4e jour

 

 

Le bruit du Black Hawk lui parut assourdissant après un aussi long silence. L’hélicoptère surgit dans les airs à cent cinquante mètres au-dessus de la trouée de l’autoroute, puis se stabilisa à cette hauteur.

À la vue de l’étoile noire sur ses flancs, une décharge émotionnelle le saisit. Dans un vrombissement d’enfer, l’engin s’approcha jusqu’à raser la maison, située assez haut sur la colline pour qu’il puisse distinguer le pilote derrière la vitre du cockpit. Près de John, Elizabeth faisait des sauts de cabri, hurlait, agitait les bras en tous sens.

— On est sauvés ! criait-elle, jubilante. On est sauvés !

Son père lui-même se surprit à faire des signes à l’appareil… qui continua sa route vers l’ouest, rapetissant à mesure que son bruit s’atténuait, avant de disparaître complètement en les abandonnant de nouveau à leur silence.

La joie qui venait de les saisir se mua aussitôt en déprime. Pourtant, d’une certaine manière, la vue de cet oiseau solitaire symbolisait maintenant tant de choses. Sa venue était peut-être annonciatrice du retour prochain de l’électricité.

John demeura ainsi de longues minutes, se protégeant les yeux des mains, regardant au loin, vers l’ouest.

Puis tout redevint comme avant.

Déçue, Elizabeth se dirigea vers la piscine, s’assit sur le bord, plongea les pieds dans l’eau, bientôt rejointe par Ben qui se mit à l’asperger. L’eau était encore froide. Sans la pompe, rien ne circulait dans les panneaux solaires. Elle était encore claire, pourtant. John y ajoutait régulièrement du chlore puisque c’était devenu leur eau de bain et de boisson. En s’y baignant, les enfants maintiendraient au moins un semblant d’agitation qui l’empêcherait de stagner.

Mais Jen attendait dans l’Edsel ; ils devaient y aller.

Ben fit un petit signe de la main à John en guise d’au revoir. Celui-ci lui rappela la présence du fusil, et le jeune homme lui répondit par un mouvement de la tête. Jennifer, quant à elle, était aujourd’hui de sortie avec son amie Pat, pour jouer au Monopoly en compagnie d’autres filles.

John grimpa dans l’Edsel, démarra, descendit l’allée et prit la Route 70 avant de tourner vers l’est pour franchir la courte distance qui menait à la clinique Miller, là où se trouvait Tyler. Même si elle l’avait vu le lendemain de l’arrêt total du courant, Jen était inquiète.

Aucun d’eux n’avait quitté la maison la veille, mis à part un bref tour en ville pour John.

Aujourd’hui, ils avaient abattu ensemble une longue série de tâches. Toutes les viandes encore entassées dans le congélateur du sous-sol furent sorties et cuites à cœur, chacun s’efforçant de manger un maximum avant d’emballer le reste dans des sacs en plastique pour le conserver. John ignorait si cela serait efficace ou non, mais tout le sel qu’ils avaient trouvé fut consciencieusement dispersé sur les viandes grillées.

Puis ils entreprirent de creuser une espèce de WC au bord du verger de Connie, en installant autour un écran de tissu pour les cacher aux regards indiscrets. Les filles avaient eu beau arguer que les toilettes de la maison étaient très bien, il s’en était suivi une délicate discussion sur l’usage réservé aux WC improvisés de l’extérieur et à ceux de l’intérieur.

— Oh, pour ça, on n’a qu’à faire comme Zach, lança Jennifer avec un sourire. Contre l’arbre.

Il fallut lui expliquer ce que cette option comportait de danger pour la santé. La maison eut aussi droit à quelques petites modifications ; le lit à eau devenant glacé sans son chauffage, des couvertures supplémentaires furent étalées sur le matelas. On ressortit les bougies, de vieux vêtements qui pouvaient être découpés pour servir ensuite de papier toilette, et aussi une vieille tronçonneuse, abandonnée depuis des années, que John, à sa grande surprise, parvint à mettre en route après que Ben y eut effectué quelques bricolages.

John partit ensuite pour une rapide course au Food Lion, un marché à l’est de la ville, dans l’espoir d’y trouver des conserves à stocker, mais l’endroit avait déjà été nettoyé. En fait, il semblait avoir été pillé. John se mordit les doigts jusqu’aux coudes de ne pas avoir pensé à s’approvisionner avant la panique générale.

Lorsqu’il entra, il trouva l’un des responsables assis au fond du local sans lumière, en train de lire un magazine.

— Ils m’ont tout embarqué, hier, professeur, lui déclara-t-il. Jamais je n’aurais imaginé que des amis ou des voisins puissent se comporter comme ça. De véritables vautours… qui remplissaient des sacs et des sacs à n’en plus pouvoir. J’avais beau leur crier : « Pas de cash, pas de vente ! », ils n’écoutaient rien, m’ont bousculé et ont tout pris ! Tout était déjà ratissé quand les flics ont enfin débarqué.

— Ça vous ennuie si je jette un coup d’œil ? insista John.

— Allez-y, faites comme chez vous.

Ne trouvant aucun panier où déposer ses provisions, il se promena dans les allées du magasin. Une demi-douzaine de personnes cherchaient comme lui à récupérer ce qui traînait encore dans les congélateurs dévalisés ou sur les étagères pratiquement vides : des cartons de nourriture déchirés, des boîtes éventrées, qu’ils glissaient nerveusement dans des sacs-poubelle.

Toutes les conserves avaient bien sûr disparu. Par terre gisaient des bouteilles cassées, des canettes écrasées, des morceaux de viande ou même de poisson. Le sol était glissant et commençait à sentir fort sous la chaleur, des centaines de mouches étaient déjà attirées par les odeurs qui flottaient dans le magasin. Dans la partie boulangerie, John trouva un sac de farine de dix kilos, à demi détérioré et oublié dans un coin, dont il eut vite fait de s’emparer. Au rayon animaux, il dégota un sac de quinze kilos de croquettes pour chiens, éventré et dont il ne restait que la moitié, mais qu’il s’empressa aussi d’emporter. Près de la porte, il aperçut un sac de sel gemme, un reste de l’hiver, qu’il embarqua également.

Ne trouvant plus rien d’autre qui pût lui servir, il se dirigea vers la sortie, non sans jeter un coup d’œil au vendeur qui, l’air indifférent, regardait passer sous ses yeux un vieux couple tirant un sac de nourriture décongelée.

— Oui, c’est bon, emportez tout ça, professeur.

Curieux, John s’arrêta et demanda :

— Pourquoi rester ici, Emie ?

— Je ne sais pas. Doc, fit-il en secouant lentement la tête. Ça doit être l’habitude. Je n’ai pas de famille. Dolorès et les enfants m’ont quitté l’année dernière. Oui, l’habitude, sans doute…

John le remercia d’un signe de tête et jeta son butin sur le siège arrière de sa voiture. Pénétrant ensuite dans le Dollar Store, il y trouva à peu près le même chaos, pratiquement plus rien à récupérer, et personne à l’intérieur.

— Qui est là ?

Il se tourna et aperçut Vem Cooper, l’un des policiers de la ville, qui regardait à travers la vitre brisée de la porte d’entrée.

— C’est moi, Vem. John Matherson.

— Il ne faut pas rester là, monsieur.

Il obéit sans mot dire et, alors seulement, sentit que le monde autour de lui avait changé. Profondément changé. Vem, d’habitude si conciliant, si tolérant, était armé d’un fusil qu’il tenait à demi levé, donc bien en vue et pratiquement pointé sur le professeur.

— Je ne faisais que regarder, Vem.

