.

– Vous êtes faits pour vous entendre, tous les deux, mugit le vieux Charlie. Vous aimez les mêmes choses. Low connaît plus de tas d’ordures et de décharges que n’importe qui dans le comté. Il collectionne les villes fantômes.

– J’aime aussi les villes fantômes, dis-je pour essayer de combler le trou abyssal de la conversation. Moi aussi, j’en ai toute une collection.

– Eh bien, Low, vociféra Charlie, voilà l’occasion ou jamais d’être le cavalier servant d’une jolie maîtresse d’école ! Vous en ramèneriez des choses, ensemble !

Il éclata de rire, s’étrangla en finissant son café et sortit en toussant dans un grand mouchoir bleu.

Nous étions seuls, Lowmanigh et moi, dans la vaste salle. Le soleil matinal faisait des glissades sur le plancher ciré, heurtait les chaises de bois blanc branlantes, télescopait le monstrueux miroir à décor pendu au-dessus du buffet et qui en renvoyait les reflets sur l’immense table recouverte d’une toile cirée fendillée. Le silence s’épaississait à tel point que je finis par poser ma fourchette pour qu’elle cesse de cliqueter contre l’assiette. Pendant une demi-minute, je restai pétrifiée d’effarement. Quelque chose battait en moi, une pulsation qui, lentement, devenait presque audible. Qui questionnait : « Ensemble ? Ensemble ? Ensemble ? » Une vague de désolation déferla, brisant la pulsation, et je sortis en titubant comme une aveugle.

– Non ! murmurai-je en m’appuyant au pilastre de la rampe de l’escalier. Pas involontairement ! Pas déjà, pas si tôt dans la journée !

Je me ressaisis non sans peine et me morigénai « Assez de divagations ! Tu es capable. de rendre fou n’importe qui ! »

Je commençai résolument à monter mais m’arrêtai au milieu de l’escalier un pied en l’air et m’écriai en silence « Ce n’était pas ma désolation ! C’était la sienne ! »

« Comme c’est curieux ! » me dis-je quand je me réveillai à 2 heures du matin en pensant à la désolation.

« Comme c’est étrange, me dis-je quand je me réveillai à 3 heures du matin en pensant à la pulsation. « Ensemble ? »

« C’est vraiment très étrange », me dis-je à 7 heures en me réveillant, les yeux bouffis, et en sortant du lit. J’avais complètement oublié à quoi ressemblait Lowmanigh mais je m’émerveillais de garder dans ma conscience un souvenir de lui plus net qu’une image en trois dimensions.

Je fus occupée toute la semaine à l’école, assez pour que la vieille souffrance familière s’endorme et cesse presque entièrement de titiller ma mémoire. Tout se passa sans heurts jusqu’au vendredi où la turbulence de la classe se déclencha à deux reprises pendant la récréation. La première fois, je dus intervenir pour séparer Esperanza et Joseph qui se chamaillaient. Il me fallut ouvrir de force les doigts d’Esperanza afin de lui faire lâcher les cheveux du garçon qu’elle maintenait par terre, le nez dans les cailloux. Elle n’évoquait en rien la fragilité chancelante de son oncle Severeid quand elle secoua d’un air de défi ses lourdes tresses noires couvertes de poussière.

– Il m’a appelée Mexicaine ! brailla-t-elle. Et alors ? Je suis mexicaine. Et fière de l’être. Je lui flanquerai encore une dérouillée s’il recommence à me traiter de Mexicaine comme si c’était une insulte. Je suis fière d’être…

– Mais bien sûr que tu en es fière, l’interrompis-je tout en l’aidant à se nettoyer. Dieu nous a tous créés. Que nous ayons des noms différents n’a aucune importance. Joseph ! (Je m’étais tournée vers lui si brusquement qu’il sursauta). Est-ce que tu es une fille ?

– Hein ? (Il me regarda d’un air ahuri en clignant des yeux – ses cils étaient gris de poussière – avant de s’écrier avec indignation) : bien sûr que non ! Je suis un garçon !

– Joseph est un garçon ! Joseph est un garçon ! chantonnai-je alors sur l’air des lampions. (Et je me mis à rire). Tu vois comme c’est bête ? Nous sommes ce que nous sommes et il est imbécile de se moquer des gens de cette façon. Allez vous laver tous les deux.

Je poussai un soupir tandis qu’ils se dirigeaient vers l’école.

La seconde fois, le calme fut brisé par la vieille et cruelle mélopée des écoliers persécuteurs qui me fit à nouveau me précipiter dans la cour : « Lu-cine est folle… Lu-cine est folle… Lu-cine est folle… »

Les enfants tournaient en rond autour de la fillette. Lucine était debout, le dos appuyé contre le seul arbre tristounet qui avait survécu. Son regard était vacant, elle ouvrait la bouche toute grande mais une lueur fumeuse commençait à brasiller dans ses prunelles vides et tous ses muscles étaient bandés. L’appréhension fit pousser des ailes à mes talons.

– Lucine ! Lucine !

Je me projetai et me heurtai à l’épais bloc meurtrier de son esprit. Ce fut tout juste si je parvins à la freiner avant de pouvoir l’atteindre.

– Arrêtez ! criai-je à tue-tête aux enfants. Sauvez-vous… vite !

Au son de ma voix, le petit groupe se dissocia en ses parties composantes – de petits enfants effrayés. Je pris les mains de Lucine dans les miennes et les gardai ainsi pendant quelques instants chargées d’électricité. Puis elle poussa un grondement bestial et, d’un seul mouvement du bras, me repoussa en me faisant faire un vol plané.

Ce fut affolant. J’eus l’impression de plonger la tête la première dans le délire irrationnel de sa rage et de son égarement, de me perdre dans un labyrinthe de pensées incohérentes qui s’achevaient en terrifiants culs-de-sac. Aujourd’hui encore, je suis incapable de me rappeler ce qui s’est physiquement passé.

Quand cette marée rouge eut reflué, cédant à nouveau la place à la sinistre grisaille de la phase d’apathie, j’étais pelotonnée contre le tronc de l’arbre, la tête de Lucine sur mes genoux. Sa bouche était flasque et humide contre ma main et des larmes silencieuses inondaient ma jupe. De son jeune corps émanait une intense lassitude.

Ses lèvres frémirent.

– Suis pas folle.

Je caressai ses cheveux hirsutes en contemplant avec étonnement l’estafilade sanguinolente qui balafrait le dos de ma main.

– Non, Lucine. Je sais bien que non.

– Lui aussi, balbutia-t-elle. Il remet ça presque tout droit mais ça recommence à refaire des plis ensuite.

– Ah bon ? fis-je sur mon ton le plus lénifiant en voûtant les épaules pour dissimuler leur nudité sous ce qui restait de mon corsage déchiré. Mais qui ça ?

Je la sentis se crisper et se rétracter. Un petit lapin frémissant essayant d’échapper aux mains qui l’emprisonnent…

– Il veut pas qu’on le dise.

Je la caressai pour l’apprivoiser et me penchai sur sa figure décomposée en pensant : « C’est moi. Moi sans ma carapace. Je suis aussi mutilée qu’elle à ma façon, sauf que mon handicap paraît normal. Comme j’aimerais me débrancher de temps en temps pour ne plus rêver de vivre sans boiter… un rêve si merveilleux… un rêve impossible ! »

Lucine renifla longuement et se redressa. Ses yeux inexpressifs me fixèrent. Un regard dépourvu de curiosité.

– T’as la figure sale. Les maîtresses ont pas la figure sale.

– Tu as raison. (Je me relevai et remis en place ma jupe qui avait glissé). Je vais me la laver. Voilà Mme Kanz qui arrive.

À l’autre bout de la cour, les élèves étaient en train de se mettre en rangs. En chahutant, comme d’habitude, mais aucun ne prit même la peine de nous adresser un coup d’œil. S’ils avaient su que quelques-uns d’entre eux n’avaient échappé à la mort que de justesse…

– J’ai été méchante, pleurnicha Lucine. J’m’ai encore battue…

– C’est très mal, Lucine, lui lança Mme Kanz dès qu’elle fut à portée de voix. Tu t’es encore battue. Va au bureau. Tu resteras au coin jusqu’à ce soir. Tu devrais avoir honte.

Lucine partit en pleurnichant. Mme Kanz se tourna vers moi.

– J’aurais dû vous mettre en garde, fit-elle avec un petit rire d’excuse. Quand elle a une de ses crises, il faut la laisser tranquille. N’essayez surtout pas d’intervenir.

– Mais elle aurait tué quelqu’un ! m’exclamai-je – avec, encore, cette soif de sang dans la bouche et ces craquements d’os dans les oreilles.

– Elle n’est pas assez rapide. Les enfants ont largement le temps de prendre leurs distances.

– Mais un beau jour…

Elle haussa les épaules.

– Si elle devient dangereuse, il faudra l’enfermer.

Une bouffée de colère me monta à la gorge.

– Mais pourquoi laissez-vous les autres gosses la tourmenter ?

Elle me décocha un coup d’œil acéré.

– Je ne les « laisse » pas. Les enfants sont toujours cruels avec ceux qui sont différents. Vous ne le saviez pas encore ?

– Oh si, je le sais ! soupirai-je.

Et je me recroquevillai en moi-même, assaillie par des souvenirs glacials.

– C’est regrettable mais c’est ainsi. On ne peut pas tout redresser et il y a des moments où l’on doit se cuirasser.

J’époussetai ma jupe.

– Oui, murmurai-je. À qui le dites-vous. Mais je persiste à croire que l’on devrait faire quelque chose pour cette petite.

– Ne le criez pas si fort. Sa mère s’est cassé la tête pour essayer de trouver un moyen de lui venir en aide. Ce sont des choses qui arrivent dans les meilleures familles, vous savez. Il n’y a rien à faire.

– Alors, qui est…

Je ravalai ma question, me rappelant avec un temps de retard la façon dont Lucine s’était rétractée.

Nous nous étions mises en marche et Mme Kanz se retourna :

– Qui est qui ?

Je rectifiai le tir de mon mieux :

– Qui la prendra en charge jusqu’à la fin de son existence ?

– Allons bon ! À chaque jour suffit sa peine. (Mme Kanz s’esclaffa). Ne pensez donc plus à tout cela. Ça fait partie du métier, que voulez-vous ? Mais, quand même, il est dommage que votre chemisier soit fichu.

Tout en ôtant mon corsage déchiré, je pensais à Lucine. Comme je tordais le cou pour regarder la pointe de mon épaule afin de voir si elle était aussi abîmée que, d’après la douleur que je ressentais, j’en avais l’impression, la porte s’ouvrit et Lowmanigh entra. Il referma et s’adossa au battant, le souffle court.

– Eh bien ! (J’enfilai un chemisier propre que je boutonnai précipitamment). Je ne vous ai pas entendu frapper. Je vous serais reconnaissante de bien vouloir ressortir et de toquer à la porte.

– Lucine a-t-elle eu du mal ? (Il repoussa en arrière ses cheveux qui collaient à son front moite). Ça a été une grosse crise ? Je croyais être parvenu à les contrôler…

– Si vous désirez parler d’elle, je descendrai sur la véranda dans une minute, répliquai-je en ravalant ma surprise. Vous n’avez qu’à m’attendre si vous voulez. J’entends encore Marie me sermonner et m’expliquer comment une dame doit se conduire dans cette maison.

