Black Mountain, Caroline du Nord, 14 h 30
John Matherson attrapa le sac en plastique sur le comptoir et demanda :
— Vous êtes sûre que ce sont les bons ?
Nancy, la propriétaire du magasin Ivy Corner, sourit :
— Ne vous inquiétez pas, John, elle les avait repérés il y a plusieurs semaines, déjà. Embrassez-la bien de ma part. Et dire qu’elle a douze ans… je n’arrive pas à y croire.
John acquiesça avec un soupir puis baissa les yeux sur la douzaine de peluches Beanie Babies qui remplissaient le sac, chacune d’elles représentant une année de la vie de Jennifer, commencée douze ans plus tôt, ce même jour.
— J’espère qu’elle en voudra toujours à treize ans, dit-il. Je redoute le jour où un garçon se présentera chez moi pour la sortir en ville.
Tous deux se mirent à rire. John connaissait déjà la situation avec Elizabeth, son aînée de seize ans, et sans doute à cause de cela souhaitait-il prolonger de quelques jours, de quelques semaines, de quelques mois ces précieux moments que tous les pères se rappelaient avec émotion, cette époque bénie où ils avaient encore leur « petite fille ».
C’était une très belle journée de printemps ; les cerisiers qui bordaient le trottoir étaient en pleine floraison, et une pluie de pétales rose pâle tournoyait gaiement autour de lui tandis qu’il passait devant le cabinet du docteur. Kellor, le magasin d’antiquités, la galerie de peinture qui avait ouvert le mois dernier, les échoppes de souvenirs ou le marchand de glaces à l’ancienne… qui vendait son cornet un dollar cinquante. Plus haut se trouvait la boutique de Benson, le bouquiniste. John hésita, pensa entrer quelques instants puis sortit son téléphone pour vérifier l’heure.
Deux heures et demie. Le bus de Jennifer arrivait à trois heures ; pas le temps d’entrer, de prendre un café et de bavarder de bouquins et d’histoire. Walt Benson l’aperçut alors, leva sa tasse dans sa direction et lui fit signe de le rejoindre. John secoua la tête, lui indiqua son poignet même s’il ne portait pas de montre, et continua de marcher jusqu’au coin où l’attendait son 4 × 4 Talon, garé en face de Taylor’s, l’épicerie générale.
Il s’arrêta et se retourna un instant pour observer la rue.
Je vis dans un foutu tableau de Norman Rockwell, songea-t-il pour au moins la centième fois. Échouer ici… jamais il ne l’avait imaginé, décidé et encore moins désiré. Huit ans plus tôt, il enseignait l’histoire militaire à l’Army War College de Carlisle, en Pennsylvanie, et donnait des cours sur la guerre asymétrique, tout en attendant sa mise à l’épreuve afin d’obtenir son étoile de général.
C’est alors que deux choses étaient survenues. Sa promotion, avec une assignation à Bruxelles en tant qu’officier de liaison avec l’OTAN, un poste plutôt agréable, de quoi achever sa carrière en douceur… Et puis, quelques jours à peine après l’annonce de sa promotion. Mary était revenue de chez le médecin, le visage blême, les lèvres serrées, pour lui lâcher ces quelques mots : « J’ai un cancer du sein. »
Le commandant en poste à Carlisle, Bob Scales, l’un de ses plus vieux amis et aussi le parrain de Jennifer, avait immédiatement saisi le sens de la requête de John : celui-ci acceptait sa promotion, mais y avait-il la possibilité d’être nommé au Pentagone ? Ce qui les placerait près de Johns Hopkins, et pas loin non plus de la famille de Mary.
Cependant, sa demande était restée vaine. Les réductions de budget étant ce qu’elles étaient, et, oh… bien sûr, ses supérieurs avaient beaucoup de sympathie pour lui, mais il devait accepter Bruxelles s’il voulait cette étoile ; et, peut-être, l’année suivante, lui trouverait-on une place quelque part aux États-Unis.
Après une longue discussion avec le médecin de Mary, John prit la décision de démissionner. Il la ramènerait chez eux, à Black Mountain, en Caroline du Nord. C’était ce qu’elle désirait, d’autant que le centre de traitement du cancer de Chapel Hill ne se trouvait pas loin.
Les relations de Bob se révélèrent bonnes, remarquablement bonnes, lorsque John parla pour la première fois de Black Mountain. Un seul coup de téléphone suffit ; le réseau des anciens élèves, bien que considéré comme politiquement incorrect, existait et s’avérait extrêmement utile quand on en avait besoin. Le doyen du Montreat College, en Caroline du Nord, dans la ville de Mary, eut « soudain » besoin d’un assistant de direction au développement. John détestait le développement et tout ce qui en découlait, mais il garda cette fonction jusqu’à ce que, quatre ans plus tard, se présente un poste de professeur d’histoire avec possibilité de titularisation ; et il fut pris.