— John, je pourrais vous arrêter pour pillage.

— Quoi ?

— Vous savez très bien. Il y a eu de la castagne ici, hier soir.

— Oui, j’ai cru comprendre.

— Alors, rentrez chez vous, lâcha-t-il avec un soupir.

John ne s’attarda pas à lui demander des détails et fit ce que Vem lui « suggérait ».

Au magasin de location de matériel, on avait déjà vendu toutes les bouteilles de butane existantes, et il ne chercha même pas à entrer dans la quincaillerie. C’était le bouleversement total, avec une file d’attente qui s’étirait jusqu’à l’angle de la rue suivante. Le spectacle de sa voiture dont le moteur ronronnait lui attira une fois de plus tous les regards, ce qui commençait à le rendre nerveux. Il se contenta donc de grimper au volant et de rentrer chez lui.

Le sel gemme s’avéra une véritable trouvaille car ils en recouvrirent toute la viande qui leur restait et la remballèrent soigneusement pour la conserver. Il fallut ensuite régler le problème du bois, car, tôt ou tard, il savait que le propane viendrait à manquer.

À la fin de la journée, tous se sentaient épuisés.

Ayant promis à Jen de passer voir Tyler puis de se rendre chez elle afin qu’elle puisse y prendre quelques vêtements et jeter un coup d’œil sur le chat, John reprit donc l’Edsel, avec sa belle-mère, cette fois. En chemin vers la maison de repos, ils croisèrent plusieurs voitures abandonnées, et une famille marchant dans la direction opposée, les parents poussant chacun un caddie, l’un avec deux enfants, l’autre chargé des derniers trésors qu’ils avaient pu dénicher. Il ignorait qui ils étaient, où ils allaient, mais il ne ralentit pas pour chercher à le savoir.

Une fois encore, quel changement ! songea-t-il. Une semaine plus tôt, voyant ces mêmes personnes au bord de la route, il se serait certainement arrêté pour leur proposer de l’aide.

Alors qu’ils se garaient sur le parking, John comprit qu’il était arrivé quelque chose. Quelque chose de grave. Trois personnes erraient dehors… des patients qui marchaient en tramant les pieds, perdus, l’un d’eux nu comme un ver.

— Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ici ? s’étrangla Jen.

Alors que John s’avançait vers une femme, qu’il voulut raccompagner à l’intérieur, Jen lui cria de plutôt la suivre.

En ouvrant la porte de l’établissement, il savait qu’il allait découvrir une situation catastrophique. L’odeur était si infecte qu’il crut étouffer et dut ressortir pour inspirer une grande goulée d’air.

Jen, manifestement plus résistante, demeura sur le seuil.

— Respire un peu, John. Je vais voir Tyler.

Il attendit un moment, chercha à allumer une cigarette puis se ravisa en songeant aux cinq paquets qu’il avait déjà fumés en seulement deux jours. Ce qui lui en laissait six, plus deux cartouches. Déjà il les comptait…

Il prit une longue inspiration, essaya de se blinder et rentra. De nouveau cette odeur pestilentielle d’excréments, d’urine, de vomi. Saisi d’un haut-le-cœur, il lutta désespérément contre la puissante nausée qui lui montait à la gorge.

Le corridor qui, une semaine plus tôt, paraissait si propre et clair, était maintenant plongé dans l’obscurité. Sur le côté, John distingua un grand brancard recouvert d’un linge, d’où provenait une fois encore la pire des puanteurs. Il passa rapidement devant, tourna à l’angle du couloir et atteignit l’aile ouest du bâtiment. Derrière le comptoir, une femme lui jeta un regard las. Sur le haut de sa blouse souillée, il put lire un nom : Caroline. Il se souvint alors qu’elle faisait partie de l’équipe de nuit.

Prêt à laisser exploser sa colère, il s’aperçut vite qu’elle était épuisée, dépassée par les événements.

— Comment ça va, Caroline ?

— Ça va… lâcha-t-elle d’une voix blanche.

L’odeur était si épaisse dans le couloir qu’elle semblait flotter comme un brouillard autour d’eux.

— Qu’est-ce qui se passe ici, bon Dieu ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Elle était en état de choc. Il le voyait bien, à présent. La pauvre fille semblait hébétée, le regard vide.

— Ça fait combien de temps que vous n’avez pas dormi ?

Elle regarda la pendule sur le mur. Figée à 4 h 50.

De faibles cris résonnaient dans le couloir.

— Aidez-moi, au secours… au secours…

— Je… j’ai peut-être dormi quelques heures la nuit dernière… je ne sais pas.

— Il y a d’autres membres du personnel ici ?

— Oui, Janice, dans l’autre aile. Je crois que Waldo est encore là, aussi…

— Et c’est tout ?

Elle hocha faiblement la tête.

— Je reviens, lui dit John en se blindant pour continuer à remonter le couloir.

Toutes les portes donnant à l’extérieur étaient ouvertes mais il n’y avait pas la moindre brise et la chaleur était suffocante. Encore un bâtiment dont la climatisation était gérée hiver comme été par un ordinateur. Les petites fenêtres des chambres s’entrouvraient à peine, et la température y était peut-être plus chaude qu’à l’extérieur.

La première pièce dans laquelle il glissa la tête était celle d’une vieille femme dont il se souvint qu’elle souffrait d’un Alzheimer. Elle se balançait d’avant en arrière, les draps rejetés au bout du lit, marinant dans ses propres excréments.

La chambre suivante abritait deux vieillards, l’un assis sur une chaise roulante électrique qui n’avançait plus, l’autre allongé sur son lit, les draps emplis d’urine.

— Vous pouvez nous apporter de l’eau, fiston ? lui demanda poliment l’un d’eux.

— Oui, bien sûr…

Il sortit et retourna vers le bureau de l’infirmière.

— Est-ce que je peux avoir un peu d’eau ?

— On est en panne d’eau depuis hier soir.

— Comment « en panne d’eau » ?

— En panne, c’est tout. Il n’y a plus d’eau courante.

— Vous n’en avez pas en réserve ? Vous êtes censés avoir un réservoir, quelque part, non ?

— Je ne sais pas, répondit-elle, apathique. Je crois qu’il y a un puits de secours… qui marche avec le groupe électrogène.

— Miséricorde…

Il ouvrit la porte donnant sur la salle de bain et s’arrêta net, le cœur au bord des lèvres. Une femme était assise sur les toilettes, courbée en avant… morte, l’odeur de décomposition emplissant déjà la pièce.

John recula et repartit en direction de la cuisine. Il y entra comme une bombe et y aperçut un vieil homme.

appuyé sur son déambulatoire devant le réfrigérateur ouvert, en train de manger des hot-dogs froids.

— Salut, lui lança-t-il. Vous en voulez un ?

— Non merci.

Il s’approcha de l’évier, ouvrit les robinets. Rien.

— Bon sang !

Arrivé dans la salle à manger, il ôta le couvercle d’un récipient censé contenir de la glace, dans le fond duquel il trouva de l’eau. Saisissant deux gobelets, il les remplit du reste du liquide et retourna les offrir aux deux patients.

— Merci, mon Dieu… murmura l’homme dans le fauteuil roulant.

Alors seulement, John remarqua la casquette commémorative qu’il portait, et où il put lire, brodés à côté de deux minuscules chevrons de sergent, ces mots : Omaha Beach 1944-2004. Totalement retourné, il s’approcha du lit de celui qui restait allongé, afin de l’aider à boire.

— Fiston, lui lança alors le vétéran, ça m’ennuie de vous demander ça, mais mon fauteuil n’avance plus. Vous pourriez nous apporter encore un peu d’eau ?

