6
Léa bondit hors de son lit, tâtonna dans l’obscurité à la recherche de son peignoir, l’enfila et, sans bruit, alla s’asseoir sur le rebord de la fenêtre. Une lune bancale dérivait au-dessus des collines et le canyon était une marqueterie d’ébène et d’ivoire. On distinguait les maisons éparpillées qui formaient le village. Toutes étaient éteintes. Seule une fenêtre éclairée brillait presque au sommet de la falaise dominant la rivière.
Brusquement, Léa eut l’impression que le décor chavirait, se brouillait complètement. D’un seul coup, les pitons et les gorges lui parurent aussi insolites qu’un paysage lunaire ou que les montagnes cachées de Vénus. Tout, soudain, lui était étranger. La lune elle-même était un objet pernicieux, effrayant, qui pouvait s’approcher, s’approcher, s’approcher. La jeune fille enfouit son visage dans le creux de son coude et posa ses bras tremblants sur ses genoux repliés.
– Mais qu’est-ce que je fais ici ? murmura-t-elle dans un souffle. Non mais qu’est-ce que je fabrique ? Je ne suis pas chez moi. Il faut que je m’en aille. Qu’ai-je de commun avec… avec ces… ces créatures ? Je ne les crois pas ! Je ne crois à rien. C’est de la folie douce ! À un moment ou un autre, je suis devenue folle. Ce doit être un asile. Toutes ces soirées… elles ne servent qu’à mettre en commun la folie de tous pour voir s’il peut en sortir un peu de raison !
Elle frissonna, leva lentement la tête et ouvrit les yeux à contrecœur. Alors, elle regarda avec détermination la lune, les collines, la houle des nuages jusqu’à ce qu’ils redeviennent un spectacle familier.
– De la folie ! Mais une folie si réconfortante ! Si seulement je pouvais rester définitivement… (Ses larmes nostalgiques délitaient l’image de la lune). Si seulement… Si seulement… Idiote ! (Léa cacha sa figure entre ses genoux). Il faudrait quand même te décider. Tu es folle ou tu n’es pas folle ? Tu ne peux pas être les deux à la fois. (Et la Léa nostalgique soupira) : si c’est de la folie… eh bien, je marche quand même ! Je ne sais pas ce que c’est mais je n’ai jamais rien connu d’aussi merveilleux. J’en ai tellement assez de tout mettre en doute ! Mlle Carolle disait que ce qui est le plus important, c’est de croire. Que je me trompe ou pas, il faut que je croie ! (Elle appuya son front à la vitre froide, les yeux fixés sur la lointaine lumière). J’aimerais savoir pourquoi ils veillent ainsi.
La vitre lui glaçait la joue. – Elle reprit sa position première.
– Mais il est temps, maintenant, de prendre ma dérive en charge. Parce que, ici, je ne fais rien d’autre que dériver dans les eaux tièdes de l’avant-naître. Oh ! C’est charmant ! On n’a pas à se soucier de gagner sa vie. On n’a pas à se demander ce qu’il faut faire. On n’a pas à s’inquiéter de savoir quelle route prendre au croisement. Mais cela ne peut pas durer. (Elle leva les yeux vers la lune et sourit avec amertume). Rien n’est éternel, encore qu’être malheureux ressemble à s’y méprendre à l’éternité. Combien de temps puis-je compter sur Karen pour s’occuper de moi ? Je n’ai d’aide à apporter à personne. Je n’ai rien à donner. Quoi qu’elle fasse, je suis pour elle un poids mort à traîner. Et je ne peux pas… quel que soit le mal dont je souffre, comment pourrais-je jamais en guérir dans un environnement aussi protégé ? Il faut que je sorte de ce cocon et que j’apprenne à regarder le monde en face. Quitte à lui cracher à la figure s’il le faut.
Mais une autre Léa gémissait.
– Non, je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Enterrez-moi et qu’on en finisse une bonne fois !
