35e jour

 

 

Il flottait un air de fête parmi la foule rassemblée devant la mairie alors que John se garait sur ce qui était devenu son emplacement habituel devant le bâtiment des pompiers.

Les camions, sortis un mois plus tôt pour laisser de la place aux équipements de secours stockés à l’intérieur, étaient toujours là, immobiles, et, pour certains, déjà poussiéreux. On avait attaché des chevaux au pare-chocs de l’un d’eux.

Les gens semblaient l’attendre avec impatience, et beaucoup, à son approche, reculèrent de quelques pas en le saluant respectueusement.

Tous semblaient éprouvés, après trente-cinq jours de conditions extrêmes. Les visages étaient émaciés et pâles, les vêtements sales, souillés de transpiration, les cheveux gras et les barbes plus que naissantes. Et tous empestaient plus ou moins. Était-ce ainsi que sentaient les gens, deux ou trois cents ans plus tôt, ou était-ce simplement le fait de ne plus prendre de douche une à deux fois par jour et de ne plus utiliser de déodorant ?

Tout cela était-il normal ? Était-ce ce que sentaient Washington, Jefferson et Lincoln, une odeur si habituelle que personne ne la remarquait ?

Tom apparut à la porte de l’aile du bâtiment réservée à la police, et lança en souriant :

— Ça marche !

Des hurlements de joie lui répondirent puis certains s’agglutinèrent devant l’entrée et les fenêtres pour tenter de distinguer quelque chose dans la salle de conférence, comme si ce qui se passait à l’intérieur tenait du miracle.

John se fraya un chemin parmi la foule et entra.

— On commence dans quelques minutes, mais pour l’instant, on écoute ça.

En pénétrant dans la salle, il ne put s’empêcher de sourire à la vue du vieux téléphone fixé au mur.

— Oui, oui, je vous entends ! criait Charlie, en agrippant l’écouteur. Oui, je comprends… ça marche. Maintenant, on continue de monter l’installation… là-bas et ici. Oui, au revoir.

Il raccrocha et se tourna vers l’assemblée.

— On a le téléphone !

Des applaudissements crépitèrent à l’extérieur ; John contempla l’appareil, sans doute récupéré dans un magasin d’antiquités comme il avait lui-même suggéré de le faire après avoir vu le bricolage inventé par le bureau de police de Swannanoa. Il avait fallu pour cela le travail d’une dizaine de techniciens, d’anciens employés de la compagnie de téléphone, dont plusieurs n’étaient autres que des réfugiés autorisés à passer la trouée.

La fibre optique et tous les systèmes modernes de branchement étant hors d’usage, on avait ressorti le fil de cuivre à l’ancienne, récupéré ici et là ; puis, après de longues recherches, on avait découvert une ligne téléphonique ou télégraphique à l’abandon, longeant la voie ferrée sur plusieurs kilomètres. Le fil avait été soigneusement épissé puis fixé sur des isolateurs de céramique ou de verre, fabriqués pour la plupart avec des bouteilles de soda.

C’était la première ligne, le but étant à présent de la faire courir jusqu’à Asheville. Par chance, un ancien standard avait été déniché dans la cave de la petite-fille d’un opérateur téléphonique des années 20. Lorsque le système avait été mis au rencard dans les années 50, la vieille femme avait dû garder le panneau en souvenir. Deux anciens ouvriers de la compagnie de téléphone tentaient maintenant de se rappeler comment brancher ce standard qui pouvait en fait contenir une douzaine de téléphones.

D’autres réalisations avaient ainsi vu le jour. Un ferrailleur de Swannanoa avait réussi à faire marcher un vieux tracteur des années 60, ce qui avait déclenché d’intenses discussions quant à savoir qui l’utiliserait, les pompiers emportant finalement la mise. Sur le véhicule étaient à présent fixés des tuyaux, des échelles et tout le matériel nécessaire aux hommes du feu. On avait même trouvé comment utiliser le moteur pour faire tourner une pompe à eau.

Les incendies devenaient une menace permanente, maintenant que tous cuisinaient au feu de bois, et les accidents n’étaient pas rares. Il y avait toujours de la pression pour les habitations sises à moins de 750 mètres, la hauteur du lac de barrage. Mais, au-delà, c’était le ballet des seaux d’eau, et le danger des incendies domestiques prenant l’ampleur de feux de forêt devenait bien réel.

Entre les deux communautés, plus d’une centaine de véhicules étaient aujourd’hui en état de marche, et chaque jour d’autres voyaient le jour. Quelques mécanos de génie avaient trouvé le moyen de court-circuiter ou carrément virer l’électronique, surtout sur les voitures qui n’en dépendaient que de façon légère, et d’installer à la place d’anciennes pièces de mécanique afin de voir leur moteur se remettre à tourner. Les vieilles motos et mobylettes servaient également à fabriquer de simples machines qui semblaient ronronner avec plaisir.

Il y avait tant de véhicules en état de marche, à présent, qu’un générateur avait été installé chez Smiley et que le carburant stocké en sous-sol chez Hamid coulait de nouveau à flots. Son magasin avait tout aujourd’hui de l’ancienne « épicerie générale », avec des trésors tels que ses légendaires cigarettes, vendues aujourd’hui à l’unité contre un écureuil mort, de vieilles pièces d’argent ou tout ce que Hamid le débrouillard pouvait récolter à droite et à gauche.

John regrettait presque son fair-play du premier jour. Il aurait dû acheter une dizaine de cartouches, car il ne lui restait plus que cinq paquets, ce qui le forçait à se rationner à cinq cigarettes par jour.

— Bon, messieurs, c’est l’heure de notre réunion, maintenant, annonça Charlie. Il faut me débarrasser cette salle.

Ceux qui étaient entrés pour admirer le téléphone sortirent à regret, Charlie refermant la porte derrière eux et abaissant les stores.

C’était le groupe habituel : Charlie, Bob, Kate, Doc Kellor et John. Carl et Mike, de Swannanoa, ne venaient que s’ils étaient directement concernés ; mais tous deux étaient en ce moment retenus par un feu de forêt le long de Hawk Creek, qui menaçait de se transformer en un véritable enfer s’il n’était pas cerné au plus vite.

On observa le rituel auquel John tenait absolument : celui de se tourner vers le drapeau américain dressé dans un coin de la salle et de réciter le Serment d’allégeance, avant que Kate ne se lance dans une brève prière. Alors seulement, Charlie pouvait déclarer la séance ouverte.

— Je ne voudrais pas précipiter les choses, déclara John, mais j’ai quelque chose d’important à vous annoncer.

— Quoi, exactement ?

— Des nouvelles de l’extérieur.

— Mais pourquoi ne pas en avoir parlé dès ton arrivée, bon sang ? demanda Charlie.

— Tout le monde était captivé par ce téléphone… Pour parler franchement, ce ne sont pas d’excellentes nouvelles.

— Allez-y, on vous écoute, dit Kate.

— Il y a une station qui émet à la radio, depuis peu. La Voix de l’Amérique.

— Pas possible ! Depuis quand ? s’exclama Kate.

— J’étais au volant, hier, et je cherchais à capter quelque chose à la radio quand je suis tombé dessus.

— La radio ! s’écria Charlie. Raconte, dis-nous tout ! Bon Dieu, on a de nouveau la radio !

— C’est la vieille radio de l’Edsel. Je ne sais pas, je naviguais entre les différentes stations et je l’ai entendue, claire et limpide, sur la fréquence de la station Défense civile. On est restés à l’écouter pendant une demi-heure, puis il y a eu une baisse de fréquence et ça a disparu.

— « On » ? s’étonna Kate.

Il ne répondit pas. Makala était venue le rejoindre pour partager un repas et voir Jennifer, et il la reconduisait au centre de conférence, transformé aujourd’hui en polyclinique et pavillon de quarantaine pour les réfugiés autorisés à rester.

— Alors, qu’est-ce qui se passe ? s’agaça Tom.

— Ils émettent à partir du porte-avions Abraham Lincoln. Une partie de notre flotte était basée dans le golfe Persique, quand les choses ont commencé, alors ils ont filé tout droit là-bas. Ils disent que le navire mouille quelque part au large de la côte des États-Unis et que c’est maintenant devenu le poste de commandement d’où sont lancées les opérations de secours. Ils ne cessent de répéter que de l’aide est en route et que le pays est sous la loi martiale.

— En tous cas, on n’en a toujours pas l’information ici, dit Kate.

— Quel genre d’aide ? interrogea Tom.

— Ils ne le précisent pas. Ils se contentent d’annoncer que du matériel de secours doit arriver d’Angleterre, d’Australie, d’Inde et de Chine.

— D’Inde et de Chine ? s’étonna Charlie.

— Oui. Ce qui me semble étrange, c’est cette rumeur sur une explosion au-dessus du Pacifique Ouest.

— On se bat contre qui ? demanda Tom.