– Oh ! (Il regarda autour de lui avec désarroi). Oui… Oui… bien sûr…

La porte s’était déjà refermée sans bruit avant même que je me fusse rendu compte qu’il s’était éclipsé. J’enfonçai mon chemisier dans ma jupe et me passai un coup de peigne. Lowmanigh et Lucine ? (Je n’en revenais pas). Qu’est-ce que cela signifie ? Mme Kanz doit perdre la main ! Elle ne m’a pas parlé de cela. (Mon peigne s’immobilisa). Oh ! « Il remet ça presque tout droit mais ça recommence à faire des plis. » Mais comment est-ce possible ?

Lowmanigh était assis sur la balustrade de la terrasse de guingois du premier étage. Il ne se retourna pas quand je m’approchai de la banquette et du fauteuil de rotin poussiéreux et cabossés qui en constituaient tout l’ameublement.

– Qui êtes-vous ? me demanda-t-il d’une voix étranglée. Qu’est-ce que vous faites ici ?

Un frisson de mauvais augure me passa sur la nuque comme un mince doigt de glace.

– Nous avons été présentés. Vous ne vous rappelez pas ? Je suis Perdita Verist, la nouvelle institutrice.

Il me fit brusquement face.

– Cessez de parler en haut. J’entends infra. Vous savez aussi bien que moi que vous ne pouvez pas fuir… Mais comment savez-vous ? Qui êtes-vous ?

– Arrêtez ! Vous n’avez pas le droit d’écouter infra. Qui êtes-vous, vous ?

Nous nous affrontions du regard, chacun planté sur ses ergots, furibonds. Et puis, poussant le même soupir à l’unisson, nous nous apaisâmes et nous assîmes sur la banquette avachie. Je croisai mollement mes mains sur mes genoux. Peu à peu, le nœud qui m’étouffait se résorba et quand je tendis la main, elle rencontra la sienne. « Sommes-nous de la même race ? hurla quelque chose au fond de moi. Sommes-nous de la même race ? »

Mais une autre partie de moi-même tira la sonnette d’alarme. En pleine panique, je retirai violemment mon bras et me mis debout.

– Non ! Non !

– Non ! fit à son tour Low d’une voix douce et tendre. Vous ne vous êtes pas trahie.

Je déglutis péniblement et concentrai mon attention sur Severeid Swanson qui traversait tant bien que mal la rue pour regagner l’hôtel et s’empiffrer d’ail. Les deux bouteilles de vin qu’il trimbalait ne lui étaient pas d’un grand secours pour garder son équilibre.

– Lucine, murmurai-je. Lucine et vous.

– Cela a-t-il été grave ?

Sa voix était en haut, maintenant, et sur cette autre longueur d’onde, mes os cessèrent de frémir.

– Guère plus que d’habitude, d’après Mme Kanz, balbutiai-je. J’ai essayé d’arrêter une scie circulaire, c’est tout.

– C’était à ce point-là !

Sa voix était clairement audible sur toute la bande.

– N’approchez pas ! lui criai-je. N’approchez pas !

Mais, déjà, il était en moi, j’étais Lucine, il était moi et nous tenions l’horreur rouge et noire à pleines mains et nous avions les yeux rivés à elle. Ensemble, nous refluâmes dans la grisaille vide jusqu’à ce qu’il fût Lucine, que je fusse moi, je me vis en Lucine et l’amour passionné et reconnaissant qu’elle me vouait me fit venir le rouge aux joues. Dans mon embarras, je découvris soudain le moyen d’évacuer Low et frissonnai de solitude quand je l’eus expulsé.

–… et n’approchez pas !

– Bravo ! (L’exclamation asthmatique de Marie me fit sursauter). J’lai vu entrer chez vous sans frapper et Refermer La Porte ! (Son ton horrifié était hérissé de majuscules). Vous avez bien fait de le flanquer dehors et de lui donner Ce Qu’il Mérite !

Mon rire intérieur fit s’entrebâiller la barrière mentale que j’avais dressée et je communiai avec l’amusement de Low.

– Eh oui, Marie. Vous m’aviez prévenue et je m’en suis souvenue.

– Eh bien, c’est bien. (Un sourire satisfait et minaudier éclaira la moitié de son visage). Je savais que vous étiez une jeune fille sérieuse. Mais vous, monsieur Low, j’ai honte pour vous, je croyais quand même que vous n’étiez pas comme les godelureaux d’ici et voilà que je vous surprend à courir les jupons en plein jour ! (Elle était déjà dans le hall et sa voix nous parvenait depuis l’escalier). En plein jour ! Le dîner sera prêt le temps qu’un agneau mort batte deux fois de la queue. Allez vous laver !

Low et moi éclatâmes de rire et nous allâmes « nous laver ».

Je m’immobilisai au-dessus de l’énorme cuvette de porcelaine et regardai, débordante de joie, l’eau que j’avais prise dans mes mains en coupe ruisseler entre mes doigts. C’était la première fois depuis des siècles sans nombre que j’avais ri en infra. Je contemplai mon reflet brouillé dans l’eau. « Et pas seule ! s’écria une partie de moi-même avec ahurissement. Pas seule ! »

Le lendemain matin, je me rendis à la ville, distante de quarante kilomètres, et pris une chambre dans un hôtel possédant l’eau courante. J’avais même une salle de bains particulière ! Je m’abandonnai à ce luxe inhabituel et laissai Kruper s’extraire de moi – à l’exception de quelques flocons de drôlerie, de gentillesse, de charme krupériens qui s’obstinaient à me rester collés à l’âme après que toute la poussière, la saleté, la laideur de Kruper eurent été lavées à grande eau.

Je flemmardai tout l’après-midi du dimanche, retardant jusqu’à la dernière minute le moment où il faudrait me résoudre à reprendre le bus pour rentrer. Mais soudain, d’un seul coup et sans avertissement, je me retrouvai sur le pied de guerre, enfermée dans mon armure, tendue comme une corde de violon. Je m’assis sur mon lit. Il y avait quelqu’un dans l’hôtel. Low était-il venu à la ville, lui aussi ? Etait-ce lui ? Je me levai et me dépêchai de finir de m’habiller, puis me rassis au bord du lit. J’avais intensément conscience de quelque chose. Un courant, un flux. Finalement, je décidai de descendre dans le hall mais m’immobilisai sur la dernière marche. Il n’y avait plus rien. Le hall était un hall tout bête avec son pesant décor pseudo-ranch. Pas de Low à l’horizon. Mais quand je m’approchai de la fenêtre pour admirer une fois encore la pente boisée du canyon au delà du patio, il entra.

– Etiez-vous là il y a un instant ? lui demandai-je de but en blanc.

– Non. Pourquoi ?

– J’avais cru… (Je n’allai pas plus loin, changeai de régime et embrayai sur le banal). Mais qu’est-ce que vous faites ici ?

– Le vieux Charlie m’a dit que vous étiez en ville et que je pourrais peut-être passer vous prendre pour vous faire économiser le prix du bus. (Il esquissa un sourire).

Marie hésitait un peu à me mettre dans la confidence après m’avoir vu au naturel, vendredi, mais elle m’a finalement dit à quel hôtel vous étiez descendue.

– Mais je ne savais même pas moi-même où j’irai quand j’ai quitté Kruper !

– Ah ! On voit bien que vous êtes nouvelle dans ce pays ! Vous êtes prête ?

– J’espère que vous n’êtes pas trop pressée de rentrer à Kruper. (Low changea de vitesse de main de maître à l’approche du pont de Lynx Hill et accéléra brusquement pour attaquer le versant de la colline qui faisait un pourcentage inquiétant). Parce qu’il faut que je m’arrête en route.

Bien qu’il fût absorbé par la conduite, je sentais qu’il m’observait avec circonspection.

– Non. (Je soupirai intérieurement en imaginant les heures interminables qu’il passerait accoudé à une clôture à échanger de longs silences ponctués de laconiques commentaires avec quelque mineur de ses amis pendant que je ferais le pied de grue). Non, je ne suis pas pressée du moment que je sois à l’école demain matin à 9 heures.

– Parfait.

Il y avait de l’amusement dans son ton et, embarrassée, je vérifiai ma barrière mentale. Elle était intacte.

– D’ailleurs, enchaîna-t-il, cela enrichira aussi votre ! collection.

– Quelle collection ?

– Votre collection de villes fantômes. Nous allons à Machron… enfin, l’ancien site de Machron. C’est en haut d’un petit canyon qui domine Bear Flat. Il est possible que…

Il s’interrompit, intrigué par quelque chose au milieu de la route – une petite pierre et une minuscule branche de pin.

– Il est possible que quoi ?

C’était délibérément que je le poussais dans ses retranchements.

– Que ce soit intéressant à explorer.

Un sourire ironique retroussa légèrement ses lèvres.

– J’aimerais trouver une paire de lunettes de soleil en bon état, lui dis-je. J’ai un vieux verre violet superbe dont le bord est juste un peu ébréché.

– Un de ces jours je vous montrerai ma collection. Vous en baverez d’envie.

– D’où vous vient cet amour des villes fantômes ? Qu’est-ce qui vous y attire ? L’histoire ? Des trésors ? Une curiosité morbide ?

– Les trésors… l’histoire… la curiosité morbide. (Il faisait un sort à chaque mot en approuvant du menton). Les trois, je crois bien. Je cherche.

– Vous cherchez quoi ?

– Je cherche.

Son ton tranchant mettait un point final à la conversation. Je dus faire un effort pour refouler la colère parfaitement irrationnelle que suscita en moi cette catégorique fin de non-recevoir et je m’abîmai dans la contemplation émerveillée des arbres de plus en plus denses qui enserraient la route. À la fin, la voiture avait tout juste la place de passer entre les branches qui égratignaient la carrosserie. Finalement, Low braqua en soulevant des geysers de sable et s’arrêta sous un énorme noyer.

– Vous avez des chaussures de marche ? À partir d’ici, on est obligé de faire le reste du chemin à pied.

Une demi-heure plus tard, nous parvenions au sommet d’un petit plateau couronnant la passe rocailleuse que nous avions négociée en glissant sur les blocs de pierre usée par les roues des wagonnets de minerais qui, cinquante ans auparavant, y faisaient leur noria. Quand elle était au point culminant de son activité, la ville s’était développée, montant à l’assaut des collines, s’étirant le long des cluses à sec qui s’épanouissaient comme les doigts d’une main depuis le plateau. Des marches de béton conduisaient aux fondations éboulées où elles se perdaient ; des portes de guingois, veuves de leurs clôtures, montaient la garde devant les rues dont les broussailles avaient fait éclater le macadam.

Quelque bâtiments presque intacts offraient néanmoins une résistance têtue à la désagrégation. J’enfilai une rue ectoplasmique, puis une autre. Brusquement, je me rendis compte que j’étais seule. Connaissant le goût affiché de la solitude qui est le propre des fanatiques des villes fantômes, je n’essayai pas de mettre la main sur Low, me contentant de me demander distraitement ce qu’il cherchait – et m’astreignant à ne pas me poser à nouveau les autres questions qui me démangeaient : qui était-il ? pourquoi nous parlions infra quand nous étions ensemble. Mais tandis que je déambulais parmi les décombres de la ville morte, ces questions, même informulées, continuaient de me harceler en profondeur.