– Tais-toi ! répliqua sévèrement Léa. C’est moi qui commande, maintenant. Habille-toi. On s’en va.
Elle s’habilla en hâte dans l’ombre, juste au-delà de la flaque de lune, les joues ruisselantes de larmes. Quand elle se baissa pour se chausser, elle s’écroula devant le lit et resta quelques instants prostrée, déchirée de sanglots, avant de remettre ses vêtements à elle, lavés de frais. Elle enfila son manteau « comme neuf » et prit son sac.
« Je n’ai pas d’argent », songea-t-elle.
Elle le secoua au-dessus du lit. Quelques objets tombèrent en cliquetant « J’ai tout balancé avant de partir (au moins, elle pouvait se rappeler son départ sans que la chape de ténèbres s’abatte sur elle) et j’ai dépensé jusqu’à mon dernier dollar. (Elle ouvrit son portefeuille). Pas un cent. »
Elle sortit un paquet de cartes rangées dans un compartiment, petits rectangles surgis du passé. « Pourquoi n’ai-je pas aussi balancé tout ça ? Cela n’a aucune utilité. » Elle les rangea mais au moment d’enfoncer une carté récalcitrante, elle hésita et sortit du compartiment un mince étui bleu.
– J’avais oublié ! Mes chèques de voyage… s’il m’en reste ! (Elle feuilleta la petite liasse qui crissait sous ses doigts). C’est suffisant… suffisant pour reprendre la fuite…
Elle remit dans son sac tout ce qu’elle en avait sorti, puis ouvrit le tiroir de la commode. Une évanescente lueur bleuâtre caressa son visage. Elle saisit le koomatka, le fit tourner dans le creux de sa main. Et referma ses doigts sur lui tout en arrachant une page d’un magazine qui traînait sur le meuble et dont elle se servit pour envelopper le fruit après y avoir gribouillé « Merci ».
Les ombres étaient noires mais elle n’osait pas marcher en pleine lumière. Sortant de la maison, elle se dirigea en trébuchant vers la route en s’interdisant de penser aux kilomètres et aux kilomètres qu’il allait lui falloir parcourir pour parvenir à Kerry Canyon ou n’importe quelle autre localité. À peine arrivée à la route, elle tressaillit convulsivement et étouffa un cri entre ses poings fermés. Quelque chose bougeait, éclairé par la lune. Léa se pétrifia dans l’obscurité.
– Oh ! Salut ! lança une voix joyeuse tandis que la silhouette se tournait vers elle. Je me préparais justement à partir. Je ne savais pas que quelqu’un d’autre serait du voyage. Un peu plus et tu me ratais. Allez, monte…
Sans mot dire, Léa prit place à bord de la vieille camionnette délabrée.
– Un sacré tas de ferraille, hein ? reprit le conducteur avec entrain après avoir fait claquer la portière qu’il coinça à l’aide d’un bout de fil de fer. Il suffit de garder les choses assez longtemps pour qu’elles se transforment en pièces de musée. Et il y a belle lurette que cette guimbarde est devenue un objet d’antiquité ! C’est la seule raison que je peux trouver pour expliquer qu’ils l’aient conservée.
Léa bredouilla un commentaire inintelligible et se rencogna sombrement dans l’angle de la cabine tandis que la camionnette décollait et s’élançait à un mètre au-dessus du ruban blanc de la chaussée empierrée.
– Je ne t’avais pas remarquée, enchaîna le chauffeur. Il est vrai qu’avec toute cette agitation, il y a plus de monde dans le Canyon qu’il n’y en a encore jamais eu. C’est la première fois que je viens. Réconfortant de savoir que nous sommes aussi nombreux, n’est-ce pas ?
– Oui, approuva Léa d’une voix un peu rauque. C’est une sensation merveilleuse.