— Ils ne le précisent pas. Ils racontent juste que les forces alliées se battent en Iran, en Irak, en Corée. La bonne nouvelle, c’est que Charleston, Wilmington et Norfolk ont été déclarés comme centres de restructuration des secours.

Kate fit la moue.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— J’imagine que, si on a quelques possessions outre-mer qui n’ont pas été touchées, des navires pouvant fournir du courant électrique, des avions ou du personnel expérimenté, ils reviendront ici, dans les trois villes citées.

— C’est Charleston qui est le plus près… à 400 kilomètres d’ici, soupira Charlie. Ça ne va pas nous aider beaucoup.

— Je sais bien, fit John.

— Et qu’est-ce qui se dit sur une guerre éventuelle ? demanda Tom.

— Rien, à part les trois villes ? ajouta Kate.

— Rien d’autre. Oh, si, notre président est maintenant l’ancienne secrétaire d’État. Elle vient de prêter serment.

Consternée, l’assistance ne souffla mot.

— Apparemment le président serait mort à bord d’Air Force One. Ils l’ont attaqué en plein air, et l’avion n’était pas assez renforcé pour supporter le choc. Ils ne disent pas ce qui est arrivé au vice-président ou au porte-parole de la Maison-Blanche.

— Rien qui nous affecte directement, commenta Charlie.

Étrange comme la mort d’un président ne semblait effectivement affecter personne.

— Bref, c’est tout ce qu’ils ont dit. Après, ils ont passé de la musique.

— De la musique ? répéta Charlie, surpris.

— De la sauce patriotique, du genre « Dieu bénisse l’Amérique ». Au moins on sait qu’il y a quelqu’un, là-bas.

— C’est vrai que ça ne nous aide pas beaucoup, reconnut Kate. Surtout avec ce dont je dois parler maintenant.

— Allez-y, dit Charlie. En fait, ce que tu viens de nous dire, John, ça me déprime plus qu’autre chose.

L’idée qu’ils soient si près… Bon sang, il y a un mois et demi, un C-130 chargé de matériel médical aurait pu être ici en une heure en venant de Charleston. Maintenant, c’est comme s’ils étaient de l’autre côté de la lune.

— Doc, on vous écoute.

— On n’a eu que treize morts, hier… le chiffre le plus bas depuis qu’on a commencé à compter les disparitions. Deux arrêts cardiaques… deux patients qui étaient sous dialyse. On n’en a plus, maintenant ; ils sont tous morts. On a aussi perdu un de nos diabétiques.

John sentit tous les regards se tourner vers lui. Mais il resta muet.

— On a eu une naissance, aussi, continua Kellor.

— Qui ? demanda Kate.

— Mary Tumbill. Une belle petite fille de 2,7 kg, qui s’appelle Grâce America Tumbill.

— Bon sang, c’est bien ! lâcha Tom.

— On en est à huit naissances, jusque-là, avec seulement un enfant et une maman décédés.

— Beau boulot. Doc, le félicita Charlie.

— Merci, mais, maintenant, voyons le revers de la médaille. En un sens, nous sommes dans ce que je pourrais appeler la période de grâce, le calme entre deux tempêtes. Nos premières pertes, au début, ont été chez les malades qui avaient besoin de soins lourds et urgents, les victimes d’intoxication alimentaire, ceux qui, à la base, n’étaient déjà pas en bonne santé… c’est-à-dire approximativement mille deux cents décès sur dix mille personnes, dont cinq cents à Black Mountain et à Swannanoa. On n’a toujours pas pu évaluer le nombre exact de ceux qui sont entrés dès le premier jour, mais ça devait tourner autour de douze mille personnes ; un chiffre qu’on peut maintenant estimer à dix mille.

— Ça ne compte pas les décès dus aux combats devant la trouée, ni les réfugiés qui sont morts à l’extérieur du barrage, intervint Tom.

— Non, je ne compte pour l’instant que les morts naturelles. Je veux juste dire que ceux qui devaient mourir rapidement n’ont pas traîné pour le faire. Dans la quinzaine qui vient, le nombre de morts devrait rester assez bas… Tant que nous maintenons la communauté stable et qu’aucun étranger ne se glisse sur notre territoire. Si c’est le cas, et je regrette de devoir le dire, le nombre des morts va recommencer à grimper, pour devenir au bout de trente jours pire encore que ce qu’on a connu jusqu’ici.

Kellor marqua une pause, et regarda John. Il connaissait son secret pour l’insuline qu’il gardait chez lui.

— Pratiquement tous nos malades du diabète de type 1 mourront ce mois-ci. Les pharmacies distribuent en général une bouteille de mille unités par personne. Un stock qui commence nettement à se réduire pour eux. On peut donc s’attendre à ce que tous, environ cent vingt dans notre communauté, commencent à mourir.

Personne n’ouvrit la bouche.

— Les autres morts qui sont à prévoir durant le mois qui vient : les asthmatiques sérieux qui seront bientôt à court d’inhalateurs, et ceux qui souffrent de grave arythmie cardiaque et qui manqueront de bêtabloquant. Je me dis donc qu’on se trouve en ce moment au milieu de l’accalmie… mais qu’il faut s’attendre à être heurtés par une autre vague.

Kellor jeta un regard circulaire puis enchaîna :

— Il y a un autre problème aussi, auquel je sais que peu d’entre vous ont dû songer. Il faudrait pour ça prévoir une autre aile consacrée à la quarantaine.

— À quoi pensez-vous, Kellor ? demanda Kate d’une voix peu rassurée.

— Aux psychoses sévères.

— Vous voulez dire la folie ? demanda Tom. Hé, on a déjà assez vu de dingues se présenter à la trouée, et assez de suicides, le mois dernier ! Je crois qu’on est tous à demi-fous, de toute façon.

— Eh bien, je peux vous dire que, dans quelques jours, ça aura nettement empiré.

— Pourquoi, dans quelques jours ?

— Environ un quart de la population était sous antidépresseurs ou sous anxiolytiques : Prozac, Xanax, Lexapro, et même plus simplement lithium. Tous ces gens se sont rués dans les pharmacies pour faire des stocks, mais même là, une personne en a au mieux pour une trentaine de jours. Le sevrage pour certains ne sera pas trop dramatique, mais, pour d’autres, les symptômes seront plus graves et pourront aller jusqu’aux hallucinations. Ajoutez à ça le stress que nous subissons tous en ce moment. Moi qui suis de la vieille école, je serai le premier à vous dire que certains de ceux qui prenaient ces médicaments n’étaient que des névrosés légers, dorlotés par une société où il était presque de mise de souffrir de quelques troubles. Il reste néanmoins cinq pour cent de cette population qui, eux, sont victimes de sérieux désordres ; et, plus grave, un à deux pour cent qui souffrent de troubles réellement dangereux, comme la paranoïa, par exemple, qui peut entraîner une attitude hautement agressive.

— En d’autres termes, il faut s’attendre à des agissements sous l’emprise de la folie, dit Tom.

— Et c’est vous qui allez devoir gérer ça, reprit Kellor. Je vous suggérerai donc de sérieusement briefer vos hommes là-dessus. Il n’y a pas si longtemps, on enfermait les déséquilibrés dans les asiles. Aujourd’hui, on les garde parmi nous et ce sont les médicaments qui les maintiennent dans une relative stabilité. Ce que je veux dire, c’est que nous allons devoir faire face à environ un millier de personnes victimes d’un déséquilibre mental plus ou moins prononcé, qui ne sera pas dû à la crise actuelle mais à l’arrêt forcé de leur traitement. Et, sur ce millier de personnes, cinquante à cent seront extrêmement dangereuses, pour elles ou pour les autres. Des paranoïaques, des schizophrènes, des dépressifs, des criminels déclarés déments, qui ont été soignés puis relâchés.

Se tournant alors vers le chef de la sécurité, il ajouta :

— Charlie, je crois que vous allez devoir me donner le pouvoir de déclarer certaines personnes mentalement instables, et de les incarcérer de force. Il nous faudra alors trouver des gens pour les surveiller, et décider de la façon dont la nourriture leur sera distribuée.

Charlie soupira, se frotta la barbe puis déclara :

— Bien. Je vous donne le pouvoir de déclarer une personne mentalement dérangée, et de la faire incarcérer au besoin, que ce soit contre sa volonté ou celle de sa famille. Tom, c’est vous qui serez responsable des arrestations. J’afficherai cette annonce ce soir.

— Je crois aussi, poursuivit Doc Kellor, qu’il faudrait agir de façon préventive, c’est-à-dire maintenant, même s’il reste à ces personnes quelques médicaments. En tant que médecin, je sais lesquels de mes patients se trouvaient dans une situation délicate avant même les événements ; des patients hospitalisés à plusieurs reprises, ou qui ont été mêlés à de graves incidents.

