L’assaut

 

 

Toute la partie montagneuse, au nord et au sud de l’autoroute, était en feu. John considéra l’enfer qu’il avait sous les yeux, sans rien ressentir, même si son habitation se trouvait quelque part au milieu de la fournaise.

Des coups de feu épars continuaient de claquer. Une partie du gang du Posse était barricadée dans une maison de plain-pied, à une centaine de mètres de la trouée de Swannanoa Gap ; une position clé car elle donnait en face sur l’autoroute et, latéralement, sur la voie ferrée et le départ de l’ancienne route pavée.

Deux membres de sa milice coururent vers le bâtiment en s’approchant d’un angle mort, là où était garé un camion. Ils rampèrent sous le véhicule, sortirent de l’autre côté et roulèrent jusqu’au pied de la maison. La jeune fille ouvrit son sac à dos, et son compagnon sortit un Zippo, qu’il alluma et approcha de l’explosif.

La bombe contenait une charge de quatre kilos de poudre noire mêlée de clous, le tout fourré dans un tuyau de PVC. La fille se leva et la jeta par la vitre brisée, puis tomba à la renverse, touchée en pleine poitrine.

John entendit crier dans la maison, vit quelqu’un debout près de la fenêtre, qui essayait de rejeter le sac à dos à l’extérieur avant qu’une fusillade ne le précipite au sol.

L’explosion parut arracher le mur latéral.

Avec des hurlements rauques, une dizaine de miliciens donnèrent alors l’assaut et s’élancèrent dans les décombres de la bâtisse emplie de fumée.

Quelques secondes plus tard, plusieurs Posse surgirent sur le seuil… mais aucun d’eux ne parcourut plus de cinq mètres.

Encore deux habitations avant d’atteindre le sommet de la colline. Et, dedans, quelques résistants Posse à neutraliser. Un déluge de cocktails Molotov s’abattit sur les maisons et, à l’intérieur résonnèrent les claquements d’une arme automatique.

L’équipe d’assaut attendit. Ces huit heures passées à se battre avaient fait d’eux des vétérans… sans qu’il y ait eu de gestes aussi héroïques que stupides, ou de charges suicidaires accompagnées d’un « suivez-moi » hystérique. L’une des maisons finit par prendre feu, aussitôt imitée par la seconde, des tirs répressifs mitraillant la moindre fenêtre afin d’empêcher les occupants de sortir.

Il fallut dix minutes, plus encore une douzaine de cocktails jetés contre la structure de bois pour nourrir les flammes, qui finirent par venir lécher les avant-toits. L’édifice entier était en feu, à présent, et des cris s’échappaient de l’intérieur. La porte d’entrée s’ouvrit brusquement, sous les yeux de la milice qui attendait. Une demi-douzaine de Posse furent aussitôt abattus. Les derniers à sortir se révélèrent être deux femmes, qui tombèrent à genoux, les mains en l’air.

Personne ne tira, et elles purent ramper hors de la fournaise, avant d’aller s’écraser le visage contre terre, en suppliant qu’on les épargne.

Il restait une maison, celle d’où leur parvenaient les tirs d’une arme automatique. John, qui observait le combat, était certain de savoir qui se trouvait à l’intérieur. Il s’empara d’un mégaphone.

— Sortez de cette maison ! Vous êtes nos prisonniers !

Ce n’était maintenant plus qu’un brasier.

— Sortez, et on ne tirera pas !

Quelques secondes plus tard, la porte explosa littéralement et six hommes et une femme sortirent en titubant, leurs armes tournées vers le sol.

— À genoux, les mains sur la tête !

Ils s’exécutèrent et se virent aussitôt encerclés par les étudiants.

Le fracas des combats s’amenuisait ; seules résonnaient encore quelques explosions sporadiques au second tunnel de chemin de fer, et des salves tirées autour de Rattlesnake Mountain, dont le bruit était apporté par le vent d’ouest.

John vit quelques membres de la milice sortir à découvert, se redresser prudemment, regarder autour d’eux et se coucher aussi vite quand la balle d’un sniper dissimulé sur le faîte de la colline vint siffler sur leurs têtes. Un tir accueilli quelques secondes plus tard par un tonnerre de coups de feu, puis, de nouveau, le silence. Soudain, l’un des miliciens apparut debout sur la crête, son fusil brandi à bout de bras, et leur signala que tout était clair.

Alors, John émergea du côté du pont qui enjambait l’autoroute et, lentement, se laissa descendre sur le talus vers la chaussée en contrebas, ce geste indiquant aux autres que la bataille était finie.

Tous restèrent là, comme hébétés, dans le silence.

Il leva les yeux vers la route de la trouée, à une centaine de mètres de là. Une route pavée d’horreur, jonchée de corps contorsionnés, de mares de sang qui s’écoulaient peu à peu dans les fossés latéraux. Une masse grouillante d’hommes et de femmes blessés, aussi.

John se retourna, scruta les alentours de la sortie 66 et leva son mégaphone.

— Des médecins ! Il nous faut des médecins tout de suite !

Ceux-ci attendaient à plusieurs centaines de mètres derrière les troupes pendant que les derniers du Posse se faisaient balayer de la crête, qu’ils avaient néanmoins réussi à investir dès le début de la bataille.

Il devait y avoir quelques habitants de la région avec eux, volontaires ou non. Deux heures avant l’aube, une cinquantaine d’entre eux étaient apparus sur le chemin peu fréquenté de Kazuma, que seuls les promeneurs et les cyclistes connaissaient ; un sentier qui allait du Pied-mont, en bas, au point le plus haut du sommet d’où l’on apercevait l’autoroute et les voies secondaires, ils s’étaient emparés des quelque dix maisons qui s’y trouvaient, s’étaient débarrassés des défenseurs en quelques minutes puis avaient soumis à un tir d’enfilade la trouée elle-même, ses combattants coincés sur place, incapables de riposter.

Enfin, les véritables assauts avaient commencé, cinquante voitures montant de la route latérale, des hommes et des femmes à pied traversant le tunnel de la voie ferrée, et une colonne de près de deux cents véhicules arrivant d’Old Fort, emmenée par un camion diesel, équipé à l’avant d’un chasse-neige.

Le premier barrage avait cédé, ainsi que la première position de repli – le pont où se tenait John en ce moment – car les habitations sur la colline qui le dominait représentaient l’endroit idéal d’où l’on pouvait le mitrailler.

Même s’ils ne s’étaient pas vraiment attendus à la capture des maisons et du pont au-dessus de la trouée, la rapide retraite de la milice, quant à elle, faisait partie du plan concocté depuis longtemps par John et Washington. Ce dernier était un excellent Marine, un entraîneur de premier ordre et un chef exceptionnel, mais John comprenait aujourd’hui qu’il avait raison quant à… toutes ces conneries sur le fait d’être colonel.

Le plan de Washington n’était rien d’autre qu’une défense classique sur des positions hautes, et John y avait mis son veto.