– Le seul ennui, c’est d’être obligé de ne se déplacer que de nuit. Il paraît qu’on pouvait léviter au moins pour la traversée de Jackass Flat en plein jour et faire le reste du chemin en roulant. Mais cela va bientôt être la saison des touristes et nous devons être plus prudents que pendant l’hiver. Alors, on voyage la nuit. À partir de Widow’s Pike, je roulerai. Et c’est une fichue route. Cela prend deux fois plus de temps. Est-ce que tu as pris une décision ?
– Une décision ? répéta Léa en lui jetant un coup d’œil.
Il sourit.
– Oh ! je sais que cela ne me regarde pas mais tout le monde se pose la question. (Sa mine redevint sérieuse et il croisa les bras sur le volant). Moi, j’ai décidé. Six fois. Ce coup-là, je crois que c’est finalement la bonne. La prochaine nuit de pleine lune…
Il balaya du regard la vaste étendue de collines et de plaines qui se déployaient à perte de vue – et soupira.
Le reste du voyage se fit en silence. Léa exhala un petit rire tremblotant en se cramponnant avec effroi au moment où les roues de la camionnette entrèrent en contact avec la surface de la route à l’approche de Widow’s Peak. Dès lors, les cahots et le vacarme du véhicule qui tressautait de nid-de-poule en nid-de-poule rendirent toute conversation impossible.
Ils atteignirent Kerry Canyon alors que le jour levant gommait la lune. Le garçon détacha le fil de fer qui bloquait la portière pour que Léa puisse descendre.
– Nous passons presque tous les matins et presque tous les soirs. Tu reviens cette nuit ?
– Non. Pas cette nuit.
Léa frissonna dans l’aube glaciale et serra frileusement son manteau autour d’elle.
Le conducteur lui sourit à nouveau :
– Ne tarde pas trop. Ce ne sera plus très long, tu sais. S’il n’y a pas de camions quand tu reviendras, tu n’auras qu’à appeler. Voyons… C’est Karen qui assure la Réception cette semaine et Bethie la semaine prochaine. Quelqu’un viendra te chercher.
– Merci. Merci beaucoup.
Elle se détourna quand il lui dit au revoir.
La buvette voisine de l’arrêt des cars était petite et l’atmosphère y était étouffante. La nuit y collait encore et elle était mal réveillée. Le café était chaud mais il avait passé trop vite et était faible. Léa en but une gorgée et s’abîma dans la contemplation des noires et frémissantes profondeurs de sa tasse.
« Même si tout doit finir là, songeait-elle, même si je ne dois plus jamais connaître l’ordre et la paix, ne plus jamais avoir de boussole, eh bien tant pis ! J’aurais au moins eu un aperçu de ce que c’est, et il y a des gens qui ne peuvent même pas en dire autant. Je crois que j’ai maintenant la clé, cette clé presque impossible qui ouvrira ma porte fermée. Le temps, la patience et la foi – et c’est la foi qui a le plus d’importance. »
Quand elle porta sa tasse à ses lèvres sans lever les yeux, le café avait refroidi.
– Vous voulez que je vous le réchauffe ? (Une autre barmaid était derrière le comptoir en train de nouer son tablier avec des gestes vifs). Le car ne va pas tarder à arriver.
– Merci.
Léa lui tendit sa tasse en refoulant énergiquement la vision de cette autre tasse fumante qui, un matin, avait attendu son bon plaisir.
Le temps est un mot, l’ombre d’une idée. Mais en dépit du tourbillon des événements, de la multiplicité des activités, de l’ennui sans fin de l’incuriosité, il y a toujours – toujours – le ciel. Le ciel et sa constante inconstance, reflet de la diversité du Moment Présent et de la stabilité de l’Eternité. Il y a les étoiles, bornes de notre éternité, qui tournoient et retrouvent toujours le chemin du retour. Il y a les voltes éphémères des nuages, la queue des juments fouettant l’air, le grésillement des cieux pommelés, le grandiose et assourdissant tumulte des tempêtes. Et la lune – la lune qui rêve et qui fait rêver, dont la tendre lumière est un baume sur les plaies du monde et grâce à qui tout a perpétuellement un air de nouveauté.