Je trouvai un bouton blanc qui n’avait que trois trous, la tête d’une poupée qui possédait encore un œil d’un bleu émouvant et me mis à gratter le sol à pleines mains et avec ravissement, convaincue d’avoir découvert un sucrier vermeil dans toute son intégrité. Hélas, je déterrai seulement un tesson avec son anse.

J’étais en train de ronchonner parce que je m’étais cassé un ongle quand un cri muet, résonna en moi, si intense que j’en eus la respiration coupée. Je m’élançai en trébuchant dans la rue jonchée de pierres. Low était dans le dépotoir de la vieille bourgade, serrant précieusement quelque chose dans le creux de son coude.

Il leva la tête à mon approche, me regardant sans me voir, et s’écria :

– Peut-être… peut-être que c’en était une partie. Ça n’a jamais appartenu à la ville. Regardez ! Regardez la forme ! Regardez l’élégance de ces lignes ! (Il caressait avec avidité un morceau de métal lisse et galbé). Et si cela en faisait partie, c’est peut-être tout près d’ici que…

Il laissa sa phrase en suspens, le pouce soudain immobile sous l’objet. Il retourna celui-ci et l’examina attentivement. Quelque chose parut tragiquement mourir en lui.

– General Electric, lut-il d’une voix sans timbre. Made in the USA.

Il se laissa choir par terre et la pièce de métal tomba de ses doigts tremblants.

– L’impasse ! s’exclama-t-il en frappant le sol rocailleux à coups de poing. C’est l’impasse !

Je pris ses mains entre les miennes, ôtai les graviers qui s’y étaient incrustés et appliquai un Kleenex sur l’entaille saignante qu’il avait sous le petit doigt.

– Qu’avez-vous perdu ? lui demandai-je doucement.

– Moi-même, murmura-t-il. Je suis perdu et je ne retrouve pas le chemin pour rentrer.

Sans même s’en rendre compte, il me laissa le guider jusqu’à un fragment de mur qui empêchait un sureau de dégringoler dans le canyon. Nous nous assîmes, ballottés par un océan de désolation démonté. « Lui aussi, pensai-je vaguement. Il est perdu, lui aussi. Nous sommes perdus tous les deux. » Enfin, je l’aidai à traduire sa détresse en mots sans savoir, cependant, s’il s’exprimait en vocal ou non.

– J’étais tout petit, à l’époque. Je crois que je n’avais que trois ans. Combien de temps peut-on vivre des souvenirs d’un enfant de trois ans ? Maman me disait tout ce qu’ils savaient mais je pouvais m’en rappeler davantage. Ils avaient eu un accident de l’autre côté de Chuckawalla. Une collision de plein fouet. Mes parents ont été tués. La voiture essaya de léviter juste avant le choc. Je me rappelle Père qui téléportait pour éviter l’autre voiture. Mère s’empara d’une poignée de soleil pour me goburlicher hors de danger mais le heurt se produisit. J’entendis le cri de Mère : « N’oublie pas ! Retourne au Canyon », et celui de Père : « Rappelle-toi ! Rappelle-toi le Foyer ! » Et puis plus rien. On ne retrouva même pas leurs corps. Ils avaient brûlé dans la voiture qui avait pris feu. Ni leurs corps ni rien qui eût permis de les identifier. Maman et papa m’adoptèrent et ils m’élevèrent comme si j’étais leur propre fils. Mais il faut que je retourne. Il faut que je retourne au Canyon. Chez moi.

– Quel Canyon ?

– Quel Canyon ? répéta-t-il d’une voix morne. Le Canyon où habite le Peuple, maintenant… mon Peuple. Le Canyon où ils ont élu domicile après que l’astronef se fut écrasé. C’est lui que je recherche en priant le ciel qu’il me fasse découvrir quelques débris qui m’indiqueront la route du Canyon. Que je sache au moins dans quelle région de l’Etat il est situé. Le Canyon… où je m’étais endormi avant de me réveiller au moment de l’accident… et que je suis incapable de localiser parce que je ne me souviens pas du chemin. Mais vous, vous savez ! Vous devez sûrement savoir. Vous n’êtes pas comme les autres. Vous êtes l’une d’entre nous… c’est certain !

Je me rétractai :

– Je ne suis personne. Je n’appartiens à aucun groupe. Je sais qui étaient mes grands-parents, mes arrière-grands-parents et mes arrière-arrière-grands-parents. Mon père et ma mère n’arrêtaient pas de les invoquer pour essayer de comprendre pourquoi ils étaient affligés de ce fardeau, une enfant comme moi. Jusqu’au moment où j’ai eu l’intelligence de devenir « normale ». Vous dites que vous êtes perdu. Vous savez au moins ce que vous avez perdu et vous pourrez peut-être vous déperdre. Pas moi. Je ne me suis jamais déperdue, jamais !

– Mais vous parlez infra. (Ma violence le faisait ciller). Vous m’avez montré Lucine…

– Oui, fis-je sans réfléchir. Et je vais vous montrer autre chose encore.

Tout en haut de la colline, un rocher se mit soudain à dévaler. Il déboula la pente, labourant la terre sur son passage en soulevant les cailloux qui tourbillonnaient dans les airs, et se pulvérisa quand il s’écrasa contre un bloc de pierre en arrivant en bas.

– Tenez… ça, je ne l’ai encore jamais tenté mais regardez !

Je grimpai sur le pan de mur croulant et me mis à marcher au-dessus du gouffre. Je sentais la Terre fuir sous mes pas, je sentais la douce caresse du vent qui me berçait, je m’élevais, je m’arrachais, il n’y avait plus d’entraves. Avec un grand cri d’extase, j’écartai les bras pour saisir à pleines mains la lisière de mon rêve. Une minute, encore une minute, je jaillirais hors de moi-même et jamais plus, jamais plus, jamais plus…

Et puis…

Low me rattrapa juste au moment où j’allais m’empaler sur les pins efflanqués qui se hérissaient au fond de la gorge. Il me lévita en dépit de mes protestations et de mes trémoussements, et me ramena par la voie des airs jusqu’au sureau rabougri.

– Mais j’y suis arrivée ! sanglotai-je contre sa poitrine. J’y suis arrivée ! Je ne suis pas simplement tombée ! Pendant un instant, j’y suis arrivée !

– Oui, Dita, fit-il d’une voix douce comme s’il s’adressait à un enfant. Oui, c’est vrai. Aussi bien que j’aurais pu le faire moi-même. Ce qui veut dire que vous possédez certaines Persuasions. Et comment les auriez-vous si vous n’étiez pas des nôtres ?

Mes sanglots cessèrent brutalement bien que mes larmes continuassent à couler. Je le regardai dans les yeux en luttant contre la rage que cette insistance à retourner le couteau dans la plaie faisait naître en moi. Il soutint mon regard sans vaciller jusqu’à ce que mes larmes se tarissent. Finalement, je réussis à esquisser un pâle sourire.

– Je ne sais pas ce qu’est une Persuasion mais je l’ai probablement trouvée là où vous avez trouvé, vous, ces sourcils qui donnent de la bande.

Il rougit et s’écarta d’un pas.

– Nous ferions mieux de repartir. Ce ne serait pas malin de se faire surprendre par la nuit sur ces mauvaises routes.

Nous nous mîmes en marche.

– Je compte, bien sûr, sur vous, pour combler les lacunes en cours de route, lui dis-je en recouvrant d’extrême justesse mon équilibre après avoir dérapé sur un effleurement de granit glissant. (Je sentis sa réaction négative immédiate). Il le faut, repris-je en faisant halte pour débarrasser une de mes chaussures d’un gravier qui s’y était logé. Vous n’espérez quand même pas que je vais faire comme s’il ne s’était rien passé aujourd’hui, surtout maintenant que j’ai trouvé quelqu’un d’aussi cinglé que moi.

– Jamais vous ne croirez…

Il se baissa pour éviter un épinier qui empiétait sur l’étroite piste.

– Depuis de longues années, j’ai été forcée de croire des choses incroyables sur mon propre compte, ripostai-je, et il est plus facile de croire quand il s’agit d’autrui.

Ainsi, tout en roulant dans la féerie d’un crépuscule tôt tombé qui se métamorphosa en une nuit claire et constellée, j’écoutai le récit de Low en regardant les étoiles clignoter à travers les trouées du feuillage qui formait comme une voûte au-dessus de nous. Une histoire qu’il dépiauta jusqu’aux os – des os qui, en infra, brûlaient comme le feu.

– Nous venons d’un autre monde – et dans ce « nous », il y avait la fierté nostalgique de son appartenance à cette race. Le Foyer a été anéanti. Nous cherchions un asile et nous avons trouvé cette Terre. Nos vaisseaux se sont désintégrés ou embrasés avant l’atterrissage mais quelques-uns d’entre nous ont réussi à prendre place dans les embarcations de sauvetage. Mes grands-parents étaient avec le Groupe originel qui s’est réuni dans le Canyon. Mais nous y étions tous également parce que nos souvenirs fusionnent continuellement dans le Lumineux Commencement. C’est pour cela que je connais tout de mon Peuple. Il n’y a qu’une seule chose dont je ne me souvienne pas : le site du Canyon parce que je dormais la seule fois où nous l’avons quitté et que mes parents n’ont pas eu le temps de me donner ses coordonnées au moment de l’accident. – Ça a été trop rapide. Il faut que je le retrouve. Je ne peux pas continuer d’être un estropié à perpétuité. (Il ne remarqua pas mon tressaillement : ce qu’il venait de dire était l’écho de ce que je pensais quand j’étais avec Lucine). Il me manquera toujours une dimension tant que je ne serai pas parmi mon Peuple. Je ne sais même pas comment s’appelle le Canyon mais je me rappelle que notre astronef s’est écrasé dans les collines et j’espère toujours trouver un indice dans une de ces villes fantômes. Notre arrivée remonte au début du siècle et il doit sûrement y avoir quelque part un indice prouvant qu’il existe encore.

C’était un récit bien rôdé, si usé aux entournures, par endroits, qu’il montrait la corde des lieux communs née de la répétition. Comme ma propre histoire. Il se l’était tant de fois récité à lui-même dans les affres de sa solitude ! Je me demandai fugitivement pourquoi j’éprouvais devant son affliction ce frémissement de satisfaction mais me rendis très vite compte que c’était parce que nous n’avions nul besoin, lui et moi, de paroles de consolation, des banalités insignifiantes qu’exige la civilité, ni même d’explications. Ce n’était pas par la surface des mots que nous communiquions.

– Vous n’avez pas l’air étonnée.

Il était presque déçu.

– Que vous soyez un extraterrestre ? (Je souris). Eh bien, sachez que vous êtes le premier extraterrestre que je rencontre et je trouve ça intéressant. Je regrette seulement de n’avoir pas pu inventer un conte de fées du même genre pour expliquer ce que je suis. C’est quand même autre chose que le classique « Pour être aussi différent, je dois sûrement être un enfant adopté ». Mais…

Son sursaut de fureur me prit au dépourvu et je me raidis.