Tom, vous avez dû avoir affaire à certains d’entre eux, après certains troubles qui les ont conduits à la prison ou à l’hôpital psychiatrique. Je pense qu’il faudrait mettre la main sur ces gens tout de suite, avant que quelque chose de sérieux n’arrive.

— Une chose, intervint John.

— Oui… ?

— Il faut bien garder à l’esprit que ce genre de pouvoir a été utilisé dans le passé pour faire arrêter des dissidents politiques ou même des voisins qu’on ne supportait pas, et, plus loin de nous encore, des personnes dont les croyances étaient considérées comme sataniques, ce qui a conduit à la chasse aux sorcières. Il y a quelques Églises qui prêchent déjà que ce désastre est le châtiment de Dieu infligé à une nation pécheresse, et que la fin du monde est arrivée. Je n’ai personnellement jamais songé à une psychose de masse, mais il est possible que certains des déséquilibrés dont parle Kellor soient considérés comme des prophètes s’ils ont du bagout, qu’ils soient réellement fous ou possédés par le démon.

— Ça commence à sentir nettement le Moyen Âge, soupira Kate.

— Nous sommes revenus au Moyen Âge. Si certains de ces patients déjà mentalement fragiles commencent à sombrer dans la folie, oui, il faudra se résoudre à les enfermer, pour la sécurité de tous. On n’a pas besoin d’une foule de fidèles suivant un prophète en plein délire, ni d’une foule prête à lapider une sorcière. On est tous au courant des nouvelles qui transpirent de Knoxville, à propos de cette secte ; il n’est pas question que ça commence ici.

— Il y a autre chose aussi, enchaîna Kellor, c’est l’alcool. Dès le premier jour, tous les magasins de spiritueux ont été dévalisés, et le pillage qui a suivi a fait le reste.

John se prit à penser à la bouteille de single malt qui restait derrière son bureau.

— Aussi les ivrognes, les alcooliques invétérés se retrouvent-ils à sec, maintenant, et ça peut entraîner du grabuge. Ce qui m’inquiète c’est que certains vont tenter n’importe quoi pour en obtenir, ne serait-ce que par la distillation.

— Le moindre épi de maïs ne doit servir qu’à la nourriture, prévint Charlie. Le premier gus qu’on pince en train d’en voler pour en faire de l’alcool, je vous promets qu’il le paiera cher.

— Il n’y a pas que le maïs, Charlie, reprit Kellor. Ils peuvent s’amuser à distiller n’importe quoi. Je suis déjà tombé sur un idiot qui s’est rendu aveugle en absorbant de l’alcool de bois. Ça risque d’aller jusque-là.

— Une communauté interdite d’alcool, sourit Kate. C’est ce qu’on a connu pendant longtemps après la Dépression. Nous y revoilà donc.

— Maintenant, venons-en à la question la plus cruciale : la nourriture.

Des soupirs las lui répondirent.

— Avec le rationnement une fois de plus réduit, on absorbe au mieux un peu plus de mille deux cents calories par jour et par personne. Nos stocks nous permettront de tenir dix jours au grand maximum. Je me vois donc dans l’obligation d’imposer une nouvelle réduction, d’un tiers environ, pour arriver à tenir quinze jours.

— C’est ce que je pensais, commenta Charlie.

— Et la viande sur pied, le bétail, les cochons, les chevaux ?

— On a déjà utilisé le tiers de ce stock, et on doit faire durer le reste le plus longtemps possible.

— Combien de temps ? interrogea Kate.

— Mais, la radio… intervint Tom. Si les communications reprennent le long des côtes, on pourra recevoir de l’aide d’ici un ou deux mois. Il ne manque pour ça qu’une loco diesel, qui pourra tramer dix mille tonnes de nourriture.

— Plus facile à dire qu’à faire, déclara John. Quand on a été frappés, tous les trains du pays sont restés bloqués sur les voies. Ce n’est pas comme une autoroute qu’on peut contourner. Une fois qu’on aura réparé quelques locomotives, il faudra dégager un à un tous ces trains bloqués, en les manœuvrant manuellement. J’espérais bien que des gars des chemins de fer pourraient faire marcher quelque chose avec leur locomotive à vapeur ; leurs voies se connectent à Asheville… mais on n’a reçu aucune nouvelle à ce sujet. La seule aide susceptible de nous arriver viendra de la côte. On est revenus deux cents ans en arrière, ne l’oubliez pas. Vous faites une journée de marche en vous éloignant de la côte ou d’un fleuve et vous vous retrouvez vraiment au milieu de nulle part. Alors, inutile d’espérer voir se pointer quelqu’un de ce côté, comme par miracle.

— Je suis d’accord avec John, dit Charlie. Imaginons que la marine monte jusqu’à Charleston. Il y a des millions de gens là-bas qui crèvent de faim… Rien n’arrivera jusqu’à nous, ne nous leurrons pas. Doc, dites-nous ce que vous pensez.

— Les rations diminuent et, maintenant que les gens ont épuisé leurs stocks, les demandes de cartes de rationnement se font plus nombreuses. À mesure que la nourriture diminue, les bouches à nourrir augmentent.

John, lui, n’en avait pas encore demandé pour sa famille. Avec son calibre .22, il avait abattu plusieurs opossums, pas mal d’écureuils pour les chiens, et, le plus extraordinaire, une dinde dont ils s’étaient régalés en invitant à l’occasion les Robinson. Lee, le père, était arrivé avec une bouteille de bière et deux boîtes de maïs pour accompagner ce festin. Makala, quant à elle, avait apporté une barre de chocolat précieusement gardée de côté, et même les chiens avaient eu droit à quelques miettes. Jen avait été horrifiée de voir John ramener ses premiers opossums, d’autant qu’en les faisant griller, elle avait constaté que les pauvres bestioles dégageaient une incroyable quantité de graisse.

— Vous réalisez que si on descend à neuf cents calories par jour, poursuivit le docteur, c’est pratiquement la même chose que durant le siège de Leningrad. Nous n’avons plus de résistance ; chacun d’entre nous a déjà perdu six à sept kilos. Même si certains s’en réjouissent, ce sont maintenant nos muscles qui fondent, c’est notre corps qui se dévore lui-même et non pas la graisse que la plupart des Américains ont en trop.

— Mais c’est dans les prochaines semaines que nous allons vraiment commencer à le sentir. Nos défenses immunologiques s’amenuisent, ce qui veut dire que si cette grippe qui sévit à Old Fort arrive jusqu’ici, ce sera comme l’épidémie de 1918 qui a tué près de deux millions de personnes en Amérique. J’estime que dix pour cent d’entre nous mourront alors en quelques jours. Charlie, je crois qu’il va falloir fermer le passage de la trouée, ou en changer la procédure. Dieu sait combien de porteurs du germe remontent chaque jour notre autoroute.

Charlie se tourna vers Tom, qui répondit :

— Si on fait ça, il y aura encore plus d’émeutes. Le fait de permettre aux gens de traverser pour ensuite continuer vers l’ouest, ça ne nous a fait que du bien, depuis la grosse émeute d’il y a quinze jours.

— Je suis d’accord avec Tom, dit John. Si on bloque le barrage, ce sont deux mille personnes qui vont piétiner à l’entrée, et ça virera au carnage. Laissons-les passer, mais non sans recommander à nos gardiens de se montrer extrêmement prudents.

— Ils portent déjà leurs combinaisons de protection, annonça Charlie.

— Oui, et ils vont vraisemblablement les ôter les mains nues… qu’ils négligeront de laver correctement. Je crois malheureusement que, quoi qu’on fasse, ça pétera d’une façon ou d’une autre. Les gens ne se contentent plus de rester sur les routes ; ils se faufilent à travers bois.

— C’est ce qu’on m’a rapporté, déclara Tom. Des étrangers entrent en force dans les maisons puis repartent dans les bois dès que quelqu’un se pointe. Ils ne sont pas d’ici, pour la plupart.

John se tourna vers Kate, qui ne fit aucun commentaire. Le mot d’ordre était désormais le même partout. Ceux qui ne se trouvaient pas à l’intérieur de la ville le premier jour, mais qui y étaient entrés avant l’érection des barrages se disaient : « Je suis à l’intérieur ; je fais maintenant partie de la communauté. »

— Dieu merci, on est en juin. Pas de danger de scorbut ; on mange assez de verdure de toutes sortes, même si la soupe d’herbes et de pissenlits bouillis est un peu dure à avaler. Mais les premiers légumes commencent à pousser.

Durant tout le mois de mai, Charlie avait incité ceux qui possédaient un jardin à le transformer en potager. Toutes les graines, jusqu’à la dernière, avaient disparu des magasins, et les beaux gazons verts qui faisaient la fierté de leurs propriétaires avaient été retournés pour y planter salades, courgettes, haricots, bref, tout ce qui était consommable.

— On n’est pourtant pas loin d’avoir épuisé nos réserves.

— Mais, enfin. Doc ! objecta Kate. On a encore quarante têtes de bétail, quelque deux cents cochons, les chevaux, et il y en a peut-être encore plus à Swannanoa.