— John, bon sang où es-tu ?

C’était Jen qui l’appelait d’une voix stridente.

— Ici, j’arrive.

— Monsieur, je reviens sans tarder, lui dit John avant de quitter la pièce.

Il s’efforça de ne pas regarder dans les autres chambres et atteignit enfin celle de Tyler, devant laquelle il trouva Jen… en larmes.

— Il faut le ramener à la maison, pleura-t-elle.

L’espace d’un instant, John crut qu’il était mort, la tête renversée en arrière, le visage mangé par une barbe naissante. L’intraveineuse restait fichée dans son bras, mais la poche en plastique qui l’alimentait était vide… tout comme la sonde qui lui descendait dans l’estomac, en principe approvisionnée au moyen d’une petite pompe électrique.

À demi inconscient, il marmottait des paroles incohérentes.

La même odeur nauséabonde régnait dans la pièce, et John, une fois encore, sentit son cœur se retourner. C’était une chose qui l’avait toujours révulsé. Il s’enorgueillissait d’être un excellent père, cependant les couches étaient toujours restées le job de Mary. Sa chimio avait été un cauchemar mais il l’avait courageusement épaulée, la soutenant quand elle vomissait, puis l’aidant à se nettoyer avant de se ruer aux toilettes pour y vomir à son tour. Après sa mort, lorsque les enfants étaient malades, c’était Jen qui venait lui prêter main-forte. Il était donc horrifié, aujourd’hui, de ce qu’il avait à affronter.

— Je vais lui faire sa toilette, lui dit Jen. Trouve-moi un brancard pour le transporter jusqu’à la voiture.

— Comment diable vas-tu lui faire sa toilette ?

— Trouve-moi un brancard. Le reste, je m’en occupe.

Il sortit et retourna auprès de l’infirmière de garde.

— J’emmène mon beau-père.

— Bien, il vaut mieux, lui dit-elle simplement.

— Je ne comprends pas comment vous pouvez laisser faire une chose pareille.

Elle le regarda et fondit en larmes.

— Personne ne vient travailler. Je suis là depuis… depuis la panne de courant. Wallace et Kimberly m’ont lâchée cette nuit en disant qu’ils devaient rentrer chez eux pour voir leurs enfants et qu’ils reviendraient… mais ils ne l’ont pas fait. J’ai une petite à la maison, moi aussi. Son père est un bon à rien, qui s’est mis avec une autre, et je suis sûre qu’il n’est même pas allé voir si tout allait bien pour elle.

— Il faut que je fume, là, lui dit soudain John.

Elle acquiesça, fouilla dans son sac et en sortit un paquet qu’elle lui tendit, comme s’il lui en demandait une.

— Non, non, fit-il en tirant deux cigarettes de sa poche.

Il lui en offrit une et ils les allumèrent ensemble. Oui, ils étaient dans une clinique mais John se disait que l’odeur du tabac masquerait peut-être l’insupportable pestilence qui les entourait. Il pensait aussi que cela aiderait peut-être à apaiser la jeune femme.

Elle inspira une longue bouffée, la souffla, et ses larmes cessèrent.

— Il me faut un brancard pour transporter mon beau-père.

— Je crois que vous en trouverez un au bout du couloir. Waldo s’en est servi il y a quelques heures.

— Quand ces gens ont-ils été lavés et nourris pour la dernière fois ?

— Je ne sais pas.

— Réfléchissez, allons !

Deux jours, je crois… Et puis tout est allé à vau-l’eau. M. Yarbrough est mort, et puis Mlle Emily, et aussi M. Cohen. Personne ne vient chercher leurs corps. D’habitude, les pompes funèbres arrivent avec le fourgon dans l’heure. Il me semble que j’ai appelé… mais ils ne sont pas venus. Mme Johnston, dans la chambre 23, est tombée ; je crois qu’elle s’est brisé la hanche. Et M. Brunelli, j’ai bien peur qu’il ait eu un nouvel arrêt cardiaque.

Se remettant à pleurer, elle ajouta :

— Ils sont tous en train de mourir, en fait. Tous. Mlle Kilpatrick est morte, dans la chambre voisine. Bon Dieu, je l’aimais bien…

Il se souvenait de Mlle Kilpatrick, pas très âgée, à la vérité. Un sale accident d’auto qui l’avait laissée paraplégique… Elle était en rééducation et devait bientôt rentrer chez elle. Professeur de sciences au lycée, elle avait été heurtée par un de ses étudiants qui conduisait en état d’ivresse.

— Elle a trouvé des ciseaux et s’est tailladé les poignets, expliqua Caroline. Elle est morte dans le salon.

John ne l’avait même pas remarquée en entrant.

— Elle disait qu’elle savait ce qui s’était passé et qu’elle n’y survivrait pas.

— Caroline, il faut que vous trouviez de l’aide, ici.

— Je ne sais pas… Je ne suis qu’une infirmière. Je n’ai pas l’expérience…

De nouveau, les sanglots.

— Où est votre chef ?

— Dans son bureau, je crois.

Désabusé, John la laissa et partit vers l’aile opposée. Arrivé devant la porte de l’infirmière en chef, il frappa puis, sans attendre de réponse, entra. La femme était endormie sur son fauteuil, la tête reposant sur la table.

— Ira, réveillez-vous, lança-t-il sèchement.

Elle sursauta et leva le visage vers lui.

— Professeur Matherson… ?

— Oui, c’est moi.

Tout en se frottant les yeux, elle se redressa sur son siège.

— Vous êtes contrarié, je m’en doute.

— Contrarié n’est pas vraiment le mot. C’est un scandale.

Elle acquiesça en silence.

— Je sais. J’ai quatre personnes dans le bâtiment, peut-être trois. Je pense que Kimberly s’est volatilisée. J’ai envoyé le personnel de cuisine en ville pour qu’ils aillent chercher du secours. Mais ça fait des heures, maintenant, et ils ne sont pas revenus. On n’a pas d’eau, pas de climatisation, pas de frigo pour la nourriture ou les médicaments…

Elle s’interrompit pour consulter une check-list sur son bureau. Manifestement déboussolée, elle s’efforçait d’accomplir des gestes routiniers pour ne pas le montrer.

— Lors de ma dernière visite aux patients, j’ai compté sept morts… Voyons, ce qui nous en laisse quarante, avec trois aides soignants en heures supplémentaires. Normalement, dans la journée, j’en ai plus de trente qui travaillent ici.

Et si tout le monde décidait de sortir de là les membres de leur famille, quel chantier ce serait, songea John avec effroi. Que l’on habite loin ou près de l’établissement, comment faire déménager un parent à l’article de la mort, un dément ou un pensionnaire impotent ?

— Il faut quand même faire quelque chose, insista-t-il sans conviction.

— Si vous me dites par où commencer, répliqua Caroline avec lassitude. Vous savez qu’on a été cambriolés, la nuit dernière ?

— Quoi ?

— Oui, par des espèces de voyous. Il y en a un qui était armé et qui voulait des drogues. Iis ont barboté tous les analgésiques, les comprimés, la morphine…

— Qui était-ce ?

— Je n’en sais rien. Le gars au pistolet avait le crâne rasé, des anneaux aux oreilles, et un serpent tatoué sur le bras gauche. Il conduisait une moto rouge.

— Les sauvages… marmonna-t-il.

Tyler justement avait à sa disposition une pompe à morphine. S’il commençait à en manquer, ce serait l’enfer pour lui.

— C’est comme ça que je les ai appelés, et ils m’ont ri au nez.

