ARIA
– Aria ?
Elle s’extirpa du plus profond des sommeils. Papillonna des paupières jusqu’à ce que sa vision s’éclaircisse.
Perry était assis au bord de son lit.
– Je suis là. Marron… m’a dit de te prévenir.
Aria savait déjà que ses compagnons étaient arrivés sains et saufs. Elle était en compagnie de Marron quand Slate leur avait annoncé la nouvelle. Mais lorsqu’elle le vit là, devant elle, elle sentit de nouveau le soulagement la transporter.
– Tu as mis du temps. J’ai cru que les Freux t’avaient tué.
Une lueur amusée passa dans les yeux de Perry.
– C’est pour ça que tu dormais si bien !
Aria sourit. Quand Slate l’avait conduite à la chambre, elle avait prévu de se laver les mains et de s’allonger, le temps qu’on soigne la main de Perry. Mais elle avait perdu tout espoir de rester éveillée en découvrant le lit.
– Tu vas bien ? demanda-t-elle.
De la boue avait séché sur le côté de sa mâchoire. Ses lèvres étaient gercées. Mais il n’avait pas de nouvelles blessures ; du moins, pas apparentes.
– Ta main ? ajouta-t-elle.
Perry leva le bras. Un plâtre blanc le recouvrait depuis les doigts jusqu’au coude.
– C’est doux et frais à l’intérieur, dit-il. Ils m’ont donné des antidouleurs aussi, ajouta-t-il en souriant. Ça fait plus d’effet que le Luisant.
– Et Cinder ?
Perry baissa les yeux, son sourire s’évanouit.
– Il est dans l’aile médicale.
– Ils pensent pouvoir l’aider ?
– Je n’en sais rien. Je n’ai rien dit à son sujet, et Cinder ne laisse personne l’approcher. J’irai le revoir plus tard.
Il soupira et se frotta les paupières d’un geste las.
– Je ne pouvais pas le laisser là-bas, dans la forêt.
– Je sais.
Elle-même n’aurait pas pu l’abandonner. Pourtant, elle ne pouvait nier le danger que Cinder représentait pour les autres. C’était un jeune garçon, certes, mais elle avait vu de quoi il était capable.
– J’ai donné le SmartEye à Marron, déclara Perry. Il s’emploie à le réparer. Il nous tiendra au courant quand il en saura plus. Aria lui décocha un sourire éclatant.
– On y est finalement arrivés, cher allié.
– Eh oui, approuva-t-il en souriant à son tour.
Aria se sentit fondre. C’était son sourire de lion, celui qu’elle n’avait pas eu l’occasion de voir souvent. Doux et engageant, avec une touche de timidité. Il dévoilait une facette inconnue de la personnalité de Perry. Le cœur battant, elle baissa les yeux et réalisa qu’ils étaient tous deux sur le même lit. Seuls.
Perry se crispa, comme s’il venait de s’en apercevoir lui aussi ; puis il lança des regards furtifs vers la porte. Aria n’avait pas envie qu’il parte. Il lui parlait enfin sans la moindre trace de colère. Et sans l’aide du Luisant ou des bavardages de Roar. Elle posa la première question qui lui traversa l’esprit :
– Où est passé Roar ?
Perry écarquilla légèrement les yeux.
– Il est en bas. Je peux aller le chercher…
– Non. Je me demandais juste s’il était arrivé sain et sauf.
Trop tard. Il avait déjà atteint la porte.
– Sans une égratignure.
Il sembla hésiter un instant, puis finit par ajouter :
– Je te laisse, je vais m’effondrer quelque part.
Il la quitta sur ces mots. Aria fixa la porte close. Qu’avait-il hésité à lui dire ? Y avait-il autre chose ?
Elle s’enfouit à nouveau dans la tiédeur de la couette. Elle portait encore ses vêtements sales, mais sentait la légère pression de bandages sur ses pieds. Elle se rappelait vaguement que Slate l’avait questionnée en la voyant boiter. Il l’avait fait soigner.