— Une vache par jour pour dix mille personnes ? Ça fait, au mieux, soixante grammes de viande ; moins que dans un hamburger bas de gamme au fast-food du coin. OK, deux vaches par jour et un cochon ; cent quarante grammes de viande à peine, et les bestiaux des deux communautés auront disparu en quelques jours. Ensuite, ce sera le tour des chevaux, qui nous feront dix ou douze jours. Et enfin, ce qui reste de cochons. Soixante-dix jours max, et on aura dévoré la totalité de nos bêtes sur pied. Et après ?

Il se tourna vers Charlie :

— Il faut prévoir de quoi nous nourrir jusqu’au printemps prochain, quatre fois plus loin que ce qu’on envisage maintenant.

— En tout cas, répliqua celui-ci, il ne faut pas compter sur une aide de l’extérieur. On n’en recevra peut-être jamais. Pour arriver jusqu’à nous en partant de Charleston, ils devront traverser Columbia, puis Greenville et Spartanburg. Il y a des millions de gens là-bas, alors qu’on n’est que quelques centaines de milliers, ici. Et puis… ils vont penser qu’on est très bien, là-haut, dans nos montagnes. Tout le monde croit que dans la montagne on regorge de nourriture.

— Et si on essayait d’y envoyer Don Barber avec son avion ? suggéra Tom. Au moins il pourrait leur dire qu’on est ici.

— Non, répondit Charlie. On a trop besoin de cet avion pour surveiller ce qui se passe dans les parages. Et puis son autonomie, avec un plein, fait à peine plus de trois cents kilomètres.

— On pourrait bricoler un genre de réservoir supplémentaire qu’on fixerait dessus pour lui permettre d’aller au moins jusqu’à Charleston.

— Mais dans quel but ?

— Pour obtenir de l’aide. Et puis au moins il pourrait revenir avec des médicaments. Doc Kellor pourrait lui faire une liste. Des antibiotiques, des anesthésiques…

Il hésita puis ajouta :

— Peut-être aussi de l’insuline.

John ne sut comment réagir. C’était comme si un tabou – celui de ne pas mentionner la menace qui pesait sur Jennifer – se brisait soudain. Levant les yeux vers Tom, il rencontra un regard empli de compassion. Peut-être le chef de la police avait-il raison. Il y aurait sûrement quelqu’un, là-bas, qui répondrait à leur appel.

— Je regrette, Tom, articula Charlie. Et toi, John, Dieu sait si je suis désolé pour toi, aussi, mais je suis forcé de refuser.

John eut soudain l’impression que son pire cauchemar venait d’être brutalement étalé devant tous, que la décision qu’il espérait tant voir prise ne servait en fait que lui. Il savait aussi que la raison l’obligeait à se ranger du côté de Charlie, alors qu’il n’avait qu’une envie, c’était de se lever et de lui hurler d’accepter la suggestion de Tom… sinon il quittait ce conseil.

Furieux contre lui-même, il s’aperçut qu’il tremblait et que ses yeux s’emplissaient de larmes.

— C’est une difficile question de logique, poursuivit Charlie la tête basse. Oui, on a l’avion de Don Barber, mais il faut absolument garder un œil sur le territoire qui nous entoure ; c’est crucial pour notre survie à tous. On sait que des gangs commencent à se former ici et là, et seul Don et son L-3 peuvent nous avertir s’ils arrivent de notre côté.

Se décidant enfin à croiser le regard de John, il ajouta :

— Bien sûr, la marine est peut-être là-bas, à Charleston, mais tu as dit toi-même qu’il y avait des millions de gens au bord des côtes qui attendaient aussi leurs secours. Et puis – et je suis sûr que Doc Kellor pense comme moi – combien d’insuline penses-tu qu’ils trimbalent à bord d’un navire de guerre ? Peut-être pas un gramme. Quant à ce qui leur restait à Charleston, tout a sans doute été utilisé depuis longtemps.

Incapable de répliquer, John baissa le visage pour qu’on ne voie pas ses larmes.

— Si j’étais moi-même aux commandes là-bas, continua Charlie, je donnerais à Don tout ce qu’il y a de plus standard, au mieux quelques réserves d’antibios, et aussi la promesse que les secours arriveraient. Eh bien, figurez-vous que je ne veux pas risquer notre seul avion pour ça. Pire encore, ils pourraient nous le confisquer. Là, ce serait la catastrophe. Je pense que, s’ils commencent à reconstruire là-bas, ça se fera petit à petit : reprendre contact avec les villes voisines, rétablir l’ordre et avancer. Sans compter que chaque avancée amène plus de bouches à nourrir. Atteindre Columbia, ça fait un million de personnes à gérer en plus ; descendre la côte vers Savannah, un autre million ou deux… Non, ils ne vont pas venir ici avec du matériel de secours uniquement parce qu’une poignée d’entre nous leur aura lancé un appel via un avion préhistorique.

Un lourd silence s’installa, que Kellor finit par briser… après seulement que John eut signifié son accord d’un signe de tête.

— Charlie, j’ai une délicate proposition à faire.

— Allez-y.

— Jusqu’à maintenant, on a distribué les vivres de façon très égalitaire. Chacun reçoit la même ration, seuls les enfants, les femmes enceintes et celles qui allaitent ont un traitement de faveur… une chose à laquelle personne ne s’oppose. Mais il faut bien se rendre compte qu’on va sans doute devoir catégoriser.

— Quoi ? ! s’indigna John qui se remettait à peine de ses émotions pour l’insuline.

Charlie ne semblait plus au mieux de sa forme ; les prises de décisions n’étaient pas aussi rapides. Était-ce juste de la fatigue, ou y avait-il autre chose ?

— Il faut des rations plus conséquentes pour les forces de police, ceux qui accomplissent des travaux difficiles, et la milice.

— Je n’aime pas ça, intervint Kate.

— Écoutez, ceux qui se contentent de se lever le matin pour rester assis la journée entière n’ont pas besoin d’être nourris pour demeurer efficaces. En revanche, ceux qui luttent contre les feux de forêt, ceux qui surveillent les barricades, ce n’est pas neuf cents calories par jour qu’il leur faut. À ce régime-là, dans trois semaines ils s’effondrent tous, incapables de faire les récoltes et encore moins de protéger la trouée, de contenir les maraudeurs…

— On n’a pas le choix, dit John.

— Je croyais que tu étais de mon côté, s’étonna Kate.

— Il y a eu des précédents dans l’histoire, tu sais. Les soldats des cités médiévales qui supportaient un siège ont toujours reçu des rations supplémentaires. Et, pendant la dernière guerre c’étaient les combattants du front qui recevaient plus. Pour le siège de Leningrad, dont parlait Kellor, c’était clair qu’il n’y avait pas assez de nourriture pour que tout le monde reste en vie. C’est donc aux soldats et aux ouvriers qu’on donnait davantage pour qu’ils tiennent le coup. Et c’était tout ça de moins pour les femmes enceintes, les enfants, et…

Il s’interrompit et se tourna vers Kellor, qui enchaîna :

— Notre communauté compte un peu plus de dix mille personnes. Avec assez de vivres pour en garder mille, deux mille peut-être, en assez bonne santé jusqu’à l’automne, quand on récoltera le produit de nos champs et de nos potagers. Mais si on continue de distribuer les mêmes rations à tous, personne, cette fois, ne survivra, soit parce qu’on finira par mourir de faim, soit parce qu’on sera envahis par des étrangers plus affamés que nous. Et, bien avant ça, le peu d’ordre qu’on aura pu instaurer aura été complètement balayé.

— Seigneur, ça veut dire qu’on va délibérément sacrifier certains d’entre nous en les laissant mourir de faim ? ! s’indigna Kate. On est en Amérique, pour l’amour du ciel !

Le mot « Amérique » heurta John de plein fouet. Le pays du lait et du miel, le pays où l’obésité était considérée comme un danger majeur pour la santé publique, avec ses chaînes alimentaires qui se battaient pour savoir lequel fabriquait le plus gros hamburger… Il se demandait souvent comment pouvaient réagir le Liberia, le Yémen ou l’Afghanistan devant de tels excès.

— « Mourir de faim »… c’est un peu brutal, reprit Kellor, sur la défensive.

— La mort aussi, c’est un peu brutal, riposta-t-elle.

— Mais c’est la réalité, Kate, affirma John. C’est aussi simple que ça. On a une quantité x de nourriture, et une quantité y de bouches à nourrir. Tout ça se sera effondré dans deux semaines. Le nombre de ces bouches à nourrir va devoir être réduit, si d’autres doivent survivre.

— On ne peut pas faire autrement, souffla Charlie.

— Eh bien, moi, je ne marche pas, rétorqua-t-elle.

— Rappelle-toi, Kate, qu’on n’est pas en démocratie, pour le moment. Si tu ne désires pas nous suivre là-dedans, c’est ton droit.

