ARIA
Aria ramena ses genoux contre sa poitrine. Elle s’était réveillée quelques heures plus tôt dans une pièce exiguë, un goût âcre dans la bouche. Un gant traînait, abandonné, dans un coin. Aria avait remarqué que, sur le tissu, les taches de sang étaient passées du rouge au rouille.
Son orbite la faisait souffrir. Les Gardiens lui avaient pris son SmartEye pendant qu’elle était inconsciente.
Mais elle s’en moquait.
Le mur face à elle était équipé d’un panneau noir épais presque aussi large que la pièce. Aria s’attendait à le voir s’ouvrir. Elle avait aussi une idée de ceux qu’elle découvrirait derrière, mais elle n’avait pas peur.
Elle avait survécu au Monde Extérieur. À l’Éther, aux cannibales et aux loups. Elle savait comment aimer, à présent, et comment dire adieu. Quoi qu’il lui arrive, elle y survivrait.
Un léger grésillement troubla le silence de la pièce. De petites enceintes intégrées à l’écran noir se mirent à bourdonner. Aria se leva d’un bond, et regretta de ne plus avoir le couteau de Talon. Le panneau coulissa comme elle l’avait prévu, révélant une vitre épaisse derrière laquelle deux hommes la regardaient.
– Bonjour Aria, dit le consul Hess, en plissant ses petits yeux d’un air amusé. Tu n’imagines pas comme je suis étonné de te voir.
Il était imposant, tellement que la chaise sur laquelle il était assis semblait minuscule.
– Je te présente mes condoléances, ajouta le Consul.
Il n’y avait pas une once de compassion dans ses paroles. Aria ne lui faisait pas confiance, de toute manière. Cet homme l’avait envoyée dans le Monde Extérieur pour qu’elle y meure.
– Nous avons visionné le message libellé « Petit-Merle » de ta mère, poursuivit-il, en indiquant le SmartEye d’Aria dans sa paume. Figure-toi que j’ignorais l’existence de ton singulier métissage génétique quand je t’ai mise dehors. Lumina nous l’avait soigneusement caché.
Le regard d’Aria se posa sur la vitre. Elle comprenait maintenant. Ils la considéraient comme une Sauvage infectée et ne souhaitaient pas respirer le même air qu’elle.
– Vous avez le SmartEye, dit-elle. Qu’est-ce que vous voulez de plus ?
Hess sourit.
– Je vais y venir. Tu sais ce qui s’est passé ici, n’est-ce pas ? Ta mère te l’a expliqué dans sa petite vidéo.
Il marqua une pause.
– Tu en as d’ailleurs toi-même eu un aperçu dans AG 6.
Aria ne voyait pas l’intérêt de mentir.
– Oui, l’Éther a causé des dégâts et le SDL a pris le relais.
– Exact. Une double attaque. D’abord extérieure, puis intérieure. Ta mère a été un des premiers scientifiques à étudier le SDL. Elle tentait de mettre au point un remède, en collaboration avec de nombreux autres chercheurs. Toutefois, comme tu peux le constater, nous n’avons pas encore trouvé de solution au problème. Et nous risquons de ne pas avoir le temps d’en trouver une.
Hess lança un regard à Ward, lui signalant que c’était à lui de parler. Le médecin enchaîna aussitôt, d’une voix plus passionnée que celle du Consul.
– Les tempêtes d’Éther frappent avec une violence que nous n’avions pas connue depuis l’Unification. Euphorie n’est pas la seule Capsule à s’être effondrée. Si les orages continuent, elles vont toutes s’écrouler. Rêverie aussi. Notre seul espoir serait de fuir l’Éther.
Aria faillit éclater de rire.
– Dans ce cas, il n’y a plus d’espoir. Vous ne pouvez échapper à l’Éther. Il est partout.
– Les Étrangers parlent d’un endroit où il n’existerait pas.
Aria se raidit. Ainsi, Ward avait entendu parler du Calme Bleu ? Comment était-ce possible ? Mais oui ! Il étudiait les Étrangers, lui aussi.