Le fait que Dan Hunt, le doyen de l’université, devait la vie à Bob Scales, qui l’avait arraché à un champ de mines en 1970, avait certainement joué en faveur de John. Dan avait perdu une jambe, et Bob, pour l’avoir sauvé, s’était vu remettre une nouvelle Médaille de Bronze. Depuis cet acte de bravoure, les deux hommes s’étaient liés d’amitié ; une amitié qui poussait chacun aujourd’hui à se tourner tout naturellement vers les amis de l’autre.
C’est ainsi que Mary put rentrer chez elle, après avoir suivi John durant vingt ans de Benning à l’Allemagne, à Okinawa, en Irak lors de la première guerre du Golfe, avant d’atterrir au Pentagone pour ensuite passer un an, un an merveilleux, à West Point et, enfin, trois autres glorieuses années durant lesquelles il avait enseigné à Carlisle. Au fond, John était professeur d’histoire, et peut-être ce salaud de DRH, au Pentagone, lui avait-il finalement rendu service en l’empêchant de demeurer aux États-Unis.
Ils étaient donc revenus à Black Mountain, et John n’avait pas hésité une seconde à accéder aux désirs de Mary, en démissionnant et en renonçant par voie de conséquence à sa promotion, pour s’installer dans cette région de montagnes de Caroline du Nord.
Tourné vers Main Street, il resta un long moment abîmé dans ses souvenirs. Dans une semaine, cela ferait quatre ans que Mary s’était éteinte, après une ultime promenade, aussi lente qu’épuisante, le long de cette rue qu’elle avait si souvent arpentée dans son enfance.
C’était bien une ville à la Norman Rockwell. Cette ultime promenade… Tous connaissaient Mary, tous savaient ce qui se passait, à l’époque, et tous sortaient pour la saluer, l’embrasser, en se disant que c’était sans doute la dernière fois. Des gestes d’amour que John n’oublierait jamais.
Il repoussa cette pensée au fond de sa mémoire. Tout cela était encore trop proche, et le bus de Jennifer arrivait dans vingt minutes.
Il monta dans sa Talon, démarra, tourna dans State Street et se dirigea vers l’est. Il adorait cette rue qui serpentait à travers la ville en longeant tant de magasins et tous ces immeubles de brique rouge construits au début du XXe siècle.
Black Mountain était autrefois une petite ville florissante, qui avait connu ses heures de gloire grâce à son sanatorium. Lorsque le chemin de fer avait enfin percé les montagnes qui s’élevaient à l’est, au début des années 1880, les premiers à affluer étaient les victimes de la tuberculose. Ils étaient venus par milliers se faire soigner dans les sanatoriums qui s’érigeaient sur la moindre parcelle de pente ensoleillée. Au cours des années vingt, une bonne douzaine d’institutions de ce genre avaient tôt fait d’entourer Asheville, la grande ville située à une vingtaine de kilomètres de Black Mountain.
Puis vint la Dépression, et la petite agglomération demeura alors comme figée dans le temps. Enfin, juste après la guerre, ce fut la naissance des antibiotiques, et les sanatoriums se vidèrent. Et ces magnifiques bâtiments qui, dans d’autres villes, auraient laissé place à toutes sortes de galeries commerçantes, étaient restés intacts, le progrès passant devant Black Mountain sans s’y arrêter.
Aujourd’hui, des centres de conférence pour toutes sortes d’Églises, ou des camps de vacances pour enfants s’étaient installés çà et là. L’école militaire où enseignait John avait ainsi pris naissance dans un site qu’on appelait le Cove ; un établissement modeste de six cents élèves, pour la plupart issus de petites villes des deux Caroline, et quelques autres venus d’Atlanta ou de Floride. Certains d’entre eux supportaient mal le relatif isolement de l’université, mais les autres admettaient à contrecœur qu’ils y étaient bien et qu’ils en appréciaient le campus, un endroit tranquille bordé par un ancien sentier de transport de bois qui conduisait au Mount Mitchell et à son torrent, site idéal pour le kayak, et dont les bois touffus permettaient de se cacher et de s’amuser en toute quiétude, en échappant ainsi à la discipline stricte de l’école.
Dès le début des années 80, la ville avait donc fini par revivre, en préservant miraculeusement son charmant côté « tournant du siècle ». Ainsi, tout au long de l’été et de l’automne, les rues grouillaient-elles de touristes et de randonneurs venus de Charlotte ou de Winston-Salem pour échapper à la chaleur étouffante des plaines, vite rejoints par des centaines de propriétaires de cottages du Cove, dont les villas n’étaient autres que d’anciennes demeures remises en état pour quelques familles fortunées du vieux Sud.
Des familles fortunées dont faisait partie celle de Mary. Me-ma Jennie, sa mère et la grand-mère homonyme de Jennifer, s’accrochait encore obstinément à leur maison du Cove, refusant ne serait-ce que l’idée d’en partir, même si « Papa » Tyler se trouvait maintenant dans une maison de retraite médicalisée non loin de là, en phase terminale d’un cancer.