— Et vous autres ? s’écria-t-elle. Maintenant que nos commissaires ont décidé ça, vous pensez que la communauté acceptera ?

— Personnellement, je ne demanderai pas de rations supplémentaires, déclara Charlie.

— Mais, tu le dois, lui dit Doc. Je connais ta santé ; j’étais ton médecin de famille. Tu fais de l’hypertension, du reflux gastrique, et tu as déjà ralenti ton rythme. Tout le monde l’a remarqué, ici.

— C’est juste de l’épuisement. Il me suffirait d’une bonne nuit de sommeil et…

— N’importe quoi ! coupa Doc. Tu accomplis le travail de deux personnes et tu manges la même chose que tout le monde. Tu vas te consumer ; tu es en train de te consumer.

— Vous me voyez en train d’annoncer à tous qu’on va en affamer certains pendant que moi je vais rester gros et gras ? Franchement, c’est débile !

— Il a raison, murmura John au bout d’un long silence. Bien que je ne sois pas d’accord sur un point : il ne faut pas que ça devienne public.

— Toi aussi, tu parles comme un commissaire ! s’esclaffa Kate.

— Tu crois que ça me fait plaisir de dire ça ? rétorqua-t-il. Mais, Charlie, si tu sors et que tu annonces que certains vont recevoir plus de rations que d’autres, ce sera l’émeute. Je suggère qu’on monte discrètement jusqu’au campus les rations qu’on destine aux gros travailleurs ; c’est à eux que s’applique en priorité cette décision. Ceux qui recevront de la nourriture en plus, la recevront là-haut, et là-haut seulement. Pour ce qui est de Charlie, c’est à lui seul de juger s’il doit accepter ou non.

Le chef de la sécurité acquiesça sans mot dire, et Kate reprit :

— Distribuer de la nourriture en secret ? Manger en secret pendant que les autres crèvent de faim ? Jamais je n’aurais cru qu’on arrive si vite à ce point… et que, dans cette ville, on en vienne à un accord pareil.

— Les premiers qui pâtiront des émeutes seront les étrangers, déclara John. Kate, c’est vrai qu’il y a eu un semblant d’acceptation, que quelques liens se sont créés ; mais tout ça se désintégrera très vite, et je suis prêt à parier que ça tournera au meurtre et au lynchage pour tous ceux qui ne vivaient pas ici le jour où tout a commencé. Alors, nos deux communautés vont commencer à se regarder dans le blanc des yeux. Franchement, Swannanoa dispose de plus de nourriture par personne que nous, et nettement plus encore avec leur bétail et leurs cochons. Si c’est la rupture, ceux d’ici vont réclamer à cor et à cri de faire une descente chez eux pour s’emparer de leurs bêtes.

Se penchant vers elle, John ajouta en pesant chacun de ses mots :

— Tu entends ça, Kate ? On va se battre pour du bétail. Ensuite, ce sera chacun pour soi, et on finira tous pas mourir si quelqu’un de l’extérieur avec un minimum d’organisation et de force déboule chez nous. C’est ton choix, Kate. On t’écoute. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

Incapable de répondre, elle l’interrogea d’un regard tourmenté.

Et John de se tourner vers Tom, resté silencieux jusque-là.

— Je sais que je ne pourrai pas maintenir l’ordre, dit-il. Je devrai faire appel à la milice de l’université, et même là-haut, la plupart des étudiants seront catalogués comme étrangers. Tout le monde se retournera contre eux, ce sera l’enfer, Kate. John a raison ; on doit se résoudre à ça, mais dans la plus grande discrétion.

— En d’autres termes, on va garder de la nourriture pour quelques privilégiés et dans le plus grand secret, de sorte que, lorsque les autres s’en apercevront, ils seront trop faibles pour réagir. C’est bien ça ?

— Oui, répondit John.

— Vous êtes vraiment des fumiers…

— Kate, ça s’est produit mille fois au cours de l’histoire… même en Amérique, dans certaines régions du Sud, pendant la guerre de Sécession ; mais c’était très limité. Quoi qu’il en soit, on n’a pas le choix, si on veut que certains survivent. On ne peut maintenir un ordre social, se défendre et, en même temps, distribuer les mêmes rations de nourriture à tout le monde. Si on fait ça, tout le monde y passe.

— Je n’accepterai jamais des rations supplémentaires.

— Personne ne t’y oblige.

— Kate, on ne peut pas discuter de ça en dehors d’ici, lui rappela Charlie.

— Sinon ?

— Je te fais arrêter.

— Sieg heil, mein Führer, fit-elle en levant le bras pour imiter le salut nazi.

— Bon sang, Kate, je n’en ai pas plus envie que toi, alors ne me colle pas ça sur le dos !

Elle baissa la tête.

— Tout cela doit rester entre nous, déclara John.

— Et toi, tu vas accepter des rations supplémentaires ?

— Bien sûr que non. On arrive encore à s’en sortir.

— Très bien, Charlie. Tu ne prends pas de ration supplémentaire, personne ici n’en prend, et moi je fais pareil.

— Tom doit être sur la liste, en tout cas, insista Kellor.

— Certainement pas, rétorqua celui-ci.

Sa silhouette jusque-là enrobée commençait à se modifier, et il avait déjà dû resserrer sa ceinture de plusieurs crans.

— Tous ceux de la police, les pompiers, la milice, ceux qui accomplissent des travaux importants, et les creuseurs de tombes, précisa John.

Il y eut un long silence, puis il ajouta :

— Et, toi aussi. Doc.

— Je ne me cacherai pas derrière de faux exploits. Je dois l’avouer, mes forces commencent à me lâcher. J’ai soigné une fracture multiple, hier, sur un des garçons, Quincy, qui était tombé de cheval. J’ai bien cru que j’allais m’évanouir avant d’avoir terminé. Si on n’a pas de médecins ou d’infirmières capables de fonctionner, on mourra tous.

— Combien va-t-on en perdre ? demanda Charlie.

— Quand ?

— Vous dites que la mortalité commence à baisser un peu. Combien va-t-on perdre de gens en deux ou trois mois ?

— D’un tiers à la moitié, si on suit le plan qu’on vient d’élaborer.

— Et, si on ne le suit pas ? interrogea Kate.

— On pourra tirer un peu plus longtemps, mais pas plus d’une trentaine de jours. Et là, tout le monde sera mort avant l’hiver.

Charlie fit alors ce triste commentaire :

— Quand je pense qu’en Californie, nettement moins peuplée que notre région, des centaines de milliers de tonnes de légumes sont peut-être en train de pourrir, et que le Middle West croule sous les épis de maïs… Mais, comment faire venir tout ça jusqu’ici ?

Un lourd silence lui répondit. Il s’étira et demanda :

— Autre chose ?

Nouveau silence.

— Un point moins important, mais qui commence à devenir dangereux : les chiens errants. Ils meurent de faim et ça les rend féroces. On a eu un incident, hier soir, sur la 5e rue ; deux gamins se sont fait attaquer par un groupe de chiens. Heureusement, le père était là avec sa carabine et en a abattu plusieurs ; les autres ont détalé.

John sentit soudain sa gorge se serrer. Les deux idiots, Zach et Ginger commençaient eux aussi à avoir faim, réclamant avec voracité des repas qui se faisaient de plus en plus maigres. La plupart des écureuils qu’il avait tués la semaine précédente leur avaient été jetés crus dans la gueule.

— Je crois qu’on devrait donner l’ordre de tirer tous les chiens qui se baladent en ville, suggéra Charlie.

— Non, pas question ! s’écria Tom. Plutôt crever que de rentrer chez moi et d’emmener Rags sous les yeux de mes gamins pour aller lui faire sauter la cervelle. Si un chien errant commence à se montrer dangereux, d’accord ; mais pas nos animaux domestiques.

— Qu’est-ce que le père a fait des chiens qu’il a abattus ? demanda Kellor.

— Aucune idée, répondit Charlie. Cette question ne m’était pas venue à l’esprit.

— Il y a combien de chiens dans cette ville ? Plusieurs milliers, au moins. Ce qui fait des rations entières de viande pour trois ou quatre jours, et des demi-rations pour une semaine et plus.

— Allez vous faire foutre, Doc ! lâcha Tom, outré.

C’était bien la première fois que John lui voyait des larmes aux yeux.

— On a Rags depuis la naissance de mon deuxième, expliqua-t-il. Ça fait dix ans qu’il est avec nous, et il fait partie de la famille comme n’importe lequel d’entre nous. Il mourrait pour nous défendre, et, franchement, je ferais la même chose pour lui. Jamais je ne le laisserai partir ; point final.

— Tom, reprit doucement Kellor, ce que je disais un peu plus tôt, ce n’était que pour la première phase des privations. Je n’ai même pas eu le cœur de parler de la deuxième phase. Ceux qui survivront jusqu’à l’automne ne passeront peut-être pas l’hiver. Vous croyez qu’il y aura encore un chien en vie, d’ici là ? Et, si c’est le cas, ils seront sauvages, ne formeront plus qu’une meute de loups affamés qui tueront les humains pour survivre.