Une nuit comme celle-là…
Léa s’appuya à la balustrade et soupira dans le clair de lune. Etait-ce deux lunes plus tôt ou seulement une qu’elle était sur ce pont, qu’elle perdait connaissance dans les airs, qu’elle recevait d’une enfant un don d’amour et de lumière dans le crépuscule et l’air vif des montagnes ? Elle avait brisé le vieux cadre rigide du temps et ne s’était pas encore insérée dans un nouveau. Le temps ne s’était pas encore assagi pour devenir uniformité.
Demain, Grace sortirait de l’hôpital où elle s’était fait opérer de l’appendicite et reprendrait son travail à l’hôtel. Quelle chance Léa avait-elle eue de trouver ce remplacement ! Mais, maintenant, elle n’aurait plus ce précaire et provisoire refuge. Alors, ce serait le retour à l’incertitude. Elle serait à nouveau libre. Fini le charivari de la cuisine et de la salle à manger. Elle serait à nouveau libre de reprendre le joug des vaines errances.
– Sauf que je suis un peu sortie de ma nuit et entrée dans une zone crépusculaire. Et si j’aborde cette nouvelle route avec patience et avec foi…
– Elle te ramènera droit au Canyon, acheva doucement la voix rieuse.
Léa se retourna avec un cri inarticulé. Et se jeta au cou de Karen.
– Oh ! Karen ! Karen !
– Holà ! Doucement ! s’esclaffa celle-ci en entourant tendrement de ses bras les épaules tremblantes de Léa. Je vais être pleine de bleus. Ah ! ce que je suis contente de te revoir ! Question suicide, c’est beaucoup mieux ici que sur ton pont. Veux-tu que je te pousse ? Ça doit bien faire une chute de quatre cents mètres. Et il y a une rivière en bas. Une vraie rivière avec de l’eau !
– De l’eau mouillée ! fit Léa en grelottant. (Elle lâcha Karen et essuya ses joues humides d’un revers du bras). Et bien trop froide pour une mort confortable ! Oh ! Karen ! Je suis vraiment trop bête ! J’avais les yeux fermés et je croyais que le soleil s’était éteint. Quelle idiote j’étais.
Elle ravala un sanglot.
– Le tout, c’est de le savoir. Et de ne pas être idiot de la même manière, après. Quand est-ce que je te ramène ?
– Où ça ? Au Canyon ?
– Dame ! D’abord, tu n’as pas entendu tous les récits.
– Mais, certainement, maintenant…
– Non, le feuilleton n’est pas encore terminé. Le dernier épisode devrait être sur le point de commencer quand on arrivera. Tu sais, juste après ton départ… Enfin, on en reparlera plus tard. J’ai été très ennuyée que tu te sois en allée. J’aurais tant voulu pouvoir t’emmener au-dessus de la colline…
– Mais la colline est toujours là, n’est-ce pas ? sourit Léa. Les collines éternelles…
– Oui, soupira Karen, elle est toujours là et je pourrais y conduire n’importe qui, maintenant. Enfin, il n’y à rien à faire. Quand peux-tu partir ?
– Grace rentre demain. J’ai eu de la veine de trouver ce remplacement. Cela m’a aidée à passer une période difficile.
– Je ne dis pas non mais le provisoire, ce n’est pas fait pour toi.
La terreur du changement étreignit Léa dont le sang se glaça soudain. Elle frissonna.
– Cela fera l’affaire.
– Rien ne fera l’affaire si ce n’est qu’un faux-semblant, une façon de meubler le temps, la politique du chien crevé au fil de l’eau. Si tu ne veux pas occuper la place qui t’est dévolue, autant rester à te tourner les pouces dans ton coin. Sinon, tu flanqueras la pagaille partout, c’est tout.