Incapable de lui répondre, John eut soudain pitié d’elle. C’était une gentille fille ; deux années plus tôt, son fils aîné avait fait partie de la troupe des scouts.

— Je vais aller voir en ville si on peut trouver un moyen de faire évacuer vos patients.

— Merci.

— Et je sors mon beau-père d’ici.

— Oui, c’est une bonne chose.

— Et sa sonde alimentaire ? Le produit qu’on lui injecte ?

— Je me méfierais du produit. Il est censé être réfrigéré. On a peut-être encore quelques boîtes de supplément nutritionnel Ensure, cependant. Avec un entonnoir – et s’il a encore ses tubes – vous pourrez continuer à l’alimenter par gravité.

Sentant son estomac se retourner une nouvelle fois, John n’insista pas.

— Je vais y aller, maintenant.

Il l’abandonna à sa pauvre solitude et gagna l’aile voisine, celle des soins psychiatriques, qui abritait aussi les patients souffrant d’Alzheimer. Certains d’entre eux erraient sans but dans les couloirs, tendant vers lui une main pâle alors qu’il croisait leur chemin. À leur vue, John se crut tombé dans le plus horrible des cauchemars.

Passant devant une porte de sortie, il en aperçut un qui se dirigeait en titubant vers les bois. Sans électricité, tous les systèmes de sécurité étaient désactivés, et il se demanda avec angoisse combien, déjà, étaient allés se perdre dans la nature.

Il aperçut une civière au bout du couloir, et, comme il s’en approchait, il découvrit avec horreur que le corps d’un vieil homme y était couché, une femme debout à ses côtés lui caressant la main d’un geste automatique. Comment, dans ce cas, la dépouiller de celui qui avait peut-être été son compagnon de vie ? Résolu à la laisser en paix, John retourna dans l’aile où se trouvait Tyler. Là, il vit que Jen avait réussi à lui faire sa toilette. Un tas de draps souillés était jeté sur le sol et une couverture déchirée lui recouvrait maintenant le corps.

Elle le considéra d’un air calme, et, une fois de plus, sa force de caractère l’impressionna.

— Tu as trouvé un brancard ?

— Non, mais je le porterai, fit-il en voyant qu’elle avait déjà débranché l’intraveineuse et la sonde censée le nourrir.

Il passa un bras sous les épaules de Tyler et le souleva pour le maintenir debout sur le sol. L’homme, en dépit de sa vieillesse, était encore lourd, et John dut s’y reprendre à deux fois avant d’oser faire un pas. Il se touma de côté pour franchir le seuil de la chambre puis continua dans le couloir, marchant de plus en plus vite avec la crainte que Tyler ne lui glisse des bras. Ils passèrent devant le bureau de Caroline, qui ne dit rien, et Jen se précipita pour aller ouvrir la porte donnant à l’extérieur.

Dans le coin d’un petit salon, John aperçut le corps de Mlle Kilpatrick plié en avant, une mare de sang séché souillant le tapis berbère au-dessus duquel volaient plusieurs dizaines de mouches.

À bout de souffle, il arriva enfin devant la voiture, et, aidé de Jen, allongea Tyler sur la banquette arrière. Celui-ci ouvrit alors les yeux, dans lesquels il décela une lueur de reconnaissance.

— Tout va bien, Tyler, lui souffla Jen. Tout va bien, on te ramène à la maison.

Il ne pouvait pas parler, le cancer lui ayant depuis longtemps dévoré la gorge et les cordes vocales avant de s’attaquer à ses poumons. Sa respiration était rauque, comme si une pneumonie s’installait.

Il lui restait cependant encore assez de forces pour saisir le bras de John, le serrer entre ses doigts noueux… et le relâcher aussi vite.

Jen, mets le moteur en route, lui lança son gendre en lui tendant la clé. Je reviens tout de suite.

De retour dans l’établissement, il se dirigea tout droit vers l’infirmière ;

— Caroline, il me faut de l’Ensure.

D’un signe de tête, elle lui indiqua la réserve. Il y entra et eut un mouvement de recul devant le vomi qui maculait le sol. Il le contourna en réprimant mal un haut-le-cœur et se mit à fouiller parmi les étagères à la recherche du précieux liquide. Trempé de Dieu savait quelle cochonnerie, le bandage qui recouvrait sa main blessée avait fini par glisser et ne tenait plus qu’à un fil. D’un geste nerveux, il s’en débarrassa et continua de chercher. Il était sur le point d’abandonner lorsqu’il trouva trois cartons de vingt-quatre boîtes. Les saisissant à bras-le-corps, il ressortit du cagibi et repartit en courant vers la sortie. Mais, comme il repassait devant la chambre des deux vieillards, il s’arrêta net, entra et, sans crier gare, déposa un paquet de six boîtes sur les genoux de l’homme en chaise roulante.

— Merci de vous être battu un jour pour nous, sergent, lui souffla-t-il avant de ressortir en courant retrouver Jen.

Jetant les cartons à ses pieds devant le siège passager, il grimpa en voiture et lâcha :

— Filons d’ici.

Lorsque l’Edsel démarra, il ne put s’empêcher de regarder en arrière, vers les patients privés de raison qui erraient comme des perdus sur le parking. S’il s’arrêtait pour eux, il replongerait dans ce cauchemar. Impossible, avec Tyler allongé à l’arrière dans cette chaleur étouffante.

Quelques minutes plus tard, ils étaient de retour à la maison.

— Ben ! Elizabeth ! cria John.

Tous deux émergèrent de la piscine avec de grands rires mais s’interrompirent aussitôt en le voyant lutter pour extirper Tyler de la voiture. Elizabeth s’arrêta net.

— Oh, Pop-pop… articula-t-elle en se mettant à pleurer.

— Je peux vous aider, monsieur ? demanda le jeune homme d’une voix nerveuse.

— Oui, ouvre-moi la porte, s’il te plaît.

Sa belle-mère sur ses talons, il transporta Tyler à l’intérieur et alla le déposer sur le lit de Jennifer. Sans attendre, Jen s’installa à côté du malade et lui caressa la joue.

— Tout va bien, Tyler, lui murmura-t-elle. On est à la maison… à la maison.

John ressortit brusquement, soudain saisi par une terrible envie de se laver. Il trouva sa fille aînée debout dans le salon, les yeux tournés vers la chambre de Jennifer, interdite.

— Elizabeth…

Elle pleurait.

— Ça va être dur mais il faut qu’on tienne le coup, tu sais. J’aimerais que tu ailles chercher un seau d’eau. Mets-le à chauffer sur le gril, trouve du savon, des serviettes et va aider ta grand-mère, s’il te plaît.

Elle ravala ses larmes et acquiesça.

Heureux que Jennifer ne soit pas à la maison pour assister à cela, il entra dans la salle de bain attenante à sa chambre, versa dans le lavabo un peu d’eau du seau posé par terre et se lava soigneusement les mains. Puis, en grimaçant, il fit couler une bonne dose d’alcool sur sa blessure. Il découpa ensuite une bande de tissu dans un vieux drap et se l’enroula autour de la main avant de retourner dans la chambre de sa cadette.

— Jen, comment ça se passe ?

— Très bien, John, sourit-elle. Je pense pouvoir m’en sortir, maintenant, merci.

Ben entra à son tour en portant le seau d’eau chaude, suivi d’une Elizabeth hésitante, qui, elle, tenait une serviette et du savon.

— Tu sais, Elizabeth, lui dit alors Jen, ton Pop-pop est un homme fier. Je ne crois pas qu’il aimerait voir sa petite-fille participer à sa toilette.