— Gagner trop facilement serait aussi mauvais que de perdre, avait-il objecté. On les repousse au niveau de la crête, ils se retirent et ont alors deux options : soit ils s’en vont, soit ils attendent le moment propice pour nous tomber dessus – et je crois que c’est ce qu’ils feront. Celui qui dirige cette bande de sauvages ne peut se permettre aucune défaite ; ses hommes se retourneront contre lui, le tueront et reviendront s’attaquer à nous.

Le cauchemar de John était qu’après une défaite aussi cuisante le Posse se retire à Old Fort, se disperse un peu, se livre au pillage, tâte le terrain, leur mette la pression de jour comme de nuit et attende de les voir ressortir. Ceux de Black Mountain et de Swarmanoa finiraient à coup sûr par commettre une erreur ; ils avaient bien un talon d’Achille ; l’ennemi surprendrait un garde endormi, attaquerait la position de nuit au beau milieu d’un orage… Non. John les voulait sur la crête – qu’on les laisse donc s’emparer de la trouée – puis il les attirerait vers un classique champ de bataille.

— Avec les montagnes de chaque côté, cela nous permettra de les encercler plus facilement, avait-il avancé.

Et les étudiants avaient immédiatement adopté cette idée.

— Une fois pris au piège, il n’est pas question qu’un seul en ressorte vivant.

C’était ce plan dont Washington disait qu’il triplerait leurs pertes. Mais John avait argué qu’en agissant ainsi, cela annihilerait le Posse plutôt que de le faire seulement reculer avec en plus la menace de les voir revenir.

La bataille autour du pont avait été terrible. John s’était retrouvé à terre quelques instants, sonné par une explosion. Mais quelqu’un avait pu rassembler les forces arrière, et tous étaient repartis à la charge en dépit des pertes qui grandissaient.

Et la tuerie avait repris de plus belle, l’ennemi se sentant pris au piège, cerné de toutes parts. Ce n’était pas le genre de combat où la seule issue restait de se rendre, et ils le savaient. Il n’y avait aucune échappatoire pour eux, aucune retraite pour attendre et revenir à la charge des jours ou des semaines plus tard. Ils allaient tous mourir aujourd’hui mais, pour ajouter à la tragédie, ce tableau de chasse allait coûter très cher à Black Mountain et Swannanoa.

Washington, pour éviter un massacre, avait donc émis l’idée de créer une fausse porte de sortie pour les soldats en déroute, que l’on pourrait alors pourchasser en les poussant vers une deuxième zone de combats, plus bas dans la montagne. La mort dans l’âme, John avait fini par accepter, non sans craindre que, s’ils offraient une issue de secours à leurs propres combattants, ceux du Posse qui étaient encore en vie pourraient effectivement s’y engouffrer… et finir par s’échapper. Il faudrait alors des mois d’une guérilla sanglante contre des survivants qui n’auraient qu’une idée en tête : se venger.

Pas moins de sept heures terribles avaient été nécessaires pour reprendre du terrain, mètre par mètre, et cela au milieu d’un bain de sang.

Les médecins arrivaient enfin. Des hommes, blessés plus tôt au cours de l’attaque et qui étaient parvenus à se cacher sans se faire tuer, gisaient maintenant par centaines le long de la route. Plus au sud, les tirs continuaient à faire rage en avançant vers l’est, et l’on entendait clairement les cris de ceux qui s’étaient fait piéger et mouraient carbonisés. Même s’il s’agissait des gars du Posse, c’était une sensation effroyable.

Derrière John arrivaient maintenant les hommes de Tom, déployés à bonne distance l’un de l’autre. À chaque mètre, ils s’arrêtaient, visaient puis faisaient feu.

Les blessés du Posse devaient être sommairement exécutés, une tâche que John réservait non pas à ses étudiants – même s’ils commençaient à être aguerris – mais à la police et aux anciens.

Il remonta lentement la route en direction de la crête et le découvrit enfin, entouré par un groupe d’étudiants, dont certains, anéantis, ne cachaient pas leurs larmes. Washington Parker était mort, tué au cours des premières minutes du combat. Ainsi étendu sur le sol, les bras en croix, il ressemblait au Christ. Pour ajouter au côté bouleversant de cette image, une jeune étudiante, morte elle aussi, était blottie sous son bras, comme si, avant de lâcher son dernier souffle, il avait tenté de la protéger ou de la réconforter.

Washington avait expressément demandé de se battre en première ligne, en prétextant que les élèves auraient besoin de sa présence lorsqu’ils battraient faussement en retraite pour attirer le Posse dans un cul-de-sac ; et, tout comme ceux du premier peloton, l’ancien Marine y avait laissé sa vie.

John avait un moment espéré que peut-être, juste peut-être, il aurait réussi à se terrer quelque part, mais cela lui paraissait très peu vraisemblable.

Les étudiants s’écartèrent pour laisser le colonel s’approcher. Washington était mort comme il l’aurait désiré, à la tête de ses hommes, sur le front. John se sentit alors coupable d’avoir, en tant que commandant en chef, dirigé cette bataille seulement des lignes arrière.

Encore sous le choc des combats, les traits tirés, trempés de sueur, blessés ou non, les « soldats » de Washington descendaient de la colline, arrivaient de l’autoroute pour se rassembler autour de leur sergent et lui dire adieu. Chacun passa lentement devant son corps, certains en silence, d’autres prononçant une rapide prière ou lui offrant un merci ému. Et tous pleuraient en lui faisant ce dernier adieu.

Légèrement à l’écart, John les observa un moment puis fit comme eux. Il suivit la file, s’arrêta devant la dépouille de l’ancien Marine, la salua puis s’éloigna. Il était tellement secoué que tout sentiment semblait mort en lui. Oui, il pleurerait Washington, mais plus tard, et seul.

D’autres coups de feu claquèrent derrière eux, puis ce fut le klaxon d’un combi Volkswagen qui se pressait en zigzaguant au milieu des décombres. Il transportait des blessés vers l’hôpital de la ville.

D’autres véhicules arrivaient, maintenant : les vieux camions de ferme, le gros diesel qui allait accueillir plusieurs dizaines d’hommes pour les emmener, eux aussi.

— John ?

C’était Makala qui venait à sa rencontre, et, sans réfléchir, il la prit contre lui et l’étreignit. Blottie entre ses bras, elle se mit à trembler et pleurer en même temps.

— Dieu merci… Le bruit courait que tu étais mort.

— Non… fit-il en appuyant la tête contre la sienne.

Oui, il avait le visage noirci. Les gars du Posse avaient en effet fabriqué des sortes de bazookas de fortune, et une roquette avait explosé sur le pont, le laissant inconscient durant quelques minutes.

La jeune femme s’arracha à son étreinte, fit un pas en arrière et leva une main devant John.

— Suis mon doigt du regard, dit-elle en remuant la main de droite à gauche.

Ce qu’il fit sans mot dire.

— John, tu as peut-être une commotion cérébrale. Et aussi des brûlures au deuxième degré.

— Écoute, tant pis, lâcha-t-il. Il faut vous occuper des autres, avant.