John poursuivit sa route vers l’est, le trafic intense de la I-40 qui émergeait de la trouée de Swannanoa Gap, faisant rage sur sa gauche. Les anciens de la ville ne cessaient d’ailleurs d’exprimer leur haine pour cette « satanée route ». Avant sa construction, Black Mountain n’était qu’une simple bourgade ensommeillée du Sud. Mais cette autoroute avait donné naissance à une circulation d’enfer et, chaque week-end, à cette arrivée massive des touristes que la chambre de commerce aimait tant et que tous les autres essayaient tant bien que mal de tolérer.
Resté sur la nationale qui longeait l’autoroute, John la quitta au bout d’un kilomètre pour tourner à droite sur un chemin de terre qui serpentait vers une colline surplombant la ville. Les gens qui vivaient sur les hauteurs aimaient en plaisanter : « Vous savez que vous vous dirigez vers une maison de montagne dès l’instant où l’on vous dit : prenez le chemin de terre. »
Pour un enfant du New Jersey, John se disait avec fierté qu’il vivait effectivement dans le Sud, sur un pan de colline, au bord d’un chemin de terre, avec une vue à un million de dollars.
La maison achetée avec Mary se trouvait dans l’un des tout nouveaux lotissements de la région. Dans un comté où le camping était encore autorisé, la partie basse de la colline hébergeait plusieurs caravanes, une vieille cabane où Connie Yarborough, une merveilleuse voisine, n’avait encore ni eau courante ni électricité. Non loin, se trouvait l’improbable atelier de Volkswagen de Jim Bardett, un réparateur tout droit sorti des années 60, qui conservait des dizaines de Coccinelles rouillées, des camionnettes et même quelques précieux combis VW ou Karmann Ghia.
La maison – que Mary et John avaient nommée Rivendell à cause de leur amour pour Tolkien – offrait une large vue sur la vallée en contrebas. La ligne des toits d’Asheville se dessinait dans le lointain, devant les Great Smoky Mountains qui elles-mêmes se dressaient à l’ouest, de sorte que Mary pouvait chaque soir jouir d’un superbe coucher de soleil.
Lorsqu’il voulait décrire cette vue qu’il adorait, John se contentait de dire à ses amis :
— Regardez Le Dernier des Mohicans ; le film a été tourné à une demi-heure de chez nous.
C’était une maison de style assez contemporain, avec un haut plafond, et dont la façade ouest n’était qu’un assemblage de grandes baies vitrées. Le lit était encore positionné face à ce mur de verre donnant sur le couchant, tel que Mary l’avait désiré afin de continuer à regarder le monde extérieur tandis que la vie lui échappait peu à peu.
John arrêta le 4 × 4 en haut de l’allée. Ginger et Zach, ses deux « idiots » de golden retrievers, au pelage aussi splendide et au cerveau aussi creux l’un que l’autre, se prélassaient au soleil, sur la terrasse qui longeait la façade ouest de la maison. Ils se redressèrent d’un bond et aboyèrent à mort, comme s’ils le prenaient pour un intrus. Et, aurait-il été cet intrus que, de terreur, ils se seraient écrasés sur le sol en souillant le tapis, avant de courir se réfugier dans la chambre de leur petite maîtresse.
Les deux chiens filèrent chez Jennifer puis ressortirent par le hall d’entrée, en se glissant sous la moustiquaire de la porte dont la partie inférieure avait disparu. John prendrait-il le soin d’en installer une nouvelle qu’il ne faudrait pas plus de deux jours’pour que les deux idiots s’y précipitent à nouveau et la déchirent comme la précédente. Il en avait donc abandonné l’idée depuis des années…
Quant à la question de verrouiller la porte, elle ne lui traversait même plus l’esprit. On était à Black Mountain. Aussi étrange que cela puisse paraître, les gens fermaient rarement leur maison, laissaient leur clé de voiture sur le contact et leurs enfants jouer le soir dans la rue. Il y avait des défilés pour la fête nationale du 4 Juillet, pour Noël et pour ce ridicule festival de Pinecone, qui ne s’achevait jamais sans le couronnement de Miss Pinecone. Papa Tyler avait d’ailleurs totalement humilié sa fille Mary, devant John, au début de leur idylle, lorsqu’il avait fièrement sorti une photo d’elle posant en Miss Pinecone 1977. À Black Mountain, on voyait encore le camion du glacier qui faisait sa tournée les soirs d’été. Quelle différence avec sa vie de jeune garçon dans la banlieue de Newark, dans le New Jersey…
Il y avait une voiture garée en haut de l’allée. L’incroyable Ford Edsel 1959 de Me-ma Jennie, la mère de Mary. Ford… c’était là d’où venait l’argent de la famille, qui possédait une série de points de vente à travers toute la Caroline. Il y avait même, dans leur maison du Cove, une photo encadrée de l’arrière-grand-père de Mary, debout aux côtés de Henry Ford lui-même, prise le jour de l’ouverture d’une concession à Charlotte, avant la Première Guerre mondiale.
Bien que, dans leur milieu, il ne fût pas poli de se montrer ouvertement « commerçant » et que Jennie préférât passer pour une femme du Sud respectable, John savait qu’à l’époque elle avait été, comme son mari, particulièrement coriace en affaires.