– Oh si, je veux essayer de trouver ma place. Ce qu’il y a, c’est que j’en suis encore à l’étape pénible où je m’efforce de savoir à quelle catégorie je m’intègre et, même si cela ne m’emballe pas outre mesure, je commence à avoir l’impression que je fais partie de quelque chose et que je me dirige quelque part.
– Eh bien, ta destination immédiate, c’est le Canyon. Je passerai te prendre demain soir. Ce n’est pas tellement loin pour les possibilités de vol de ceux du Peuple. Tu as des bagages ?
Léa éclata de rire :
– Ma brosse à dents et une chemise de nuit.
– Matérialiste ! (Karen lui caressa la joue du bout du doigt). La lumière revient. La flamme brille à nouveau.
– Louée soit la Puissance.
La formule, pour elle inhabituelle, était venue toute seule aux lèvres de Léa.
– Qu’Elle t’accompagne.
Karen lévita et se posa sur le parapet. Elle tournait le dos à la lune et son visage était dans l’ombre. Des reflets d’argent luisaient sur ses mains quand elle tapota l’épaule de Léa en guise d’adieu.
Le lendemain, alors que la lune n’était pas encore levée, Léa était dans l’ombre de la véranda avec ses affaires. Elle frémissait d’excitation et le vent glacé qui soufflait dans les pins bordant le Canyon la faisait frissonner. Depuis que le soleil s’était couché, des bancs de nuages avaient envahi le ciel. La lune ne brillerait qu’au-dessus de leur masse grise et informe qui ne cessait de s’amonceler. Léa sursauta quand, au-dessus d’elle, l’obscurité frémit et qu’une silhouette s’y matérialisa.
– Oh ! Karen ! J’ai peur. Je préférerais attendre le car, si vous voulez bien. Il va pleuvoir. Tenez… Qu’est-ce que je disais ?
Elle tendit la main et sentit la morsure des premières gouttes de pluie.
– Je viens de la part de Karen.
C’était une voix grave où l’on décelait une note d’amusement. Léa recula contre le parapet.
– Elle m’a dit, poursuivit la voix, qu’elle craignait que votre brosse à dents et votre chemise de nuit ne soient un excédent de poids. Il semblerait que, pour une raison indéterminée, elle souffre d’une soudaine asthénie des muscles élévateurs. Pensez-vous que je pourrai faire l’affaire ?
– Mais… mais… (Léa serra son baluchon contre sa poitrine). Je ne sais pas léviter ! J’ai peur. La dernière fois que Karen m’a transportée, j’ai cru mourir. S’il vous plaît, laissez-moi prendre le car. Cela ne sera pas beaucoup plus long. Je n’avais pas réfléchi quand Karen m’a parlé, hier soir. (Elle ferma les yeux et poursuivit d’une voix étranglée) : je vais me mettre à pleurer ou à vous agonir d’injures et je ne sais pas faire ça avec élégance. Alors, je vous en supplie, allez-vous-en. Je suis trop terrorisée pour vous accompagner.
Elle sentit qu’il s’emparait doucement de ses affaires qu’elle étreignait convulsivement.
– Ce n’est pas aussi épouvantable que cela, répliqua-t-il sans s’émouvoir.
– J’en ai marre du Peuple ! (Léa avait envie de hurler). Vous ne comprenez donc jamais ? Vous n’avez donc jamais pitié ?
– Mais si, nous comprenons. (L’homme contenait son rire). Et nous compatissons quand la pitié s’impose mais nous ne pataugeons pas dans la sensiblerie chaque fois que quelqu’un a des états d’âme. Avez-vous déjà vu un petit enfant tomber ? Il regarde toujours autour de lui pour savoir s’il doit pleurer ou pas. Eh bien, vous avez regardé autour de vous. Vous avez compris et vous ne pleurez pas, non ?