– Comment cela, un conte de fées ! Oui, je suis un enfant adopté ! Je me souviens. Je pensais que vous comprendriez. Que, puisque vous êtes très vraisemblablement une des nôtres, vous…

– Je ne suis pas des vôtres ! m’exclamai-je avec emportement. Qui que vous soyez ! J’appartiens à la Terre – et à tel point que c’est un miracle si sa poussière ne me sort pas par la bouche quand je parle – mais moi, au moins, je n’essaie pas de prétendre que je suis normale en vertu d’aucun critère, terrestre ou pas.

Pendant une minute, nous nous affrontâmes tels deux blocs hostiles. Je serrais les dents si fort que j’en avais mal aux mâchoires. Finalement, Low exhala un soupir et effleura ma joue du doigt – du menton au front.

– Pensez ce qu’il vous plaira. Vous avez probablement connu des moments assez pénibles pour aspirer à l’oubli. Peut-être vous rappellerez-vous un jour que vous êtes effectivement une de nos congénères. Et alors…

– Peut-être, peut-être, murmurai-je avec lassitude. Mais je n’en peux plus. C’est trop pour une journée. (Je rabattis toutes les portes que je pouvais atteindre et revêtis mon moi quotidien. Mais au moment où nous repartions, j’en entrouvris une juste ce qu’il fallait pour demander) : Quel est ce lien entre Lucine et vous ? Etes-vous un ami de la famille ou s’agit-il de quelque chose à quoi vous travaillez tous les deux ?

– Je ne connais ses parents que par raccroc. Ils ignorent ce qu’il y a entre elle et moi. Mon attention fut attirée par elle un jour où je passais devant l’école, l’année dernière. Les autres enfants étaient en train de la tourmenter. Jamais encore je n’avais capté une aussi poignante confusion d’esprit. Pauvre petite Terrienne ! Un corps de douze ans et un âge mental de trois…

– Quatre, rectifiai-je. Presque cinq, même. Elle fait quelques petits progrès.

– Quatre ou cinq. Ce doit être atroce d’être prisonnier d’un corps…

– Oui, soupirai-je. Etre sa propre prison…

Je sentis à nouveau de façon tangible la chaleur de son doigt qui caressait ma figure doucement, rassurant, bien qu’il n’eût pas fait le moindre mouvement, et je tournai la tête pour dissimuler les larmes qui me montaient brusquement aux yeux.

Il était tard quand nous arrivâmes. Il y avait encore de la lumière dans les bars et dans une ou deux maisons mais l’hôtel était éteint. Lorsque la voiture se fut arrêtée, j’entendis dans le silence soudain le grincement léger du portail démantibulé que faisait battre le vent. Nous nous dépêchâmes de descendre et nous nous en approchâmes sur la pointe des pieds en parlant tout bas. Comme d’habitude, les branches du rosier étiolé qui pendaient à l’extérieur de la grille se prirent dans mes cheveux et quand Low vint à la rescousse pour me dégager, nous nous mîmes à pouffer. J’imagine qu’il y avait bien longtemps qu’aucun de nous deux ne s’était senti jeune et enjoué. Nous nous étions délestés des tensions qui nous accablaient et nous étions tacitement et mutuellement acceptés tels que le monde extérieur refusait de nous accepter et tels que nous voulions plus que tout l’être. Et nous avions l’un et l’autre au moins entrevu une âme sœur. Aussi, brusquement, nous étions comme ivres. Nous nous arrêtâmes sous la terrasse pour tenter de calmer notre fou rire.

– Si on nous entend, nous allons passer pour des fous, hoquetai-je.

– Je vais vous dire une bonne chose, fit Low, sa bouche collée à mon oreille. Nous sommes vraiment des fous. Et je vous mets au défi de le prouver.

– Comme s’il y avait besoin d’une preuve !

– Chiche qu’on le prouve !

Son rire me chatouillait la joue.

– Comment ? lui demandai-je avec méfiance.

– Au lieu de monter l’escalier, on va voler. À quoi bon gaspiller de l’énergie quand nous pouvons…

Soudain dégrisée, je saisis la main qu’il me tendait. Nous reculâmes jusqu’au portail et levâmes les yeux.

– Prête ? chuchota-t-il.

J’éprouvai une secousse quand il s’éleva dans les airs en me tirant derrière lui, emprisonnant fermement ma peur éventuelle dans ma main libre.

Et le rosier m’accrocha les cheveux.

– Attendez ! soufflai-je d’une voix où le rire vibrait à nouveau. Je suis coincée !

– Rampante ! gloussa-t-il en dégageant mes mèches prisonnières.

– Vous en êtes un autre, partenaire, ripostai-je en fondant de plaisir tellement j’étais heureuse d’en être arrivée au point de pouvoir plaisanter de mon malheur – et en essayant de ne pas penser que mes pieds battaient l’air.

Quand il m’eut libérée des griffes du rosier, il me haussa jusqu’à lui. Je crois que nos lèvres ne firent que se frôler mais nous dépassâmes la terrasse et fûmes forcés de redescendre pour nous poser.

– On l’a fait, murmura Low.

– Oui, répondis-je sur le même ton. On l’a fait.

Et nous nous pétrifiâmes sur place quelqu’un entrait dans la cour. Quelqu’un qui trébuchait en zigzaguant et qui heurta le montant du portail. Il y eut un bruit de verre brisé.

– Ay ! Ay ! Madre mia ! (Severeid Swanson se laissa tomber à genoux à côté de la bouteille fracassée). Ay, virgen purisima !

– Est-ce qu’il nous a vus ? chuchotai-je.

– J’en doute. (Les mots étaient une tiède caresse sur ma joue). Il y a des années qu’il ne voit rien de ce qui l’entoure.

– Attention à la chaise.

Nous gagnâmes le palier du premier à tâtons dans l’obscurité. Une chétive ampoule de quinze watts faisait étinceler les gouttes d’eau que laissaient échapper les robinets fatigués, miroitement jaune sur le chrome terni, et qui tombaient dans le lavabo de guingois. Ces deux robinets bavotants étaient le confort moderne à l’étage !

Nous nous dîmes rapidement bonsoir en subvocal.

J’étais assise sur mon lit en chemise de nuit et en peignoir en train de me brosser les cheveux quand j’entendis des pas traînants et quelqu’un marmonner dehors. Je vérifiai que le verrou était poussé et continuai de jouer de la brosse. Il y eut un choc sourd, un tapotement amorti et le bouton bougea.

– M’selle ! (Le ton était précautionneux). M’selle !

« Qui est-ce que ça peut bien être ? » me demandai-je en me levant. Je collai l’oreille contre la porte dont la peinture était écaillée.

– Oui ?

– Laissez… moi… entrer.

Les mots hachés sortaient laborieusement.

– Que voulez-vous ?

– Parler avec vous, m’selle.

Surprise et déroutée, j’ouvris. C’était Severeid Swanson, flageolant sur ses jambes ! On m’avait pourtant assurée qu’il ne parlait pas un mot d’anglais… Il se pencha en avant de façon précaire, son visage rayonnait dans la lumière. Il paraissait avoir rajeuni de je ne sais combien d’années.

– Ma bouteille est cassée. C’est à cause de vous. C’est pas bien de voler sans ailes. Los angelos santos, si, pero pas bien pour les amoureux de voler pour s’embrasser. Alors, j’ai lâché ma bouteille. Tous les rêves, ils ont coulé par terre. (Il chancela et essuya la sueur qui perlait à son front). C’est pas bien. Je vous le dis parce que vous avez le visage de lumière. Vous êtes gentille avec ma petite Esperanza. Vous avez des rêves qui sont pas dans la bouteille. Vous ne riez pas de ceux qui sont perdus, vous leur souriez. Mais vous ne devez pas voler. C’est pas bien. Ma bouteille est cassée.

– Je suis désolée, parvins-je à répondre malgré mon ahurissement. Je vous en achèterai une autre.

– Non. Ils m’ont dit pareil, l’autre fois, mais j’peux pas boire à cause de l’émerveillement. La dernière fois, ils étaient dans le ciel comme des oiseaux – tous – au-dessus des collines. Les gentils. Qui, eux non plus, ils rient pas des perdus.

– La dernière fois ? (J’empoignai son bras qui se balançait, le tirai à l’intérieur de la chambre et refermai la porte, si surexcitée que j’avais des fourmillements dans les coudes). Où ? Quand ? Qui volait ?

Il me regarda en cillant comme une chouette, passa le bout de sa langue sur ses lèvres sèches et répéta :

– C’est pas bien de voler sans ailes.

– Oui, oui, je sais. Où avez-vous vu les autres voler sans ailes ? Il faut que je les trouve… il le faut absolument.

– Comme des oiseaux. (Il oscillait sur lui-même). Au-dessus des collines.

– Je vous en supplie ! fis-je en essayant farouchement de me souvenir du peu d’espagnol que je possédais.

– Je travailler longtemps ici. Je les revoir plus. Je veux encore boire un peu. Chinee Joe me donner autre bouteille.

– Per favor, señor, m’écriai-je, donde… donde…

La lumière disparut de son visage, les coins de sa bouche s’affaissèrent. Ses yeux étaient morts sous ses paupières baissées.

– No comprendo. (Il regarda tout autour de lui d’un air hébété). Buenas noches, señorita.

Il recula, sortit et referma la porte sans bruit.

– Mais… mais… s’il vous plaît…

Je me laissai choir sur mon lit, m’accrochant à ce fragment d’information sans prix. « D’autres. Qui volent au-dessus des collines. Tous dans le ciel ! Peut-être… oh ! peut-être que l’un d’eux était dans l’hôtel où je suis descendue en ville. Peut-être qu’ils ne sont pas très loin. Si seulement nous savions… »

Je sentis soudain s’ouvrir sous mes pieds un gouffre terrifiant. Si c’était vrai, si Severeid en avaient réellement vu qui volaient au-dessus des collines, alors… Low avait raison. Les autres existaient ! Il y avait un Canyon, un astronef, un Foyer. Mais je n’étais pas plus avancée pour autant. Me dérobant devant les perspectives qui s’ouvraient à moi, j’enfouis ma figure dans l’oreiller. Mais papa et maman ! Et grand-papa Josh et grand-maman Malvina et l’arrière-grand-papa Benedaly et… Je m’accrochai au souvenir de toutes les histoires de famille que l’on m’avait racontées. Ils avaient traversé l’océan comme passagers de pont, ils avaient fait souche dans un pays neuf. Mes ancêtres… comme un mur sans faille auquel je m’adossais. Ils remontaient jusqu’à… jusqu’à Adam, presque ! Je m’arc-boutai à mes certitudes et criai dans l’espoir que le mur de pierre se dissoudrait, se métamorphoserait en un voile agité par le vent du doute.

– Non, non ! sanglotai-je – et, pour la première fois de ma vie, j’appelai ma mère, me sentant aussi orpheline que si elle était morte.

Puis, je me redressai brusquement.