— On aura reçu de l’aide depuis longtemps, d’ici là ! Déjà, ça commence. Vous avez entendu ce que John a dit. Charlie, je me fous des ordres que vous avez donnés ; je ne ferai jamais ça à Rags ni aux chiens dont les propriétaires s’occupent encore !

Ému lui aussi, John pensait à ses deux golden. Comment Jennifer réagirait-elle ? Abattre Ginger, son amie de toujours, sa compagne ? La situation avec sa fille diabétique n’était-elle pas déjà assez terrifiante ? Non, tout comme Tom, il se refusait à de telles mesures. Avec ou sans Jennifer, il en arriverait à la même conclusion.

— Je me range du côté de Tom, déclara-t-il.

— Il faut laisser nos sentiments de côté, dit Kellor.

— C’est plus que ça. C’est encore un pas en arrière par rapport à notre identité.

— Il y a dix minutes, tu as accepté de laisser certaines personnes s’affamer plus vite que d’autres. Qu’est-ce que tu entends par ce pas en arrière ?

— Je sais que ça paraît illogique, mais on est Américains. Et les Britanniques sont comme nous : on voit autre chose dans nos animaux qu’une simple bête. Pour les vieilles personnes seules, ils sont une source de confort et d’affection. Pour les enfants, c’est le copain adoré qui les comprend quand les adultes ne savent pas le faire.

— Moi je tuerais tous les chiens de la ville si ce geste pouvait servir à sauver une vie, rétorqua Kellor.

— Non, reprit John, c’est une ligne que je ne veux pas franchir, jamais…

— La ligne est là, pourtant, reprit Doc. Elle est là et on n’y peut rien.

— Et qu’est-ce que vous pensez de ça ? demanda Charlie en s’étirant. Les animaux errants seront abattus et donnés comme vivres à la communauté. Les propriétaires devront garder les leurs chez eux ou attachés en laisse. Si l’un d’eux décide de s’en défaire, il pourra le garder comme nourriture. Vous êtes d’accord ?

— Dans ce cas, oui.

— Et chaque gramme qu’ils perdront, ce sera des calories en moins pour les hommes, rétorqua Kellor. Sans compter qu’ils continueront d’être nourris par des humains eux-mêmes affamés.

— C’est leur choix, dit Tom.

Il semblait un peu honteux d’avoir ainsi laissé parler ses émotions.

— Autre chose, Charlie ?

— Non, fit-il sur un ton triste.

— John, cette diffusion qu’on doit écouter maintenant. On va ressortir une vieille radio de voiture, trouver des batteries et se fabriquer une antenne.

— Bonne idée.

— Peut-être qu’ils finiront par venir bientôt, dit-il avec espoir.

— Oui, Charlie, peut-être.

John quitta la réunion et repartit chez lui. La radio de la voiture était allumée sur la fréquence de la Voix de l’Amérique, mais il ne perçut que des grésillements, peut-être le murmure d’une voix durant quelques secondes, puis de nouveau l’électricité statique.

Il pensa un instant s’arrêter pour voir Hamid, peut-être essayer d’échanger quelque chose contre des cigarettes pour la journée, même s’il n’était que onze heures. Cette réunion l’avait lessivé. Il ouvrit le vide-poches, où se trouvaient des munitions pour le Glock qu’il portait sur lui, avec ce qu’il appelait sa réserve, une cigarette. Il l’alluma et tira une longue bouffée, tout en passant devant l’école primaire, sur State Street. Ce qui avait été une magnifique pelouse avait l’allure d’un pauvre paillasson mité. Quelques enfants jouaient au baseball dans la cour, et leur maigreur lui fit penser à ces photos de petits Allemands s’amusant dans les décombres de leur ville après la Seconde Guerre mondiale.

Le feu pour la cuisson de la viande ronronnait. Aujourd’hui, c’était un cheval. On avait abattu l’un des plus vieux, qui n’était pas loin de mourir, et plusieurs personnes étaient occupées à le découper en morceaux, sous le regard attentif d’un des hommes de Tom, en faction non loin d’eux, son arme à la main. Tout, des os jusqu’aux entrailles, en passant par la peau, les muscles et la graisse, était soigneusement récupéré avant d’être passé au gril, avec quelques brins de verdure.

John poursuivit son chemin en laissant l’autoroute sur sa gauche. La BMW de Makala n’avait pas bougé de l’endroit où elle avait stoppé, trente-cinq jours auparavant. Il fut tenté de poursuivre jusqu’à l’hôpital de quarantaine, pour se poster devant la façade et l’appeler. S’il entrait, il serait obligé d’y rester trois jours au moins. Elle lui manquait. Il ralentit, passa devant la petite route qui grimpait vers sa maison et continua. Mais, en atteignant la rue qui menait au centre de conférence, il se ravisa. Il roula encore plusieurs centaines de mètres jusqu’à un pont qui passait au-dessus de l’autoroute, juste après la trouée. Il sortit alors de sa voiture, économisant au maximum sa cigarette pour se réserver une dernière bouffée avant d’atteindre le filtre.

Le bruit du moteur qu’il venait de couper alerta certains de ses anciens étudiants – ses gamins, comme il les appelait – qui gardaient le pont. En le voyant, ils lui firent un petit signe. Il songea alors que Mary et lui avaient le même âge quand ils s’étaient rencontrés, et personne n’aurait songé à les traiter de gamins. Bon sang, à vingt ans, elle n’avait rien d’une gamine… Il se rappelait les folles nuits sans sommeil passées avec elle avant de se rendre en cours dès le matin. Le temps passait vraiment trop vite ; ces garçons, devant lui, n’étaient encore que des enfants à ses yeux.

En guise d’uniforme, ils portaient le jogging bleu marine de l’université, une chemise à manches longues du même ton, et la casquette de l’école, le tout agrémenté… d’une arme. Certains arboraient la combinaison de protection blanche, et une des filles, un fusil de chasse appuyé contre sa jambe, parlait à travers la double barrière de voitures avec un groupe de réfugiés arrivés de l’autre côté. Le semestre précédent, elle avait suivi un de ses cours dans la classe 101. Assez mignonne, un brin sexy avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bleus et son chemisier cintré… mais encore une enfant pour lui, sa propre fille devant avoir à peine deux ans de moins qu’elle.

Et voilà qu’aujourd’hui, cette ancienne élève était armée d’un fusil, prête à tirer si quelqu’un tentait d’escalader la double barricade de voitures pour passer de l’autre côté.

L’un des médecins, aidé d’une infirmière vêtue comme lui d’une combinaison blanche, longeait la file des réfugiés autorisés à franchir les barrières, examinant leurs papiers d’identité, leur posant toutes sortes de questions afin de garder éventuellement ceux qui correspondraient aux critères énumérés par John et Charlie. Tous ceux qui s’y connaissaient en vapeur, les électriciens, les médecins, les fermiers, ceux qui savaient manier des outils de précision, les chimistes du pétrole et du gaz… la liste était longue.

Quelqu’un dans la file fut sélectionné et aussitôt pris à part. Il regarda avec anxiété derrière lui quand, au bout d’un moment, une femme et trois enfants purent le rejoindre. Cinq bouches supplémentaires, songea John. Il espérait que leur expérience était bonne car ils furent sans attendre emmenés vers le quartier où travaillait Makala.

Un homme armé d’une pompe à main remonta la file avant d’asperger le groupe de réfugiés d’une mixture désinfectante concoctée par Doc Kellor, et censée tuer poux et puces. C’était aussi une arme psychologique, destinée à rappeler à ces gens qu’ils restaient différents de la communauté vivant à l’intérieur du territoire.

Le groupe se mit en route, guidé et suivi par deux étudiants en combinaison blanche, tenant leur fusil bien en vue. Légèrement en retrait suivait une Volkswagen Coccinelle dont les flancs étaient ornés du logo Milice de Black Mountain. À l’intérieur se trouvaient un étudiant et l’un des policiers de Tom, ainsi que les armes confisquées aux réfugiés, qui leur seraient rendues une fois qu’ils auraient traversé le territoire et atteint l’autre barrage, au niveau de la sortie 59.

— Hé, bonjour, mon colonel ! lui lança Washington Parker, en faction près de la barrière.

En lui répondant, John crut comprendre qu’il lui faisait signe de descendre le rejoindre. La file des réfugiés s’allongeait maintenant jusque sous le pont, et cette vision le retourna. Ils étaient vêtus de loques, plusieurs poussant devant eux un caddie de supermarché chargé d’enfants.

John s’approcha du parapet afin de descendre le long du talus qui menait à la route, en contrebas du pont.

— Bonjour, mon colonel, répéta Washington.