Une lampe de chevet éclairait les murs crème. Aria se trouvait dans une vraie pièce, entre quatre murs bien solides. C’était si tranquille. Elle n’entendait ni le bruissement du vent, ni les clochettes des Freux, ni le bruit de leurs pas précipités dans la forêt. Elle leva les yeux et contempla le plafond. Elle ne s’était pas sentie autant en sécurité depuis la dernière fois qu’elle avait vu Lumina.
Le lit était bas, raffiné, et recouvert d’une lourde étoffe damassée. Un Matisse décorait un mur : une simple esquisse d’arbre au trait plein d’ardeur. Aria plissa les yeux. Était-ce un vrai Matisse ? Un tapis persan étalait ses couleurs automnales sur le sol. Comment Marron avait-il obtenu toutes ces belles choses ?
Le sommeil reprit bientôt ses droits. Juste avant de s’endormir, Aria espéra qu’elle ferait un autre rêve avec Lumina. Un songe plus agréable que le précédent. Dans celui-ci, elle chanterait l’aria favori de sa mère. Puis Lumina pourrait monter sur scène et la serrer fort dans ses bras.
Elles seraient à nouveau réunies.
Lorsqu’elle se réveilla, Aria défit ses pansements et gagna la salle de bains attenante, où elle se nettoya pendant une heure entière. Elle pleura presque en savourant l’eau tiède de la douche qui tombait en cascade sur ses muscles endoloris. Ses pieds étaient dans un état lamentable. Meurtris. Couverts d’ampoules et de croûtes. Elle les lava et les enveloppa dans des serviettes.
De retour dans la chambre, Aria découvrit avec surprise qu’on avait fait son lit. De même qu’on y avait posé une pile de vêtements pliés avec soin et accompagnés d’une paire de douillettes mules en soie. Une rose rouge trônait sur le haut de la pile. Aria la prit délicatement et en respira la fragrance. Merveilleuse. Plus douce que le parfum des roses dans les Domaines. Mais celles des Domaines ne faisaient pas battre son cœur. Perry s’était-il souvenu des questions qu’elle lui avait posées sur leur parfum ? Était-ce sa manière de lui répondre ?
Les vêtements étaient d’un blanc immaculé, le genre de blanc qu’elle n’avait pas eu le loisir d’admirer depuis son départ de Rêverie, et ils étaient bien plus ajustés que la tenue de camouflage qu’elle portait depuis une semaine. Elle les enfila, notant au passage que son corps avait changé. Ses jambes et ses mollets notamment. Elle s’était musclée, en dépit du manque de nourriture.
Quelqu’un frappa à la porte.
– Entrez.
Une jeune femme apparut, vêtue d’une blouse blanche de médecin. Elle était d’une beauté saisissante, brune et longiligne, avec des pommettes saillantes et des yeux en amande. Sa chevelure était tressée depuis le front et s’achevait en une longue natte, qui se balança devant elle lorsqu’elle s’agenouilla près du lit. Elle posa un coffret métallique par terre dont elle fit sauter les solides attaches.
– Je m’appelle Rose, dit-elle. Je suis l’un des médecins de la résidence. Il faudrait que j’examine une nouvelle fois tes pieds.
« Une nouvelle fois. » Rose l’avait donc déjà soignée pendant qu’elle dormait. Aria s’assit sur le lit et Rose déroula les serviettes. Les accessoires contenus dans la boîte en fer étaient modernes, semblables à ceux qu’on utilise à Rêverie.
– Nous fournissons des soins médicaux, reprit Rose en suivant le regard d’Aria. C’est grâce à cela, notamment, que Marron peut faire vivre Delphi. Les gens voyagent pendant des semaines pour venir se faire soigner ici. Tes pieds ont déjà l’air en meilleur état. Les plaies cicatrisent bien. Le gel va piquer un peu.
– Quel est cet endroit au juste ? interrogea Aria.
– Avant l’Unification, c’était une mine, puis un abri antiatomique. À présent, c’est l’un des rares lieux où l’on peut vivre en sécurité.
Rose leva brièvement les yeux au ciel.
– Enfin… On évite la plupart du temps d’avoir des ennuis avec l’extérieur.