– Ce n’est peut-être pas vrai. Un pochard, voilà tout. Va-t’en savoir ce qu’il est capable de faire sortir de sa bouteille ! Ce n’est peut-être pas vrai !

« Mais peut-être que si, me soufflait une petite voix perverse dans ma tête. Peut-être que si. »

Les jours qui suivirent n’eurent rien de particulièrement marquant. Dans le combat que je menais avec moi-même, j’avais atteint une zone de calme plat, parce que j’avais quelque chose de nouveau pour m’occuper l’esprit ou peut-être parce que c’était l’anticyclone et qu’il faut bien que les émotions s’apaisent de temps en temps.

Pourtant, la surprise d’avoir trouvé Low était lente à s’émousser. Tous les jours, quand je posais le pied sur la première marche de l’escalier, je percevais son « bonjour » ; et, parfois, son « bonsoir » muet me réveillait dans l’obscurité.

Un soir après le dîner, comme je m’apprêtais à quitter la table, Marie se planta fermement devant moi et pointa en silence son doigt sur mon assiette où l’on aurait pu croire que je m’étais amusée à faire des pâtés de sable. Je rougis.

Elle croisa les mains sur sa panse rebondie et tangua périlleusement.

– C’est pas bon ?

– Si, Marie, très bon, balbutiai-je. Mais je n’ai pas faim.

Je battis en retraite à travers le nuage empestant l’ail qu’elle exhala sous l’empire de l’indignation, consciente de l’ironie informulée de Low. Comment aurais-je pu expliquer à Marie qu’il m’avait montré l’arc-en-ciel double qu’il avait vu cet après-midi et que j’étais si captivée par la saveur de ses couleurs, si émerveillée par ce miracle – être capable de les capter quand il les émettait – que j’en avais oublié de manger.

Nous passions beaucoup de temps ensemble, lui et moi, nous faisions connaissance, mais, le plus souvent nous nous tenions ostensiblement avec les autres sur la terrasse à la tombée du jour en faisant mine d’écouter les vieilles histoires de mineurs et de gardiens de troupeaux que les citoyens de Kruper se repassaient de main en main, comme des pièces de monnaie usées et érodées chaque fois qu’ils se réunissaient. Une bonne histoire, ça ne vieillit pas et, très vite, nous n’eûmes aucune difficulté à nous isoler sans cesser de prêter l’oreille aux anecdotes cent fois rabâchées.

« Ne croyez-vous pas que vous devriez vous entraîner un peu à léviter ? »

La question silencieuse de Low était d’une limpidité de cristal derrière le brouhaha des voix.

« À léviter ? »

Je me trémoussai dans mon fauteuil. J’étais moins habile que lui à suivre deux conversations en même temps.

« À voler, explicita-t-il avec une patience appuyée. Comme vous l’avez fait dans le canyon et sur la véranda. »

« Oh ! »

Je sentis l’extase et la terreur se tresser en moi. Puis, je me détendis comme lorsqu’il m’avait rattrapée le jour du Canyon et que j’avais cessé de me débattre dans le tiède étau de ses bras.

« Je ne sais pas, poursuivis-je en m’efforçant de mon mieux de me l’évacuer. Je pense que je suis capable de me débrouiller. »

« Quand même, s’entraîner ne peut pas faire de mal. (Il y avait de l’amusement dans sa repartie). Mais vous auriez intérêt à attendre que je sois dans les environs… parce qu’on ne sait jamais. »

« Vous croyez ça ? (Je lévitai de quinze bons centimètres). Alors, qu’est-ce que vous en dites ? »

Quelque chose me poussa doucement et je commençai à dériver le long de la terrasse. Je redescendis précipitamment et réussis d’extrême justesse à me percher au bord de mon siège. Le claquement de mes talons reprenant contact avec le sol fut parfaitement audible et la conversation s’arrêta net. Tous les regards convergèrent vers moi. J’improvisai :

– Ce sont les moustiques. J’y suis allergique. Et j’interpellai silencieusement Low « Ce n’est pas juste ! Vous trichez ! ».

Ce samedi-là, le ciel était si bleu et les nuages si légers qu’il ne m’était pas possible de rester enfermée à faire ma lessive, à recoudre des boutons et à me demander si je devais faire un raccord à mon vernis ou s’il valait mieux l’enlever entièrement et recommencer à zéro. J’enfilai mes mocassins et ma jupe jean, roulai les manches de ma chemise écossaise, nouai un pull autour de ma taille et, ainsi accoutrée, je partis en direction des collines. C’était le jour ou jamais de suivre les canalisations qui alimentaient la ville en eau potable pour savoir si elles étaient vraiment en aussi mauvais état qu’on me l’avait dit.

Je m’arrêtai à bout de souffle en arrivant en haut de la dernière corniche et me retournai pour jeter un coup d’œil sur le groupe de bâtisses décaties distribuées au petit bonheur la chance qui constituaient la pointe avancée de la bourgade. Derrière la voie ferrée, le terrain était suffisamment plat pour que l’on ait construit quatre autres maisons quand la Golden Turkey Mine avait rouvert. Alignées à la queue-leu-leu, on aurait dit des jouets multicolores se détachant sur l’arrière-plan des collines rousses.

Repoussant les cheveux qui tombaient sur mon front brûlant, je tournai le dos à Kruper. On apercevait par endroits des éléments du système d’adduction d’eau. Là, des chevalets soutenaient les tuyaux quand ils jouaient à saute-mouton entre deux éminences, ailleurs les conduites épousaient les accidents de terrain. Je m’amusai à essayer de colmater à la main une des innombrables fuites des vieilles tubulures rouillées et à compter les tampons de bois que l’on avait enfoncés pour en boucher d’autres. Si de l’eau arrivait jusqu’à la ville, c’était vraiment un miracle ! J’étais tellement passionnée que, machinalement, je portai la main à ma joue quand un doigt tiède l’effleura…

– Low ! (Je fis volte-face). Mais qu’est-ce que vous faites ici ?

Il émergea de derrière un rocher.

– Johnny se sentait un peu patraque aujourd’hui et il m’a demandé de venir vérifier les tampons qu’il a posés au cas où il y en aurait qui seraient tombés.

Nous éclatâmes de rire en regardant les petits geysers écumants qui fusaient des collecteurs et les plaques de verdure qui, sur le sol, marquaient chaque épanchement.

– Il a dû en mettre un millier pour le moins ! s’exclama Low.

– Mais pourquoi ne remplace-t-il pas plutôt les éléments usés ?

– C’est son bijou de famille, répondit Low tout en taillant énergiquement une cheville. C’était seulement parce qu’il était dans les trente-sixièmes dessous qu’il s’est résigné à me demander de vérifier les conduites. Ces bouchons on se les transmet de père en fils dans la famille depuis trois générations.

Il enfonça sa cheville dans le plus gros des trous, recula d’un pas et s’essuya la figure – il avait reçu une bonne giclée.

– Venez. Je vais vous montrer la source.

Il faisait frais derrière les arbres qui l’abritaient. Elle gargouillait avec des brasillements bleus, blancs, vert pâle avant de s’engouffrer dans les vieilles canalisations délabrées. Nous étions assis de part et d’autre de la tuyauterie, chacun jouissant sereinement de la présence de l’autre, quand, soudain, l’espace d’un instant – et ce fut prodigieux –, tels deux ruisseaux qui se rejoignent, nous ne fîmes plus qu’un. C’était une fusion si totale que lorsque cette fugitive communion, prit fin, nous éprouvâmes un choc. Une telle douceur en dehors de tout contact physique était-elle possible ?

Nous nous hâtâmes de nous arracher à cette émotion si neuve qu’elle en était effrayante et, faute de trouver des commentaires appropriés, Low fit se détacher une fleur de l’entablement de pierre sous lequel il avait pris place. Quand elle passa devant lui, il en arracha une feuille qui penchait la tête.

– Merci, dis-je en la humant – et en éternuant bruyamment. Comme j’aimerais être capable d’en faire autant !

– Mais vous le pouvez ! Vous avez bien réussi à soulever à distance un rocher à Machron et vous avez lévité.

Je frissonnai à ce souvenir.

– Oui, j’ai lévité. Mais je n’ai pas téléporté le rocher. Je l’ai simplement déplacé.

– Essayez donc avec cela.

Il lança un caillou en direction d’un petit bloc d’argile bleue qui se dirigea obligeamment vers lui en laissant un sillon dans le sable humide.

– Lévitez-moi ça.

– Je ne peux pas ! Je vous l’ai dit : je suis incapable de soulever quoi que ce soit. Je peux seulement faire cela.

Et je fis glisser son pied de quelques centimètres.

Etonné, il le ramena à sa place d’origine.

– Mais il faut bien que vous soyez capable de léviter. Dita ! Vous êtes des nôtres…

– Non !

Je lançai avec violence la fleur dans la source. Elle disparut, avalée par la conduite d’eau. Il allait y avoir des gens qui seraient étonnés de voir fleurir leur évier !.

– Mais ce n’est pas compliqué. Il n’y a qu’à…

Il s’interrompit, à court de mots.

– Qu’à quoi ?

Je me penchai vivement en avant. Si je pouvais apprendre…

– Eh bien, il suffit de décoller, quoi !

– Vous en avez de bonnes ! soupirai-je, déçue. Mais vous, est-ce que vous savez faire ça ? (Je fouillai mes poches mais n’y trouvai que deux bigoudis et un peu de poussière). Avez-vous une pièce de dix cents ?

– Sûrement. (Il se fouilla à son tour et me tendit une pièce. Je la lui rendis). Embrasez-la.

– Quoi ? Vous voulez que je l’embrasse ?

– Non. Embrasez-la. Allons-y. Ce n’est rien du tout. Il n’y a qu’à la rendre lumineuse. Ça marche avec n’importe quel métal mais rien ne vaut l’argent.

Il me décocha un coup d’œil méfiant en fronçant les sourcils.

– Je n’ai jamais entendu parler de cela.

– Vous auriez pourtant dû si nous sommes du même sang. Si nous sommes en prise directe sur les Commencements Lumineux, vous devriez vous souvenir !

Il retourna lentement la pièce.

– Pour vous, c’est une plaisanterie. Un sujet de moquerie.

– Une plaisanterie ! (Je me rapprochai de lui et le dévisageai). Cela ne fait donc pas assez longtemps que je cherche une réponse ? Vous croyez que je ne vous rejoindrais pas si je le pouvais ? Laisserais-je mon cœur saigner chaque fois que je dis non alors que la plaie guérirait si je pouvais dire oui ? Ah ! Si seulement il m’était possible de tendre les bras et de dire « Je suis une des vôtres » ! (Je me détournai en battant des paupières et reniflai). Bon… donnez-moi cette pièce.

Je la lui pris des doigts, me rassis et la fis rapidement pivoter dans le creux de ma main. Elle s’illumina instantanément. Son éclat devint de plus en plus intense et je fermai à demi les yeux pour la regarder. Finalement, je dus cacher sa froide incandescence dans mon poing.

– Tenez. (Je tendis la main vers Low. On voyait à travers la chair mes os se silhouetter en rose). Elle a luminé.

– De la lumière froide, fit-il avec émerveillement en reprenant son bien. Pendant combien de temps pouvez-vous la maintenir éclairée de la sorte ?