– Non, espèce de brute ! (Léa riait presque). Mais c’est vrai. J’ai réellement trop peur…
– Oh ! Pour le cas où vous désireriez personnaliser vos injures, je m’appelle Deon. Mais rassurez-vous. Nous avons des solutions. Je peux vous plonger dans le sommeil ou opacifier mon écran individuel pour que vous ne puissiez rien voir. Mais vous perdriez au change. Tout compte fait, j’aurais dû amener le tacot.
– Le tacot ?
Léa agrippa le parapet.
– Mais bien sûr ! Vous le connaissez. Ils n’en avaient pas besoin ce soir.
– Si vous vous figurez que je me sentirai plus en sécurité dans ce vieux clou rouillé… (Elle serra ses bras contre sa poitrine). J’aurais aussi peur.
– Ecoutez, la pluie va se mettre à tomber dans trente secondes. Nous avons une longue route à faire. Karen vous attend ce soir et je lui ai promis que vous seriez là. Alors, voici ce que je vous propose : on va déjà faire un essai et si c’est vraiment trop insupportable, on cherchera un autre moyen. Il fait noir, vous ne verrez rien…
Un éclair déchira le ciel, s’abattant au fond du ravin qu’ils surplombaient, et un coup de tonnerre fit trembler la véranda. On aurait dit une explosion. Léa exhala un petit cri étranglé et se jeta dans les bras de Deon, enfouissant son visage dans le creux de l’épaule du jeune homme. Elle sentit la joue de celui-ci sur ses cheveux.
– Pardonnez-moi, balbutia-t-elle sans cesser de se cramponner à lui. Il y a des tas de choses qui me font peur.
Le vent fit bouffer sa jupe. Et il n’y eut plus de vent. Le vacarme des arbres dont les branches s’entrechoquaient s’apaisa et la tension qui habitait Léa se dissipa. Elle émit un semblant de rire mais quand elle voulut relever la tête, Dean l’en empêcha.
– Calmez-vous. Nous sommes partis.
– Oh ! suffoqua-t-elle en se cramponnant de nouveau à lui. Oh non !
– Oh si ! Ne regardez pas. D’ailleurs, pour l’instant, vous ne verriez rien, nous sommes dans les nuages. Mais il faut que vous commenciez à vous habituer à cette idée. Bientôt, nous serons au-dessus d’eux et la lune est à son plein. Et c’est un spectacle à ne pas manquer, je vous assure.
Léa se colleta avec sa terreur et lentement, lentement, l’émerveillement qui, peu à peu, l’envahissait, eut raison de son effroi. Quelque chose que Karen lui avait dit un jour revint à sa mémoire. « Les bras se souviennent de ce que les yeux ont oublié. »
« Oh ! Mon Dieu ! » fit-elle intérieurement.
Et elle ouvrit les yeux – pour les refermer aussitôt avec une grimace, aveuglée par l’éclat éblouissant de la pleine lune.
– N’était-ce pas… est-ce que ce n’était pas vous qui… ? commença-t-elle d’une voix vacillante en scrutant les traits de Deon auréolé de lumière.
Il sourit :
– C’est exactement ce que j’allais vous demander. J’aurais évidemment dû vous reconnaître avant mais n’oubliez pas que, quand je vous ai vue pour la première fois, vous étiez dans l’eau jusqu’au cou avec les cheveux dans tous les sens – vous aviez même une mèche collée en travers du nez. Et Karen ne m’a strictement rien dit ! Mais regardez ! Regardez !
Ils étaient sortis de la nuit. Au-dessous d’eux se déployait une masse sereine de nuages chaotiques, un champ de nuages baigné de lune et il n’y avait pas de mots pour décrire pareille splendeur. La beauté de ce spectacle ne captivait pas seulement la vue – tous les sens brûlaient de l’appréhender dans sa plénitude et Léa souffrait de ne pouvoir la saisir dans ses bras et la serrer assez fort pour qu’elle se fonde en elle.