Elle regarda son gendre et poursuivit :

— Et toi, John, qui n’as pas l’estomac le plus solide du monde, accompagne ta fille dehors. Je saurai me débrouiller seule.

— Moi, je reste, lâcha alors Ben d’une voix tranquille.

Tous trois le considérèrent avec surprise.

— Hé, j’ai changé les couches de mon petit frère une centaine de fois, au moins. Je vais vous aider, Miss Jen.

— C’est gentil, Ben.

— Quant à moi, je retourne en ville, déclara John. Peut-être que je pourrai trouver de l’aide, là-bas.

— Bien, vas-y, John.

Se tournant vers Elizabeth, il lui proposa :

— Tu pourrais m’accompagner, non ?

— Tu es sûr, papa ?

— Tout à fait.

Soulagée, elle le suivit jusqu’à la voiture. Une fois à l’intérieur, elle tenta de s’expliquer :

— Je suis désolée, mais je ne crois pas que j’aurais tenu le coup. J’ai bien essayé, pourtant…

— Tu veux que je t’avoue quelque chose ? J’ai, à peine tenu le choc, moi aussi. Boucle ta ceinture.

— C’est une Edsel de 59, papa, lâcha-t-elle avec un petit rire. Il n’y a pas de ceinture.

En arrivant en ville, ce fut une fois encore un monde totalement changé qui les accueillit.

Le barbecue gratuit de Pete était fermé, et l’ambiance de foire qui l’entourait avait disparu. Deux agents de police armés d’un fusil se tenaient devant l’école, une longue file d’attente s’étirant jusqu’au coin de la rue. Près d’eux brûlait un feu de bois au-dessus duquel était accrochée une bouilloire.

Une dizaine de policiers et autant de pompiers formaient un cordon de sécurité autour de l’hôtel de ville. À l’arrière du combi Volkswagen de Jim Bartlett, plusieurs hommes s’affairaient à décharger des cartons. Étaient garés non loin tout un assortiment de vélos, quelques motos dont une vieille Harley, deux Jeep et aussi quelques vieux pick-up de fermiers. Les portes de la caserne étaient grandes ouvertes, les camions prêts à démarrer. Des boîtes, des caisses et toutes sortes de conteneurs s’empilaient à l’intérieur.

Un peu plus haut, une autre queue de gens munis de bidons de plastique s’était formée près d’un camion-citerne de l’armée, gardé par un homme en faction.

John stoppa l’Edsel et s’approcha avec Elizabeth.

— Un gallon par personne, répétait le garde à mesure que la file avançait.

John prit sa fille contre lui et se dirigea vers le bureau de la maire. Un garde à l’entrée lui lança :

— Bonjour, professeur.

C’était l’un de ses anciens étudiants, aujourd’hui enseignant au collège, et qui se sentait gêné de ne pas se rappeler son nom.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Charlie a décrété la loi martiale. On déménage tout le matériel médical ici, à la caserne, et toute la nourriture qu’on peut encore récupérer dans les supermarchés ; mais c’est vrai que, de ce côté, il n’y a plus grand-chose.

— J’ai vu ça au Food Lion, mais les autres ?

— C’est l’émeute, un peu partout. Les gens se sont précipités dans les magasins et ont emporté tout ce qui les intéressait. Ça virait au cauchemar, à certains moments. C’était surtout des gens de l’extérieur.

— Des gens de l’extérieur ?

— Vous savez, ceux qui viennent de l’autoroute.

Des gens de l’extérieur… Cela n’augurait rien de bon, selon John.

— Beaucoup de gens qui habitent ici se sont retrouvés en rade, mais aussi beaucoup de gens venant d’Asheville. Ils ont débarqué à plus de mille, hier soir. Il paraît qu’il y a du grabuge, là-bas. Ceux qui venaient d’Asheville racontent qu’une bande de jeunes a vandalisé le centre commercial et y a mis le feu. Quelqu’un a même prétendu qu’une cinquantaine de personnes avaient été tuées, et que des centaines d’autres s’étaient déchaînées dans les magasins le long de Tunnel Road.

John l’écoutait sans rien dire.

— Ils ont vu aussi des morts sur la route, des gens qui s’effondraient, dont le cœur lâchait, des vieux, surtout. Il y en a un qui a dit avoir vu au moins vingt morts entre ici et la sortie 53.

Ce qui paraissait à peine croyable.

— Merci. La maire est ici ?

— Oui. Elle a organisé une sorte de conférence.

Sans attendre d’autorisation, John entra et pria Elizabeth de rester à la porte, en lui recommandant de ne pas bouger. Tandis qu’il pénétrait dans la salle, ses yeux s’attardèrent un instant sur la plaque commémorative qui disait : 11 septembre 2001. En souvenir des secouristes qui ont sacrifié leur vie. Qu’ils reposent en paix.

Une dizaine d’hommes et de femmes étaient rassemblés dans le corridor. La porte donnant sur la salle de conférence était fermée.

— J’aimerais voir la maire, dit John à l’un des policiers en faction à l’entrée.

— Il y a une réunion, en ce moment, monsieur.

— Je sais, mais c’est urgent.

— Il faudra quand même que vous patientiez.

— Ça ne peut pas attendre, insista-t-il.

— Désolé, monsieur, on n’entre pas.

Le souvenir du vétéran lui réclamant de l’eau l’incita à se faire plus pressant.

— Je dois absolument la voir maintenant. Laissez-moi passer, s’il vous plaît.

— Monsieur, ne me forcez pas à vous arrêter.

Il voyait bien que l’homme ne faisait pas le poids. Une semaine plus tôt, ce dernier était encore la plus jeune recrue dans la police, son plus grand exploit ayant été d’avoir dû affronter un ivrogne, un samedi soir.

John lui passa devant, saisit la poignée et ouvrit la porte.

— Monsieur, je vous demande de rester dehors, s’il vous plaît !

Charlie, Kate et Tom étaient là, ainsi que le docteur Kellor, Washington Parker, et un couple de gens âgés dont les visages lui disaient vaguement quelque chose.

— C’est bon, Gene. C’est le professeur Matherson. Entrez, John.

Après un bref signe de tête au jeune policier, il entra. Tous les regards braqués sur lui, il éprouva un court instant de gêne pour avoir ainsi interrompu la réunion, mais le souvenir de ce qu’il venait de voir à la maison de repos eut tôt fait de prendre le dessus.

— Qu’est-ce qui se passe, John ? lui demanda Charlie.

— J’arrive de la clinique Miller. Seigneur, c’est l’enfer, là-bas !

— On le sait, John, dit Kate. M. Parker y envoie un groupe de jeunes, tous volontaires, pour leur apporter de l’eau et de la nourriture. Kellor est en train de solliciter l’aide d’infirmiers pour fournir de l’aide aux réfugiés.

— Je crains hélas qu’il faille un peu plus que quelques gamins et infirmiers, répliqua John. Mais, merci, Washington. Au fait, vous savez que la maison de repos a été cambriolée par une bande de voyous ? Ils ont barboté toute la morphine et les analgésiques.

— Ça aussi, on est au courant, fit doucement Tom.

Charlie chercha alors le regard de Kate, qui lui donna son accord.

— En fait, j’aurais dû te convier à cette réunion, John, dit-il. On est en train de discuter de certains problèmes, et peut-être que tu pourrais nous donner quelques conseils. Tu connais les Barber ?

John se tourna vers le couple. Oui, il les connaissait. Ils possédaient une maison de vacances, un manoir, plus précisément, dans le Cove, juste au-dessus de la route où vivaient Jen et Tyler.

Ils semblaient quelque peu hagards ; Mme Barber était blanche et paraissait lutter contre le sommeil.