– Je n’ai rien à maintenir. Ça brille jusqu’à ce que j’éteigne.

– Et combien de temps dure le rayonnement ?

– Combien de temps faut-il pour que le métal tombe, en poussière ? (Je haussai les épaules). Je n’en ai aucune idée. Votre Peuple sait-il luminer ?

– Non. (Son regard ne me quittait pas). Je n’ai aucun souvenir de cette faculté.

– Eh bien, je n’appartiens pas à votre race, voilà, dis-je en essayant de prendre un ton badin bien que j’eusse le cœur déchiré. On pourrait presque croire que nous nous faisons pendant mais il n’en est rien. Vous êtes venu d’un côté et moi de l’autre.

Mais je criai intérieurement : « Même pas lui ! Je ne suis même pas de son sang à lui ! » J’exhalai un profond soupir et tirai un trait sur mes émotions avant de reprendre « Ni vous ni moi ne nous rangeons dans une norme. Vous êtes un déviant, je suis une déviante. Vous avez trouvé pour vous définir une explication qui vous satisfait. Moi, pas. Si nous en restions là ? »

Il me prit par les épaules tandis que la pièce décrivait une parabole et s’enfonçait dans la source. Il me secoua – un frémissement contrôlé à peine plus accusé que le tremblement infime de ses mains crispées.

– Je vous répète que je n’invente pas d’histoires, Dita. J’appartiens au Peuple, vous appartenez au Peuple et toutes vos dénégations n’y changeront rien. Nous sommes pareils…

Nous nous toisions avec autant d’entêtement l’un que l’autre. Enfin, ses mains se dénouèrent, glissèrent le long de mes bras et s’emparèrent des miennes. Nous tournâmes le dos à la source et rebroussâmes chemin en silence, mains enlacées. Lorsque je jetai un coup d’œil derrière mon épaule, je vis luire la pièce. Je l’éteignis.

Et je songeai « Non, c’est faux. Si c’était vrai, je le saurais. Nous ne sommes pas pareils. Mais alors, que suis-je ? Que suis-je ? »

Une vague lassitude me faisait trébucher sur l’étroit chemin.

Pendant ce temps, à l’école, tout était paisible. Pete était finalement parvenu à la conclusion que 2 pouvait avoir à la fois un nom et une image, et il lui avait suffi d’une journée pour apprendre à compter jusqu’à dix. Et Lucine, symbole de notre emprisonnement à Low et à moi, elle s’épanouissait avec notre aide tant elle était ravie d’en être à son second livre de lecture.

Je me rappelle le dernier jour de sérénité. J’étais à mon bureau en train de lire la dixième lettre que j’avais reçue en réponse à mes demandes de renseignements sur un possible Chinee John. Une fois de plus, j’enregistrai tristement un « non » catégorique. Jusque-là, j’avais réussi à cacher à Low la bizarre péripétie dont Severeid Swanson avait été le protagoniste. Si le Canyon existait, je voulais le lui offrir, je voulais que ce soit mon cadeau. Et, surtout, je voulais avoir au moins une certitude, même si cela devait être la preuve que je me trompais, même si cela devait nous séparer, Low et moi. Une seule et irréfutable certitude serait une consolation et un point de départ pour une véritable entente entre nous.

Je regrettais souvent de ne pouvoir prendre Severeid à bras-le-corps et le secouer pour l’obliger à me donner d’autres renseignements mais il avait disparu – il avait quitté son emploi sans même toucher sa paie. Personne ne savait où il était allé. La dernière fois qu’on l’avait vu, c’était le lendemain même de notre conversation. Quelqu’un l’avait aperçu très tôt au carrefour, les jambes cotonneuses, une bouteille dans chaque main. Il ne prenait même pas la peine de lever le pouce, il se contentait d’attendre, l’œil vide, qu’un automobiliste s’arrête et le fasse monter – et c’était apparemment ce qui s’était produit.

Quand j’avais demandé de ses nouvelles à Esperanza, elle avait enroulé autour de sa main une lourde natte aux reflets luisants et avait laissé tomber d’une voix égale :

– C’est un ivrogne. Ils sont bêtes, les ivrognes. Peut-être qu’il s’est perdu. (Une lueur avait brillé dans ses prunelles). Il s’est perdu l’année dernière et la police l’a ramassé à El Paso. À son retour, il m’a apporté du parfum. Peut-être qu’il est retourné à El Paso. C’était du bon parfum. (Elle avait commencé à descendre l’escalier). Il reviendra. À moins qu’il ne soit mort au fond d’un fossé.

J’avais secoué la tête et souri tristement. Et dire qu’elle se serait battue comme un chat sauvage si quelqu’un avait parlé de Severeid sur ce ton !

Ce souvenir m’arracha un soupir et je repris la lecture de cette décevante réponse. Soudain, je fronçai les sourcils et m’agitai sur ma chaise, mal à l’aise. Que se passait-il ? J’éprouvai un vif sentiment d’inconfort. Je m’assurai rapidement que je ne souffrais d’aucune douleur physique, puis balayai la classe des yeux. Pete était devenu les avions qu’il était en train de dessiner et les skoosh ! skoosh ! skoosh ! feutrés des décollages étaient à peu près le son supra que l’on entendait. Je passai en infra. L’habituel et placide vrombissement mental… J’étais revenue sur la fréquence superficielle quand quelque chose me fit à nouveau plonger un bourdonnement strident et aigre d’abeille en colère. Venimeux, courroucé. Qui était-ce ? Quand je croisai le regard incandescent de Lucine, je compris.

Je suffoquai presque sous ce déferlement de fureur et de haine et quand j’essayai de m’enfoncer en elle pour l’atteindre en profondeur, elle me repoussa – pas sciemment mais comme s’il ne s’était jamais établi de contact entre nous. J’essuyai mes mains tremblantes sur ma jupe comme pour les laver de ce que je venais de lire dans son esprit.

La sonnerie de la récréation retentit si bruyamment que je tressaillis, ce qui déclencha l’hilarité des enfants. Je ris avec eux mais, dès que je le pus, je me précipitai dans la classe de Mme Kanz et lui annonçai de but en blanc :

– Lucine va avoir une nouvelle crise.

– Qu’est-ce qui vous le fait croire ? me demanda-t-elle tout en annotant une rédaction.

– Je ne crois pas, je sais. Et, cette fois, elle ne sera pas trop lente. Il y aura des dégâts si nous ne faisons pas quelque chose.

Mme Kanz posa son crayon et, pinçant les lèvres, croisa les bras sur son bureau.

– Vous vous laissez trop obnubiler par Lucine, dit-elle avec mécontentement. Si vous en êtes arrivée à penser que vous êtes capable de prédire son comportement, c’est que vous êtes allée beaucoup trop loin. Les gens ne vont pas tarder à dire que vous êtes bizarre. Allons ! Vous feriez mieux d’oublier cette enfant et de vous intéresser à… à… eh bien, à Low, par exemple ! Je suis sûre que c’est un sujet de réflexion plus agréable.

– Il vous dirait la même chose, m’écriai-je. Il connaît mieux Lucine qu’on ne croit.

– C’est ce que j’ai entendu dire. (Sa voix avait un timbre feutré et déplaisant que je ne lui connaissais pas). On les a vus ensemble dans les collines. Ce n’est que mentalement qu’elle est retardée, n’est-ce pas ?

N’oubliez pas qu’elle a plus de douze ans. Et il y a des hommes qui…

Ma main s’abattit sur le bureau avec un bruit sec. Je devinai que mes yeux lançaient des éclairs. Mme Kanz se jeta en arrière comme pour esquiver un coup et fit mine de se protéger la joue de son bras.

– Je… je disais seulement cela pour plaisanter, balbutia-t-elle.

Je respirai à fond pour refouler ma rage et dis d’une voix très douce :

– Allez-vous, oui ou non, faire quelque chose pour Lucine ?

– Mais que voulez-vous que je fasse ? Que peut-on faire ?

– N’en parlons plus, rétorquai-je avec amertume.

Tout l’après-midi, j’essayai d’atteindre Lucine mais elle n’était qu’un bloc d’apathie et d’indifférence – en surface car, en profondeur, quel bouillonnement de violence et de haine ! De la lave ! Et, à un moment donné, sans la moindre provocation apparente, elle se pencha et pinça Petie jusqu’à ce qu’il fonde en larmes.

Elle était au coin, face au mur, quand la cloche annonçant la fin des classes sonna.

– Tu peux partir, Lucine, dis-je à l’étrangère renfrognée en quoi s’était métamorphosée la petite fille que je connaissais.

Lorsque je voulus poser la main sur son épaule, elle se déroba d’un mouvement vif. J’entr’aperçus fugitivement son profil au moment où elle sortait. Les muscles de sa mâchoire étaient noués et les tendons de son cou saillaient.

Je me dépêchai de rentrer et j’attendis dans le salon, à moitié folle d’inquiétude, le retour de Low en tournant en rond autour du poêle de fonte ventru. Dix fois, je m’approchai des fenêtres sales et fêlées pour épier la rue derrière les rideaux de macramé. Tout en arpentant le tapis d’Orient qui montrait sa trame, je m’assenais des coups de poing dans la paume et j’éprouvai une douleur physique quand éclata la sonnerie stridente du téléphone.

Je décrochai précipitamment.

– Allô ! J’écoute.

– Marie. Je veux Marie. (La voix qui grésillait à l’autre bout du fil était lointaine). Dites à Marie qu’y faut que j’lui cause.

J’appelai Marie et sortis sur la terrasse par discrétion. Je recommençai à faire les cent pas et la voix de Marie fluctuait selon que je m’approchais ou m’éloignais de la porte du salon.

– Eh bien, il y a longtemps que je m’attendais à ça. Une folle comme cette…

Je poussai un cri « Lucine ! » et me ruai dans la pièce.

– Que s’est-il passé ?

Marie, toujours au téléphone, plissa le front

– Lucine ? Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans ? C’est la fille à Marson qui s’est sauvée cette nuit avec le grutier de la mine de Golden Turkey. Un homme de cinquante ans et elle vient d’en avoir seize. (Elle revint à sa conversation). Oui ? Oui ? Oui ? (Ses yeux brillaient d’excitation).

J’arrivai à la porte à l’instant précis où la voiture s’arrêtait devant le portail. J’empoignai mon manteau. J’étais déjà en bas de l’escalier quand la portière s’ouvrit.

– Lucine ? fis-je sur un ton étranglé.

– Oui. (Le shérif me fit asseoir à l’arrière. Dépassé par la rapidité des événements, son adjoint ouvrait des yeux comme des soucoupes). Où est-elle ?

– Je ne sais pas. Qu’est-il arrivé ?

– Elle est devenue folle, m’expliqua-t-il tandis que la voiture démarrait. C’était en rentrant de l’école. Elle a pris Petie par les pieds et l’a lancé contre un rocher. Et puis elle a chassé les autres gosses à coups de pierres, elle est revenue et elle s’est acharnée sur lui. Il est encore en vie mais le toubib a perdu le compte des points de suture qu’il lui a faits et il est sous transfusion. Mme Kanz m’a dit que vous savez peut-être où elle est.