Silencieux, ils voguaient au-dessus d’une immensité de pureté floconneuse… l’ineffable délice de l’abîme et de l’altitude, des ombres perpétuellement mouvantes. C’était un monde de plein droit, un univers à part entière sans aucun rapport avec la Terre lointaine, engloutie dans les ténèbres.
– Est-ce que je pourrais en toucher un ? demanda enfin Léa dans un souffle. Est-ce que je pourrais plonger mes mains dans un de ces nuages ?
– Bien sûr. Seulement, il fait froid. Nous sommes montés à une altitude considérable pour sortir de la tempête. Mais si vous voulez…
– Oh oui ! Ce serait comme si je touchais la lisière du ciel !
Elle ne sentit même pas la morsure du froid lorsque Deon entrouvrit l’écran, et qu’elle tendit le bras pour effleurer le flanc turgescent du nuage. La nuée se referma sur ses mains, dans toute sa gloire, insaisissable, aussi intangible que la lumière, aussi impalpable qu’un rêve et, comme un rêve, elle se dissipa entre les doigts de Léa. Quand Deon referma son écran protecteur, la jeune fille, grelottante, suffoquait. Elle regardait ses mains humides miroitantes sous la lune et leva les yeux vers son compagnon qui la serrait dans ses bras.
– Partagez mon nuage, dit-elle – et elle lui caressa la figure.
Il était difficile de mesurer le passage du temps en voguant au-dessus de cette féerique plaine de nuages mais Léa n’eut pas l’impression qu’il s’en était beaucoup écoulé lorsque, la joue toujours pressée contre l’épaule de Deon, elle sentit à nouveau vibrer la voix de celui-ci.
– On va redescendre. Préparez-vous à des turbulences. Nous allons probablement être un peu secoués.
Léa s’étira et sourit :
– Ce n’est pas possible ! J’ai dû dormir et rêver tout cela.
– Le rêve était-il agréable ?
– C’était un très beau rêve.
– On y va ! Cramponnez-vous !
Elle eut le souffle coupé quand ils plongèrent au sein de la blancheur. Toute sérénité et toute beauté disparurent en même temps que disparaissait la lune et que la nuit et le tumulte les assaillaient. Le vent furieux les empoigna et les ballotta. Ils étaient projetés de haut en bas et de bas en haut à une vitesse incroyable, ils tanguaient et ils roulaient, ils basculaient, pivotaient comme des toupies, des éclairs se tissaient autour d’eux, les grondements du tonnerre les étourdissaient bien qu’il fussent protégés.
« C’est la mort, pensa Léa dans son affolement. Rien ne peut vivre ici ! C’est la démence ! C’est le chaos ! »
Mais, soudain, au sein même du terrifiant vacarme, elle prit conscience du tiède cocon qui l’abritait et, de façon plus personnelle, de la présence de quelqu’un – de la respiration toute proche de l’autre, de ses bras robustes.
« Ce doit être comme cet amour dont parlait Karen, songea-t-elle alors mélancoliquement. À l’extérieur, tous les orages du monde. À l’intérieur, la force, la chaleur et quelqu’un d’autre. »
Un trou d’air les fit brusquement émerger de la nuée d’orage en tournoyant et ils plongèrent dans les profondeurs de Cougar Canyon. Ils reprirent brutalement contact avec le sol et furent projetés sans ménagements contre un pin.
– Ouille ! (Deon s’appuya contre le tronc et ses épaules s’affaissèrent). En définitive, je suis bien content de ne pas avoir pris le tacot. Il n’en resterait plus un boulon. C’est violent, les orages !
Léa, toujours pelotonnée entre ses bras, fit jouer ses muscles.
