PEREGRINE
Ils marchaient à vive allure malgré l’obscurité. C’était nécessaire. Avec trois des leurs assassinés, les Freux allaient vouloir se venger. Leur tribu comptait sans doute un Olfile qui se lancerait sur la trace de Perry et d’Aria en flairant leur odeur. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils voient apparaître des masques et des capes noires dans leur sillage.
Pour les Freux, qui croyaient s’emparer de l’esprit des morts en dévorant leur chair, Perry avait commis une faute suprême. Le fait d’avoir laissé trois hommes en pâture aux charognards faisait de lui le meurtrier d’âmes éternelles, et non simplement d’êtres humains. Les Freux le poursuivraient tant qu’ils n’auraient pas obtenu vengeance. Perry aurait dû brûler ou enterrer les corps, cela lui aurait permis de gagner du temps. Il se retourna pour regarder Aria, qui marchait à une dizaine de pas derrière lui. Il aurait dû agir différemment avec elle aussi.
Elle croisa brièvement son regard, puis détourna les yeux. Perry repensa à ce qu’elle avait dit. Elle l’avait traité de monstre. Et son comportement indiquait clairement qu’elle n’avait pas changé d’avis. Ça l’avait rendu dingue qu’elle lui dise ça. De sentir ce qu’elle pensait de ce qu’il avait fait. De ce qu’il avait dû faire à cause d’elle. Il n’avait besoin de personne pour lui rappeler ce qu’il était. Il le savait. Il le savait depuis le jour de sa naissance.
À mesure qu’ils gravissaient la montagne, l’air devenait plus vif et plus frais. La forêt se densifiait aussi, et Perry sentait son pouvoir d’Olfile faiblir. L’odeur des pins masquait les autres. Il finirait par s’adapter, mais ça l’inquiétait de ne pas bénéficier de toutes ses capacités. Ils se trouvaient maintenant en plein cœur des contrées limitrophes. Il avait besoin de ses deux Sens pour éviter les Freux et les exclus qui se cachaient dans ces bois.
Perry passa la matinée à s’adapter au changement et à chercher des pistes de gibier. La veille, il avait partagé avec Aria un maigre lapin et une poignée de racines, mais son estomac grondait toujours. Il ne se rappelait même plus la dernière fois qu’il s’était senti rassasié.
Talon occupait la plupart de ses pensées. Où était-il ? Que faisait-il ? Ses jambes le faisaient-elles souffrir ? En voulait-il à son oncle pour ce qui s’était passé ? Perry évitait les pensées les plus douloureuses, celles qu’il ne voulait même pas envisager. L’idée que Talon n’ait pas survécu, par exemple. Ça l’aurait détruit parce que, dans ce cas, plus rien n’aurait eu d’importance à ses yeux.
Ils firent une pause à midi. Aria s’adossa à un arbre. Elle avait les traits tirés, des cernes violacés sous les yeux. Malgré sa fatigue, elle gardait un visage agréable à regarder. Diaphane. Délicat. Joli. Perry secoua la tête, surpris par ses propres pensées.
En fin d’après-midi, ils s’arrêtèrent pour se désaltérer dans un ruisseau qui serpentait au creux d’un ravin. Perry se lava le visage et les mains, puis but longuement l’eau glacée. Aria s’était affalée sur la berge et ne bougeait plus.
– Tu as mal aux pieds ?
Elle se tourna vers lui.
– J’ai faim.
Il hocha la tête. Lui aussi était affamé.
– Je vais nous trouver quelque chose.
– Je ne veux pas de ta nourriture. Je ne veux plus rien venant de toi.
Ses paroles étaient amères, mais son humeur, léthargique, froide et humide trahissait un profond désespoir. Perry l’observa quelques instants. Il comprenait. Ce n’était pas vraiment dirigé contre lui. Et il n’aurait pas aimé non plus être obligé de réclamer à manger chaque fois qu’il avait faim.
Ils reprirent leur marche en remontant le ruisseau. Le paysage qu’ils traversaient était resté verdoyant grâce à la fonte des neiges. C’était une terre trop vallonnée pour les cultures, mais la chasse devait y être plus féconde que sur le territoire des Littorans. Il se mit en quête d’odeurs animales, espérant ne pas repérer les effluves musqués des loups. La nuit tomberait dans quelques heures ; ils devraient bientôt se reposer et s’alimenter. Alors que son odorat affaibli par les pins commençait sérieusement à le contrarier, Perry flaira soudain une odeur sucrée qui lui mit l’eau à la bouche.
– Repose-toi un peu, dit-il en s’éloignant de quelques pas. Je reviens tout de suite.
Aria s’assit aussitôt et haussa les épaules. Il attendit, pensant qu’elle allait dire quelque chose. Il le souhaitait même. Mais elle ne dit rien.