– Non. (Je fermai les yeux et avalai ma salive). Mais nous la retrouverons. Avant tout, il faut aller chercher Low.

Le car du personnel quittait juste la station-service. Low en descendit et monta dans la voiture du shérif avant que personne eût le temps de prononcer un mot. Mon angoisse se reflétait sur son visage. Nos mains s’étreignirent.

Deux heures durant, nous sillonnâmes les routes menant à Kruper. Nous nous rendîmes dans tous les endroits où l’on pouvait penser que Lucine s’était réfugiée mais je ne la perçus nulle part, ni dans les broussailles au pied des collines, ni sur les hauteurs tapissées de pins.

– On va encore essayer Poland Canyon. Et si ça ne donne toujours rien, restera plus qu’à faire appel à des volontaires et aux chiens de Claude. (Le shérif se lança à l’assaut de la pente abrupte à l’entrée de la gorge). Je ne comprends pas comment cette gamine a pu se tailler aussi vite.

– C’est que vous ne l’avez pas vue courir vraiment, dit Low. Elle ne peut pas quand il y a des gens autour d’elle. Elle file à peine un peu plus bas qu’un avion et elle me dame le pion quand elle veut. Elle met son souffle en overdrive et elle décolle, voilà tout. Elle distancera les chiens de Claude sans se fatiguer.

– Arrêtez ! (J’agrippai le dossier du fauteuil). Arrêtez !

La voiture s’immobilisa dans un grincement de freins et nous mîmes pied à terre.

– Par là, repris-je. Elle est quelque part par là.

Nous contemplâmes le versant du canyon qui disparaissait sous un maquis de broussailles.

– Sacré bon Dieu ! gémit le shérif. Cléo II ! Mais c’est que c’est un vrai gruyère depuis qu’on a creusé le premier puits. De la flotte, des poches de gaz, des sables mouvants et j’en passe. J’ai eu largement ma part de cadavres là-dedans, et mon père aussi, avant moi. Qu’est-ce qui vous faire croire qu’elle est là, mademoiselle ? Vous avez vu quelque chose ?

J’éludai la question :

– Je sais qu’elle est dans les environs. Peut-être pas dans la mine mais aux alentours.

Le shérif soupira :

– On va jeter un coup d’œil. Mais je voudrais quand même bien savoir comment vous avez fait pour la repérer du fond de la voiture.

Il descendit à son tour et prit son fusil.

– Pourquoi ce fusil ? m’exclamai-je. Pour Lucine ?

– Vous n’avez pas vu dans quel état elle a mis Petie, vous. Moi si. Une bête sauvage, ça se chasse avec des fusils.

– Non ! Elle viendra à nous.

Il cracha et fit d’un air méditatif :

– Peut-être que oui. Mais peut-être aussi que non.

Nous traversâmes la route et nous enfonçâmes dans la gorge.

– Vous êtes sûre de vous, Dita ? me demanda Low à voix basse. Moi, je n’ai eu aucun contact. À part un carnassier…

– C’est elle. C’est Lucine.

Je le sentis se rétracter.

– Ce… ce fauve ?

– Oui, ce fauve. Est-ce que ce n’est pas notre faute ? Nous aurions peut-être dû la laisser en paix.

– Je ne sais pas. (Je souffrais avec lui). Vraiment, je ne sais pas.

Elle était bien dans le dédale de la mine Cléo II. Nous retenions notre souffle et, dans le silence, on entendait les pierres qu’elle faisait grincer en se déplaçant. J’étais presque physiquement malade.

– Lucine ! appelai-je à l’entrée de la galerie plongée dans la nuit. Sors de là, Lucine. C’est l’heure de rentrer à la maison.

Une pierre grosse comme le poing s’écrasa sur mon épaule qu’elle contusionna.

– Lucine !

La voix autoritaire de Low couvrait toutes les fréquences. Un grondement inarticulé lui répondit.

– Alors ?

Le shérif nous regardait.

– Elle est complètement folle, soupira Low. Il est impossible d’établir un contact.

– Nous voilà bien ! Comment qu’on va faire pour la sortir de là ?

Personne n’avait de solution à proposer. Nous tournions en rond. Le soleil à son déclin bruissait dans notre dos et illuminait l’entrée de la mine. Soudain, une volée de pierres s’abattirent avec un bruit sourd tout autour de nous. Elles rebondissaient sur le sol nu ou se perdaient dans les broussailles. Puis une plainte gutturale qui me glaça le sang retentit. Le shérif blêmit.

– Je vais lui tirer dessus, siffla-t-il. Je vais l’abattre. Raide morte.

Il leva son fusil et se campa sur ses jambes écartées.

– Non ! C’est une enfant ! Une petite fille !

Ses yeux se posèrent sur moi et un rictus déforma sa bouche :

– Ça ?

Derechef, il cracha par terre.

Son adjoint le tira par la manche, l’entraîna à l’écart et il lui dit quelque chose à mi-voix sur un débit précipité. Inquiète, je me tournai vers Low. Les yeux fermés, le masque tendu, il projetait pour atteindre Lucine.

Les deux hommes avaient terminé leur conciliabule. Ils se mirent à faire provision d’éclats de rocher et, après avoir pris leur respiration, ils commencèrent à bombarder la galerie. D’abord, une rafale de pierres leur riposta, puis un hurlement de fureur s’éleva qui s’éloigna à mesure que Lucine s’enfonçait dans l’obscurité.

– On l’a touchée !

Le shérif et son adjoint se rapprochèrent de l’entrée de la galerie et redoublèrent d’efforts. Low posa une main sur mon bras pour m’empêcher de les suivre.

– Il y a un puits. Ils essaient de la repousser vers lui. Une fois, j’y ai fait tomber une pierre. Je ne l’ai pas entendue toucher le fond.

– C’est un assassinat ! (Je me dégageai et agrippai le poignet du shérif). Arrêtez !

– Y a pas d’autre moyen de la faire sortir. (Je sentais ses muscles se tendre sous mon étreinte). Vaut mieux que ce soit elle qui meure plutôt que Petie ou nous autres. Elle n’a qu’une idée : c’est de tuer.

– Je vais la faire sortir ! m’écriai-je en tombant à genoux et en cachant ma figure dans mes mains. Je vais la faire sortir. Accordez-moi une minute.

Je me concentrai comme je ne m’étais encore jamais concentrée. Je projetai en trébuchant dans la nuit de la mine et m’enfonçai dans une nuit encore plus épaisse et plus abominable, la nuit de Lucine, avec laquelle je me colletai jusqu’à ce qu’elle envahisse mon esprit. Elle échappait à mon contrôle. Je m’entêtai néanmoins, essayant obstinément de glisser une bribe de raison pas plus épaisse qu’un ongle sous le bord de cette déraison forcenée afin de l’éclairer d’un soupçon d’équilibre. Low me retint avant que ce torrent furieux m’engloutisse et me maintint jusqu’à ce que, frissonnante, j’émerge enfin de l’enfer.

Brusquement, une rumeur monta des entrailles de la terre – un craquement assourdissant – et un nuage de poussière jaune jaillit de la galerie. Un hurlement bestial éclata, suraigu, suivi d’un cri où la souffrance se mêlait à la terreur, le cri d’un enfant épouvanté qui se réveille dans l’horreur de la nuit, qui appelle au secours, qui demande de la lumière !

– C’est Lucine ! (Je sanglotais à moitié). Elle est revenue à elle. Que s’est-il passé ?

– C’est un éboulement. (Un tic agitait spasmodiquement les mâchoires du shérif). Le boisage a cédé.

Depuis le temps, il est tout pourri. Probable qu’elle y est restée.

– Il faut aller la chercher, dit Low.

– Si ça s’est effondré là où je crois, y a rien à faire. Ce coin, c’est rien que de la vase. Pire que des sables mouvants. Ça vous arrive dessus comme un torrent en crue. Y en a eu des gars qui sont morts noyés dans la boue. (Sa bouche se crispa). C’est là que j’ai vu mon premier macchab quand je l’ai sorti de d’là. J’avais dans les seize ans et, comme j’étais le plus maigrichon, c’est moi qu’on a expédié après avoir localisé le corps et posé des chevalets de fortune. Je l’ai halé par les pieds. Il y mettait pas du sien. Elle l’aspirait, cette vase. Noyé dans la boue, qu’il était. Ça va encore être un drôle de chantier pour le récupérer, celui-là de cadavre. (Il remonta son Levi’s). Bon. Je vais retourner en ville rassembler des volontaires.

– Elle n’est pas morte, dit Low. Elle respire encore. Elle est coincée sous quelque chose et elle ne peut pas se dégager.

Le shérif le regarda en plissant les yeux.

– D’après ce qu’on dit, vous êtes un drôle d’oiseau. J’ai l’impression que vous êtes un peu dingo vous-même, comme qui dirait, pour causer comme ça. Vous voulez que je vous raccompagne à Kruper, mademoiselle ? ajouta-t-il sur un ton radouci. Vous ne pouvez rien faire de plus. Pour elle, c’est cuit.

– Non, elle n’est pas morte ! Elle est vivante. Je l’entends.

– C’est pas croyable, grommela le shérif. Ils sont aussi zozos l’un que l’autre. Eh bien, puisque c’est comme ça, d’accord. Je vous nomme adjoints tous les deux. Et je vous charge de surveiller la mine pour qu’elle ne se fasse pas la paire pendant mon absence.

Sur quoi, il s’éloigna avec son assistant, tout fier de ce trait d’esprit.

Les derniers échos du moteur moururent, avalés par le silence soudain des collines boisées qui nous environnaient, et que brisaient seulement le bruissement léger du vent dans les broussailles et le piaillement lointain d’un oiseau dans le ciel. Nous étions à l’écoute du ressac du sang dans nos tempes de l’affolement terrifié de Lucine. Et puis nous entendîmes les coups de marteau de la douleur commencer à battre, nous entendîmes le cri perçant d’une souffrance atroce qui atteignait son paroxysme, et la fillette perdit conscience. Nous nous enfonçâmes alors à tâtons dans les ténèbres du boyau. Tout en avançant en trébuchant, je sondais, je sondais de toutes mes forces. Soudain, quelque chose de fluide et d’épais s’abattit contre mes cuisses et me renversa.

– Reculez ! me lança Low qui pataugeait devant moi. Revenez sur vos pas sinon nous allons nous enliser tous les deux.

– Non ! rétorquai-je en essayant tant bien que mal de poursuivre ma progression. Je ne peux pas vous abandonner.

– Faites demi-tour. Je la trouverai et je la maintiendrai jusqu’à ce que les sauveteurs arrivent.

J’obéis. Le retour fut interminable. Je ne m’étais pas rendu compte que nous avions parcouru une telle distance à l’aller. Quand je parvins enfin à la sortie de la galerie, je me pelotonnai sur moi-même, enfouissant mon visage moite entre mes mains encroûtées de boue, et regardai en moi-même, au plus profond de moi-même, au plus profond d’un abîme qui, soudain, se métamorphosa en promontoire. Je me haussai alors, âme et esprit, jusqu’à parvenir à une nouvelle Persuasion, une nouvelle faculté, et commençai à juguler la marée sèche qui envahissait la mine – lentement, lentement. Peu à peu, le noir torrent qui avait submergé Lucine reflua. Seul son bras replié protégeait sa bouche et son nez de la vase montante.