Elle obéit et s’approcha des blessés, dont une fille, une volleyeuse de l’école, qui pleurait en se tenant le ventre. Makala s’agenouilla près d’elle, lui effleura la tête, lui parla doucement puis, à l’aide d’un marqueur indélébile, inscrivit un « 3 » sur son front. Enfin, elle l’embrassa et se redressa avant d’aller au chevet d’un garçon allongé non loin de là. Il avait la jambe écrasée au niveau du genou, et quelqu’un lui avait déjà posé un garrot. Il était inconscient. Makala plaça un index sur sa gorge, attendit un court instant puis écrivit un « 1 » sur son front.

— J’ai un « 1 » ! s’écria-t-elle alors. Vite, par ici !

Une équipe se précipita avec un brancard, l’un des garçons aperçut la fille blessée au ventre et ralentit, l’air catastrophé. Les deux étudiants étaient sortis ensemble, l’année précédente, ils avaient formé un temps « le couple en vue », jusqu’à ce qu’elle décide de rompre. Dans une petite université comme Montreat, tout le monde était au courant de la vie des autres, qu’elle soit belle ou pas.

— Par ici, par ici ! continuait de crier l’infirmière. Celui-là, ici ! Emmenez-le !

L’équipe médicale embarqua sur un brancard le garçon à la jambe écrasée et repartit au petit trot vers la route.

Son marqueur à la main, déjà, Makala se dirigeait vers un autre blessé. Elle était, comme l’auraient dit les anciens, celle qui faisait le tri parmi les blessés : 1 pour les cas de toute première urgence, 2 pour des soins qui pouvaient attendre, et 3… 3 signifiait simplement qu’ils allaient mourir et qu’il était inutile de leur consacrer des efforts dans l’immédiat.

Aucun des étudiants soldats qui se lançaient dans une bataille ne connaissait ce système de tri ; sauf, bien sûr, ceux qui avaient été désignés comme médecins, et ceux qui aidaient à transporter les blessés. Mais il ne fallait pas longtemps à ceux qui étaient ainsi « marqués » pour comprendre ce qui se passait.

Une fille était allongée dans un fossé, près d’un barrage, le corps troué de plusieurs impacts de balles. Makala s’arrêta à peine pour l’examiner, inscrivit un « 3 » sur son front et continua. Voyant John non loin de là, la blessée lui cria en pleurant :

— Qu’est-ce qu’elle a écrit ? Qu’est-ce qu’elle a écrit ?…

John s’agenouilla à ses côtés, étonné de la voir encore en vie tant elle saignait de partout. Blessée à la cuisse, au ventre et à la poitrine, elle avait du sang qui s’écoulait de la bouche. Il ne la connaissait pas… comme beaucoup de bizuts qui n’avaient pas encore suivi ses cours.

— Elle a écrit « 2 », lui assura-t-il avec un sourire. Il y en a d’autres qui sont plus blessés que toi… Bientôt on s’occupera de toi.

Elle esquissa un faible sourire, remua la tête, mais il vit que, déjà, elle sombrait dans la nuit. Il se pencha et l’embrassa.

— Dors, maintenant, souffla-t-il. Tout ira bien.

Mais, soudain, elle lui agrippa la main avec une force dont il ne l’aurait pas crue capable.

— Papa ?… gémit-elle. Papa… aide-moi…

— Tout va bien, je suis là… murmura-t-il, bouleversé.

Elle articula quelques mots incompréhensibles, frissonna puis s’éteignit, doucement, presque en paix.

John repoussa les cheveux de son front trempé, l’embrassa de nouveau puis détacha ses doigts encore agrippés aux siens et s’éloigna.

Des tirs distants résonnaient encore dans les collines, puis plus près derrière lui, tandis que les hommes de Tom continuaient à repousser le gang du Posse.

Devant lui, écrasée dans le fond de la trouée, gisait l’épave de l’avion de Dan. Aux pires moments de la bataille, John l’avait vu apparaître au-dessus d’eux, descendre en piqué et voler en rase-mottes pour lâcher des charges explosives, avant de remonter en virant sur l’aile et repartir à la charge. John lui avait spécifiquement recommandé de ne pas se mêler au combat, de garder de la hauteur et de continuer à faire son job de reconnaissance, et c’est ce qu’il avait fait… au début. Il survolait les collines, repérait les différents lieux de combat et repartait vers la ville pour lâcher un message attaché à une banderole qui renseignait le QG sur la progression ennemie. Puis il retournait faire ses observations. Ces infos cruciales avaient aidé John à rester posté exactement là où le Posse cherchait à attaquer, et, plus important encore, à savoir quand engager la totalité de leurs forces pour refermer le piège sur eux.

Mais, comme John le craignait. Don Barber avait été incapable de rester longtemps étranger à la bataille, et il avait décidé, au bout d’un moment, d’aider les combattants sur le terrain.

Et voilà qu’il gisait, mort, incarcéré dans l’épave de son avion, vêtu de son vieil uniforme de la guerre de Corée. John s’arrêta un moment à sa hauteur, le salua et s’éloigna.

Une file d’une trentaine de prisonniers s’étirait le long de la route, attachés ensemble, les mains liées dans le dos. Parmi eux se trouvaient ceux qui étaient sortis vivants de la maison en flammes. Le garde qui les conduisait arrêta un instant son regard sur le colonel puis les poussa vers le camion qui attendait en haut du col, précisément là où John se rendait.

Il continua sa route, salué à mesure qu’il montait par des étudiants au garde-à-vous. On lui avait assigné un élève, avant les combats, mais le jeune homme s’était fait tuer au niveau de la sortie 65, soufflé par l’explosion qui avait précipité John à terre.

Les prisonniers embarquèrent dans le camion, où attendaient déjà d’autres hommes du Posse. À l’approche du deuxième groupe, certains se levèrent pour observer celui qui était à leur tête, un petit homme sec et tatoué, les cheveux grisonnants et ras, le visage barré d’une balafre manifestement faite au couteau.

L’homme qui les conduisait s’approcha de John, le bras soutenu par une écharpe maculée de sang.

— Beau travail. Kevin, lui dit le colonel.

— J’ai quand même perdu une tripotée de gamins, lui répondit l’ancien baroudeur qui avait rejoint leurs troupes quelques jours plus tôt. Ça s’est corsé quand ces salauds ont compris qu’ils étaient coincés. Au début, les gamins hésitaient à tirer sur ceux qui étaient au sol et qui semblaient morts ou qui étaient salement blessés. Mais ils ont vite appris…

John regarda les jeunes soldats debout autour d’eux, qui ne quittaient pas les prisonniers des yeux.

— Vous en avez interrogé ?

— Pour ça, oui. Ils vident tous leur sac en accusant le copain. Ils disent qu’on les a forcés à faire ça. Ce fumier, là-bas, c’est leur chef.