Il vint se garer à droite de l’Edsel. Jennie, qui n’avait pas quitté sa place au volant, posa son livre sur le siège passager et ouvrit la portière.
— Bonjour, Jen.
Elle refusait à tous crins de se faire appeler « Ma », « Mère », « Maman » ou, comble de l’horreur, « Me-ma » ou « Grand-Mère », par ce Yankee de gendre qu’elle n’avait jamais considéré comme le meilleur choix pour sa fille unique. Mais, avec le temps, elle s’était radoucie, surtout vers la fin, et tout particulièrement lorsqu’il lui avait amené les deux filles.
Tous deux descendirent de voiture et Jen lui tendit une joue, son petit mètre soixante aisément dominé par le mètre quatre-vingt-dix qui lui faisait face, avant de lui effleurer affectueusement le bras.
— J’ai bien cru que tu n’arriverais jamais à temps, lui dit-elle. Elle sera là d’une minute à l’autre.
Il lui restait encore à trouver la voix haut perchée ou le ton rocailleux d’une « vieille dame ». John se demanda néanmoins si elle s’entraînait chaque soir à parler devant un miroir pour conserver sa mélodieuse inflexion du Sud. Un accent qui ne cessait de le hanter car c’était celui de Mary lorsqu’ils s’étaient rencontrés à Duke, vingt-huit ans plus tôt. Parfois, si Jen se trouvait dans la pièce voisine et appelait les filles, il sentait les larmes lui monter aux yeux.
— On a encore un peu de temps, lui répondit-il. Pourquoi n’es-tu pas entrée attendre à l’intérieur ?
— Avec ces deux bâtards ? Mes bas n’y résisteraient pas.
Ginger et Zach dansaient autour de John, piaffant, sautant, aboyant… et évitant consciencieusement Jen. Aussi stupides soient-ils, les golden sentaient lorsque quelqu’un, même charmant, ne les adorait pas.
John sortit le sac de Beanies, s’approcha du muret de pierre qui bordait le chemin vers la maison, et les posa dessus en les alignant.
— Franchement, John, tu ne crois pas qu’elle commence à être un peu âgée pour ça ?
— Non, pas ma fille.
Jen eut un petit rire.
— Tu ne peux pas retenir le temps, tu sais.
— Je peux essayer, rétorqua-t-il sur un ton amusé.
Un sourire triste lui étira les lèvres quand elle déclara :
— Que crois-tu que Tyler et moi avons pensé de toi quand tu as franchi pour la première fois le seuil de cette maison, John ?
Il lui caressa la joue d’un geste affectueux.
— Vous m’aimiez, je le sais.
— Toi ? Un Yankee ? Loin de nous cette idée. Tyler n’avait qu’une envie, c’était de te fiche dehors à coups de fusil. Et, la première nuit où tu es resté…
Après toutes ces années, il en rougissait encore. Jen avait surpris Mary et John dans une position moins que « correcte », sur le canapé du salon, à deux heures du matin. Quoique l’incorrection ne se soit avérée que des plus légères, la situation restait suffisamment embarrassante, et Jen ne lui avait jamais fait oublier cet écart de conduite.
Content de son alignement, il recula d’un pas et le contempla, tel un sergent passant en revue une rangée de nouvelles recrues. L’ours « patriote » bleu, blanc et rouge, sur la droite, devait plutôt se trouver au milieu, là où se plaçait un porteur de drapeau.
Il entendit le ronronnement du bus de l’école qui changeait de vitesse avant de quitter la vieille Route 70 et d’entamer sa grimpette vers la colline.
— La voilà, annonça Jen, tout excitée.
Retournant vers l’Edsel, elle se pencha par la fenêtre ouverte et en sortit une jolie boîte plate, entourée d’un nœud de satin.
— Un bijou ? demanda John.
— Exactement. Elle a douze ans, maintenant. Une jeune fille décente se doit de recevoir un collier en or le jour de ses douze ans. Sa mère en avait reçu un aussi.
— Oui, je me souviens de ce collier, sourit-il. Elle le portait justement la nuit que tu viens d’évoquer. Et elle avait vingt ans, alors.
— Tu n’es qu’un goujat, articula-t-elle avant de lui taper l’épaule.
John réagit à ce geste comme s’il venait d’éprouver un choc violent.
Ginger et Zach avaient cessé de lui sauter autour, penchant tous deux la tête de côté alors que le bruit du bus approchait, jusqu’au couinement des freins indiquant qu’il s’arrêtait en bas de la colline, devant le chemin qui remontait vers la maison, le jaune criard de sa carrosserie à peine visible à présent derrière les arbres déjà feuillus du printemps.
Aussi rapides que l’éclair, aboyant à tue-tête, les deux chiens se lancèrent dans une galopade effrénée en direction de la route, et, l’instant d’après, ce fut le rire de Jennifer qui résonna aux oreilles de John ; bientôt suivi par celui de Patricia, une petite voisine âgée de treize ans, et par celui de Seth, son grand frère, en première au lycée.