Il revint peu après et s’agenouilla devant elle sur la rive pierreuse. Dans l’ombre des pins, la lumière déclinait déjà, alors que la nuit ne devait pas tomber avant une bonne heure. Derrière eux, le ruisseau gargouillait doucement. Aria plissa les yeux en voyant la ronce feuillue qu’il lui présentait, chargée de baies rouge foncé.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je t’apprends à trouver ta propre nourriture.
Il se demanda si elle allait se moquer de lui et le traiter encore une fois de Sauvage.
– Bientôt tu sauras repérer ce que tu peux manger sans risque parce que tu sauras où les fruits poussent et tu reconnaîtras la forme des feuilles. Avant ça, ce que tu dois faire pour savoir si une baie est comestible, c’est l’écraser entre tes doigts et la sentir.
Il l’observa. Assise bien droite, elle semblait plus alerte. Soulagé, il cueillit une baie et la lui tendit.
– Si elle dégage un parfum un peu amer ou une odeur de noisette, tu ne dois pas la manger.
Aria écrasa la baie et se pencha pour la renifler.
– Elle ne sent ni l’un ni l’autre.
– Bien. C’est ça.
La mûre dégageait un fort parfum sucré. Perry l’avait facilement repérée. D’aussi près, il sentit également la nouvelle odeur d’Aria. L’odeur des violettes. Un effluve dont il ne se lassait pas. Il percevait aussi distinctement son humeur. Pour la première fois de la journée, elle ne trahissait ni colère ni répulsion, mais quelque chose de vif et piquant, comme la menthe.
– Regarde ensuite la couleur, reprit-il. Si la baie est blanche ou contient du blanc, il vaut mieux la jeter.
Aria examina la baie. Perry la vit réfléchir, mémoriser l’information.
– Elle est rouge foncé.
– Oui. Jusqu’ici, ça s’annonce bien. Ensuite, il faut que tu la frottes sur ta peau. À un endroit où la peau est fine, c’est mieux.
Il allait lui prendre la main, mais se rappela combien elle détestait qu’on la touche.
– Au creux de ton poignet. Juste ici, précisa-t-il en lui montrant l’emplacement sur son propre bras.
Elle frotta la baie comme il le lui indiquait. Le fruit laissa une trace de jus sur sa peau. Perry fronça les sourcils en sentant son cœur bondir, puis se ressaisit.
– Attends un peu. Si tu ne vois pas apparaître de rougeur, tu en déposes un peu sur ta lèvre.
Il la regarda presser la baie contre sa lèvre inférieure. Il continua d’observer sa bouche après qu’elle eut fini. Il savait qu’il aurait dû détourner les yeux, mais ça lui était impossible.
– Bien. Si ça ne te picote pas, tu peux mettre le fruit sur ta langue.
Perry se releva avant même d’avoir fini sa phrase et faillit perdre l’équilibre. Il se passa une main sur le front et se sentit agité, comme s’il avait besoin de rire, de courir… de faire à tout prix quelque chose. Il ramassa une pierre et la jeta dans le ruisseau, s’efforçant de chasser de son esprit l’image d’Aria goûtant la baie. Et de réfréner son envie de respirer son parfum à pleins poumons.
– C’est tout ? demanda-t-elle.
– Quoi ? Non.
Il ne cessait de la revoir en pensée, la nuit de la tempête d’Éther. Les courbes de la peau nue d’Aria contre son flanc.
– Tu en avales une petite quantité et tu attends quelques heures pour vérifier que tout va bien. Voilà, tu sais comment tester des baies.
Perry croisa les bras et resta planté devant elle, l’air indécis. Il savait qu’il la regardait bizarrement. Lui-même se sentait bizarre. Très bizarre. Jusqu’ici il ne l’avait pas vue sous les traits d’une fille, mais comme une Taupe, une Sédentaire. À présent, il ne voyait plus rien d’autre que sa féminité.
Aria lui rendit son regard : sourcils froncés, bouche de travers, l’air tendu, mais un peu moqueur.
Perry éclata de rire. Cette sensation agréable se propagea comme une onde dans ses épaules. Quand avait-il ri pour la dernière fois ? La réponse lui vint aussitôt. C’était en compagnie de Talon.
– Alors celle-ci est bonne ? demanda-t-elle en montrant la baie.
– Oui. Pas de problème.
Aria la mit dans sa bouche et l’avala. Elle lui tendit ensuite la ronce en souriant. Il la refusa.
Après quoi il entreprit de retendre la corde de son arc. Lorsqu’elle eut terminé, elle le regarda et sourit.
– Ce serait sans doute plus simple si je me contentais de les trouver, et si je te demandais si elles sont comestibles, non ? Plutôt que de les frotter sur ma peau et de les goûter.
– Bien sûr, dit-il, se sentant un peu bête. Ça marche aussi.