Kevin lui jeta un regard méprisant puis continua :

— Étonnant que ce gars-là soit à leur tête. C’est apparemment un sacré trafiquant de drogue qui sévit à Greensboro ; il sert de contact lors des grosses livraisons de coke et d’héro qui arrivent de Floride. Il a l’air gentil, comme ça, mais ils tremblent tous devant lui, même les pires du lot. Paraît qu’il prétend être en communication avec le diable en personne, que le bon Dieu, là-haut, a laissé tomber l’Amérique, que c’est Satan qui dirige, à présent, et qu’il a été lui-même sorti de l’enfer pour préparer le chemin au diable et l’installer sur le trône de l’Amérique ! Vous voyez ça ?!

— Et ce qu’on raconte sur le cannibalisme ?

— C’est vrai, fit Kevin avant de cracher par terre.

John s’approcha du leader, qui l’observa en souriant.

— Alors, c’est toi le général en chef, ici ?

John ne prit pas la peine de répondre.

— Un coup de maître, la stratégie, je dois reconnaître. J’imagine que c’est toi, le prof J’ai eu des échos par une gonzesse de chez vous qu’on a capturée hier. Une belle plante, j’avoue.

John se figea. Sans doute l’étudiante qui s’était fait prendre dans l’escarmouche sur la route de terre…

— Je sens une touche d’histoire militaire, dans cette bataille. Le coup de la Drang Valley, non ? On attire, on se rapproche et on encercle… J’ai vu ça dans un film, et à la télé, aussi.

— Et vous vous êtes jetés dans la gueule du loup.

— Oui, effectivement. Faut croire que c’est lui qui a décidé ça pour nous.

— Lui… qui ?

— Satan, cette bonne blague.

Il se retourna vers les autres prisonniers.

— Je ne vous avais pas dit que, si vous ne lui offriez pas votre âme à cent pour cent, il vous abandonnerait ? Maintenant, c’est sûr que vous allez terminer en enfer. Car Dieu a maudit ce monde et, parce que vous avez échoué, Satan vous tournera le dos, comme lui. Votre règne à ses côtés sera remplacé par le châtiment éternel car vous n’avez pas tenu votre parole ! Ces chiens ne vous montreront aucune pitié. Plutôt que de festoyer ce soir en les dévorant, comme Satan le voulait pour vous, c’est vous qui servirez de charogne aux chiens, aux corbeaux… ou peut-être…

Il tourna vers John un regard sournois puis ajouta :

— … ou peut-être à eux.

Son Glock à la main, John fut tenté de lui faire exploser la cervelle ici, devant tous.

Les autres prisonniers le considéraient avec des yeux exorbités. Certains se mirent à pleurer, d’autres se laissèrent tomber à genoux, la tête basse, résignés.

Comment un être aussi abject et laid pouvait-il avoir tant de pouvoir, une telle autorité, un tel charisme, avec cette voix à la fois profonde, enjôleuse et puissante ? Comment un homme pareil pouvait-il proférer de telles paroles… que d’autres buvaient littéralement ?

— Vous êtes des cannibales, lâcha John avec dégoût.

Le petit chef le regarda, avec un sourire qui lui parut presque amical.

— Mon ami, tu sais assez ce qui est arrivé pour comprendre que cette nation est maudite, sauf pour les quelques élus qui ont la force de vivre. La chair des faibles n’est rien d’autre pour nous que le saint sacrement, la source de vie, le moyen de trouver la volonté qui nous aidera à triompher.

Puis, avec un sourire haineux, il ajouta :

— Cette fille qu’on a capturée, hier, c’est vrai qu’elle était douce et sucrée, la meilleure que j’aie eue jusque-là. Bien nourrie avant qu’on fasse d’elle notre sacrement.

John leva son Glock, dont le canon vint toucher le front de l’homme.

— Vas-y, bâtard, articula-t-il. Sois comme moi, bois mon sang quand je serai mort, comme j’aurais bu le tien. Je sais que tu as faim. Si tu fais ça, tous ceux qui te suivent feront pareil, parce qu’ils ont la dalle, eux aussi.

John se retourna et déclara à la centaine de personnes qui les entouraient maintenant :

— Vous l’avez bien entendu.

Un silence dégoûté lui répondit.

— Une corde, s’il vous plaît.

L’un de ses étudiants s’avança et lui en tendit une… dont le nœud était déjà fait. John lui indiqua le poteau métallique des feux de croisement. Il lança la corde en l’air, qui s’enroula au sommet et se bloqua. Plusieurs hommes se chargèrent de soulever le leader, qui, s’attendant à être abattu d’un coup de pistolet, commença à se débattre et à pousser des cris rauques. On lui passa le nœud coulant puis on le serra autour de son cou. Alors, John s’approcha et articula d’une voix forte :

— Par les pouvoirs qui m’ont été attribués par les citoyens de Black Mountain et de Swannanoa, je déclare que cet homme est un criminel, un meurtrier et un mangeur de chair humaine, et que, pour cela, il doit être condamné à la pendaison. Il ne mérite même pas de recevoir une balle.

Il recula puis ajouta :

— Qu’on le pende.

On le hissa au bout de la corde et de longues minutes de gesticulations spasmodiques s’écoulèrent avant qu’il meure… sous les yeux de ses fidèles, horrifiés. Plusieurs tombèrent à genoux et fondirent en larmes implorant et hurlant qu’ils s’étaient repentis et voulaient être sauvés, l’un d’entre eux allant jusqu’à demander un prêtre pour se confesser.

John les considéra un instant puis se détourna. C’est alors qu’il aperçut Tom, immobile, le visage fermé, et lui dit :

— Pendez tous ceux que vous pourrez, et abattez le reste de ces ordures. Et je veux qu’on peigne en gros sur les flancs de ce camion, là-bas : CANNIBALES.

Tom acquiesça et, l’instant d’après, une demi-douzaine de prisonniers se virent soulevés de terre pour être pendus à leur tour. Les autres, qui savaient à présent ce qui les attendait, criaient, pleuraient, suppliaient, sous les yeux de John, impassible.

— John ?

Makala était maintenant à ses côtés.

— Pour l’amour du ciel, John, certains parmi eux ne sont que des enfants. Et, pour la plupart, ils se sont fait embarquer dans cette secte sans pouvoir résister. Il faut arrêter ça !

Il ne répondit pas.

— John, ce n’est rien d’autre que du lynchage. C’est de la folie. C’est exactement ce que tu as essayé d’éviter à cette ville. Regarde-nous.

Il baissa les yeux sur elle puis les posa sur ses jeunes soldats, sur ceux de la ville qui s’étaient battus, et il distingua la lueur sauvage qui luisait dans le regard de plus d’un.

Dix prisonniers furent emmenés à l’écart, gémissant, implorant… et furent abattus. Leurs corps furent balancés par-dessus le pont pour exploser dans un bruit sourd sur les rochers en contrebas.

Quelques instants plus tard, dix autres furent tués d’une balle en pleine poitrine, leur mort accueillie par des hurlements de joie.