– Ce n’est pas moi qui vous contredirai. Mais je n’aurais raté ça pour rien au monde. (Elle se dégagea et regarda autour d’elle). Où sommes-nous ? s’enquit-elle en tâtant du pied le bord d’une longue entaille qui s’étirait en une ligne sombre sur le sol illuminé par la lueur éblouissante des éclairs.
– Sur la colline, à deux pas de l’école.
– Sur la colline ? (Léa se retourna avec surprise). Mais il n’y a rien, ici.
– C’est absolument vrai. (Deon lança un coup de pied dans une motte de terre). Rien que moi. Et, à la même heure, la semaine dernière, j’aurais juré… Mais ça ne fait rien…
– Je me faisais de la bile pour vous. (La voix qui tombait de l’obscurité, au-dessus d’eux, les fit sursauter tous les deux). J’avais peur que vous ayez dérivé de je ne sais combien de kilomètres. Ou que la brosse à dents de Léa vous ait ralentis. Tout le monde vous attend. (Karen se posa à côté d’eux et Deon se pencha avidement vers elle) :
– Alors, c’est arrivé ? Est-ce que ça marche ? Qu’est-ce que…
Karen se mit à rire.
– Un peu de calme, Deon ! Oui, il est arrivé et il marche. Les Anciens ont convoqué la Réunion et tout est prêt pour commencer, sauf qu’il y a trois sièges vides. Allez ! En avant !
Et, avant même que Léa ait eu le temps de pousser un hoquet de stupeur, avant même que la peur se soit emparée d’elle, Léa se retrouva en train de planer au-dessus de la colline. Et ce fut les joues en feu, les cheveux semés des perles de l’averse et riant à pleins poumons qu’elle se posa devant la porte de l’école à travers laquelle un grondement de tonnerre rageur et un coup de vent furieux les firent s’engouffrer tous les trois. Ils se frayèrent leur chemin à travers les groupes fort occupés à bavarder et s’installèrent aux places qui leur étaient dévolues. Léa jeta un coup d’œil vers le coin où elle s’asseyait d’habitude, redoutant presque de s’y voir, les épaules voûtées, en train de compter avaricieusement la petite monnaie de sa misère.
Une onde d’émerveillement et de ravissement la submergea, se coulant dans ses bras, dans ses jambes, et elle ne put réfréner le cri de joie silencieux qui montait en elle. Elle tendit ses mains grandes ouvertes, doigts écartés, vers ce qui était, peut-être, devant elle.
« Les ténèbres reviendront, se dit-elle. Ce n’est qu’une lézarde dans le mur de ma prison, un aperçu de ce qu’il y a au-delà. Mais c’est prodigieux ! Prodigieux ! (Elle referma doucement les doigts pour y garder une poignée de bonheur et ne s’étonna pas quand une autre main se posa, tiède, sur la sienne). Ces êtres m’écouteront quand je pleurerai. Ils m’aideront à trouver les réponses. Ils me soutiendront pendant la longue marche que je devrai entreprendre en tâtonnant pour me retrouver. Mais je ne suis pas seule ! Je ne serai plus jamais seule ! »
Elle laissa tout s’évanouir sauf le moment présent dans le soupir de joie vacillant qu’elle poussa en murmurant à l’unisson du Groupe.
– Nous sommes rassemblés en Ton Nom.
Il n’y avait personne derrière le bureau au centre duquel trônait le même petit instrument – ou un qui lui ressemblait comme un frère – qui avait toujours été là. Valency, qui portait tendrement le fardeau de Notre Bébé, se pencha et toucha l’appareil.
– Je vous avais dit qu’il arriverait indemne. (La voix était si vivante que, machinalement, Léa chercha des yeux l’absent qui parlait). D’ailleurs, c’est moi qui dois avoir le dernier mot, après tout ! Bien… Je suppose que vous désirez avoir un thème pour faciliter la compréhension des choses. Le voici : « Et vous traverserez le Jourdain pour entrer en possession de la terre que le Seigneur votre Dieu vous a donnée et vous la posséderez et y demeurerez… »