– Ce ne sont que des rumeurs, affirma-t-elle.
Au fond, elle ne pouvait s’empêcher de croire qu’elles étaient fondées. La rumeur au sujet de la catastrophe qui touchait Euphorie ne venait-elle pas d’être confirmée ?
Hess l’observait avec attention.
– Tu en as donc entendu parler.
– Oui.
– Alors, tu es déjà en route.
Aria sentit une boule se former dans son ventre.
– Vous voulez que moi je trouve cette région ?
Elle secoua la tête.
– Pas question que je fasse quoi que ce soit pour vous.
– Six mille personnes sont mortes ici, insista Ward. Six mille. Parmi lesquelles ta propre mère. Tu dois comprendre. C’est notre unique chance de survie.
Aria sentit une immense tristesse s’emparer d’elle et peser sur ses épaules comme un lourd fardeau. Elle songea aux cadavres dans le camion noir et à tous ceux qui reposaient sur les lits de camp. Bane et Echo étaient morts à cause du SDL. Paisley aussi. Caleb et le reste de ses amis seraient-ils les suivants ?
Son cœur se mit à battre plus vite à l’idée de repartir dans le Monde Extérieur. Était-ce la perspective de revoir Perry qui la faisait vibrer ainsi ? Ou de poursuivre la quête de Lumina ? Une chose était certaine : elle ne pouvait pas laisser les Capsules s’effondrer une à une.
– Il n’est pas question que tu retournes à Rêverie, déclara Hess. Tu en as trop vu.
Aria lui décocha un regard noir.
– Alors quoi ? Vous allez me tuer si je refuse de coopérer ? Vous avez déjà essayé ça. Il va falloir trouver une meilleure idée, cette fois.
Hess la considéra quelques instants.
– Je m’attendais à ce genre de réaction. Et oui, je crois avoir un autre moyen de te persuader.
Une image apparut sur la vitre, comme suspendue entre les deux pièces. Elle montrait Perry et, derrière lui, la pièce avec les dessins de bateaux et de faucons où il avait retrouvé Talon.
« Aria… qu’est-ce qui se passe ? disait-il, affolé. Aria, pourquoi ne me reconnaît-il pas ? »
La courte vidéo fit bientôt place à une autre, où l’on voyait Perry étreindre son neveu. « Je t’aime, Talon », murmurait-il. « Je t’aime. » Puis l’image se figea.
Un bref instant, la voix de Perry résonna dans la pièce minuscule. Puis Aria se jeta sur la vitre, la frappa de ses mains.
– Vous n’avez pas intérêt à leur faire du mal !
Hess se raidit, effrayé par son accès de colère. Puis ses lèvres s’étirèrent en un petit sourire satisfait.
– Si tu m’apportes des informations sur le Calme Bleu, ce sera inutile.
Aria posa la main sur l’image figée de Perry. Il lui manquait. Sa version en chair et en os. Puis le regard d’Aria s’attarda sur Talon. Elle ne l’avait jamais rencontré, mais ça n’avait pas d’importance. Perry tenait à lui. Elle ferait tout son possible pour le protéger.
Aria se tourna vers Hess.
– Touchez à un de leurs cheveux, et je ne vous donnerai jamais aucune info.
Le Consul sourit de plus belle.
– Parfait, dit-il avant de se lever. Je pense que nous nous sommes compris.
Une porte s’ouvrit derrière lui et il sortit. Le Dr Ward lui emboîta le pas, mais marqua un arrêt dans l’embrasure.
– Aria, ta mère avait en fait trouvé une solution : toi.
Il faisait nuit quand Aria monta dans un Dragonwing en compagnie de six Gardiens. Elle portait ses vêtements – récupérés sous le camion noir – et un nouveau SmartEye se trouvait dans sa besace.
Dans la lumière tamisée de la cabine, elle s’attacha à son siège. Les Gardiens l’observaient à travers leurs viseurs, avec un mélange de crainte et de répulsion.
Aria croisa leur regard et leur indiqua l’endroit précis où ils devaient la déposer dans l’Usine de la Mort.