C’est alors que John eut l’impression qu’un film se déroulait dans son esprit. Un vieux film dont la pellicule avait beaucoup de grain. Des Russes pendus à des gibets de fortune, en cet hiver glacé de 1914 ; les peintures de Goya, où les mains tendues des prisonniers espagnols semblaient implorer les soldats français de Napoléon, qui les abattaient un à un ; des prisonniers nus poussés vers une fosse par les SS, forcés de s’agenouiller puis abattus d’un coup de pistolet, et dont les corps s’affaissaient comme des poupées de chiffon. C’était le visage de la guerre, de toutes les guerres, et voilà que cela se passait ici, chez eux, contre leur gré, et qu’on se battait pour une miette de pain, et peut-être même pour les corps de ceux que l’on tuait.

Il restait huit prisonniers, que les hommes de Tom emmenaient maintenant vers le pont au-dessus du ravin. John s’avança, son Glock toujours dans la main, et Tom, le voyant faire, recula comme pour le laisser reprendre son rôle de bourreau.

Il les considéra. Plusieurs d’entre eux semblaient le défier, comme l’avait fait, deux mois plus tôt, le voyou au bras tatoué d’un serpent. Pourquoi ? se demanda-t-il. Pourquoi a-t-on ça en nous… ? Il se retourna vers la centaine de personnes derrière lui et, chez plusieurs d’entre elles, devina le même regard froid.

Lentement, il reprit sa position face aux huit prisonniers. Makala avait raison. Trois d’entre eux, dont une fille, semblaient avoir à peine plus de quatorze ou quinze ans, même s’ils affichaient, comme les autres, ce regard glacé, comme dénué de vie. Étaient-ils ainsi avant que ne surviennent les événements ; des enfants membres d’un gang, prêts à tuer pour s’offrir une partie de rigolade ?

Non loin d’eux se trouvait une femme âgée d’une vingtaine d’années, tremblante, si terrifiée qu’elle en avait mouillé son pantalon. Et, près d’elle, un vieil homme, le regard vide, lui aussi, avec, à ses côtés, un gamin hispanique, qui récitait une prière, un Ave Maria, sans doute.

— Kevin.

Le soldat s’approcha de John.

— Sors ton couteau.

L’un de ceux qui semblaient le défier lui lança :

— Achève-moi et qu’on en finisse ! Mais, pas au couteau, mec.

— Défais leurs liens.

— Quoi ?

— Tu m’as bien entendu : coupe leurs liens.

Sans discuter, Kevin passa derrière eux et leur libéra les mains. Aucun d’eux ne broncha.

John se tourna vers ses étudiants, ses voisins, ses amis.

— C’est fini, dit-il.

Un murmure contrarié s’éleva des spectateurs.

— Qu’est-ce qui va empêcher ces salauds de revenir ce soir pour nous couper la gorge ?

— J’ai commis une erreur, se contenta-t-il de répondre.

— En ne les tuant pas ? s’écria quelqu’un.

— Ils ont tué nos blessés sans pitié ! s’exclama une fille.

Une de ses élèves, qui avait fait des études bibliques, quelques années plus tôt…

— Et on a tué les leurs, riposta-t-il. Washington et moi l’avons ordonné parce qu’on aurait été incapables de les nourrir.

— Ce sont des cannibales !

— Pour certains, sans aucun doute, reconnut-il. Je ne le leur demanderai même pas car ils mentiront pour sauver leur vie.

Il laissa passer un moment puis enchaîna :

— Je mets un terme à ça parce que je me suis rendu compte que je commençais à aimer ça. Je hais ces gens. Je haïssais profondément cette ordure que vous voyez pendue, là. Mais je ne deviendrai pas comme lui… Je n’accepterai pas qu’on devienne comme lui. Car, en ce moment. Dieu nous sauve. Oui, il est en train de nous sauver.

Sans attendre de réponse, il se tourna pour faire de nouveau face aux prisonniers.

— Je ne vais pas me plier au rituel stupide de vous faire jurer de partir, de ne jamais revenir et de vous repentir.

Le gamin hispanique tomba alors à genoux et exécuta le signe de croix à plusieurs reprises.

— Rappelez-vous ce que vous avez vu ici. Ne revenez jamais. Chacun d’entre vous, si vous survivez, portera à jamais sur lui la marque de Caïn, après vos exactions. Si vous croisez d’autres bandes comme la vôtre, dites-leur ce qui s’est passé ici, et faites-leur comprendre qu’ils subiront la même défaite.

Il marqua une pause puis ajouta :

— Je ne vous demanderai qu’une chose. Nous vous avons rendu la vie ; ne vous avisez pas d’en prendre d’autres, car c’est l’enfer que vous connaîtrez.

Il s’écarta de quelques pas et leur cria :

— Allez, partez !

Six d’entre eux n’hésitèrent pas une seconde et s’enfuirent sans demander leur reste. Le garçon à genoux leva des yeux écarquillés vers celui qui lui accordait la vie sauve, puis s’approcha avec l’intention de lui baiser les pieds. John recula d’un pas et lui fit signe de se lever et de filer.

— Gracias, senor, souffla-t-il avant de déguerpir.

Toujours aussi terrifiée, la jeune femme qui avait fait sous elle semblait incapable de bouger.

— Va-t’en, lui dit doucement John.

— Où ?

— Va…

— Je regrette tant… Mon Dieu, pardonnez-moi… Je n’aurais jamais dû. Je ne sais pas si j’arriverai à vivre après ce que j’ai fait. Je regrette…

En sanglotant, elle finit par s’éloigner.

John se tourna vers la foule.

— Il faut me découper ces corps, maintenant. Sauf leur chef. Je veux qu’on place une pancarte sous lui où on écrira : « Pendu pour avoir mené le gang du Posse, une bande de meurtriers, de violeurs et de cannibales. Que Dieu ait pitié de son âme et de tous ceux qui l’ont suivi ».

Il glissa le Glock sous sa ceinture et retourna vers ses soldats, ses voisins, ses amis, qui s’écartèrent devant lui, beaucoup baissant la tête sur son passage.

— Vous aviez raison, John, murmura l’un d’eux.

Ses soldats… Certains commençaient à tourner de l’œil. Le choc de la bataille ; sans doute ce qui venait d’arriver ici, aussi. D’autres se mirent à pleurer, appuyant la tête sur l’épaule de leur voisin et se réconfortant mutuellement. Plus d’un était à genoux et priait, indifférents à ceux qui se dispersaient ou se jetaient sur le corps d’un ami ou d’un frère tombé au cours des combats.

John avait la nausée.

— Je te ramène en ville, lui dit soudain Makala en glissant sa main dans la sienne.

— Merci de m’avoir stoppé à temps, souffla-t-il avant de l’embrasser. Je ne savais plus ce que je faisais.

— Ça va, mon cœur, je comprends.

Elle se hissa sur la pointe des pieds et lui déposa un baiser sur les lèvres. Un geste surprenant car tous s’approchaient de lui, à présent, mais, par respect, n’osaient pas les regarder directement.

C’est alors qu’il se sentit vaciller, presque sur le point de s’évanouir, et s’agenouilla, la tête entre les mains.