C’est alors qu’il aperçut l’un de ses étudiants étendu dans les hautes herbes, en tenue de chasseur, le visage peint de vert kaki. C’était Brett Huffman, de l’équipe de foot, un gamin absolument gentil, qui se destinait à enseigner l’histoire au lycée. Un leader né, aussi, dont la vivacité et la détermination dépassaient de loin celles de ses camarades. John remarqua le double galon noir de sergent peint sur sa veste, et, à sa joue gonflée, devina qu’il mâchonnait une boulette de tabac.

— Brett, qu’est-ce que tu…

— Il y a Vinnie Bartelli, de l’autre côté du pont, monsieur, coupa le jeune homme. Il monte la garde, comme moi. S’il y a du grabuge au barrage, ou si l’un de ces gars fait mine de s’insurger…

Il s’interrompit et tapota son 30/30 Savage muni d’un viseur.

— J’ai dû en abattre un hier, monsieur. J’ai bien visé, malgré tout ; je l’ai eu à la jambe. Dieu merci, je n’ai pas eu à le descendre.

John en resta interloqué. Il devinait un peu de tension dans la voix de Brett, mais aussi l’espèce de désinvolture qu’il avait si souvent décelée lors des debriefings après la première guerre du Golfe. De braves jeunes gens entraînés à tuer, et qui essayaient de se blinder, même si cela restait quelque chose de terrible pour eux.

— Mais j’imagine qu’avec une prune de 30/30 dans la jambe, il est foutu, de toute façon.

— Tu as fait ce que tu avais à faire, dit doucement John.

— Quand même… Ça m’a rappelé mon premier chevreuil. J’ai eu la même impression, en pire, peut-être.

— Fais attention à toi, Brett.

— Oui, monsieur.

John se laissa glisser le long du talus et atteignit la route, en contrebas. En se retournant, il se rendit compte que Brett était impossible à voir. Diable, tous ces étudiants du Montreat College… Ce n’étaient pas de simples chasseurs, encore moins des scouts ou des gamins qui profitaient de la vie au grand air. Ils avaient appris, et bigrement vite.

Les réfugiés qui marchaient en colonne, de l’autre côté de la route, avançaient lentement, certains regardant John d’un œil morne. Ils semblaient émerger d’un autre âge. Plusieurs d’entre eux étaient pieds nus ; sans doute n’avaient-ils pas prévu dès le premier jour qu’ils auraient à marcher des kilomètres et des kilomètres pour trouver de quoi survivre. Lui-même s’en voulut de ne pas y avoir pensé non plus, alors qu’il se trouvait dans le magasin général, après le début des événements.

Une femme se détacha soudain du groupe et s’approcha en boitillant du milieu de la route. Jolie, séduisante, vêtue d’un strict ensemble bleu marine, elle avait gardé ses bas, à présent totalement détruits, et arraché les talons de ses escarpins afin de mieux marcher. Elle croisa le regard de John, s’efforça de sourire et repoussa en arrière ses cheveux devenus sales et gras.

— Bonjour, je m’appelle Carol, fit-elle en lui tendant la main.

Bien qu’il devinât dans son regard toute la détresse du monde, elle faisait vaguement penser à Makala, le soir où il l’avait rencontrée, avec ses airs de femme d’affaires sûre d’elle et bien vêtue.

— Madame, vous voulez reculer, s’il vous plaît ? lui lança l’une des gardes, le fusil à hauteur des hanches. Ne dépassez pas la ligne médiane, comme on vous l’a dit.

Carol s’arrêta et regarda derrière elle.

— Je voulais juste dire bonjour.

L’étudiante épaula son arme.

— Madame, s’il vous plaît, reculez, répéta-t-elle. Si vous essayez de franchir la barrière, je tire.

Les autres réfugiés levèrent les yeux, certains s’immobilisèrent, tandis que d’autres tentaient à leur tour d’atteindre l’autre côté de la route.

— Vous, là-bas, cria l’étudiante, restez où vous êtes !

Carol jeta un regard implorant à John.

— Où est-on ? articula-t-elle d’une voix hésitante.

— Dans une ville qui fait son possible pour survivre.

— Madame ! insista la jeune fille armée.

— Du calme, lui lança John. Baissez votre arme. Je m’en occupe.

— Mon colonel, ne la laissez pas vous approcher. Vous risquez la quarantaine…

— Colonel ? répéta Carol. C’est vous qui commandez ces jeunes gens, donc. Écoutez, je suis consultante en relations publiques chez Reynolds Tobasso et…

— Désolé, madame, mais ce n’est pas moi qui prends les décisions, ici.

Elle avait manifestement l’habitude d’être écoutée et obéie, mais ce n’était pas cela qui impressionnait John. Ce qu’elle comprit assez vite pour changer de tactique.

— S’il vous plaît, laissez-moi rester !

— Non, désolé, répéta-t-il. Je ne peux rien faire pour vous. Il faut que vous…

— Je vous en supplie, colonel ! Je suis prête à passer la nuit avec vous si vous me laissez rester et me donnez quelque chose à manger…

Sur ces mots, elle fit un autre pas en avant vers la barrière centrale.

— Je tire ! s’écria l’étudiante.

John leva les deux mains pour l’en empêcher.

— Non, ne tirez pas !

Le coup partit, Carol poussa un cri, se jeta par terre, aussitôt imitée par les autres réfugiés.

Soit la jeune fille avait tiré exprès trop haut, soit sa nervosité lui avait fait rater sa cible. Mais, déjà, elle rechargeait son fusil, la douille éjectée retombant sur le sol dans un tintement métallique.

— La prochaine fois, je vise la tête !

— Carol, ne bougez pas !

Il s’approcha de la barrière, et tant pis pour la quarantaine.

— Mon colonel, non !

C’était Washington Parker qui courait, son Colt .45 à la main. Mais quelque chose lui dit soudain de le ranger dans son étui, car la seule vue de son arme pouvait déclencher la panique générale. Il se planta devant l’étudiante et lui ordonna d’un ton calme :

— Canon vers le ciel !

Elle obtempéra aussitôt.

Il se tourna alors vers les réfugiés :

— C’est une erreur, mesdames, messieurs, rien de plus. S’il vous plaît, continuez d’avancer. Il y a plein d’eau fraîche à la sortie 64 ; vous pourrez vous reposer un peu là-bas et vous laver.

Puis il s’approcha de Carol avec des mouvements prudents.

— Madame, veuillez vous relever, s’il vous plaît. Personne ne vous fera de mal si vous vous relevez et reculez.

— Faites ce qu’il vous dit, renchérit John.

Elle se releva en tremblant.

— Ça va ? lui demanda-t-il alors.

Sans répondre, elle regagna sa place dans la file des réfugiés.

Quelque chose lui dit qu’elle ne vivrait pas longtemps, tant elle lui semblait détruite. Tenté de la rappeler, il fit un pas vers elle mais Washington s’interposa.

— Mon colonel, non !

Puis il se tourna vers l’étudiante :

— C’était un tir de sommation ou est-ce que vous la visiez vraiment ?

— Je ne sais pas… murmura-t-elle d’une voix brisée.

— Vous vous êtes trompée sur deux points : cette femme n’avait pas encore tenté de passer le barrage ; vous avez ordre de ne tirer que s’ils passent la barrière ou essaient de vous résister.

— Elle s’approchait un peu trop du professeur Mather… je veux dire du colonel, monsieur.

— Je ne suis pas monsieur ; je suis le sergent Parker. Rappelez-vous les ordres et exécutez-les. Maintenant, le deuxième point : est-ce que c’était un tir de sommation ou pas ? Je vous rappelle ce que je vous ai dit à tous : je suis le seul apte à procéder aux tirs de sommation. Si vous tirez, c’est pour tuer. Un tir de sommation, c’est une balle gaspillée, et on n’en a pas beaucoup.

— Je pense que je la visais.

Wahsington lui arracha son fusil et ordonna :

— Retournez à la barrière ; vous allez aider à interroger les réfugiés. J’envoie à votre place quelqu’un qui a assez de tripes pour viser juste.

Anéantie, la jeune fille tourna les talons et s’éloigna. Parker cria alors à l’un des garçons d’escorter la file de réfugiés, et John arriva à ses côtés.

— J’ai été un peu dur, non ? s’inquiéta Parker.

— Non. Je dis toujours à mes filles : « Si vous devez tirer, c’est pour tuer ». Mais cette femme, aussi pathétique soit-elle, ne méritait pas qu’on lui tire dessus.

— Je sais. Qu’est-ce qu’elle vous proposait ? De coucher avec elle ?

— Oui.

— Ça arrive vingt fois par jour ; et ce n’est pas parce que je suis beau.

La plaisanterie tomba à plat.

— Ici, j’entends tous les jours parler de viols, de meurtres, de vols, jusqu’à du lait maternisé. Ceux qui traversent sont à bout. Vous alliez lui proposer de rester, c’est ça ?