Les filles commencèrent à remonter l’allée en courant, Seth jeta un bâton aux chiens qui se laissèrent un instant distraire par l’objet puis reprirent leur galopade derrière les filles. Celles-ci adressèrent un petit signe à Seth qui, déjà, s’éloignait pour rentrer chez lui.
John sentit alors une paume se glisser dans la sienne… celle de Jen.
— Le portrait de sa mère, souffla-t-elle d’une voix empreinte d’émotion.
Oui, lui aussi voyait Mary en regardant sa fille, longue, efflanquée, mince comme un fil de fer, ses cheveux blonds retenus en queue-de-cheval. Elle ralentit le pas, posa une main sur le tronc d’un arbre comme pour se redonner des forces, tandis que Patricia se tournait vers elle et l’attendait. Vaguement inquiet, John voulut courir à sa rencontre mais se ravisa alors que Jen l’en empêchait déjà en le retenant doucement par la manche.
— Ne la surprotège pas, lui murmura-t-elle. Il faut qu’elle se débrouille seule.
Jennifer reprit lentement son souffle, releva un visage un peu pâle, les aperçut qui l’attendaient, et, soudain, afficha un sourire radieux.
— Me-ma ! Tu es venue avec l’Edsel ?! Tu pourras m’emmener faire un tour ?
Jen lâcha la main de John et se pencha pour accueillir sa petite-fille qui se précipitait dans ses bras.
— Bon anniversaire, ma chérie !
Elles s’embrassèrent, Grandma Jen lui déposant pas moins de douze baisers sur les joues et le front, en les comptant soigneusement. Pat avisa alors les Beanies en rang sur le muret, sourit et leva les yeux vers John.
— Bonjour, monsieur Matherson.
— Comment vas-tu, Pat ?
— Je pense qu’elle a besoin d’un petit test, lui souffla-t-elle.
— Ça peut attendre un peu, je crois.
— Papa !
Soulevant Jennifer dans ses bras, il l’embrassa si fort qu’elle éclata de rire avant de gémir :
— Tu vas me casser le dos !
Il la reposa par terre, suivit son regard quand elle découvrit les Beanies alignés, et la lueur enfantine qu’il y décela le ravit.
— Patriot Bear ! Et Ollie Ostrich ! s’exclama-t-elle, aux anges.
Alors qu’elle tentait de les prendre tous à la fois dans ses bras, il regarda Jen et eut un sourire triomphant qui semblait dire : « Tu vois, c’est encore ma petite fille ».
Comme pour relever ce défi, Jen s’approcha d’elle et lui tendit la boîte et son ruban de satin.
— Bon anniversaire, ma chérie.
Jennifer déchira le papier pour le voir aussitôt happé par la chienne Ginger qui en avala la moitié avant de s’enfuir à fond de train, pourchassée par Zach.
La fillette ouvrit la boîte et ses yeux s’écarquillèrent.
— Oh, Me-ma… !
— Il est temps que ma petite-fille ait un collier en or à elle. Peut-être que ton amie pourra t’aider à le mettre.
Mon Dieu, songea John, il est épais comme un crayon ; il doit valoir une fortune. À son tour, Jen jeta à John un regard de triomphe puis ajouta :
— Tu es une jeune fille, maintenant.
Voyant Pat l’aider à fixer le collier autour de son cou, elle sortit de son sac un petit miroir et le lui tendit.
— Grandma… il est trop joli !
— Un trop joli cadeau pour une trop jolie jeune fille.
John resta un instant à contempler sa fille qui, la tête inclinée, se regardait dans le miroir avec le geste d’une femme admirant sa nouvelle parure.
— Ma puce, finit-il par lâcher, tu devrais peut-être aller tester ta glycémie. Tu me semblais hors d’haleine après avoir grimpé la colline…
— D’accord, papa.
Elle s’appuya contre le mur, ôta son sac à dos et en sortit le petit appareil qui ne la quittait jamais. C’était un modèle tout récent de lecteur numérique, qui ne nécessitait plus de prise de sang au bout du doigt mais une simple et minuscule piqûre dans le bras. Elle effleura d’un air absent son collier en attendant le résultat de la lecture.
1,44 g… un peu haut.
— Je crois que tu devrais t’injecter un peu d’insuline, lui dit son père.
Jen acquiesça.
Cela faisait dix ans maintenant qu’elle vivait avec ce diabète, la raison principale de l’attitude protectrice de John à son égard. Lorsqu’elle avait deux ou trois ans, cela lui déchirait le cœur de devoir ainsi lui piquer le doigt. Et la seule vue de son père ou de Mary arrivant avec l’appareil de mesure à la main arrachait chaque fois à la petite des cris de protestation.
Les médecins n’avaient-ils pas tous dit que Jennifer devait s’habituer dès son plus jeune âge à surveiller elle-même son taux de glucose dans le sang, que John et Mary devaient rester à l’écart afin de la laisser reconnaître seule les signes d’une hypo ou d’une hyperglycémie, et d’en soigner elle-même les effets ? Si Mary y était parvenue beaucoup plus facilement que John, c’était sans doute à cause de sa propre maladie. Et Grandma Jen, avec sa force, avait su adopter la même attitude.