— Ils arrivent tout juste de Charlotte.

— Continuez, s’il vous plaît, demanda Kate à Don Barber.

— Alors, oui… reprit-il, hier matin on ne maîtrisait déjà plus rien. Et, le pire, dans le genre stupidité, deux hélicos sont arrivés de Bragg le lendemain suivant la panne de courant, ils ont atterri près de l’hôtel de ville, une douzaine de soldats armés en sont descendus, suivis par une espèce de crétin de major. Il est entré puis est ressorti vingt minutes plus tard… tout ça pour redécoller avant que quelqu’un ne sorte en courant de la mairie et se mette à crier : « On est en guerre ! »

— En guerre contre qui ? interrogea Tom après un long silence stupéfait.

— Je ne sais pas. Personne ne sait. Cet idiot, qui courait en hurlant qu’on était en guerre, qu’on avait été frappés par des armes nucléaires et que, déjà, on était finis… c’est lui qui a tout déclenché. Comme salaud, je ne connais pas mieux.

— Excuse-moi, Wendy, fit-il en se tournant vers sa femme.

— Oh, tu peux le traiter de salaud, murmura-t-elle en luttant pour garder les yeux ouverts.

John sourit malgré lui.

— Écoutez, je suis assez vieux pour me souvenir de 1941. Kennedy en 63, le jour où Reagan s’est fait tirer dessus, et 2001, bien sûr. On avait alors au moins la radio et la télé ; quelqu’un pour nous dire ce qui se passait, quoi faire, nous guider un peu. Avec ça, on se tenait les coudes. Mais, aujourd’hui, c’est le vide. Un abruti qui se met à hurler des âneries, un hélico qui atterrit et qui décolle aussi sec, ça suffit pour ameuter les foules.

Il secoua la tête d’un air désabusé puis enchaîna :

— Dans la rue, la rumeur ne faisait que grandir. On pouvait carrément l’entendre. Quelqu’un prononce le mot de bombe nucléaire, un autre parle des retombées qui peuvent nous tuer tous, et c’est parti. En une heure, c’était le chaos, en ville. Des gens qui pillaient les magasins, qui se bagarraient, et tout ça impossible à contrôler. Les forces de l’ordre ont été tout de suite dépassées. La nuit qui a suivi, les choses sont restées à peu près tranquilles. Deux vieilles voitures ont été réquisitionnées par la police et les pompiers, et elles ont remonté les rues avec quelqu’un qui criait dans un mégaphone de rester calmes, que l’aide allait arriver, et, jusque-là, ça marchait. Mais la panique a mis fin à tout ça.

John attendit un instant puis se résolut à demander :

— On a vraiment été frappés par une bombe nucléaire ? Je veux dire, une attaque en règle ?

— Non, je connais le procureur de ce comté. Je me suis frayé un chemin jusqu’à son bureau : ce foutu crétin de bureaucrate n’a même pas assisté au tiers du briefing ; il s’est affolé et a fichu le camp dès qu’il a pu. Quant à la vérité là-dessus, qu’est-ce qu’on peut en savoir ? Vous vous souvenez quelques jours après le 11 Septembre, avant que les choses ne commencent à s’éclaircir, les communications marchaient alors parfaitement. Eh bien, aujourd’hui, d’après le procureur, on dit qu’une, peut-être deux ou même trois bombes nucléaires ont explosé au-dessus des États-Unis, très haut, à quelques centaines de kilomètres.

— C’est donc indubitablement une IEM, reprit John.

— C’est ce qu’a dit le procureur. On a dit aussi que certains moyens de communication marchaient encore à Fort Bragg, des avions garés dans des hangars et quelques autres véhicules, aussi. Sinon, ça a détruit la totalité du réseau électrique américain, excepté quelques radios et machines dont le major a dit qu’ils étaient, « endurcis ». Il a dit aussi que l’armée allait s’atteler à tout remettre en route, et il a incité les gens à rester calmes en attendant. Mais il a précisé que ça allait prendre plusieurs semaines.

En fait, ajouta Don en secouant amèrement la tête, il aurait mieux fait de ne jamais se montrer. La façon dont il s’est carapaté a laissé croire aux gens qu’il s’enfuyait, et c’est ce qui a déclenché la panique.

— Plusieurs semaines… vous voulez rire, commenta John.

Don resta muet.

Se tournant vers Kate, John lui dit :

— Vous avez lu le rapport que je vous ai laissé ?

— Oui.

— J’y réfléchis depuis des mois, des années. Ce que M. Barber vient de nous dire ne fait que le confirmer.

— Je sais, John.

Son ton lui indiquait qu’elle préférait qu’il n’en fasse pas trop, et il comprit qu’elle avait raison.

— Monsieur, qu’est-ce qui s’est passé, ensuite ? demanda Charlie.

— Eh bien, alors que la tension était déjà à son comble, deux avions, dont un 737, se sont crashés pas loin d’ici, juste après la panne de courant. Vous imaginez le bazar ; certains ont cru qu’il s’agissait d’une attaque terroriste ratée. Comme je vous l’ai dit, sans radios, sans aucune communication, la rumeur a vite fait de prendre le pas sur la vérité. Et tout le monde commence à avoir peur de tout le monde. C’est là que j’ai compris que Wendy et moi on ferait mieux de quitter Charlotte pour venir ici.

— Pourquoi ici ? interrogea Kate.

— Parce qu’ici on est en sécurité, répliqua-t-il en regardant autour de lui comme pour chercher à se rassurer.

— Bien sûr, Don, lui dit Charlie. Tout ira bien, maintenant. Vous n’êtes plus tout seul.

Alors j’ai quitté mon bureau et je suis rentré chez moi, à pied. J’ai cru sur le moment que c’étaient les six kilomètres les pires que j’avais jamais franchis depuis que j’avais été abattu en Corée et que j’avais dû marcher des heures pour rejoindre nos troupes. Avec Wendy, il nous a fallu deux jours de marche jusqu’à la piste d’atterrissage où j’ai mon L-3.

— Un L-3… qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Tom.

— C’est le nom militaire de l’avion de reconnaissance Aeronca. On l’utilisait en Corée aussi bien pour les liaisons que pour repérer l’artillerie au sol. C’est pratiquement le même que celui dans lequel je volais en Corée.

Il sourit puis poursuivit :

— Quand je l’ai trouvé il y a dix ans, c’était une épave ; je l’ai complètement restauré, et maintenant c’est une vraie merveille à piloter : il est lent et bas.

John ne put réprimer un sourire. Comme beaucoup de vieux vétérans, lorsque Don évoquait des souvenirs heureux, les années semblaient s’effacer de son visage et ses yeux retrouvaient leur jeunesse.

— Pendant tout le temps où on a marché, j’ai craint que mon avion ne soit volé ou mis en pièces. Mais je l’ai trouvé dans le hangar, bien tranquille. Oh, il n’a rien de bien sophistiqué ! Je l’ai remis dans son état originel, et c’est peut-être ce qui l’a sauvé. Pas d’électronique, dedans, et, comme je n’ai jamais pu dégoter de radio de l’époque, j’utilisais un petit GPS à main au décollage. Évidemment, j’ai retrouvé cette pièce grillée, mais l’avion était OK, lui.

Il marqua une pause puis continua :

— Au bon vieux temps, on actionnait la manette des gaz, on amorçait la pompe, on appuyait sur le bouton de la magnéto, on trouvait quelqu’un pour lancer l’hélice et ça démarrait.

— Alors, vous avez volé jusqu’ici ? s’étonna John.