Low plongea dans le magma pour atteindre l’enfant avant que, faute d’air, elle soit asphyxiée.

Nous étions ensemble mais le travail que nous faisions était si gigantesque que nous n’étions plus deux être distincts. Nous étions un – un un qui était une multitude tendue dans le même et formidable effort. Et comme chacun était l’autre, nous n’avions pas besoin d’échanger de paroles tandis que nous nous battions pour parvenir jusqu’à Lucine. Nous découvrîmes un genou désarticulé, le bord déchiré d’une robe, une cheville tordue – et le pieu mal équarri dont la pointe acérée la clouait sur place. Je repoussai la vase pendant que Low fouaillait la boue pour localiser la tête de Lucine. Nous dégageâmes avec précaution, d’abord son visage, ensuite le reste de son corps. Enfin, Low la saisit sous les aisselles – et disparut ! Complètement. En moins d’une seconde.

Je hurlai « Low ! » en bondissant sur mes pieds et me ruai vers l’entrée de la galerie mais le formidable fracas qui secoua le sol noya mon cri. Atterrée, je vis la colline se crevasser, fondre et s’enfoncer sous mes yeux. Une poignée de cailloux, presque invisibles dans les tourbillons de poussière, s’écrasèrent à mes pieds et le silence retomba.

J’appelai à nouveau et le ciel se mit à tournoyer vertigineusement. Brusquement et inexplicablement, Severeid Swanson surgit dans la ronde des pics couronnés de pins animée d’un mouvement de girouette.

– M’selle ! M’selle !

Le monde retrouva son immobilité comme si une main s’était posée sur lui et je me relevai tant bien que mal.

– Severeid ! Ils sont là-dessous ! Aidez-moi à les sortir ! Aidez-moi !

Il haussa les épaules dans un geste d’impuissance.

– No comprendo, m’selle. Moi amener un volant. Etre allé le chercher. Vous dire en vouloir un. Moi trouver lui. Pourquoi vous pleurer ?

Avant de réaliser que quelqu’un était à côté de lui, j’eus conscience d’une présence dans mon esprit et je bredouillais encore, incapable de m’exprimer de façon cohérente, quand mes mots me furent arrachés. Avant d’avoir pu faire un mouvement, j’entendis les rochers se fendre et quand je me retournai, je m’effondrai à genoux, abasourdie et terrifiée à la vue de la colline qui se soulevait d’un bloc et s’ouvrait comme la terre sous le soc de la charrue. Un geyser de vase jaunâtre jaillit de ce sillon. Je vis Low et Lucine surgir, portés par ce geyser. Je vis le versant de la colline refluer et se refermer. Je vis Low et Lucine se poser doucement devant moi et tout s’obscurcit tandis que je basculais en avant. Mes ongles labourèrent la joue de Low et les ténèbres m’envahirent.

Il n’y avait que le soleil. Sous la mince couverture, le sable fin était doux contre ma joue. J’entendais mugir un vent froid qui gémissait dans les arbres mais là où nous étions, des paumes de granit recueillaient la chaleur du soleil automnal et la faisaient rayonner dans notre enclave au cœur des montagnes. Je n’avais pas besoin de bouger pour toucher Low, Valency et Jemmy. Je n’avais pas besoin d’ouvrir les yeux pour les voir, source de force, autour de moi. C’était un instant trop merveilleux, je ne pouvais pas tenir davantage. Je roulai sur moi-même et m’assis.

– Redites-moi. Comment Severeid s’y est-il pris pour vous retrouver ?

Le sourire indulgent qu’échangèrent Valency et Jemmy m’était indifférent. Il m’était égal d’avoir l’impression d’être une enfant – si c’était à leur aune que se mesuraient les adultes.

Ce fut Jemmy qui répondit :

– Il nous a vus pour la première fois un jour où il avait décidé de cuver son vin près d’un rocher que nous avions choisi pour pique-niquer. Il était tellement ivre ou tellement naïf – ou les deux – qu’il n’a été ni étonné ni scandalisé par nos évolutions aériennes. Non, il était simplement intrigué et ravi. Il croyait qu’il était mort et avait coupé au purgatoire. Nous avons dû le retenir pour l’empêcher de prendre son vol, lui aussi, et de nous rejoindre dans le ciel. Avant de le laisser repartir, nous avons naturellement bloqué sa mémoire pour qu’il ne puisse parler de nous à personne sauf à ceux du Peuple (Il me sourit). Aussi, cela nous a fait un choc quand nous avons découvert qu’il s’en était ouvert à vous qui n’appartenez pas au Peuple. Enfin, qui n’appartenez pas au Foyer. C’est la troisième fois que notre esprit de clocher en prend pour son grade ! Il y a d’abord eu Peter et Bethie mais eux, au moins, étaient pour moitié membres du Peuple tandis que vous… (il secoua la tête d’un air lugubre)… vous n’aviez pas d’attaches.

– Non. (Je frissonnai au souvenir des interminables années que j’avais vécues emmurée). Non, je n’avais pas d’attaches.

Le triple flux d’encouragement émanant de Low, de Jemmy et de sa femme. Valency, me réchauffa l’âme.

– Quand vous avez dit à Severeid que vous vouliez nous trouver, il s’est rendu tout droit – pour autant qu’un pochard puisse marcher droit – à notre lieu de pique-nique. Il a dû rester tapi plusieurs jours à côté de ce malheureux petit feu de rien du tout à sécher de soif sans même se rappeler quand il avait mangé pour la dernière fois. (Jemmy exhala un long soupir). Et quand nous avons découvert qu’il connaissait deux autres membres du Peuple – c’est ce que nous avons pensé qu’ils étaient… je ne vous dis que ça ! Nous les traquons depuis l’arrivée des premiers vaisseaux. Nous l’avons endormi pour rentrer. Il n’aurait apprécié ni notre vitesse de croisière ni l’altitude, le pauvre. Surtout en voyageant sans voiture ni avion ! J’ai capté les efforts que vous faisiez pour sauver Lucine quand nous étions encore à des kilomètres de distance et, louée soit la Puissance, je suis arrivé à temps.

– Oui, fis-je dans un souffle – et le souvenir de cet instant fondit sous la chaleur de la main de Low.

– Je n’avais encore jamais goburliché aussi vite. Et c’était la première fois que je goburlichais sur une pareille échelle. Je n’étais pas sûr que le soleil de la fin du jour, sans lune, fût assez fort et j’ai été moi-même abasourdi en voyant la montagne se déchirer de cette façon. (L’ombre d’un sourire s’ébaucha sur ses lèvres). Peut-être serait-il aussi bien de mettre la pédale douce sur la pratique de quelques Persuasions. Vraiment, cela faisait froid dans le dos.

– Et comment ! (Je frissonnai). Je me demande ce qu’en a pensé Severeid.

– Nous lui avons fait oublier entièrement l’épisode de la mine, répondit Valency. Mais Jemmy peut vous dire que le shérif a été sérieusement secoué quand il est revenu avec son équipe de sauveteurs. Tout ce qu’il a pu articuler, c’était : « Cré bon Dieu ! V’là maintenant que Cléo II s’est taillée ! »

– Et Lucine ?

Je savourais la réponse que je connaissais déjà.

– Elle fait son apprentissage. Bethie, notre Sensitive, a trouvé ce qui ne collait pas chez elle et tout est arrangé, maintenant. Elle sera normale à très bref délai.

– Et… et moi ? murmurai-je en espérant que je ne me trompais pas.

– Tu es des nôtres ! s’exclamèrent-ils tous les trois en infra. Née de la Terre ou pas, tu es des nôtres.

– Mais quel casse-tête ! reprit Jemmy. Nous pensions nous être tous catalogués. Il y avait ceux qui étaient membres du Peuple à part entière et ceux qui étaient à demi Terriens comme Bethie et Peter. Et puis voilà que tu arrives. Et que tu es totalement étrangère au Peuple.

– Totalement, approuvai-je en m’appuyant confortablement contre le mur solide de mes ancêtres.

– Pourtant, dit Valency, tu sembles confirmer un soupçon que nous avions… Peut-être qu’après ce long détour, les Terriens commencent à atteindre les Persuasions, eux aussi. Nous avions des indices mais tellement fragmentaires et inconsistants… Nous n’avions pas idée que quelqu’un fût allé aussi loin que toi. Et il n’y a aucun moyen de savoir combien d’autres attendent d’un bout à l’autre du monde que nous les trouvions.

– Mais vous n’y êtes pas du tout, répliquai-je. Ils se cachent. On ne va pas crier à tous les coins de rues :

« Venez me chercher ! Venez me chercher ! » Pas après les premières réactions que l’on a suscitées ! Oui, bien sûr, au début quand on est encore sous le coup de la découverte, on a peut-être une envie folle de faire partager son émerveillement aux autres mais on apprend vite à se dissimuler.

– Mais tu es si semblable à nous ! s’écria Valency. Si semblable bien que nous ne soyons pas de la même planète !

– Sauf qu’elle ne sait pas léviter la matière inerte, dit Low pour me faire enrager.

– Et vous, vous ne savez pas luminer, ripostai-je.

– Elle ne sait pas non plus goburlicher soleil-lune, renchérit Jémmy.

– Et vous ne savez pas attirer les nuages. Si vous n’arrêtez pas de m’asticoter, c’est ce que je vais faire sans plus attendre. Je vais prendre la pluie qui arrose… qui arrose Morenci et je vous promets une belle averse. Vous serez trempés jusqu’aux os !

Valency éclata de rire.

– Elle peut le faire. Nous pas. Alors, laissez-la tranquille.

Nous nous tûmes et savourâmes la douce chaleur du sable imprégné de soleil jusqu’au moment où Jemmy se retourna et ouvrit un œil.

– Tu sais. Valency… Dita et Low communiquent plus librement que toi et moi. Avec eux, c’est parfois presque spontané.

Valency se redressa à son tour.

– Oui. Et Dita peut aussi me bloquer. En principe, seul un Sondeur est capable de bloquer un autre Sondeur. Or, elle n’est pas une Sondeuse.

– Ah ! Ces Terriens ! soupira Jemmy en hochant la tête. Il faut toujours qu’ils se fassent remarquer ! Cela va être un sacré problème, cette fille !

– Oui, intervint Low en infra. Un problème à la puissance deux, même. Mais je crois que je me la garderai quand même.

Je perçus la caresse tendre de son rire.

Je fermai les yeux. Le soleil dorait mes paupières. « Je suis déperdue, pensai-je avec incrédulité, soudain envahie d’une joie qui me faisait presque mal. Je suis réellement déperdue ! »

J’empoignai fermement l’ourlet de mon rêve, sachant sans l’ombre d’un doute que je pourrais, un jour, non seulement m’envelopper moi-même dans ses plis mais en couvrir aussi ceux qui étaient perdus et égarés. Un jour, nous serions tous ce qui n’était encore pour l’instant qu’un rêve.

Je sombrai doucement dans le sommeil, la main tiède de Low contre ma joue. Et je m’assoupis sans appréhender de me réveiller.