— Oui, elle était au bout du rouleau, elle aussi. Je ne lui donne pas une semaine.

John songea alors à la barre de chocolat qu’il avait dans la voiture, une ration de survie coincée quelque part. L’espace de quelques secondes, il fut tenté de la prendre mais se ravisa en se disant que Jennifer en aurait peut-être besoin.

— Au fait, quand vous m’avez fait descendre ici, vous vouliez me dire quelque chose ? demanda-t-il soudain à Washington.

— Oui… il y a des rumeurs, ce matin. Je pense qu’on devrait mettre Charlie au courant. Je vais bientôt retourner en ville pour lui dire.

— Lui dire quoi ?

— Les réfugiés parlent d’un genre de détachement… le Posse, qui chercherait à s’emparer de l’autoroute. Ils sont aux environs de Charlotte. Certains disent qu’ils remontent la 77 vers Statesville. Ils ont pas mal de véhicules qui marchent.

— Le Posse ? On se croirait au Far West !

— Pire que ça, colonel. Le Posse, c’était le nom d’un gang d’avant-guerre, qui avait des ramifications dans tout le pays ; des espèces de voyous qui vous balançaient une balle en pleine tête, histoire de rigoler, des trafiquants de drogue, des violeurs, tout ce que la terre peut compter comme vauriens et fripouilles. Bref, des ordures, prêtes à n’importe quoi pour survivre… maintenant que notre pire cauchemar nous est tombé dessus.

À cet instant, John réalisa à quel point leur petite ville était isolée. Quelques années plus tôt, le journal d’Asheville avait publié plusieurs articles sur des gangs qui naissaient ici ou là, mais la police avait vite fait de remettre de l’ordre.

— Oui, le Posse… Une pauvre femme qu’on a laissée passer avec le dernier groupe a dit qu’elle avait été retenue prisonnière par eux pendant plusieurs jours avant de réussir à s’échapper. Elle a refusé de raconter ce qu’ils lui ont fait… inimaginable. Tout le monde parle d’eux, de l’autre côté de la barrière. Le bruit court qu’ils seraient plus d’un millier, et armés jusqu’aux dents. Ils approchent de notre région, comme une bande de barbares prêts à tout saccager.

— Incroyable, soupira John.

Malgré lui, il repensa au film Mad Max, et à toutes les pâles imitations qui en avaient été faites.

— Il va falloir se montrer plus vigilants, déclara Washington. J’ai comme l’impression que, s’ils existent bien, ils vont finir par atterrir chez nous. Ils doivent s’imaginer qu’Asheville, ainsi perchée dans la montagne, regorge de vivres et que ça leur offrirait un bon endroit pour s’installer et faire leur trou. Ils vont suivre la trace des réfugiés et atterrir ici.

— J’ai entendu une émission de radio.

— Vous voulez dire la Voix de l’Amérique ?

— Comment le savez-vous ?

— J’étais assis ici, la nuit dernière ; je surveillais les alentours. La radio de la belle Mustang que vous m’avez prêtée marche encore. Je l’ai allumée et, pendant une heure, j’ai eu un signal parfaitement clair. J’aurais aimé qu’ils arrêtent un peu de nous bassiner avec leur patriotisme à la noix, qu’ils nous passent du R & B ou du rock, je ne sais pas… Oui, j’ai bien entendu cette radio.

— Et, vous en pensez quoi ?

— C’est de la propagande pour la moralité, rien d’autre. Peut-être que ce qui se raconte sur les villes côtières, c’est vrai ; mais pour ce qui est de nous apporter du secours aujourd’hui ou la semaine suivante, ce ne sont que des racontars. On va devoir se débrouiller tout seuls et surveiller nos arrières, surtout. J’ai conseillé aux gens qui arrivent chez nous de faire demi-tour, de repartir vers la côte, mais je sais que ça paraît dément ; personne n’en aura la force.

— Je pense qu’il faut au plus vite mettre sur pied un plan tactique pour défendre cet endroit contre une attaque sérieuse de ce Posse ; il faut arrêter de faire une fixette sur les voleurs ou sur les désespérés qui cherchent à franchir nos barrages. S’ils ont d’anciens militaires avec eux, ils feront une tentative avant de nous attaquer réellement. On doit surveiller toutes nos issues, le tunnel du chemin de fer et les petites routes qui partent vers Old Fort. Fini de s’occuper des réfugiés ; on va faire face à une armée aussi sauvage que sans pitié.

Comme Washington acquiesçait sans rien dire, John enchaîna :

— Je crois que je vais rentrer.

Ils se serrèrent la main et John remonta le talus au pied du pont. En passant devant Brett, toujours allongé dans l’herbe, il lui adressa un petit signe de tête.

— Fran a un peu paniqué, tout à l’heure, observa le jeune homme. Heureusement qu’elle n’a pas descendu cette femme.

— Oui, fit John en se disant que, peut-être, Fran lui aurait rendu service en la tuant.

Il remonta dans l’Edsel et rentra chez lui.

Comme il se garait dans l’allée devant la maison, les deux chiens bondirent de la terrasse pour l’accueillir. Il s’agenouilla, les caressa et se surprit même à les étreindre.

— Papa ! lança Jennifer, Pat sur ses talons.

— Tout va bien, princesse ?

— Oui, oui.

Il la considéra avec attention. Elle avait perdu du poids. À chaque repas, Jen lui donnait autant de nourriture que possible, de la viande, des légumes, qui n’étaient aujourd’hui que des pissenlits bouillis. Si seulement leurs arbres étaient des pêchers, dans quelques semaines ils commenceraient à manger leurs fruits. Les pommes mûrissaient, mais bien trop lentement à son goût.

— Elle a dû manger un peu de chocolat, tout à l’heure, indiqua Pat. Sa glycémie était trop basse.

— Cafteuse ! lâcha Jennifer d’une voix cassante.

— J’ai promis à ton père de m’occuper de toi.

— Je sais très bien le faire moi-même.

John les prit toutes les deux dans ses bras et entra avec elles dans la maison. Jen dormait à moitié sur le canapé du salon, un vieux livre de la guerre de Sécession ouvert sur la poitrine.

— Où est Elizabeth ?

— Partie se promener avec Ben, répondit-elle avant de se redresser en se frottant les yeux.

— Je trouve qu’ils se baladent beaucoup en ce moment.

— Mon gendre, tu ferais mieux de venir t’asseoir.

— Pourquoi ?

— Je crois que tu devrais leur parler.

— De quoi ?

— De l’amour. Des bébés…

— Bon sang, Jen, pas maintenant, pas aujourd’hui… Je n’ai vraiment pas envie de penser à ce genre de chose, et encore moins d’en parler à Elizabeth.

— Les papas n’aiment pas ça, en général. Mais, franchement, je pense que ta fille de seize ans est… comment dire… une femme.

— Seigneur, ne me parle pas de ça maintenant, Jen !

— Tyler et moi, on a très vite compris, pour Mary et toi.

Il rougit. Jamais Jen ne lui avait parlé de cela, auparavant.

— Presque dès la première fois, précisa-t-elle. Moi, du moins, je l’ai compris. Tyler, comme tout père, restait parfaitement hermétique à la réalité. Quant à ta fille, John, je l’ai vu dans ses yeux.

— Jen, pas maintenant, soupira-t-il. Il se passe tellement de choses…

— Et tu ne veux pas affronter le problème. D’accord, mais il faudra bien que tu regardes la réalité en face, un jour. Ils ont peur, tous les deux ; peur de l’avenir qui se présente à eux. C’était pareil, à la dernière guerre. Ils avaient dix-huit ans, se connaissaient à peine, et se disaient « tant pis ». Et, soit ils se mariaient sur-le-champ, soit ils étaient obligés de se marier quelques mois plus tard. On oublie aujourd’hui à quel point ils avaient peur. Alors, ne fuis pas la réalité, John. C’est toi le professeur d’histoire ; tu sais ce qui se passe avec les enfants quand on est en guerre.

Trop de choses se télescopaient, aujourd’hui. Il se leva et alla jeter un coup d’œil dans la chambre de Jennifer. Elle jouait tranquillement aux Pokémon avec Pat. Elle paraissait un peu jaune, un peu pâle.

Seigneur, une cargaison de matériel pour Asheville ; une seule, et je ne serais plus dévoré d’inquiétude ! De retour au salon, il demanda à Jen :

— Tu lui parlerais ?

— Trouillard… Oui, bien sûr. Et je l’ai déjà fait. Mais je pense que toi, son père, tu devrais de toute façon lui parler… leur parler.

— D’accord, je le ferai, répondit-il un peu trop vite.

Il se rendit dans son bureau, ouvrit le placard où il gardait ses armes. Il saisit le fusil à pompe, sortit et se dirigea vers les bois, les deux chiens trottinant à sa suite, avec l’espoir qu’aujourd’hui ils auraient de quoi se remplir la panse, si leur maître avait de la chance.