— Oui. J’ai décollé il y a quatre heures et j’ai tourné au-dessus de Charlotte. Vous savez, j’ai vu des horreurs, en Corée. J’y étais la deuxième fois où les communistes ont pris Séoul. Mais jamais je n’aurais cru que je verrais la même chose ici, en Amérique.

— Qu’est-ce que vous avez vu ? demanda Kate.

— Le 11 Septembre, par exemple. Comment les habitants de New York et de Washington ont réagi et se sont entraidés. Il n’y a pas eu vraiment de panique, quand on y pense, Giuliani à la télévision, puis le président, ça nous a rassemblés. Mais, aujourd’hui, il n’y a rien de tout ça, et c’est dans les villes que ça a mal tourné, surtout. Charlotte était en feu, et j’ai bien vu qu’aucun camion de pompiers n’était sorti. Il n’y avait pratiquement plus de pression dans les canalisations quand j’ai décidé de rentrer à pied chez moi, et, là, on était déjà à sec.

Don marqua une nouvelle pause avant de reprendre :

— J’ai vu des pilleurs, les gens devenaient fous. J’ai vu des morts par terre dans les rues, la Garde nationale encercler un centre commercial devant lequel s’amassaient des milliers de gens qui tentaient de forcer le passage. Et les gardes qui tiraient dans la foule… On se serait cru dans les films d’actualité de la Seconde Guerre mondiale, pendant la chute de Saigon, ou en Somalie, je ne sais pas. Jamais je n’aurais cru voir une chose pareille, jamais.

Il demeura comme rêveur un instant puis reprit :

— On a volé le long de la I-85, puis à travers la gorge de Hickory Nut. D’abord, j’ai pensé atterrir à Asheville, mais, après ? On serait encore à cinquante kilomètres de la maison.

— Vous avez vu du mouvement ? demanda Charlie. À Asheville, précisément ?

— Quelques voitures, c’est tout. Beaucoup d’incendies, des maisons, surtout ; et quelques feux de forêt, dont celui de Craggy, à quatre-vingts kilomètres de là. On a survolé la carcasse d’un avion navette, pas loin d’Asheville, qui brûlait encore.

— Pourquoi tant d’avions se sont-ils crashés ? interrogea soudain Kate.

— Parce que les avions de ligne sont tous bourrés d’électronique, aujourd’hui, répondit Don. Imaginez, le manche à balai n’est même plus relié à un fil, comme au bon vieux temps. C’est un ordinateur qui le commande, à présent. Vous le grillez et n’importe quel avion en Amérique pique du nez.

— Bon sang ! soupira Tom. Le 11 Septembre, on n’en a perdu que quatre.

— Imaginez trois mille avions tombant du ciel, ce qui est en général le nombre d’appareils en vol à cette heure de la journée, reprit froidement Don. Deux cents passagers par avion… faites le calcul.

Il lâcha un nouveau soupir, son regard perdu dans le vague.

— Le centre commercial brûlait de partout. Ça m’a convaincu d’atterrir le plus près possible de chez nous. Si j’avais atterri à l’aéroport, jamais je ne serais arrivé jusqu’ici. Sur la I-40, il y avait deux ou trois cents mètres complètement libres et j’ai pu y poser le bébé.

Tom sourit.

— Et c’est là que j’ai vu un avion se poser sur la rampe de sortie avant d’aller se garer sur le parking d’Ingram. Il était peint exactement comme les vieux appareils de l’armée, avec D-day écrit sur les flancs. Bon sang, mon cœur a bondi quand j’ai vu ça !

— Vous l’avez fait garder ? demanda Charlie.

— Bien sûr. C’est notre seul bien, à Wendy et moi.

— Merci, monsieur Barber. Je suis heureux que vous ayez pu rentrer chez vous.

— Écoutez, on est claqués. Il y aurait un moyen de se faire ramener à la maison ?

— Je pense qu’on pourra vous arranger quelque chose… en échange d’un petit service.

— Lequel ?

— Celui de nous laisser utiliser votre avion.

— Oui, à condition que je reste aux commandes. J’ai mis cinq ans à le restaurer, donc personne d’autre que moi ne peut le toucher. Un petit bricolage sur la carburation et je lui ai fait accepter l’essence de voiture. Mais, où que vous alliez, c’est moi qui vous pilote.

— Marché conclu.

Charlie se leva et alla lui ouvrir la porte.

— Une dernière chose, déclara Don. Les autoroutes, elles fourmillent de gens. Des milliers. C’est comme un exode… et ils se dirigent par ici.

— C’est ce que j’imaginais, dit Charlie après avoir refermé derrière le couple. On en a discuté lors de nos exercices de simulation de catastrophe nucléaire. Si ça arrive, il y aura d’abord des émeutes et des pillages, les gens prêts à n’importe quoi pour survivre ; puis ils fuiront la ville en masse et se dirigeront vers les montagnes… par ici, donc. Même chose pour une attaque d’armes biologiques. Ce sera la panique, ensuite ils essaieront tous de partir vers les collines.

— Mais, pourquoi ? demanda Kate.

— Pourquoi est-ce qu’on est là ? intervint John.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Les raisons qui ont fait qu’on s’est installés ici… Bien sûr, si je suis venu ici c’était à cause de Mary. Mais pourquoi ses parents y étaient-ils ? Il doit y avoir un instinct qui nous dit que, dans les montagnes, la vie est plus sûre, plus conviviale. Les gens savent s’entraider. Si on y réfléchit un peu, c’est comme ça qu’on était avant que tout ça nous tombe dessus.

— C’est sûr que, hier, ça n’avait rien de convivial, commenta Tom.

— À ce point ? interrogea John.

— Vous n’avez pas vu ?

Il se demanda si Tom n’était pas en train de lui envoyer une pique, sous-entendant ainsi que Vem lui avait parlé de l’esclandre au Dollar Store.

— Non, je suis resté chez moi la plus grande partie de la journée afin de réparer ce qui était réparable et d’organiser une sorte d’installation pour la famille. Je ne suis descendu en ville que plus tard, et, au Food Lion, tout avait été vidé.

— Ouais, Vem dit qu’il est tombé sur vous en train de fouiner dans le Dollar Store.

— Bon sang, Tom, si j’avais cherché à piller, j’aurais trouvé un endroit plus discret pour ça !

Est-ce que le peu de marchandises qu’il avait emportées allait faire de lui un pilleur, aux yeux de la loi ? Il était vrai qu’en Russie ou en Allemagne, pendant la guerre, les gens se faisaient tuer pour bien moins que ça ; à Leningrad, voler un morceau de pain pouvait vous coûter la pendaison.

— Alors, pourquoi étiez-vous là-bas ?

— Allez-y, arrêtez-moi, si c’est ce que vous insinuez.

— Bon, tous les deux, calmez-vous ! lança Kate.

— Écoute, John, c’est devenu vraiment moche, ici, dit Charlie. Par ma faute, peut-être. J’aurais dû décréter la loi martiale dès le premier jour, et je ne l’ai pas fait. La nuit entre le deuxième et le troisième jour, c’était comme si une panique générale avait frappé la ville. La plupart des gens n’ont pas encore tout à fait compris ce qui se passe ; tout ce qu’ils savent, c’est qu’il s’est passé quelque chose.

— D’abord, continua-t-il en s’adressant cette fois à tout le monde, il y a eu une véritable ruée dans les banques pour y retirer tout ce qu’ils possédaient. Mais leurs comptes étant gérés par ordinateurs, ça prend du temps de faire toutes les paperasses à la main. Bref, ces banques se sont très vite trouvées dépouillées ; une femme, par exemple, a essayé de tirer cinquante mille dollars.