Étrange, songea John, moi qui suis soldat depuis vingt ans, j’ai connu l’action mais les seules pertes étaient ennemies, jamais mes propres hommes. J’ai été entraîné à gérer des combats et leurs conséquences, mais, dès qu’il est question du diabète de ma fille, un type 1 particulièrement agressif, je me sens sur le fil du rasoir. Solide, efficace dans mon travail, respecté par mes hommes, je fonds littéralement quand il s’agit de mes filles…
— Il y a d’autres cadeaux à l’intérieur, annonça-t-il. Entrez donc, les filles. Ta sœur et tes amies ne vont pas tarder, Jennifer, et votre petite fête pourra commencer.
— Papa, tu n’as pas eu le message d’Elizabeth ?
— Quel message ?
— Ici… Tu n’as pas assuré, papa.
Entrouvrant elle-même la veste de John, elle en sortit son téléphone portable, qu’elle trouva caché derrière un paquet de cigarettes. Comme elle jetait celui-ci à terre et s’apprêtait à le piétiner, un regard sévère de son père l’en empêcha.
— Un jour, papa… soupira-t-elle avant de taper quelques touches sur le clavier du mobile et de le lui tendre.
Suis dehors avec Ben, put-il lire sur l’écran. Rentrerai peut-être tard.
— Elle nous a envoyé ce texto pendant le déjeuner.
— Un texto ?
— Oui, papa… un texte… un SMS… Tous les jeunes le font.
— Et un vrai coup de fil, c’est si mal que ça ?
Elle le regarda comme s’il émergeait de la préhistoire.
— Un texto ? demanda à son tour Jen.
John lui tendit le téléphone afin qu’elle aussi puisse lire le message. Elle sourit, puis lui conseilla avec un petit rire :
— À ta place, je surveillerais Elizabeth de plus près. Si ce Ben Johnson a ne serait-ce qu’une once du sang de son grand-père en lui…
— Je ne veux rien entendre là-dessus, coupa-t-il.
— Bien sûr, colonel.
— Je préfère « docteur », ou « professeur », si tu veux bien.
— Un docteur, c’est quelqu’un qui t’enfile des trucs dans le corps. Un professeur, eh bien, ça m’a toujours paru un peu étrange ; pour moi, ça veut dire courir les filles ou dépoussiérer des tas de trucs ennuyeux. Ici, dans le Sud, « colonel », ça sonne mieux. C’est plus viril.
— Mais je ne suis plus en service actif, je te rappelle. Je suis professeur ; alors, autant m’appeler John.
Jen le considéra un instant d’un air intrigué puis s’approcha de lui, se hissa sur la pointe des pieds et lui embrassa la joue.
Je comprends pourquoi ma fille est tombée amoureuse de toi, John. Tu les abandonneras toutes les deux bien assez tôt à quelque boutonneux de passage, alors accroche-toi à elles autant que tu le peux.
— Et ce n’est pas toi qui arranges les choses en offrant à Jennifer ce collier. Combien est-ce que ça t’a coûté ? Mille… mille cinq cents dollars ?
— À peine. Mais, encore une fois, aucune femme ne révèle jamais le prix des bijoux qu’elle achète.
— Jusqu’au jour où la facture tombe sous les yeux de son mari…
Il y eut un instant de silence. Il savait qu’il en avait trop dit. S’il avait parlé ainsi devant Mary, elle lui aurait balancé un exposé sur l’indépendance des femmes et la lourdeur des maris obsédés par les factures. D’autant que c’était toujours elle qui avait tenu les cordons de la bourse… et qu’elle l’avait fait à merveille jusqu’aux derniers instants de sa vie.
Quant à Tyler, il ne savait plus ce qu’était une facture, et cela faisait mal, même si Jen semblait gérer la situation de façon parfaite.
— Je ferais mieux de m’en aller, maintenant, déclara-t-elle.
— Désolé, je ne voulais pas…
— C’est bon, John. Je vais passer un peu de temps auprès de Tyler, et je reviens pour la petite fête.
— Jennifer aimerait bien faire un tour dans ton monstre.
— L’Edsel, mon cher jeune homme, avait une génération d’avance sur ses consœurs.
— C’est aussi le plus gros bide de l’histoire de Ford. Mon Dieu, regarde-moi cette calandre ; c’est tout bonnement hideux.
La plaisanterie parut l’égayer un peu. Son énorme garage était plein d’une demi-douzaine de véhicules.
Certains étaient récents mais il y avait aussi un vrai Model A, et, suprême beauté, une Mustang bleu pastel décapotable de 1965. Beaucoup de mauvais souvenirs étaient liés à cette voiture, hélas. Lorsque John et Mary sortaient ensemble, ils avaient réussi à persuader les parents de la jeune fille de leur prêter la Mustang pour une balade au Mount Mitchell, et John, qui la conduisait, avait percuté l’arrière de la Winnebago d’un vieux couple.