— Un brancard ! cria Makala.

Il tenta de lui dire que tout allait bien.

— John, tu as eu une commotion, et c’est le contrecoup. Il faut t’allonger.

— Non, je dois aller là-bas. Aide-moi, s’il te plaît.

Il s’appuya contre elle et traversa le champ de bataille.

Un champ de bataille… Les photos de morts de Gettysburg lui revinrent à l’esprit, des cadavres balayés par les vagues, à Tarawa, les Marines blessés à bord d’un tank, à Hué. Mais jamais sur ces photos il n’y avait l’odeur.

L’odeur de cordite mais aussi de sang, d’excréments, d’urine, de vomi, de viande crue… la chair à vif des humains qui jonchaient le sol. Et, mêlée à cela, la puanteur des véhicules en feu, de l’essence, des pneus, de l’huile et, plus atroce encore, celle des corps qui brûlaient, grillaient, gonflaient et explosaient comme s’ils étaient frits.

Les feux de forêt, des deux côtés de l’autoroute, avaient constitué un des outils clés de la bataille, une heure plus tôt. Mais, maintenant, ils faisaient rage tout autour d’eux, et la chaleur était si intense qu’on la ressentait à des centaines de mètres. Poussé par le vent d’ouest sur la crête des collines, l’incendie se propageait déjà vers Old Fort, en carbonisant tout ce qui se trouvait sur son passage.

À présent que tout était fini, des centaines de personnes couraient en tous sens, à la recherche d’un être cher, d’un fils, d’un amant, d’un ami.

Un film, encore, Alexandre Nevsky, après la bataille sur la glace, la musique mélancolique, le crépuscule qui descendait lentement sur le sol gelé, les femmes et les mères qui se lamentaient en cherchant leurs morts.

Mais, une fois encore, ce n’était pas un film, ici. C’était la réalité. Un garçon, l’un des plus solides de l’équipe de foot, tombé à genoux, soulevait le corps d’une fille et la serrait dans ses bras en pleurant. Entouré de quelques-uns de ses amis, muets d’horreur, il la lâcha soudain, se redressa et sortit son pistolet pour se donner la mort, avant d’en être empêché par les autres.

John tituba.

Une file de véhicules apparurent un peu plus haut sur l’autoroute. Des blessés étaient chargés sur des tracteurs ou des pick-up. Makala leur fit signe et, aussitôt, des mains se tendirent vers le couple pour l’aider à grimper le talus et atteindre la route.

Un diesel démarra en crachant de la fumée puis s’éloigna et prit de la vitesse en empruntant la sortie 65. Le chauffeur avait la main plaquée sur le klaxon tandis que son camion pénétrait sur State Street avant de stopper devant le magasin de meubles, dans le centre de la ville. On avait tout débarrassé dans la rue, pour ne garder que lits, tables et canapés afin d’y accueillir les blessés.

Mais l’endroit était déjà plein.

— Tout le monde ici ! cria quelqu’un. Il y en a deux, là !

Quatre d’entre eux, allongés sur des brancards, furent précipitamment emmenés à l’intérieur.

— Il faut que j’entre aussi, dit John à Makala.

— John, tu as une commotion, mais elle n’est pas si grave. Le mieux est que je te reconduise chez toi et que tu te couches. Tu iras mieux dans une semaine ou dix jours. Jen saura s’occuper de tes brûlures.

— Non, je dois entrer les voir. Ce sont mes gamins… mes soldats.

Elle ne chercha pas à l’en dissuader. Deux personnes de la ville aidèrent John à descendre du camion. Une fois les derniers blessés à l’intérieur, le chauffeur démarra, fit demi-tour devant Montreat Road puis traversa le parking des pompiers et de la police pour repartir vers le champ de bataille.

Devant l’entrée du magasin, John le regarda s’éloigner puis, avec un lourd soupir, repoussa doucement Makala et entra.

Avant de se figer sur place.

C’était la pire des choses qu’il ait jamais eu à faire dans sa vie. Plus dur peut-être que de soutenir Mary lors de ses derniers instants. Plus dur que n’importe quoi au monde.

— Seigneur, donnez-moi la force, murmura-t-il en poussant la porte.

Des dizaines de blessés étaient allongés par terre, tous marqués sur le front. Les uns pleuraient, d’autres observaient un silence stoïque. Heureusement pour eux, certains étaient inconscients, car leurs blessures étaient terribles.

Il traversa lentement la salle. S’il croisait le regard d’un étudiant qu’il connaissait, il s’efforçait de lui sourire, honteux en même temps de ne pas forcément se rappeler son nom. Il se contentait alors de se baisser, de lui tendre une main rassurante, et de répéter :

— Je suis fier de toi… Ne t’inquiète pas, on s’occupe de toi dans un instant… Merci, je suis très fier de toi…

En pénétrant dans la deuxième salle, il eut malgré lui un mouvement de recul. Ce fut Makala qui le soutint, avant de l’encourager à entrer. Il se demanda alors comment elle pouvait supporter tout ce qu’il découvrait.

Les deux villes disposaient, le premier jour, de neuf médecins et de trois vétos, mais l’un d’eux était mort depuis. Il y avait onze tables, et sur chacune d’elles se trouvait un blessé autour de qui s’affairait une équipe médicale. Les anesthésiques récupérés dans les cabinets dentaires et vétérinaires se révélaient évidemment plus que précieux.

John trouva Kellor en plein travail, et ce qu’il vit l’horrifia. Le médecin était en train d’amputer une jeune fille dont le genou était en bouillie. Sa tête remuait de gauche à droite, et elle gémissait faiblement.

Pétrifié, John interrogea Makala du regard.

— Pour les amputations, on fait une anesthésie locale, lui souffla-t-elle. On garde les générales pour les cas plus sérieux.

— Plus sérieux ?

Mais il était inutile de lui faire un dessin. Les blessures étaient triées par ordre d’importance car on n’avait pas assez d’antibiotiques pour traiter les malades après leur opération… s’ils s’en sortaient.

John s’approcha de la fille. Le regard paniqué qu’elle lui jeta le bouleversa. Il la connaissait.

Lui saisissant la main, il demanda :

— Tu t’appelles bien Laura ?

— Oui… aaah, c’est odieux, j’entends tout ce qu’on me fait… !

— Tiens bon.

Le bruit était en effet insupportable. Kellor était en train de lui scier l’os. John osa un regard latéral. C’était une scie à métaux, vraisemblablement trouvée à la quincaillerie. Seigneur, ils n’avaient même pas les bons outils.

— Aaah, c’est atroce ! continua la jeune fille.

John lui serra la main plus fort et se pencha sur elle.

— Regarde-moi, Laura ! Regarde-moi !

Elle fixa sur lui des yeux exorbités.

— Laura, tu te rappelles ta chanson, Souviens-toi de la douceur de septembre ?…

— Où la vie était lente… oui. Dieu, aidez-moi !

Le bruit de la scie s’arrêta. La personne qui assistait Kellor souleva la jambe sectionnée, et le médecin recula en disant :

— On peut fermer.