— Ce n’est rien que du papier, maintenant, sourit John.

— Épargnez-moi vos commentaires, s’il vous plaît, laissa tomber Kate.

— Désolé, Kate, reprit Charlie, mais il vaut mieux regarder la réalité en face. Puisque notre économie tout entière est basée sur l’électronique et que les billets ne valent plus rien, tout va reposer désormais sur le troc.

— Et c’est toi qui vas en établir les paramètres ? interrogea John.

— Comment ça ?

— Je suggérerais de saisir chez les uns et les autres tout ce qui peut avoir une valeur quant à notre survie à tous : médicaments, outils, pièces détachées de voitures, matériel de construction et, bien sûr, la nourriture. On confisque tout, on le stocke ici, on instaure une sorte de rationnement, et les portions deviendront un moyen d’échange pour diverses choses.

— Ça fait un peu communisme, si vous voulez mon avis, déclara Tom.

— Non, survie, rétorqua John. Et puis, Tom, vous connaissez ma façon de penser en politique, alors ne m’insultez pas.

— En fait, tout ce dont tu parles, reprit Charlie, c’est déjà parti. Bon sang, on s’est fait avoir comme des bleus ! On n’avait en place aucun plan de survie. La ruée dans les banques a tout déclenché, et, de là, les gens se sont précipités dans les magasins pour tout embarquer. À la police, on a tellement l’habitude d’apprendre par la radio ce qui se passe… Le temps qu’on envoie des hommes là où il y avait du pillage, tout était déjà terminé. Les plus malins ont visé les trois supermarchés les plus importants.

— Personne n’a tenté de les arrêter ? demanda John en regardant Tom.

— John, soupira celui-ci, on parle de nos voisins, là. J’ai vu des gens de ma paroisse, des parents d’amis de mes gamins… Oui, j’ai essayé de les stopper mais on n’allait pas leur tirer dessus, tout de même !

— Il y a quand même une vingtaine de morts, déclara Kate. Pour la plupart, d’un arrêt cardiaque, mais pas tous. Une vitrine d’Ingram’s a été cassée ; quelqu’un y est tombé et a fini par mourir en se vidant de son sang.

— Tu sais, John, reprit Charlie, c’était totalement irréel. Tout le monde à pied, les rues pleines de gens… Je crois que l’objet le plus convoité hier, c’était un caddie de supermarché. Tout le monde en voulait un pour ramener son butin chez soi.

— D’où les crises cardiaques, commenta Doc Kellor.

John regarda son vieil ami. Kellor avait mis Mary au monde et se trouvait à son chevet quand elle l’avait quitté. Il soignait maintenant Jennifer et passait chez eux une ou deux fois par mois pour prendre des nouvelles de sa « petite patiente préférée » et siroter un whisky devant une partie d’échecs. Neuf fois sur dix, c’était John qui gagnait, et cela le faisait hurler intérieurement.

— La peur, poursuivit-il, ajoutée au fait de devoir franchir plus de cinquante mètres à pied… il y a eu quelque chose comme trois cents morts depuis que tout a commencé.

— Trois cents ?

— Ça vous étonne ? Vous semblez oublier à quel point nous sommes fragiles, nous la génération la plus assistée de toute l’histoire de l’humanité. Des crises cardiaques, quelques accidents stupides, au moins huit meurtres et plusieurs suicides. Pour le dire froidement, mes amis, tous ceux qui auraient dû passer il y a des années seraient déjà morts sans bêtabloquants, sans angioplasties, sans pacemakers ou sans ces innombrables médicaments plus ou moins exotiques dont on nous inonde. Maintenant, ils meurent tous d’un coup.

— Ça a même frappé les pacemakers ? demanda Charlie. Bon Dieu, et ma mère qui en porte un…

Tous les visages se tournèrent vers lui.

— Elle est en Floride, souffla-t-il. J’ignore comment elle va…

— Je regrette, Charlie, reprit Kellor, mais il faut être réaliste. Bizarrement, certains de ces appareils marchent toujours, mais combien de temps dureront leurs batteries ? C’est un peu le compte à rebours, pour ceux qui en portent. D’autres en revanche sont morts en quelques minutes ou en quelques heures.

— Tu vas devoir prendre la chose en main, Charlie, déclara John sur un ton destiné à lui rappeler la réalité. Fais preuve d’autorité, sinon, ça risque d’empirer. Pour le moment, on n’en est qu’au premier stade de panique.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Les gens prennent ce dont ils pensent avoir besoin les jours prochains, mais aucun d’eux ne songe encore aux semaines, aux mois… et encore moins aux années à venir. As-tu organisé une réunion publique pour discuter avec eux de ce qui est arrivé et de la façon dont on doit réagir ?

— Oui, hier soir, soupira Kate. Mais, quel désastre ! Cinq ou six cents personnes ont débarqué ici. Impossible de prendre la parole, et, dès qu’on y parvenait, ça devenait pire. Quand Charlie a commencé à parler d’IEM ou d’une éventuelle explosion nucléaire, certains, en entendant ce mot, sont devenus comme fous et ont couru se construire un abri chez eux.

— Comme à Charlotte, à en croire Don Barber, dit John. Quand ils ont soudain compris que ça risquait de durer, les gens se sont regardés en se demandant si l’un ou l’autre de leurs voisins avait quelques conserves en trop dans sa cave.

— Ou une boîte de médicaments cachée dans une glacière, ajouta Kellor d’une voix neutre.

— C’est là que, soit on essaie de se tenir les coudes et de maintenir l’ordre, soit ça devient l’anarchie complète.

— Oui, car le problème, maintenant, ça va être les réfugiés, prévint Tom. On commence à être envahis d’étrangers, et ça m’inquiète sérieusement. Au moins, on sait sur lesquels de nos voisins on peut compter, mais tous ces gens qui viennent de nulle part, qui sait de quoi ils sont capables ? Et s’il en arrive trop, on mourra de faim d’ici à quelques jours.

— Ils sont plus d’un million, à Charlotte, remarqua Charlie. Et plus encore à la Triade. Si un pour cent décide de faire le trajet, ça fera vingt ou trente mille bouches à nourrir.

— Il nous faut absolument un plan, lâcha Kate au bout d’un long moment.

— Oui, un plan… mais lequel ? soupira Charlie. On avait un plan pour tout, sauf pour ça. Jamais. C’est ce qui m’a complètement déstabilisé. J’attendais que quelqu’un appelle, qu’on fasse quelque chose. Je suis désolé…

— Charlie, n’importe qui aurait été déstabilisé, assura John sans conviction.

Un militaire qui se préparait au combat était entraîné à affronter des catastrophes. Mais, qu’il y ait un plan ou non, personne n’était préparé à un cataclysme d’une telle ampleur. C’est pourquoi les précieux premiers jours où tout pouvait encore être fait étaient à jamais perdus.

— Peut-être que quelqu’un à Asheville a pris les choses en main, dit Tom. On a tous vu cet hélico passer au-dessus de nos têtes. Il s’y dirigeait tout droit. Peut-être qu’ils pourront nous dire quelque chose, là-bas.

Asheville… songea John. De la sortie 64 à la 53, dix-sept kilomètres. Dix-sept kilomètres en terrain inconnu, c’était une traversée semée de dangers. Dieu, quatre jours avaient-ils donc suffi à les rendre à ce point agoraphobes, repliés sur eux-mêmes ?

— Demain, il faudrait y aller pour voir ce qui se passe, déclara-t-il.

— C’est ce que je pense aussi, renchérit Charlie.

John regarda autour de lui puis laissa tomber :

— D’accord, je t’emmène.