Il n’y avait eu aucun blessé mais la voiture était en vrac, et Tyler avait dû sortir des milliers de dollars pour la faire réparer… tout en jurant que, dorénavant, personne d’autre que lui ou Jen ne la conduirait ; un serment qu’elle s’évertuait à respecter depuis ce jour.
— Cette Edsel ne mourra jamais, mon cher. Va voir sur eBay combien elle vaut ; autrement plus que ce 4 × 4 que tu conduis, je parie.
Il s’adossa au mur tandis que Jen faisait faire demi-tour au « monstre » avant de remonter le chemin à toute vitesse. Les pierres tièdes lui chauffaient doucement le dos, et il vit que les Beanies étaient toujours là. Pourquoi Jennifer ne les avait-elle pas emportés avec elle ? Patriot Bear, au moins, et l’autruche, aussi…
À l’intérieur, il entendit les deux filles parler du collier qu’elle venait de recevoir, puis la sono prit subitement le dessus. Une étrange voix féminine se mit à brailler jusque sur la terrasse. Britney Spears ? Non, elle, c’était de l’histoire ancienne. Dieu merci. Impossible de savoir de qui il s’agissait, pourtant… sauf qu’il n’aimait pas ce qu’il entendait. Les Pink Floyd, ou même les antiquités que ses parents écoutaient, du genre Sinatra ou Glenn Miller, ou, mieux encore, les Chieftains, c’était davantage sa tasse de thé. Saisissant Patriot Bear, l’un des Beanies, il lui murmura :
— Eh bien, mon vieux, on dirait qu’on nous a laissés tomber.
Il s’appuya de nouveau contre le mur tiédi par le soleil de l’après-midi et contempla la vue qui s’offrait à lui, goûta la tranquillité de l’instant, même si lui parvenaient en bruit de fond le distant ronronnement de la I-40 et la musique des filles, dans la maison.
Ginger et Zach revinrent de leur course à travers champs et s’affalèrent à ses pieds, la tête dodelinante et la langue pendante.
Le parfum des lilas embaumait l’air. Si l’on voulait vraiment voir ce qu’était le printemps, il fallait vivre à la montagne. En bas, dans la vallée, les cerisiers étaient en pleine floraison, alors qu’ici, une centaine de mètres plus haut, ils commençaient à peine à fleurir, à la différence des lilas. Sur sa droite, à une quinzaine de kilomètres, le sommet du Mount Mitchell était couronné de neige, prouvant que, là-haut, l’hiver était encore là.
— Au temps dernier que les lilas fleurirent...
Leur parfum lui ramenait toujours à l’esprit l’élégie de Whitman en l’honneur de Lincoln. Il lui rappelait aussi que ce soir, deuxième mardi du mois, se tenait leur table ronde sur la guerre de Sécession, dans le sous-sol de l’église méthodiste. Une réunion qui donnerait lieu à de nouveaux débats animés, les autres membres taquinant sans cesse le gars du Nord qu’il était, le Yankee sur lequel ils pouvaient se défouler.
C’est alors que son téléphone sonna. Il le sortit de sa poche, s’attendant à entendre la voix d’Elizabeth. Et, bien sûr, ce serait la guerre. Comment pouvait-elle manquer l’anniversaire de sa sœur pour filer avec ce boutonneux de fils Johnson, une espèce de petit excité à la main leste ?
Mais le code du numéro qui s’afficha sur l’écran était le 703… et John reconnut les trois chiffres suivants… ceux du Pentagone.
Il ouvrit le téléphone, appuya sur la touche d’entrée et lâcha :
— Salut, Bob.
— John, comment vas-tu ? Où est ma filleule ?
Il articula ces mots en imitant la voix cassée de Marlon Brando dans le rôle de Don Corleone.
Bob Scales, général trois étoiles, ancien boss de John à Carlisle et un sacré bon ami, n’était autre que le parrain de Jennifer. Bien qu’irlandais catholique plutôt qu’italien, il prenait son travail très au sérieux. Lui et Barbara, sa femme, venaient le voir deux ou trois fois par an. À la mort de Mary, ils avaient pris deux semaines pour rester auprès de lui et l’aider. Ils n’avaient pas d’enfant, c’est pourquoi ils considéraient Jennifer et Elizabeth presque comme leurs propres filles.
— Elle grandit, répondit John d’une voix triste. Sa grand-mère lui a offert un collier en or qui a dû coûter cent fois plus cher que les Beanies et le paquet de cartes Pokemon que je lui ai achetés. J’ai même des billets pour Disney World que, pour une fois, l’école nous a procurés, et que je lui donnerai au dîner ; mais je me demande si ce sera la même chose.
— Tu veux dire, lorsque tu l’y as emmenée quand elle avait six ans et Elizabeth dix ? Bien sûr que ça va être différent, mais c’est toujours une petite fille que tu verras sortir de là, même avec Elizabeth. Comment va-t-elle, au fait ?
— Je songe très sérieusement à tuer son petit ami un de ces jours.