Il ôta son masque chirurgical, se tourna vers John puis dit à sa patiente :

— Laura, ma belle, c’est fini. On va bientôt t’injecter un autre analgésique.

Elle hocha la tête en pleurant, et John lui lâcha la main à contrecœur. Dès qu’ils se furent éloignés, le médecin lui dit :

— On n’a plus d’analgésique, sauf de l’oxycodine. Mon Dieu, pauvres gamins…

Il arracha ses gants de caoutchouc et les jeta à terre.

— Infirmière, je prends cinq minutes. Préparez-moi le prochain.

John éprouvait des remords à abandonner ainsi Laura, mais il se laissa néanmoins entraîner par Kellor hors de la salle d’opération.

Makala lui souffla alors :

— On a besoin de moi ici. J’en ai fini avec la sélection des blessés, à la trouée.

Il n’eut pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà tourné les talons. En passant avec Kellor le long des alcôves où l’on continuait d’opérer, il fut surpris de voir le sol poissé de sang, qu’un assistant se chargeait de recouvrir de sciure. Comme ils atteignaient la dernière table, l’un des docteurs, une femme, s’exclama :

— Bon Dieu !

Elle arracha ses gants et s’appuya contre le mur en pleurant. Puis elle aperçut John, le regarda comme s’il venait de pénétrer dans un monde interdit aux non-médecins. Deux hommes soulevèrent le corps du garçon, dont la poitrine était encore béante après une heure de tentatives infructueuses pour le sauver.

Kellor prit John par le bras et l’entraîna plus loin.

— C’est un ami de sa fille, lui expliqua-t-il. Ils sont voisins.

La pièce suivante, qui servait de salle post-opératoire, n’avait plus un centimètre de libre. Quelques précieuses poches de plasma étaient accrochées au mur et destinées plus spécialement aux blessés dont un seul flacon pouvait assurer la survie.

Plusieurs volontaires de la ville qui n’avaient pas participé au combat étaient à présent en train de sacrifier leur propre vie en donnant leur sang. Dans l’état de faiblesse où ils se trouvaient, on ne leur prélevait pas plus de deux cents grammes, mais, pour certains d’entre eux, c’était déjà trop. Ceux qui connaissaient leur groupe sanguin étaient tout de suite dirigés vers le blessé dont le rhésus était compatible. Et, avec le peu de moyens dont on disposait, la transfusion se faisait directement, par gravité, à l’aide d’une aiguille et d’un tuyau de caoutchouc.

Kellor conduisit John dehors. Après vingt minutes passées dans cet hôpital de fortune, il lui paraissait difficile à croire que le ciel, le soleil, la brise existaient. C’est alors qu’il aperçut la rangée de corps allongés sur le parking, derrière le magasin.

Il fouilla dans sa poche. Plus que deux cigarettes. D’une main tremblante, il en sortit une et l’alluma.

Kellor l’observa et s’apprêtait à lever un doigt vers lui quand John lui dit :

— Makala m’a déjà examiné. J’ai une commotion.

— Et des brûlures, aussi. Tu vas me faire le plaisir de mettre du baume sur ce visage et un pansement stérile. Demande à Jen de faire bouillir un linge, pour ça. Pas question de risquer une nouvelle infection. Tu n’es même pas encore remis de l’autre.

— Bien, m’sieur le toubib.

— John, tu sais qu’on va devoir faire face à un terrible problème, dans les jours qui viennent.

— Quoi… après tout ça ?

— Les épidémies. Je suis allé sur le champ de bataille après votre départ. J’ai vu certains gars du Posse, et j’ai discuté avec plusieurs d’entre eux avant…

Il hésita puis laissa tomber :

— Avant que Tom ne les abatte.

— Et ?

— J’ai appris que toutes sortes de maladies sévissaient dans leur camp. La grippe, l’hépatite, des maladies étrangères aussi, la typhoïde, peut-être. Quand tu regardes leurs corps, tu te rends compte qu’ils n’étaient guère plus reluisants que les gens qu’ils terrorisaient. À mon avis, on va se payer d’ici quelques jours une sacrée belle épidémie, et qui sera autrement pire que la dernière. Avec tout ce sang qui s’étale partout, et pas mal d’entre eux qui devaient se droguer, on peut s’attendre à devoir affronter les hépatites B et C, et peut-être même le sida.

— Parles-en à Charlie ; moi, je ne peux plus, là.

— Charlie ?

— Quoi, Charlie ?

— John, tu ne savais pas ? Charlie est mort. Il a été tué sur le pont autoroutier.

— Bon Dieu… Je lui avais dit de rester en arrière. Il était bien trop faible. Ce n’était pas son boulot de se mettre en première ligne.

— Tu connaissais Charlie, soupira Kellor. Il ne serait jamais resté en arrière ; pas à un moment pareil.

— Ce n’est pas possible…

— John, c’est toi qui es responsable de cette ville, maintenant.

Quoi ?

Charlie t’a désigné. Il me l’a dit juste avant de mourir. Kate était témoin, et elle a accepté. Tu es responsable d’une ville sous loi martiale.

John dut s’appuyer contre le mur. Le front dans une main, il lâcha :

— Écoute, je voudrais rentrer chez moi, pour le moment.

Kellor lui passa un bras autour des épaules et lui dit :

— Pour aujourd’hui, les choses vont rester ce qu’elles sont. Je m’en occupe, John. C’est vrai, il vaut mieux que tu rentres chez toi.

— Pourquoi ?

D’un air las, il jeta le mégot à terre. Alors, Doc Kellor ouvrit la veste de John, en sortit la dernière cigarette qu’il avait, l’alluma et la lui tendit.

— Bon sang, il ne manquait plus que ça.

Fouillant dans sa propre poche, cette fois, le médecin en extirpa une bague.

— Qu’est-ce que c’est ?

— La bague de promo de Ben.

John sentit son sang se glacer dans ses veines. Il considéra le bijou maculé par endroits de taches brunes.

— Il est mort il y a une heure, poursuivit Doc. Il portait un 3 sur le front, mais je l’ai vu près du pont et je l’ai quand même ramené ici.

D’un signe de tête, il indiqua les corps par terre, dont certains étaient recouverts d’un drap.

— C’était un bon garçon, John. Un très bon garçon. Il est resté sur le pont alors même qu’ils commençaient à se faire déborder. Beaucoup de gens ont vu comment il cherchait à rassembler ceux qui étaient au bord de la panique, en leur criant de charger… et puis il est tombé. Bon sang, je pensais que tu le savais. Tu es passé à quelques mètres de lui quand la contre-attaque a commencé.

Voyant John incapable d’articuler le moindre mot, Kellor continua :

— Il va laisser derrière lui un enfant dont tu seras fier. Fier qu’il ait Ben pour père. Un jour, je dirai tout ça à Elizabeth. C’est moi qui l’ai mis au monde, il y a dix-sept ans… Tu sais, John, on aurait perdu la bataille sans des garçons comme lui. Et, tu sais, il m’a demandé de te dire qu’il était désolé de t’avoir déçu. Il a demandé aussi que tu aimes l’enfant qu’Elizabeth aura de lui.