Aria ne sut pas quoi répondre. Ils étaient arrivés blessés, avec des cannibales à leurs trousses. Force était d’admettre qu’ils n’avaient pas fait une entrée discrète.
Rose lui appliqua un gel sur la plante des pieds. Aria sentit aussitôt comme un picotement et une vague de fraîcheur. Puis la douleur qui la hantait depuis une semaine s’apaisa. Rose lui posa ensuite sur le poignet un appareil qui ressemblait à un lecteur de fonctions vitales et lui demanda :
– Tu es restée combien de temps à l’extérieur ?
– Huit… non dix jours, répondit Aria, se souvenant de la période où la fièvre l’avait rendue inconsciente.
Rose eut l’air surprise.
– Tu es déshydratée et sous-alimentée. C’est la première fois que je soigne une Sédentaire, mais à part ça, tu me parais en bonne santé.
Aria haussa les épaules.
– Je n’ai pas l’impression que je vais…
Elle ne put achever sa phrase. Elle était la première à s’étonner de sa condition physique. Elle se rappelait le moment où elle avait posé la tête sur la sacoche de Perry, au début de leur odyssée. Elle était si fatiguée, alors, et tout son corps la faisait souffrir. Aujourd’hui, elle éprouvait encore une légère fatigue ; ses muscles et ses pieds avaient certes besoin de soins, mais elle avait désormais la certitude qu’ils allaient guérir. Par ailleurs, elle n’avait plus de crampes, de maux de tête, ni cette vague impression d’être malade.
Combien de temps tiendrait-elle encore le coup ? Combien de temps faudrait-il pour réparer le SmartEye et retrouver Lumina ?
Rose rangea le lecteur dans la boîte métallique.
– Vous avez soigné Peregrine ? s’enquit Aria. Vous savez, le jeune homme qui est venu avec moi…
Elle n’arrivait pas à oublier l’image de ses cloques.
– Oui, mais tu guériras plus vite que lui, dit Rose.
Elle garda la main sur le couvercle, prête à le rabattre.
– Il est déjà venu ici.
Le médecin lui en disait trop ou pas assez.
– Ah bon ? dit-elle, pour l’encourager à continuer.
– Il y a un an. On a été proches, précisa Rose, sur un ton qui ne laissait pas de place au malentendu. Du moins je le croyais. Les Olfiles savent bien s’y prendre. Ils savent exactement ce qu’ils doivent dire pour que leurs paroles te touchent. Ils te donnent ce que tu veux, mais ils n’iront pas jusqu’à se donner à toi.
Elle releva sa manche, révélant des biceps exempts de tatouages.
– Sauf si tu es l’une des leurs.
– J’apprécie votre… franchise, déclara Aria.
Elle ne put s’empêcher de l’imaginer avec Perry. Rose était une femme sublime, de quelques années plus âgée qu’elle et Perry. Aria se sentit rougir mais posa malgré tout la question qui lui brûlait les lèvres :
– Vous l’aimez encore ?
Rose éclata de rire.
– Il vaut mieux que je ne te réponde pas. Je suis mariée, à présent, et j’ai un enfant.
Aria fixa le ventre plat de Rose. Était-elle toujours aussi directe ?
– Pourquoi me racontez-vous tout ça ?
– Marron m’a demandé de t’aider. C’est ce que je fais. Avec Perry, je savais sur quel terrain je m’engageais. Je savais aussi que ça ne marcherait jamais. Je pense qu’il vaut mieux que tu le saches aussi.
– Merci pour la mise en garde, mais je ne vais pas tarder à m’en aller. De toute façon, Perry n’est qu’un ami. Et même ça, c’est discutable.
– Il voulait que je m’occupe de toi d’abord, jusqu’à ce qu’il apprenne que tu dormais. Il m’a dit que tu avais marché pendant une semaine avec ces pieds meurtris sans te plaindre une seule fois. Je ne crois pas qu’il y ait de doute là-dessus.
Rose referma la boîte dans un claquement sec, l’ombre d’un sourire sur les lèvres.
– Sois prudente, Aria. Et tâche de marcher le moins possible.