Bob éclata de rire avant de répliquer :
— Finalement, c’est peut-être mieux que je n’aie pas de fille. Des garçons, oui…
Il laissa passer un instant puis ajouta :
— Tu peux me passer Jennifer ?
— Bien sûr.
John entra dans la maison et appela Jennifer, qui bondit de sa chambre, son fichu collier toujours autour du cou, et empoigna le téléphone.
— Salut, oncle Bob !
— Tu as pris ton insuline ? souffla son père en lui tapotant l’épaule.
Elle lui répondit d’un signe de tête affirmatif puis se promena dans la maison tout en continuant de bavarder avec son oncle. John se tourna alors vers la baie vitrée et laissa son regard errer sur les montagnes, au fond de la vallée. C’était une splendide journée de printemps, et il sentait son humeur s’alléger peu à peu. Bientôt, quelques amies de Jennifer seraient là pour fêter son anniversaire. Il leur grillerait des hamburgers sur le barbecue de la terrasse, puis elles se retrancheraient dans la chambre de sa fille. Il venait juste, pour le week-end, de remettre la piscine en route, et, si l’eau n’était encore qu’à 20°, ce n’était pas cela qui effraierait des gamines.
Il les mettrait dehors dès la nuit tombée, se rendrait à sa réunion, et, peut-être plus tard dans la soirée, se replongerait dans l’article que le stratège de guerre qu’il était devait pondre pour le Civil War Journal, sur Lee et Grant… une débilité qui devait néanmoins lui rapporter cinq cents dollars plus un autre viatique non négligeable pour titularisation d’emploi, l’année prochaine. Il pourrait se coucher tard ; sa première conférence ne commençait pas avant onze heures le lendemain.
— Papa, oncle Bob voudrait te parier ! lança Jennifer en lui tendant le téléphone.
Attrapant l’appareil d’une main, John fit un rapide baiser sur la tête de sa fille et lui tapa dans le dos tandis qu’elle disparaissait déjà. Quelques secondes plus tard, la fichue chaîne stéréo redoublait de puissance.
— Oui, Bob ?
— John, il faut que je file.
Il devina une certaine tension chez son ami et entendit des voix derrière lui… qui semblaient crier. Difficile à dire, pourtant, tellement la musique de Jennifer hurlait.
— Bien sûr. Bob. Tu descends, le mois prochain ?
— Écoute, il se passe quelque chose. On a un problème, ici. Il faut que…
Le téléphone devint subitement muet.
Au même instant, le ventilateur ralentit, la stéréo de Jennifer se tut, et, tourné vers l’alcôve qui lui servait de bureau, John vit l’écran de son ordinateur s’éteindre, tout comme la petite veilleuse verte du bouton d’arrêt. Résonna alors un bip strident, signalant que les systèmes de surveillance et d’alarme incendie ne fonctionnaient plus. Puis, là aussi, ce fut le silence.
— Bob ?
Plus rien au bout du fil. John raccrocha.
La barbe, encore une panne…— Papa ? lança Jennifer, ressortie en trombe de sa chambre. Mon lecteur CD ne veut plus marcher.
— Oui, ma puce, lâcha-t-il en remerciant secrètement le ciel. C’est une panne.
Elle le regarda, vaguement déconfite, comme s’il en était en quelque sorte responsable ou qu’il pouvait, d’un claquement de doigts, remettre l’appareil en route. Pour être franc, s’il pouvait s’arranger pour tuer définitivement cette foutue chaîne, il serait bien tenté de le faire.
— Et ma petite fête ? Pat vient de m’offrir un CD… je voulais l’écouter.
— Ne t’en fais pas, je vais les appeler. Ça doit être un transfo qui a grillé.
Il décrocha le fixe et écouta. Pas de tonalité.
La dernière panne de ce genre, il la devait à un chauffard ivre qui avait enfoncé un poteau téléphonique au pied de la colline, en anéantissant au passage tout le réseau. Pour, bien entendu, s’en tirer sans aucun dommage.
Et le portable ? John l’ouvrit, en tapota les touches. Rien non plus.
Bon sang ! Le mobile aussi semblait mort. Il le reposa sur la table.
Étonnant. La batterie de son téléphone avait dû achever de se vider à l’instant pile où Bob avait raccroché. Mais alors, sans aucun courant, John ne pouvait même pas le recharger pour appeler la compagnie d’électricité.
Il se tourna vers Jennifer, qui restait dans l’expectative, comme si son père allait résoudre d’un coup le problème.
— Pas d’inquiétude, lâcha-t-il sur un ton insouciant, ils vont bien finir par arranger ça. Et puis, il fait un temps magnifique ; inutile de rester enfermées à écouter ces bêtises. Pourquoi est-ce que tu n’aimes pas plutôt Mozart ou Debussy, comme Pat ?
Derrière Jennifer, celle-ci lui jeta un regard embarrassé, et il comprit qu’il venait de commettre le péché mortel typique de tous les parents : comparer sa fille à l’une de ses copines.
— Allez faire gambader les chiens dehors. Le courant sera revenu avant le dîner.