Toujours aussi muet, John s’avança vers le corps. Il s’apprêtait à ôter le drap qui le recouvrait, quand Doc l’en empêcha.

— Non, John. Il faut que tu gardes le souvenir du visage qu’il avait.

Il s’agenouilla devant celui qui aurait dû devenir son gendre et murmura :

— Tu es mon fils. Je prendrai soin de ton bébé, je te le jure. Fils, je suis fier de toi.

Puis il se redressa, et s’éloigna d’une démarche mécanique.

Il fit le tour du bâtiment et déboucha sur State Street. Un autre camion s’arrêtait devant le magasin de meubles, une dizaine de blessés chargés à l’arrière. Trois avaient le chiffre 2 marqué sur le front, les autres portaient un 1.

John les contourna sans presque les remarquer.

— Mon colonel, c’est super, on a gagné !

Il ne prit même pas la peine de se retourner pour voir qui lui parlait.

Sa vieille Edsel était garée devant la mairie, autour de laquelle une foule commençait à se réunir. Sur le panneau d’affichage, un seul mot était écrit : VICTOIRE !!!

Certains se mirent à lui poser des questions en le voyant approcher, d’autres lui demandèrent des ordres, d’autres encore, ce qu’ils devaient faire, maintenant.

Il ne répondit pas, monta dans sa voiture, démarra et s’en alla.

La radio marchait. C’était la Voix de l’Amérique.

— Ce matin, un porte-conteneurs en provenance d’Australie s’est mis à quai à Charleston. Nos alliés nous ont fait parvenir des millions de rations, un millier d’émetteurs-récepteurs, six locomotives à vapeur…

John éteignit.

L’entrée du Cove était encore barrée et gardée par deux étudiants en armes. Il s’arrêta.

— Quelles sont les nouvelles ?

Il regarda l’étudiante qui tenait un pistolet.

— Mon colonel, ça va ?

— On a gagné, fut tout ce qu’il sut dire.

La jeune fille sourit, le salua et fit signe au garçon de bouger la Volkswagen qui bloquait le passage.

John franchit l’entrée puis tourna sur Hickory Lane et s’arrêta devant le n° 12, la maison de Jen et Tyler.

Comme il coupait le moteur, il les vit, toutes les quatre : Jen, Jennifer, Ginger qui remuait la queue… et Elizabeth.

Il resta assis au volant, incapable du moindre mouvement tandis qu’elles couraient à sa rencontre. Il regarda Elizabeth et ses seize ans. Aucun signe de la vie qu’elle portait en elle ; elle avait encore tout d’une enfant.

Jennifer fut la première à atteindre la voiture mais recula en voyant son père.

— Papa, qu’est-ce qui t’est arrivé !

— Ce n’est rien, ma chérie. Juste quelques brûlures…

Elizabeth était à côté d’elle, maintenant, Ginger essayant de se faire une place entre elles pour lécher son maître.

Seigneur, c’était donc comme cela, deux mois plus tôt. Il rentrait après ses cours, et, si c’était un mardi ou un jeudi, lorsqu’il terminait à seize heures, les deux filles étaient déjà à la maison quand il arrivait. Les chiens déboulaient en trombe, Jennifer à leur suite, et sa fille de seize ans observait toujours le même rituel en le prenant dans ses bras avant de l’embrasser.

John était incapable de sortir de la voiture, ni même de bouger.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Jennifer en regardant à l’intérieur.

— Tout va bien, lâcha-t-il finalement. On a gagné ; ils sont partis.

Elle se mit à crier et sauter, avant de prendre Ginger par le collier pour danser avec elle.

John posa un regard perdu loin devant lui. Le vainqueur qui rentrait de guerre, songea-t-il. Le triomphe, la parade, les ovations… Encore et toujours des images de films. Mais, maintenant, était-ce la vraie réalité ?

— John ? fit Jen, penchée au-dessus de la portière. Tu es blessé ?

— Non, rien de grave. Une commotion, quelques brûlures. Ça ira…

— Papa, où est Ben ? demanda Elizabeth.

— Laissez-moi descendre, dit-il doucement.

Jen s’écarta et, quand leurs regards se croisèrent, il sut qu’elle avait compris. Elle lisait en lui comme dans un livre.

Il descendit de l’Edsel et glissa la main dans sa poche. Alors, il se souvint que la bague était maculée de sang séché. Il s’empressa de la nettoyer entre ses doigts.

— Papa ? Et Ben… tu l’as vu ?

— Oui, ma chérie.

Il se dirigea vers la porte d’entrée, et Jen se précipita pour la lui ouvrir.

— Alors, il va bien ? Je savais que tout irait bien.

John devina une certaine tension dans sa voix.

Il entra dans la maison. Jen avait ouvert toutes les fenêtres pour évacuer l’odeur humide qui les avaient accueillis. Le soleil pénétrait à flots par la baie vitrée donnant sur un ruisseau, au fond du jardin.

C’était l’endroit de la maison que préférait Tyler, les fenêtres grandes ouvertes même par grand froid, le bruit de l’eau qui s’écoulait sur les rochers, et le profond canapé qui lui faisait face.

Le canapé sur lequel vint s’asseoir John.

— Elizabeth, viens voir.

— Papa ?…

À peine assise près de lui, elle fondit en larmes.

Il glissa la main dans sa poche et en sortit la bague.

— Ben voulait que tu aies ceci, articula-t-il en s’efforçant de contrôler son émotion.

Elle prit le bijou et referma les doigts dessus. John n’avait pas réussi à le nettoyer correctement car des traces de sang se collèrent sur la paume d’Elizabeth.

— Un jour, murmura son père, un jour tu la donneras à ton enfant et tu lui parleras de son papa ; tu lui diras quel homme merveilleux il était.

Elle se blottit contre lui et s’abandonna à ses sanglots.

De longues heures s’écoulèrent avant que les ombres ne commencent à s’allonger dans le jardin.

Assis seul devant la baie vitrée, au salon, John se remémorait malgré lui les terribles événements de la journée.

Jen était venue lui servir une soupe que l’aumônier de l’université leur avait fait porter. Puis elle s’était rendue chez les parents de Ben, installés depuis peu dans une maison abandonnée, pour leur annoncer la mort de Ben.

Plus tard, il avait entendu Jennifer parler longuement avec sa grand-mère ; elles avaient pleuré ensemble et récité un Ave Maria.

Il avait écouté les pas feutrés de Ginger qui allait et venait dans la maison avant de se décider à grimper au premier pour rejoindre sa jeune maîtresse dans sa chambre.

Comme tout paraissait calme, à présent.

Alors que la nuit était presque tombée, Elizabeth vint se blottir encore une fois contre l’épaule de son père et pleura jusqu’à ce que le sommeil ait raison de ses larmes.

John la garda ainsi la nuit durant, et attendit sans bouger que l’aube leur amène un nouveau jour.